CHAPTER 2

Isabelle attendait, assise sur un tabouret bas. Dans la petite pièce, chichement meublée, de nombreuses dames de la cour attendaient, comme elle, bavardant et s’occupant à des travaux d’aiguille.

Elle ne savait pas pourquoi son père, lord Kelsey, lui avait demandé de venir à Windsor. Elle avait obéi, mais à contrecœur. Une fois, déjà, elle avait paru à la cour. Son père, qui n’appréciait pas plus qu’elle la vie de courtisan, ne lui avait pas caché qu’il préférait de loin vivre sur ses terres, où il était son propre maître.

Plus elle observait ses compagnes d’un moment, plus son désir de quitter les lieux grandissait. Elle se rappelait que, durant son premier séjour, elle avait parfois surpris les regards méprisants de toutes ces dames, sans comprendre pourquoi l’adolescente qu’elle était alors pouvait s’attirer tant de méchanceté.

Elle avait grandi depuis, mais c’était toujours la même hostilité. Comme elle aurait aimé échapper à ces regards et rentrer à Dragonwick ! Mais pouvait-elle désobéir à son père ? Il était le maître de son destin et ne se privait pas de le lui rappeler.

Bien qu’elle parût parfaitement calme, et même indifférente, Isabelle agitait dans sa tête mille questions inquiétantes. Pourquoi son père l’avait-il fait appeler ?

Quand il l’avait quittée pour se rendre à la cour, il semblait troublé, mais n’avait pas consenti à lui parler.

Il était venu à l’esprit de la jeune fille qu’il s’agissait peut-

être de rencontrer un soupirant. Mais elle supposait que son père lui aurait alors demandé de se montrer docile, comme chaque fois qu’elle avait eu à rencontrer de possibles maris à Dragonwick.

Et l’occasion s’était présentée souvent ! Nombreux étaient ceux pour qui épouser la fille d’un comte puissant était une chance de faire grandir leur propre pouvoir.

Chaque fois, pourtant, lord Kelsey avait refusé, et Isabelle avait fini par comprendre que si son père préférait attendre pour la marier, c’était que tous ces prétendants, tant qu’ils continuaient d’espérer, lui étaient autant d’alliés fidèles.

Le soir précédent, elle n’avait vu son père qu’au dîner. Il s’était contenté de lui adresser un regard appuyé, avant de lui dire qu’il voulait qu’elle se vêtît avec soin le lendemain.

Elle avait jugé inutile de lui demander pourquoi. Depuis sa petite enfance, elle savait qu’il ne lui confiait jamais rien de ses secrets, aussi enjôleuse qu’elle pût se montrer.

Si c’était pour un mariage que son père lui avait demandé de paraître à la cour, elle pouvait tout craindre de l’homme que son père lui choisirait.

Ce serait, à n’en pas douter, le plus faible, et le plus malléable de tous, car lord Kelsey ne pourrait supporter de faire entrer dans sa famille quelqu’un qui pût lui résister.

Tout bien considéré, c’était peut-être mieux ainsi, car elle aussi pourrait régner sur cet homme, et jouir enfin d’une liberté que son père lui avait toujours obstinément refusée.

En attendant, il lui fallait continuer de contrefaire la fille obéissante. C’était un rôle qu’elle n’aimait pas, mais qu’elle jouait à merveille.

Pour détourner son esprit de ces pensées obsédantes, Isabelle concentra son attention sur les vêtements et les bijoux qu’elle portait. Elle caressa le velours de sa robe bleue, dont elle aimait la taille étroite et le profond décolleté de forme carrée. Du doigt, elle dessina les motifs brodés d’argent qui couraient sur le bord des manches. Elle avait choisi, pour l’assortir à cette robe, un diadème d’argent auquel était fixé le long voile transparent qui couvrait sa tête et tombait sur ses épaules, ainsi que les mules de même couleur qu’elle avait chaussées.

Le souvenir lui revint alors de l’étranger qui s’était arrêté le jour précédent pour proposer son aide. Elle avait trouvé très beaux les traits masculins de son visage, intelligent son front haut, encadré par la masse d’une chevelure sombre, et très séduisant le regard chaleureux qu’il lui avait adressé.

C’est à penser à ces yeux qu’elle s’attarda. Il l’avait regardée avec gentillesse, pour elle-même, sans savoir qu’elle était la fille et l’unique héritière du puissant comte de Kelsey. C’était elle qu’il avait vue, et pas le pouvoir qu’elle représentait. Que cette pensée avait de charme, comme elle était réconfortante !

L’appétit de pouvoir des autres lui était d’autant plus familier que son père en était dévoré, au point d’avoir un jour trahi et tué son propre frère, Wallace, l’oncle d’Isabelle, celui que les autres barons appelaient le Dragon, à cause de son ardeur au combat, de son sens de l’honneur et du devoir. C’était à lui qu’elle devait le vaste héritage qui lui valait tant de succès auprès des hommes.

Isabelle souffrait toujours d’avoir perdu cet oncle si tendre et si attentionné. Bien qu’elle fût encore très jeune quand il était mort, elle ne se souvenait pas d’avoir jamais aimé quelqu’un comme elle l’avait aimé. Et voilà que cet être, qui représentait pour elle tout ce qu’il y avait de beau dans le monde, avait été la victime d’un homme qui ne pensait qu’au mal. Isabelle en était venue à détester son père, et plus encore pour ce crime que pour toutes les cruautés dont il s’était rendu coupable envers sa fille, sa maisonnée, ses vassaux et ses paysans.

Mais il était tout ce qu’elle avait. Isabelle avait perdu sa mère quand elle était encore toute petite, et elle ne savait rien de sa famille maternelle, sinon qu’elle vivait en Normandie. Un jour, peu de temps après la mort de cette mère dont elle ne se rappelait rien, une femme était venue la voir, qui disait être sa tante, mais lord Kelsey lui avait fait comprendre qu’elle était indésirable, et elle n’était jamais revenue.

Tout ce qu’Isabelle pouvait faire, c’était se consoler en se disant qu’un jour les biens de cet oncle lui reviendraient.

Elle vivrait en maîtresse à Dragonwick et y élèverait son fils dans le souvenir de son grand-oncle.

On frappa à la porte. Une des femmes alla ouvrir.

Sur le seuil se tenait sire Frédéric, l’homme de confiance de lord Kelsey. Isabelle, qui s’attendait à être appelée à tout moment, n’en fut pas autrement surprise. Sans hâte, elle se leva, défroissa de la main le tissu de la robe, puis, la tête droite, quitta la pièce, sous le regard des dames de la cour.

Quand la porte se referma sur elle, elle fut soulagée de ne plus se sentir l’objet de toutes les spéculations.

Tandis qu’ils avançaient dans les couloirs du château, sire Frédéric ne lui prêta aucune attention, se contentant d’écarter la foule pour la laisser passer. Elle savait bien que ces efforts n’avaient pas pour but de lui être agréable, mais d’exécuter au mieux les ordres du comte, son maître.

Aussi loin qu’elle se rappelait, sire Frédéric avait toujours été au service de son père, et, toujours, il avait fait preuve du plus entier dévouement. Isabelle ne pouvait que le constater, en se demandant comment un homme aussi froid et aussi distant que lord Kelsey pouvait susciter pareille fidélité.

Ils se dirigèrent vers une partie du château plus somptueusement aménagée, et s’arrêtèrent devant une porte. Le chevalier l’ouvrit, sans frapper, avant de s’effacer.

Isabelle continuait d’affecter le plus grand calme. C’était le moment de montrer à son père qu’elle avait appris, dès sa plus tendre enfance, à maîtriser ses émotions, comme il le lui avait enseigné.

Elle entra dans une pièce étroite, au fond de laquelle elle aperçut, debout, lui tournant le dos, son père et le roi Jean, accompagnés d’un prêtre et d’un homme inconnu d’elle dont les larges épaules étaient vêtues de velours vert sombre. Tous se tournèrent vers elle. Feignant de ne pas les voir, elle regardait son père avec insistance, comme si elle avait attendu une explication. Celui-ci lui jeta un regard satisfait. Et pourtant Isabelle savait que ce n’était pas elle qu’il voyait, mais la fille du comte Kelsey, qui se devait de ne pas le décevoir. Il en avait toujours été ainsi.

— Très bien, dit-il. Ma fille est arrivée. Nous pouvons commencer.

Le regard d’Isabelle croisa celui du roi. Elle demanda :

— Commencer quoi, mon père ?

Elle se félicita d’avoir réussi à dire ces quelques mots avec assez de détachement. Rien ne trahissait l’émotion qui lui faisait battre le cœur plus vite en ce moment. Puis ses yeux se posèrent sur l’homme au vêtement vert. Et son cœur s’arrêta.

C’était le cavalier qu’elle avait rencontré sur la route, le jour précédent, l’homme qui, malgré elle, avait tellement occupé ses pensées. Il sembla aussi surpris de cette rencontre. Que faisait-il donc, dans cette pièce, avec le comte de Kelsey, le roi et un prêtre ?

— Commencer quoi, mon père ? répéta-t-elle du même ton uni.

Il y eut un moment de silence.

— Vous ne lui avez donc rien dit ?

C’était l’étranger qui venait de parler. Il regardait lord Kelsey avec un mécontentement visible.

Isabelle trouva surprenante cette réaction, et plus surprenante encore la déception qu’elle en éprouva. Aussi fut-elle soulagée de le voir tourner les yeux vers son père, qui, les sourcisl froncés, répondit :

— Ce que je dis ou ne dis pas à ma fille ne vous regarde pas.

— Cela me regarde quand il s’agit de ma fiancée.

Fiancée. L’homme avait prononcé ce mot à voix plus basse, comme hésitant.

— Nous pouvons donc commencer, reprit lord Kelsey.

Mais n’oubliez pas, Warleigh : si ma fille vous appartient, vous, vous m’appartenez.

— Il en est ainsi parce que vous avez agi par tromperie.

Si vous ne m’aviez pas accusé faussement…

— Par tromperie ? Je vais vous faire rentrer ces paroles dans la…

— En voilà assez ! intervint le roi Jean en levant la main.

Vous m’aviez assuré, dit-il en s’adressant à Kelsey avec un regard menaçant, que vous aviez tout arrangé. Je veux que vous régliez pacifiquement cette affaire avec Warleigh.

— Ce sera fait, sire, répondit Kelsey en s’inclinant.

— Quant à vous, messire, reprit le roi en se tournant vers Simon, n’oubliez pas que c’est à mon indulgence que vous devez d’être encore en vie. Ne compromettez pas cette chance en vous opposant à votre beau-père. Suis-je assez clair, Warleigh ?

Warleigh. Durant toutes ces années, Isabelle n’avait pas oublié le nom des trois écuyers qui avaient témoigné contre son oncle. Warleigh était l’un d’eux. De nouveau, elle se sentit envahie par une immense déception. L’homme séduisant de la route de Windsor n’était qu’un coléreux et un lâche qui lui ferait sans doute payer bien cher ce mariage forcé.

Si Isabelle n’avait jamais cru qu’elle se marierait par amour, ni même par inclination, elle avait espéré que son père lui trouverait au moins un mari bienveillant. Et voilà qu’il lui fallait épouser un ennemi, et un ennemi blessé dans son orgueil.

Elle n’aurait pas trop de toute son énergie pour traverser une épreuve pareille sans en être brisée. Mais elle se promit de ne parler à personne de ses souffrances, comme elle l’avait appris de son père.

* * *

Simon, placé à côté du prêtre, pouvait observer le beau visage impassible d’Isabelle.

Cette femme, qu’il avait rencontrée, le jour précédent, sur la route, était donc la fille du comte de Kelsey. Elle était toujours aussi séduisante, mais son indéniable beauté ne pouvait le convaincre que ce mariage fût une bonne chose.

Le souvenir lui revint de l’enfant qu’il avait vue quelques fois à Dragonwick, tant d’années auparavant. Mais c’était avec plus de précision qu’il se rappelait la jeune cousine d’Isabelle, la rousse Rosalinde, fille du Dragon, qui était morte en même temps que son père, le jour où Gérard de Kelsey avait attaqué le château. Et, comme chaque fois, Simon sentit renaître sa colère.

Comment se pouvait-il que cette Isabelle parût si calme dans un moment pareil ? Ce mariage, qui allait engager toute sa vie, semblait ne pas la concerner.

Simon cherchait à découvrir une lueur dans ses yeux lilas, une rougeur sur ses joues de porcelaine, un tremblement sur ses lèvres d’incarnat, qui eussent trahi une émotion. Mais en vain. Elle se tenait très droite, la tête gracieusement tournée vers son père, les mains posées sur le riche tissu de sa robe, comme indifférente à la nouvelle qu’elle venait d’apprendre. Pour Simon, c’était proprement incompréhensible.

De nouveau, il se rappela les statues de marbre des déesses païennes qu’il avait vues à Rome. Comme la leur, la beauté d’Isabelle parlait à l’esprit, mais pas au cœur.

Avec un élégant mouvement de la tête et des épaules, Isabelle tourna les yeux vers lui. Mais l’impression de grâce que donnait ce beau corps souple était anéantie par l’indifférence du regard. Il n’était pas normal, pour une jeune femme, de se montrer aussi froide dans un moment pareil. Même la plus obéissante des filles ne pouvait que se révolter d’être mise ainsi devant le fait accompli.

Mais Simon pouvait-il attendre un autre comportement de la fille du comte de Kelsey ?

Lorsque Isabelle s’avança pour se placer à ses côtés, Simon remarqua le raffinement de sa mise, qui mettait en valeur la perfection de son corps et l’élégance de sa démarche. Sa robe, d’un bleu profond, soulignait la finesse de sa taille, moulait délicieusement les formes de sa poitrine et s’échancrait pour laisser apparaître un cou d’une blancheur de lait qui portait haut un visage parfait. Autour de sa taille, elle avait passé une ceinture dorée qui pendait sur le devant et bougeait au rythme de ses pas.

Simon baissa les yeux, les poings serrés, concentrant ses pensées sur les résolutions qu’il devait prendre dès le début de son union, afin d’échapper au pouvoir de cette femme et, donc, à celui de son père.

Mais avait-il vraiment compris, à cet instant, que ce n’était pas à la fille de Kelsey qu’il aurait à résister, mais à la jeune inconnue de la route de Windsor ?

Le roi Jean interrompit le cours de ses réflexions.

— Pouvons-nous enfin commencer ? D’autres affaires m’appellent.

— Bien sûr, sire, répondit Kelsey avant que Simon ait pu réagir. Je ne me pardonnerais pas que cette affaire causât le moindre désagrément à Votre Majesté.

Simon fit une moue railleuse ; on ne pouvait être plus courtisan. Il ne fallait pas qu’il oubliât qu’élevée par un tel homme, Isabelle de Kelsey ne pouvait avoir qu’une moralité des plus douteuses.

Après avoir quitté la pièce où avait eu lieu le mariage, Simon s’arrêta dans le vestibule et poussa un soupir silencieux. Le roi, qui était resté à l’intérieur avec Kelsey, lui avait demandé de les attendre dehors. Quant à Isabelle, elle était sortie quelques instants plus tôt, sans avoir, de toute la cérémonie, manifesté la moindre émotion, pas même lorsqu’elle avait répondu au prêtre. Ce fut d’ailleurs la seule fois que Simon avait entendu le son de sa voix.

Un homme était là, qui montait la garde devant la porte.

Il appartenait à Kelsey, dont il devait partager les sentiments, à en juger par ses regards méchants. Voilà qui en disait long sur ce qui attendait Simon à Dragonwick.

Dragonwick. Ce nom rappelait à Simon tant de souvenirs. Il y avait vécu deux ans, lorsqu’il était écuyer du Dragon. Combien d’heures heureuses il avait passées là, montant à cheval, s’entraînant à l’épée, parcourant la campagne en compagnie de

Jarrod et de Christian, écuyers comme lui. Non pas que Wallace de Kelsey eût été un homme facile. Il exigeait beaucoup de ceux qui étaient sous ses ordres, mais il savait les aimer.

La vie avait été belle jusqu’au jour où le Dragon avait été accusé de soutenir et de rencontrer les conjurés qui avaient pris le parti du prince Richard contre son père, le roi Henri II. Le Dragon avait protesté de son innocence et de son dévouement. Il avait alors fallu que Simon, Jarrod et Christian vinssent témoigner en sa faveur.

Mais les choses s’étaient aggravées. Devant la virulence des attaques de ses ennemis, le Dragon avait décidé de ne pas renoncer sans résistance. Simon, comme ses amis, n’aurait pu imaginer ce qui se produisit alors. Gérard de Kelsey, le propre frère de Wallace, demanda au roi de lui confier des troupes pour mettre fin à ce qu’il appelait une rébellion. Et le roi Henri, trompé par les apparences, consentit.

Le jour de l’attaque, Simon avait été enfermé, avec Jarrod et Christian, malgré leurs protestations, dans une chambre basse du château. C’était un ordre du Dragon, qui craignait pour leur vie.

Quand ils avaient été libérés, ils n’avaient pu que constater le drame. Dragonwick avait été pris. Dans la cour gisait le Dragon, mort, et, à ses côtés, le corps brisé de sa fille de trois ans, Rosalinde, qu’une servante avait charitablement recouvert d’un drap. Gérard de Kelsey avait alors déclaré qu’il regrettait la mort de cette enfant, tombée du haut de l’escalier en tentant de rejoindre son père, qui combattait dans la grand-salle. Mais tout le monde avait compris que Rosalinde étant l’héritière du Dragon, Gérard de Kelsey avait tout intérêt à sa mort et qu’il n’y était certainement pas étranger. Une nouvelle fois, Simon se rappela la douceur de cette petite fille aux cheveux roux, qui les accompagnait dans leurs promenades autour du château, et il sentit les larmes lui venir aux yeux.

C’étaient tous ces souvenirs, les bons comme les mauvais, qu’il allait retrouver à Dragonwick. A condition qu’il s’y rendît. Car, plus il réfléchissait à sa situation, plus il se convainquait qu’il allait trouver un moyen d’y échapper.

Le roi Jean n’avait-il pas assez de soucis avec la colère des barons, avec son divorce et son remariage pour ne pas se désintéresser très vite du cas de Simon de Warleigh ?

Soudain, dans son dos, Simon entendit la voix de Kelsey :

— Nous quitterons la cour dans une heure.

Simon se raidit, se retourna et lui répondit :

— Il faut encore que je cherche mes affaires à l’auberge où je suis descendu.

— N’essayez pas de vous échapper, messire, prévint Kelsey. J’ai pour mission de vous emmener à Dragonwick, coûte que coûte.

Simon haussa les épaules, puis, jetant un regard à l’homme qui gardait la porte, il répondit :

— Faites-moi accompagner, si vous le souhaitez. Ça ne fera que me retarder. Je n’ai aucune intention de fuir, pour la simple raison que j’aime trop mes terres d’Avington pour risquer de les perdre sur un coup de tête.

— Très bien, dit Kelsey, l’air désapprobateur, après un moment d’hésitation. Mais sachez que je saurais vous retrouver, où que vous alliez, et que le roi serait immédiatement prévenu.

— Vous n’aurez pas à vous plaindre à lui.

Simon avait du mal à déguiser le dégoût que lui inspirait celui qu’il devrait appeler désormais son beau-père. Sans plus s’attarder, il s’éloigna, alla chercher son cheval aux écuries et partit au galop en direction de l’auberge.

Pendant ce temps-là, Isabelle était descendue dans la cour, où l’attendaient sa jument, sellée, et la petite troupe d’hommes qui devait l’accompagner à Dragonwick.

Elle était pressée de quitter ces lieux où elle ne sentait qu’intrigue et malheur. Il lui était trop pénible d’être toujours sur ses gardes, de se maîtriser continuellement. Au moins, à Dragonwick, retirée dans sa chambre, elle pourrait redevenir elle-même. Subrepticement, elle jeta un regard aux cavaliers de son escorte. Son mari n’était pas parmi eux.

Son mari. Le mot lui parut étrange. Le mariage avait été expédié si rapidement et si discrètement qu’il lui semblait complètement irréel. Elle n’avait pas échangé un mot avec l’homme dont elle devait à présent partager la vie ; elle ne lui avait pas seulement touché la main. Et, sitôt donnée la bénédiction du prêtre, son père l’avait renvoyée en lui ordonnant de se tenir prête à prendre la route de Dragonwick.

Au moment où elle se disait qu’elle n’éprouvait pas beaucoup d’attirance pour ce Simon Warleigh, elle le vit franchir au galop la porte du château. Il était monté sur un puissant étalon bai, avec lequel il ne semblait faire qu’un.

Ses cheveux épais, rejetés en arrière par le vent de la course, dégageaient complètement son visage aux traits virils. Il lui parut beau, ainsi, fort et libre. Elle sentit son cœur battre plus vite dans sa poitrine.

Rapidement, elle se mit en selle et s’absorba dans de petits gestes de cavalier, bien décidée à concentrer son attention sur son cheval et sur le voyage qui commençait.

Une exclamation lui fit lever la tête.

— Où donc est mon cheval ?

C’était son père, qui s’emportait. Il avait sur le visage une impression d’impatience, qui avait remplacé l’air satisfait qu’elle lui avait vu durant la cérémonie du mariage.

Elle regarda son nouveau mari. Pendant un instant elle avait presque éprouvé de la sympathie pour lui. Sans doute à cause de l’impression de force qu’il donnait.

Elle avait toujours admiré la force chez un homme.

C’était une qualité dont son père, hélas, manquait singulièrement, malgré tout son pouvoir. S’il n’avait pas été aussi odieux, elle aurait pu éprouver au moins de la pitié pour lui.

Elle se mordit la lèvre, embarrassée de constater qu’elle ne pouvait s’empêcher de le plaindre. Mais elle savait qu’il lui aurait été impossible de manifester ce sentiment ou quelque autre, parce qu’il l’aurait utilisé contre elle, comme il le faisait toujours quand il sentait une faiblesse à exploiter. Et ce n’étaient pas les liens du sang qui l’eussent arrêté. Seul comptait son pouvoir.

Inconsciemment, Isabelle regarda Simon une nouvelle fois. Il semblait ne pas craindre de soutenir le regard de lord Kelsey. Sa force lui donnait du courage. Mais Isabelle pouvait craindre aussi qu’il ne manifestât la même force dans sa rancune à l’égard, bien sûr, de l’homme qui le tenait à sa merci, mais aussi de celle qui était sa complice.

Un bruit de chevaux au galop leur fit lever la tête. Deux cavaliers entraient dans la cour à vive allure.

L’un, encore jeune, pouvait avoir trente ans. Son visage, aux traits fortement marqués, était encadré d’une épaisse chevelure blonde en désordre. L’autre était plus âgé. Il avait de larges épaules, des cheveux gris, un regard assuré. Son vêtement annonçait un chevalier. Les deux hommes arrêtèrent leurs chevaux devant Simon.

— Messire, dit le chevalier, nous sommes à vos ordres.

Simon fronça les sourcils et son front se plissa. Il répondit :

— J’apprécie votre sens du devoir, sire Edmond, mais je n’aurai pas besoin de vos services pour l’instant. Si cela avait été le cas, je ne vous aurais pas demandé de rentrer à Avington.

— Certes, messire, répondit le chevalier en levant haut la tête, de façon que son regard dominât celui de Simon, mais d’autres ont pensé qu’il serait bon que nous vous accompagnions.

Isabelle observait son mari. Il prit une inspiration profonde avant de répondre :

— Je vous le répète : je n’aurai pas besoin de vous.

Puis, après avoir jeté un coup d’œil au cavalier plus jeune, qui devait être, à en juger par sa tenue, un écuyer, il ajouta :

— Vous emmènerez Wylie avec vous à Avington.

— Mais, messire…, reprit le chevalier.

Gérard de Kelsey intervint alors, et, d’un ton péremptoire, déclara :

— Il ne sert à rien d’insister. Vous ne pouvez pas nous accompagner.

Mais les deux cavaliers, sans tenir compte de Kelsey, continuaient de regarder Simon Warleigh, les yeux pleins d’une inquiétude sincère. Isabelle fut surprise de découvrir chez ces hommes une loyauté qui n’était pas commandée par la peur.

L’écuyer, que Warleigh avait appelé Wylie, s’écria :

— Messire, nous ne pouvons pas partir en vous laissant ici avec…

Il ne termina pas, mais le regard de colère qu’il jetait aux compagnons de voyage de Simon en disait long sur ses sentiments.

Kelsey, dont la patience était à bout, s’approcha des deux hommes et ordonna à ses gardes :

— Débarrassez la cour de ces gens-là !

Deux gardes s’avancèrent alors pour se saisir des rênes des cavaliers. L’écuyer fit reculer son cheval afin de leur échapper. Simon, une nouvelle fois, intervint :

— Allez en paix, à présent. Et ne vous inquiétez pas pour moi. Tout ira bien.

— Voilà qui est bien dit, Warleigh, lança Kelsey avec un rire froid, mais vous n’avez pas voix au chapitre. Chassez ces hommes !

Isabelle se sentit soudain envahie par un sentiment d’indignation. Elle n’avait aucune raison de prendre parti pour Simon Warleigh, et donc aucune raison de sortir de la réserve qu’elle observait systématiquement quand il s’agissait des affaires de son père. Aussi fut-elle surprise de s’entendre dire :

— Laissez-les venir avec nous, père. Qu’avons-nous à craindre ?

Kelsey parut surpris. Il réfléchit un instant, puis acquiesça de la tête avant de répondre :

— Vous avez raison, ma fille. Il ne faudrait pas que ces deux-là, si nous les laissons en liberté, soient tentés de faire des bêtises pour Warleigh. A Dragonwick, ils seront sous notre… protection.

Isabelle crut voir, dans les yeux de Simon, de l’étonnement, qui se changea en embarras. Ce fut très bref.

L’instant d’après, le regard de Simon paraissait de nouveau indéchiffrable.

Elle constata, une nouvelle fois, que les hommes de Simon ne prêtaient aucune attention à elle ni à son père. Ils attendaient la réponse de leur maître.

— Vous pouvez m’accompagner. Mais vous, précisa Simon en regardant l’écuyer, vous obéirez aux ordres qu’on vous donnera. A la moindre désobéissance, je vous renvoie à Avington.

L’écuyer approuva de la tête. Kelsey s’adressa de nouveau à Simon :

— Vous me consulterez avant de donner le moindre ordre. Même pour autoriser vos hommes à quitter Dragonwick. Je dois répondre devant le roi de tous vos faits et gestes.

— Comme vous voudrez, messire, répondit Simon en soutenant le regard de Kelsey. Nous ne serons pas trop de deux pour examiner le bien-fondé des ordres que je pourrais avoir à donner.

L’expression de mécontentement qui se peignit sur le visage de lord Kelsey donna à Isabelle l’envie de sourire, mais elle se retint. Une nouvelle fois, elle fut surprise de constater que Simon Warleigh ne craignait pas de provoquer son père. C’était courageux,mais très imprudent.

Lord Kelsey obtenait toujours ce qu’il voulait, quel qu’en fût le prix. N’avait-il pas réussi à tenir Warleigh dans des lisières fort étroites ? Sans doute à bon droit, car on disait que cet homme avait conspiré contre le roi.

Isabelle se demanda pourquoi elle était ainsi intervenue dans les affaires de son père. Quel intérêt pouvait-elle avoir à défendre Simon Warleigh ? Elle n’attendait de lui qu’une chose, qu’il lui donnât un enfant. Et, pour cela, il n’avait pas besoin de la protection de sa femme.

Un enfant. C’était le but qu’elle chercherait à atteindre.

Elle y gagnerait sa liberté. Elle savait bien qu’elle trouverait le courage, le moment venu, de demander cela à son mari.

Mais quand ce moment viendrait-il ? Et comment cela se passerait-il ? Personne ne lui avait parlé de ce qui arriverait quand son mari la prendrait dans ses bras, quand elle sentirait le corps de cet homme se presser contre le sien.

Elle regarda Simon et se félicita d’avoir au moins la chance qu’il fût beau. A cette idée, elle sentit une étrange chaleur l’envahir, dont elle eut honte.

Comme s’il avait deviné les pensées qui passaient par la tête d’Isabelle, Simon la regarda. Elle le vit détailler avec attention le voile qui couvrait ses cheveux, son manteau, et la robe bleue qu’elle portait en dessous. Isabelle savait que cette robe était un peu légère pour voyager, mais elle avait été si pressée de partir qu’elle avait refusé d’en changer quand sa suivante, Helwys, le lui avait demandé.

Il lui sembla, au moins, que Simon ne paraissait s’intéresser qu’à sa mise. Pas une fois, durant cette journée, il ne lui avait donné l’impression qu’il pensait à leur nuit de noces. Encore moins qu’il semblât la souhaiter.

Isabelle et Simon tournèrent les yeux en même temps quand, une nouvelle fois, lord Kelsey réclama sa monture.

Karl, l’écuyer, apparut enfin, tenant par les rênes l’étalon noir de son maître. L’animal était si agité que le jeune homme avait grand-peine à le conduire. Les cheveux en désordre, le regard inquiet, il arriva à la hauteur de Kelsey.

Isabelle, qui observait son père, se crispa en découvrant sur son visage une expression de colère froide qu’elle ne connaissait que trop bien. D’une main, Kelsey se saisit brusquement des rênes, et de l’autre frappa violemment son écuyer au visage. Karl tomba dans la poussière. Il porta la main à sa joue. Sans un mot, sans un regard, Kelsey se mit en selle. Le silence impressionnant qui régnait dans la cour fut soudain déchiré par le rugissement que poussa Simon.

— Espèce de fou !

Kelsey se tourna vers lui, et, méprisant, jeta :

— Je m’occupe de mes gens comme je l’entends, Warleigh. Si ça ne vous convient pas, allez vous plaindre au roi Jean.

Isabelle savait que la contrariété pouvait faire enfler encore la colère de son père. Le courage de Simon ne servait à rien. Désespérée, elle regarda son mari et, d’une voix que l’émotion rendait rauque, s’écria :

— N’insistez pas ! Vous n’avez aucun pouvoir ici !

Elle était bien consciente que Simon découvrirait dans ses yeux plus d’émotion qu’il n’aurait cru possible d’en voir.

Mais peu lui importait. Il lui fallait d’abord venir en aide à Karl. Pendant un bref instant, elle fut surprise d’avoir ainsi laissé libre cours à ses sentiments et craignit la réaction de son père. Mais lord Kelsey, après lui avoir jeté un regard approbateur qui la soulagea, donna l’ordre du départ. Et la petite troupe se mit en marche pour Dragonwick.