Hier, ils étaient sept, et je n'ai pu en décourager que trois. Les autres sont repartis à la charge ce matin même, ils sont arrivés sur les vignes avant moi. Sant'Angelo n'a repris du service que depuis dix jours, et déjà je croule sous les rafales quotidiennes de ces types qui arrivent de toute l'Italie, les bras chargés d'affaires tordues et de contrats vicieux.
– Monsieur Polsinelli ! vous avez réfléchi à ma proposition d'hier ?
– Dites, monsieur Polsinelli, vous allez avoir besoin d'une appellation contrôlée !
– On peut se voir une seconde, monsieur Polsinelli ! Vous avez pensé à l'exportation ? Bientôt l'Europe, faites attention !
– Je vous rachète trente pieds ! Juste trente ! Faites votre prix !
On me propose toutes sortes de choses, à commencer par le rachat total pur et simple, la multiplication de la production par quatre ou cinq, des labels en pagaille. Deux types en cravate en sont venus aux mains, je les ai regardés faire.
Au début il n'y avait que des marchands de vin, des commerciaux, des récoltants, des industriels du pinard. Est venue s'ajouter une cohorte de fabricants d'images pieuses et de bimbeloteries diverses, à l'effigie de Sant'Angelo. Ils veulent construire une série de petits kiosques en bordure du terrain. Les vignes n'en pâtiraient pas. Tout ce que j'aurais à faire, c'est venir toucher les loyers pendant les pleines saisons. Je ne sais pas quoi en penser.
J'ai vite été débordé. Heureusement, une espèce de comptable qui ressemble à Lucky Luciano est venu me proposer ses services, trois jours après le miracle. Giacomo l'a tout de suite appelé le dottore, à cause de ses petites lunettes, ses diplômes et son refus obstiné de sourire. C'est une perle. Il ne néglige aucune proposition et s'occupe des rendez-vous. Quand il me montre ses brouillons bourrés de calculs, on dirait les plans d'attaque du Garigliano.
Ils étaient pourtant simples, les comptes, dans ma petite tête. Mais seulement avant qu'ils n'arrivent. Et seulement dans ma petite tête. Les 30 000 litres d'invendus à 50 francs la bouteille de 75 centilitres nous donnent deux millions de francs. Avec une rente d'environ 500 000 francs par an, frais déduits. Avec ça je pouvais tout arrêter, me mettre au vert pour le reste de mon existence. Mais depuis que les businessmen de tous poils ont montré le bout de leur bec, mes estimations à la con sont tombées en désuétude.
Giacomo est devenu le contremaître absolu. Il a embauché six hommes pour se préparer à la prochaine vendange. En attendant, l'un des gars est délégué à l'accueil des pèlerins, en moyenne trois cents par jour. Un autre gère le parking. Un autre vend au détail, à raison d'une et une seule bouteille par personne et par jour. Giacomo supervise les travaux : les maçons qui viennent tout juste de terminer la niche qui protégera Sant'Angelo pour les siècles à venir, la restauration de la statue par un spécialiste milanais, l'accès direct au lieu saint par un passage goudronné, et la pose des clôtures électrifiées autour des terres. Je passe la journée à orchestrer tout ce bordel, à écouter les propositions de ces braves gens, et à faire le bilan avec le dottore qui manie la calculette comme une mitraillette Thomson à camembert. Bianca me réveille tous les matins à six heures et me voit revenir vers onze heures du soir, fourbu, harassé, mort de faim. Certains rapaces ont loué une piaule chez elle et en profitent pour me relancer jusque dans ma chambre en essayant de me faire signer des trucs hors de la présence du dottore. C'est comme ça que j'ai réalisé que ce gars m'était indispensable.
Sora est devenu le siège des pèlerins et des curieux. Les commerces marchent fort, les restaurants et les hôtels sont pleins à craquer. Certains ont changé de nom, une trattoria a été rebaptisée « La Table de Sant'Angelo », et on trouve un « Hôtel des vignes ». Mais on me regarde d'un drôle d'air quand je rentre le soir. Ils m'en veulent peut-être d'avoir bousculé leur fin d'été.
Le maire est venu m'inviter à une réunion du conseil municipal et je n'ai pas compris pourquoi. Le notaire me demande de passer à son étude pour commenter des points de détail. Quand je traverse le marché on me tape sur l'épaule pour me féliciter avec des rires grinçants, un vieux bonhomme est venu me dire qu'il a bien connu mon père à l'époque où il traînait ses dindons, un autre s'est fait passer pour un vague cousin, des filles de quinze ans ont sifflé sur mon passage, des mômes en mobylettes ont tenté de me cracher dessus. Tout le monde m'appelle lo straniero. L'étranger. On m'a toujours dit qu'un émigré serait un étranger où qu'il soit, et je commence à comprendre. Mais là il s'agit d'un étranger qui a fait fructifier leur propre terre. Je sens un climat monter autour de moi, et Bianca me demande jour après jour de faire attention.
Mais tout ceci ne serait rien comparé à ce qui s'est passé le lendemain même du miracle. C'est là où j'ai eu vraiment la frousse.
À la demande de l'évêque du diocèse de Frosinone, le Vatican a ouvert un dossier et détaché deux émissaires afin d'étudier le phénomène sur place. Procédure normale. Je savais qu'ils viendraient, je les attendais presque. Mais je ne me doutais pas de ce qui allait descendre de la Lancia immatriculée à l'État du Vatican.
Deux grenades quadrillées habillées en civil. Des types silencieux et graves comme des anathèmes, polis, discrets, avec tout ce qu'il faut de détermination pour dégager le passage loin devant eux. Dès qu'ils ont mis un pied dans les terres, la foule des fidèles s'est ouverte comme deux bras de la mer Rouge devant Moïse. J'ai compris à ce moment-là que la rigolade était bel et bien terminée. Ils ont fouillé dans les décombres pour y débusquer on ne sait quoi, avec un matériel qui s'est sophistiqué de jour en jour pendant une bonne semaine. Sans prononcer un mot de trop, sans chercher à entrer en contact avec moi ou Giacomo. Deux limiers froids fouillant la pierre brûlée et reniflant la statue des pieds à la tête. Deux nonces avec une dégaine de détectives privés concentrés sur l'énigme, muets comme des pros, cherchant l'erreur, doutant de tout, même de l'évidence. À les voir fouiner comme ça, j'ai senti qu'ils avaient besoin d'un coupable. Ils ont fait une enquête dans le village au sujet de Marcello. Le médecin qui les a rejoints a fait passer des tests au miraculé pendant deux jours. Personne n'a pu lui parler pendant ces quarante-huit heures.
T'avais prévu ça, toi, Dario ? Non, bien sûr que non, tu n'avais rien imaginé des suites de ta lumineuse idée. Et maintenant, tu t'en fous bien, hein ? Tu ne savais pas que des mecs comme ça existaient ?
C'est seulement ce matin que les trois autres sont arrivés. Dans une Mercedes 600, toujours immatriculée au Vatican, qu'ils ont garée aux abords de la vigne. Trois passagers, un chauffeur. Un seul est descendu de la voiture, accompagné d'un jeune prêtre qui lui servait de secrétaire. Les deux émissaires qui traînaient dans le coin ont rappliqué ventre à terre quand ils ont vu cette ombre violette avancer lentement vers la statue du protecteur. Une vague émeute a vu une houle de pèlerins se précipiter vers lui. Don Nicola a blêmi. Ils se sont tous agenouillés pour embrasser son gant. Ensuite ils ont parlé près d'une heure, dans la voiture, sans que personne ne puisse les approcher. Longtemps après, le secrétaire est venu me présenter à l'évêque.
Je n'ai pas su comment m'y prendre, j'ai mis un genou à terre devant sa robe qui luisait au soleil. Bizarrement, c'est quand j'ai touché son gant que j'ai réalisé que tout était allé trop loin, et qu'un jour ou l'autre j'allais finir en taule.
Une messe ?
Oui, ils vont dire une messe après-demain matin, ici, en plein air. Une messe officielle. Célébrée par l'évêque. C'est la tradition. Le secrétaire et Don Nicola vont s'occuper de tout. Les terres n'auront pas à en souffrir.
– Elles nous sont trop précieuses, n'est-ce pas Monseigneur ? a dit le secrétaire, en souriant vers son patron.
Pendant tout le temps qu'a duré l'entretien, j'ai gardé un œil vers cette silhouette qui est restée assise à l'arrière de la Mercedes. Et qui n'a daigné en sortir que quand je me suis engagé dans le sentier pour quitter les terres.
Sur le chemin, j'ai croisé Mangini, fusil au bras. Les pattes d'un lapin pendaient de sa besace. Il a abandonné sa troisième personne de politesse pour me tutoyer. Je l'ai senti inquiet, presque à cran.
– Ne te laisse pas impressionner par tout ça, Antonio. Je les ai vus traîner, tous ces gens qui te font des promesses, et tous ces curés. Ne te laisse pas avoir, je te dis. Tu vois les lumières, là-bas, derrière les arbres ? C'est là que j'habite. Je voulais juste te dire ça... Et je sais pas pourquoi je te le dis... Mais si t'as besoin d'un conseil. Si t'as besoin de t'abriter... Tu peux passer quand tu veux.
Je n'ai pas cherché à comprendre. J'ai juste tendu la main, il m'a ouvert les bras, et m'a serré contre lui.
En passant sur le pont de Naples, j'ai vu une enfilade de vespas stationnées devant la terrasse du dernier café ouvert de Sora. Une bande de jeunes gars vautrés dans des chaises de plastique orange ont stoppé net leurs braillements dès qu'ils m'ont vu arriver. Quelques secondes de silence de mort quand je suis passé à leur niveau. Et puis, sans me retour ner, j'ai entendu un concert de kicks et de démarreurs. Très vite, les mobylettes se sont mises à pétarader autour de moi, chacune essayant de me frôler, de me couper la route. Les ados, hilares, m'ont traité de stronzo, de disgrazziato, et d'un tas d'autres choses. J'ai accéléré le pas en regrettant le fusil de Mangini. Un petit frisé m'a mis une claque dans la nuque tout en accélérant, et je n'ai pas pu réagir à temps.
– Qu'est-ce que vous voulez, bande de crétins ? j'ai gueulé.
Ils ont freiné à dix mètres de moi, j'ai traversé, ils ont bifurqué vers l'autre trottoir. Le jeu a recommencé un petit moment. Je ne sais pas ce qu'ils veulent exactement, eux non plus, sans doute. Ils cherchent juste à m'agacer, par jalousie, par vengeance, j'ai suscité dans la ville entière un sentiment d'énervement, et ça aussi j'aurais dû m'en douter. Seuls les jeunes osent le manifester pour l'instant, et encore, à dix, et en pleine nuit. L'un d'eux, sans doute plus hardi, me barre le chemin et me toise d'un regard narquois.
– Hé toi, le fanfaron, si tu veux que je quitte ton bled, laisse-moi passer...
Il s'est retourné vers les autres pour leur gueuler ma phrase à tue-tête. Tous ensemble ils m'ont imité en accentuant bien les fautes de prononciation. Le fier-à-bras m'a dit, en riant :
– Toi...? Partir ? Mais on t'aime trop pour te laisser partir, ammazza !
Il tenait en équilibre sur sa bécane, j'ai profité de ce qu'il riait vers les autres pour lui décocher une grande baffe qui l'a projeté à terre et je me suis mis à courir jusque chez Bianca sous des hurlements d'accélérateurs.
À bout de souffle, j'ai refermé le portail d'en bas qu'ils ont martelé longtemps avant de déguerpir. Bianca tremblait.
– Tu veux que j'aille dormir ailleurs ? j'ai dit.
– C'est pas pour moi que je crains, Antonio...
Elle ne m'a réveillé que vers les neuf heures. Sans doute a-t-elle pensé que j'avais besoin de dormir.
– Tu peux prendre ton temps, Antonio. Le dottore est passé pour dire qu'il s'occupait des rendez-vous de ce matin.
Rien qu'avec cette phrase elle m'a donné envie de retourner me coucher.
– Un type de la Croix-Rouge est passé pour te demander un don. Je l'ai envoyé à Sant'Angelo.
Ils veulent ma peau. Tous. Je ne sais pas si Dario aurait tenu plus longtemps que moi. J'allume la télé, c'est l'heure de l'émission. Bianca s'installe entre deux coussins.
La Chronique des miracles, sur la R.A.I., une espèce de hit-parade qui dure une dizaine de minutes et relate toute l'actualité des cultes et des phénomènes miraculeux à travers le pays. Aujourd'hui : une apparition en Sicile, un petit sujet sur le Saint-Suaire de Turin qu'on passe au carbone 14, avec Bach en fond sonore, et on embraye sur Sant'Angelo avec l'énième rappel des faits relatifs au miracle et l'annonce de la messe de demain avec l'évêque. Un véritable événement, a dit le commentateur.
J'avais pensé à tout. Sauf au violet. Bianca est ravie et ne comprend pas pourquoi je ne partage pas son enthousiasme.
Le journaliste annonce le sujet que j'attendais, une interview en différé du « miraculé des vignes ».
J'étais là quand ils l'ont tournée, ils m'ont demandé l'autorisation de filmer dans la grange. Marcello a été parfait. Bianca pousse un petit cri d'excitation dès qu'elle le voit apparaître.
– C'est tellement difficile à décrire... J'ai entendu les gens crier au feu, j'ai senti la panique partout, et j'ai eu peur. Personne n'a pris le temps de m'expliquer... Et puis il y a eu ce silence. Et j'ai commencé à me sentir mal... Quelque chose comme une brûlure qui partait du ventre et qui remontait doucement... Et puis, il y a eu cette lumière...
Calme. Serein. Presque immobile. Hormis son patois à couper au couteau, plus rien ne reste du personnage qui a fait rire et chanter toute la contrée.
Les gens ont appris à l'appeler par son prénom... La dernière fois que nous nous sommes parlés, six jours après le miracle, il était sur le point de partir dans le Nord pour claquer les vingt millions de lires que je lui avais promis sur les premiers bénéfices de la vente des stocks.
– J'en avais marre de ces lunettes, Antonio. C'est grâce à toi que j'ai pu les jeter au caniveau... Mendier, c'était plus de mon âge.
Je n'ai pas compris pourquoi cette pointe de nostalgie dans ses paroles. Peut-être a-t-il voulu dire exactement le contraire. Peut-être s'est-il senti brusquement orphelin, lui aussi. On ne peut pas lâcher quarante ans de boulot comme ça.
– Ma mère, c'était une vraie sainte, elle... Mon père était déjà aveugle quand elle l'a épousé, et personne n'en voulait de ce pauvre gars tout juste bon à tendre la main.
Un gosse naît. Il voit, et pour Mme Di Palma, c'est le seul bonheur qui pouvait lui arriver. Mais l'après-guerre est dur pour tout le monde, et qu'est-ce qu'un aveugle irait se mêler à la vague des émigrants ? Le père apprend la musique à son gosse, le banjo, l'accordéon et tous les deux font la virée des mariages, des fêtes, des baptêmes dans toute la région.
– Dès qu'une fête se préparait, le vieux et moi on faisait deux bons jours de marche pour aller jusqu'à Roccasecca, Arpino, tous ces bleds... Ça tournait pas mal, on nous aimait bien, on y mettait du cœur.
La mère meurt d'une pneumonie, Marcello a dix ans. Le père et le fils deviennent nomades à part entière. Ils font les marchés et les sorties d'église.
– On avait notre calendrier, et le dimanche, y a pas à dire, c'était le meilleur jour, surtout l'hiver. On chantait Pagliaccio et Funiculi funicula, et des airs d'opéra, du folklore. La seule fois où le vieux est tombé malade j'étais bien obligé de travailler seul. Alors j'ai mis ses lunettes, juste pour essayer, dans un bled qui ne nous connaissait pas. Et quand le vieux a compris que je m'étais pas mal débrouillé, c'est là que l'idée lui est venue.
Le père raconte partout l'histoire de la maladie ancestrale qui les touche. Deux aveugles rapportent plus qu'un seul. Marcello chausse les lunettes.
– « De père en fils, on a le mauvais œil ! » disait le vieux, et les gens s'arrêtaient de rire à ce moment-là. Moi j'ai appris le boulot d'aveugle, la canne, les gestes, les mouvements de la tête, et personne n'a jamais rien remarqué.
Quand son père meurt, Marcello a vingt-quatre ans, il ne sait que jouer de la musique. Il est connu de partout, on l'aime bien, c'est sa vie.
– Qu'est-ce que j'allais faire, hein ? J'avais rien de mieux ailleurs. J'ai continué, seul. J'ai même oublié que j'étais voyant, je n'avais même plus honte. Quand je sentais des regards pleins de pitié se poser sur moi, je fermais les yeux... C'était tout comme.
Un jour il décide de restreindre son rayon d'action, de se fixer aux alentours de Sora.
– C'est là que je me sentais le mieux, je faisais partie du village. Je savais qu'en restant à Sora il n'était plus question de revoir. Les gens m'auraient écharpé s'ils s'étaient aperçus que je profitais de leur pitié. Normal, hein ? Et puis, ici, il y avait cette grange où personne ne m'a interdit de dormir, il y avait le vin que personne ne m'a interdit de boire, parce que personne n'en voulait. Autant que l'aveugle en profite...
Un jour, Dario prend possession de ses terres. On ne sait pas ce qu'il veut, ce qu'il bricole.
– C'est pratique de lire dans les yeux d'un gars qui ne se sent pas regardé. Et quand j'ai vu arriver celui-là, j'ai tout de suite senti qu'il avait des idées bizarres. Ah ça... le Français, on ne s'est pas fréquentés longtemps, mais je peux dire que jamais on reverra un combinard pareil... C'était un drôle de gars, un malin, un menteur. Un gars comme moi, quoi...
Dario ne le chasse pas, au contraire. Une habitude se crée, il vient tard le soir pour boire avec l'aveugle.
– Il me posait des questions sur le village, sur la vigne, sur Sant'Angelo. C'était le premier type qui voulait connaître l'histoire de ma vie. Il me servait à boire jusqu'à me voir complètement ivre. Le fourbe... J'étais en confiance. Et un jour, je me souviens même plus, j'étais complètement bourré, j'ai dû faire un truc pas naturel, pour un aveugle, je veux dire... Je me suis trahi, et ce fou-là m'a pas raté, il m'a même dit qu'il s'en était douté. Un malin, je te dis...
Une aubaine, ce faux aveugle. Plus question de faire machine arrière après une découverte pareille.
– Et c'est là qu'un soir il me dit : « Combien tu gagnes en faisant la manche ? Une misère, hein...? Je te rachète ton job et tu soldes le fonds de commerce... Vingt millions de lires cash, et une rente à vie, indexée sur le prix du vin. T'en as pas marre d'être aveugle...? »
Marcello ne résiste pas longtemps. Faire l'acteur durant quelques jours, raconter des boniments, improviser, pas de problème, c'est son métier. Mais juste une légère angoisse de réintégrer la vie sociale, vivre avec les autres, comme les autres.
– Regarder les gens en face ? Moi ? Est-ce que j'en serais capable, après tant d'années ? Mais en même temps, l'idée était trop belle : retrouver le droit à la vue et, du même coup, me la couler douce avec un paquet de fric, pour le reste de mes jours.
Ils mettent un plan au point. Dario choisit le jour du Gonfalone pour réunir un maximum de témoins, ils répètent le parcours. Puis il rentre à Paris. Pour ne plus jamais revenir.
– Le jour où j'ai appris sa mort, je me suis dit que c'était un signe du ciel. Et j'ai écrit ma chanson. Il m'avait redonné l'envie de voir au grand jour, comme il disait. C'était trop beau. Entre quitter le pays et reprendre ma vie de mendiant, tranquille, chez les miens, j'ai choisi. Ailleurs, je n'aurais pas tenu longtemps, même avec des yeux. Et puis, un soir, t'es arrivé...
Nous nous sommes tombés dans les bras, un peu avant qu'il parte.
– Tu m'as fait faire un drôle de truc, Antonio. Comment j'ai pu penser que je vivrais comme tout le monde, après ça ? On ne me regarde plus comme un aveugle, mais comme un miraculé. Je ne sais pas ce qui est pire. Je suis passé du noir à la lumière trop vite, tu sais... Le médecin de l'Église, celui qui est resté sur mon dos pendant deux jours, il m'a pris pour une bête curieuse. Ils étaient méfiants, lui et ces deux sbires du Vatican. Ils aiment pas ça, tu sais...
Je n'ai pas voulu en reparler, mais c'est faux. Il a été établi que les cas de guérisons spontanées les plus plausibles et les plus fréquentes sont les aveugles et certains paralytiques. Sous un choc violent, un sujet peut recouvrer la vue ou l'usage de ses membres. Le Bureau des Constatations Médicales de Lourdes en a homologué des dizaines sans jamais crier au miracle.
– Et ici, je sais que toute ma vie on me regardera comme ça. Moi qui ne voulais pas partir sur des terres inconnues... Je me sens chassé... des gens veulent me toucher, me parler de leurs problèmes, et je me tue à dire que je n'ai aucun don, rien, ils veulent venir quand même. Ceux du village ne rient plus sur mon passage. La vieille qui me donnait un morceau de viande a voulu m'embrasser la main... J'ai honte, plus honte que quand je voyais le monde à travers mes lunettes.
– Dis pas ça, Marcello...
– J'ai même pas le cœur à rajouter un couplet à ma chanson. À qui je la chanterais ? J'ai retrouvé la vue mais j'ai perdu la voix.
– Tu regrettes ?
– Non, même pas... Ça fait seulement quelques jours et j'ai déjà pris goût à dormir dans un lit. Je me fais vieux. Hier, un gars de La Gazetta m'a posé des questions pour son journal. Il m'a demandé : « Ça fait quel effet, de voir un arc-en-ciel ? » et j'ai répondu que c'était merveilleux, mais je ne savais plus si je mentais ou pas.
– Qu'est-ce que tu vas faire ?
– Rien. Attendre un petit bout de temps avant de revenir ici. Voyager. Voir. Regarder. Florence, Venise. N'oublie pas de m'envoyer du fric, ça coûte cher, tout ce qui est beau.
Il a fait ses bagages sans savoir vraiment comment s'y prendre. L'idée même d'une valise lui posait problème. Une dernière fois je lui ai demandé s'il avait compris pourquoi on avait tué Dario.
– Je ne sais pas qui a fait ça. Je ne peux pas t'aider. Mais quand on a des choses aussi tordues dans la tête...
Il est parti par le dernier train, pour croiser le moins de monde possible. Il valait mieux qu'on ne nous voie pas ensemble. Je ne l'ai pas accompagné.
Bianca éteint le poste et me secoue un peu par l'épaule.
– Ne te rendors pas, on t'attend, là-bas.
Elle sourit, plaisante. Est-ce qu'elle me laisserait partager son lit si elle se doutait que je suis un faussaire, un arnaqueur et un hypocrite.
En se préparant pour le marché, elle se penche à la fenêtre. Son jupon blanc déborde largement sur le genou. Elle rit.
Mais, tout à coup, son regard se braque sur un coin de rue. Au-dehors, je perçois le ronronnement d'un moteur quasi silencieux. Quelques éclats de voix. Et de mélodieux claquements de porte qui s'enchaînent. Bianca se retourne un instant vers moi, excitée, et tente de me dire quelque chose avec les mains.
– C'est... C'est Dallas, Antonio ! Viens voir ! Non... C'est pas Dallas... C'est Miami Vice !
Je n'ai pas compris ce qu'elle a voulu dire. Mais j'ai déjà mal.
Lentement je m'approche de la fenêtre. Le brouhaha de la rue s'amplifie. Le soleil tape déjà. La journée va être longue.
En bas : deux Cadillac blanches aux vitres fumées. Comme on les imagine. Plus longues et rutilantes encore. Les Fiat du coin se sont faufilées comme des souris pour les laisser se garer sur tout le tronçon de trottoir. Les mômes s'agglutinent, les vieux sortent pour voir ça de plus près.
– C'est la même que celle de l'amant californien de Sue Ellen.
L'apparition vaut celle de Sant'Angelo. J'essaie d'oublier un peu les bagnoles pour repérer leurs occupants. Pas difficile. Trois Blancs et un Noir. C'est ce dernier qui a le plus de succès. En ont-ils déjà vu un seul, dans ce bled. Les cheveux coupés en brosse, il porte un complet gris luisant et une chemise blanche. Les autres portent des lunettes et des vestes en lamé. Le plus gros des quatre sort une mallette du coffre arrière et la tend au seul barbu du groupe. Pour l'instant, impossible de savoir qui est le boss. Une bande de gosses turbulents se pressent contre une portière pour tenter de discerner des détails de l'habitacle. Des adultes fouinent vers les plaques d'immatriculation, touchent la carrosserie, parlent fort. Le barbu et le Noir, avec une lenteur incroyable, tapent deux fois dans leurs mains. La foule recule de cinq mètres. Un troisième éclate de rire. Le barbu sort un gros mouchoir blanc et frotte un petit coin de pare-brise.
Silence de plomb.
L'un d'eux enlève ses Ray-Ban, s'essuie le front avec la manche. Puis se dirige lentement vers le café le plus proche, et discute avec le tenancier qui s'est mêlé au groupe des curieux. Impossible d'entendre ce qu'ils se disent. On lui fait des courbettes, on dégage des chaises, mais le gars aux Ray-Ban refuse de s'asseoir. Au bout de deux minutes, le bistrotier semble réaliser ce qu'on lui demande, il lève le nez en l'air en fouillant du regard l'immeuble en face de lui. Il sourit, gêné. Puis tend le bras et pointe l'index vers notre fenêtre. Les quatre visiteurs tournent la tête vers moi.
Deux coups secs, à la porte. Pas eu le temps de réagir, ni de m'habiller. Ni celui de préparer une défense. Avant même de connaître l'attaque. C'est le réflexe du paranoïaque, mais comment ne pas le devenir avec ce tombereau d'emmerdements sous lequel je croule. Protège-moi, Sant'Angelo, tu me dois bien ça. Le peuple de Sora va s'offrir un bon moment de ce cinéma qu'ils ont perdu. Comme à l'époque, les fauteuils d'orchestre, et les attractions des pitres sur la scène, avant le grand film.
– J'ouvre ? me demande Bianca.
– Oui.
Les quatre sont entrés, l'homme aux Ray-Ban a demandé après moi. Les autres ont reniflé vers la cuisine, j'ai pu entendre leur voix. Bianca n'a pas tort, ils parlent comme dans un feuilleton américain mal doublé, surtout les ricanements qui fusent, sans violence, sans exagération, mais qui vous clouent sur place. Le Noir soulève le couvercle d'une casserole et inhale un grand coup. Le gars aux Ray-Ban n'apprécie pas :
– Put that back, you jerk1...
Il s'exécute en maugréant.
L'homme aux Ray-Ban semble être le boss.
Il me tend la main.
– Oui.
– Parmi. Giuseppe Parini. Connaissez ce nom-là ?...
Des mots mâchés, rugueux. L'accent traînaillant de l'Américain qui ne parle même pas sa propre langue et qui s'essaie à celle de Dante. Bien sûr que je te connais. Tu possédais un hectare de la vigne. Tu as une chaîne de laveries dans le New Jersey. Tu es un cousin des Cuzzo.
La cinquantaine pas trop marquée, un nez un peu trop fort pour des joues trop creuses, un sourire qui ne tient pas la route longtemps, et surtout, surtout, une petite lumière dans l'œil qui laisse supposer qu'il préfère abréger les parlotes. Il a beau s'évertuer à passer pour un Américain, quelque chose le trahit. L'estampille du rital malgré lui.
Le barbu s'installe dans le sofa, un autre sbire s'assoit à califourchon sur une chaise, une allumette entre les dents.
– La ragazza a du travail ? dit-il en me montrant Bianca du pouce.
Je vois. Inutile d'expliquer que la ragazza en question est bel et bien chez elle. Bianca est déjà partie. J'ai honte. Mais pour l'instant je préfère les laisser venir sans trop jouer le professeur de bonnes manières. À peine a-t-elle claqué la porte que les sbires se détendent, l'un d'eux allume la télé, un autre ouvre le frigo, le troisième inspecte une ou deux chambres.
On ne me fera pas croire que ces gars sont des livreurs de linge à domicile. Et que leur boss est venu passer un petit week-end au pays.
– Ça fait du bien de revenir ici, Polsinelli... J'avais oublié comment c'était beau, toute cette verdure. C'est la dolce vita. Ils ont de la chance, tous ces braves gens.
Le Noir se tape sur les cuisses en regardant un feuilleton par-dessus l'épaule de son copain. Une reprise de Kojak. Le boss leur demande de se calmer.
– J'ai entendu dire, par chez moi, que les affaires marchaient bien, ici... Good Business...?
Sa rue est longue, à lui aussi. La diaspora italienne a fonctionné à fond. En moins de dix jours, il a entendu parler du miracle et il a rappliqué ventre à terre.
Le barbu s'enfile des lampées de minestrone à la louche, les autres gloussent comme des gosses en écoutant ces drôles de voix dont on a affublé les acteurs.
Parmi saisit la mallette et la pose sur la table. Un attaché-case comme j'en vois défiler des dizaines tous les jours, avec plein de bonnes choses dedans, des contrats, des sous, des promesses, des rentes à vie. J'attends qu'il l'ouvre pour savoir ce que celle-là me réserve.
– On va faire affaire, tous les deux, hein ?
Il fait sauter les deux loquets d'un coup de pouce et attend un moment.
– Gentil, le Trengoni, un bon bagout... Il m'a embobiné comme un rien. Seulement voilà, Polsinelli. C'est une honte pour moi d'avoir vendu ces terres sacrées. J'ai le respect pour les saints, moi. Mais ce qui est signé est signé, j'ai qu'une parole, Polsinelli. Elle est à toi, maintenant, cette terre.
J'ai pigé, il veut entrer dans le business avec moi et me proposer un marché. Il fait exprès de reculer le moment où il va ouvrir. Je trépigne, les yeux rivés sur le cuir.
– Mais je l'ai vendue une misère, hein ? T'es d'accord ? Et c'est un sacrilège d'avoir fait ça. J'ai honte. Ah si Sant'Angelo savait que j'ai lâché sa vigne pour quelques milliers de dollars !
Il lève les bras au ciel. Et ouvre l'attaché-case. J'écarquille les yeux.
Pour ne rien voir. Absolument rien. La mallette est parfaitement vide.
Il claque des mains, une seule fois. Les autres rappliquent toutes affaires cessantes. Et m'entourent.
– Bon, Polsinelli, mes affaires m'attendent, à New York. Business is business, non ? Tu vois cette mallette ?
– Oui...
– Je la veux bourrée à craquer avant ce soir. Je veux pas un pet d'air dedans, compris ? Et à partir d'aujourd'hui, je veux 25 % de tout ce que te rapporte Sant'Angelo. Je laisserai deux de mes gars ici. Si tu veux, tu peux même les choisir, et je te conseille Bob, c'est un bon masseur.
– Attendez une seconde, dis-je en souriant, vous plaisantez... d'abord j'ai pas un sou de liquide et puis...
– Si tu préfères, y a une autre solution pour remplir la mallette, c'est exactement le volume qui peut contenir un corps humain de ta taille après avoir passé un moment entre les mains de Bob. Je le sais par expérience, on a essayé la semaine dernière.
Je n'ai pas eu besoin de traducteur quand le Bob en question a précisé : sans les chaussures. Tous ensemble ils m'ont tiré les oreilles, pincé les joues et tapé dans la nuque, et n'ont cessé que quand ma tête a doublé de volume.
– T'es un bon gars, Polsinelli... vous faites un joli couple, avec la ragazza. Elle est gentille, cette petite.
– Qu'est-ce que vous voulez dire ?
– T'as jusqu'à ce soir pour me dire oui. C'est facile de nous trouver.
– Vous êtes... Vous êtes dans quel hôtel de Sora ?
– Tu crois que je vais dormir dans ce trou du cul de bled de merde ? Au milieu de tous ces péquenots ? On est à l'Hôtel des Platanes, à Frosinone. Mais t'inquiète pas, nous on saura où te trouver.
Ils se sont approchés de la sortie. J'ai cherché à les retenir.
– Dites donc, ça marche bien le nettoyage à sec, en Amérique. Je comprends mieux pourquoi tout le monde est si propre, à la télé.
Le boss traduit aux autres, qui éclatent de rire.
– Vous avez de la famille, dans le béton ? je demande à Parini.
– Oui.
– Vous roulez toujours en Cadillac blanche ?
– Oui.
– Vous êtes marié à une Sicilienne ?
– Oui. Comment tu sais ça ?
– Comme ça. Une intuition...
J'ai toujours entendu dire qu'il fallait réunir ces trois conditions pour entrer dans LA grande famille des Italo-Américains. Je voulais juste vérifier.
En marchant vers les vignes j'ai essayé de me raisonner, de me dire que tout ça, c'était de la blague. Que tout allait s'arranger avec un peu de bonne volonté. Sans parvenir à me convaincre. Ma chemise est déjà trempée de sueur, et la chaleur n'y est pour rien. Des tics nerveux me mangent le visage, je ne sais pas quoi faire de mes mains. 25 % pour les Cadillac blanches ? Combien pour les autres ? Pour l'Église, pour la ville entière, pour Dario.
Un groupe de tracteurs a pétaradé dans mon dos. Je me suis garé sur le bas-côté pour les laisser passer, mais l'un d'eux a fait hurler la sonnerie rauque qui lui sert de klaxon, les trois autres lui ont fait écho, et ça m'a cassé les oreilles. Les fermiers perchés au volant ont ri. L'un d'eux a dévié vers moi pour engager sa roue droite dans le bas-côté, les autres m'ont encerclé dans un ballet de queues de poisson qui m'a enfermé dans une prison de moteurs assourdissants et de klaxons infernaux.
J'ai plaqué les mains sur mes oreilles.
– Mais qu'est-ce que je vous ai fait merde ! j'ai gueulé, en français.
Au moment où deux machines me prenaient en étau, j'ai sauté entre deux roues et me suis retrouvé en bas d'un fossé, la gueule dans une mélasse grouillante.
Ils ont poursuivi leur chemin. Le dernier engin de la file a serpenté un bon moment sur le sentier, l'homme m'a crié quelque chose que je n'ai pas pu entendre.
On veut me faire payer. Dans tous les sens du terme. Un compte à rendre à tout le village ? Une vengeance divine ?
Mais je ne suis pas Dario.
Vous ne m'aurez pas.
Personne n'a vu que j'étais englué de boue. Tout le monde s'en fout, même le dottore qui ne sort pratiquement jamais le nez de ses chiffres. Il m'a demandé d'étudier la proposition de deux paysans qui possèdent les quatre hectares de champs de blé adjacents aux terres. Ils proposent de me les céder au prix fort pour agrandir la vigne. Ou à un prix raisonnable si je les intéresse aux récoltes. Le dottore a déjà fait les calculs et me farcit la tête de pourcentages, de bénéfices et d'un tas d'autres choses dont je me contrefous. On veut me voir crever, et toutes les additions du monde n'y changeront rien.
Le secrétaire de l'évêque, assisté de Don Nicola, veille aux préparatifs de la messe. Une télé est déjà là. Je n'ai rien demandé de tout ça. Je veux rentrer chez moi.
– Monsieur Polsinelli, je travaille pour la Croix-Rouge et...
Sans le laisser terminer je lui colle le dottore dans les pattes.
– Monsieur Polsinelli, je suis le clerc du notaire, si vous pouviez passer à son étude rapidement, s'il vous plaît...
– Monsieur Polsinelli ! Je suis le dessinateur, je peux vous montrer les croquis de l'étiquette de la prochaine bouteille.
– Monsieur Polsinelli, je suis entrepreneur, je vous propose mes services pour reconstruire vos caves, parce que...
Eux aussi veulent ma peau. Je vais encore avoir besoin d'un miracle si je veux tenir encore un peu. 25 % pour ces ordures ? Plutôt crever, plutôt fuir, rentrer à Paris, ou n'importe où ailleurs, dans un endroit où on ne me connaît pas, où on ne me retrouvera jamais. Je vais peut-être créer la première colonie italienne aux Galapagos.
Mais vous ne m'aurez pas.
Dès seize heures trente, le dottore m'a fait part de ses conclusions. Calculs à l'appui, après une synthèse de toutes les propositions, il était en mesure exactement de doubler les bénéfices prévus.
– Réfléchissez, Signor Polsinelli.
Réfléchir à quoi ? À de nouveaux emmerdements ? Doubler les nuisances, doubler les chantages ? Je l'ai quitté en lui promettant d'étudier la question.
Ils ne m'auront pas.
J'ai voulu changer de route, par méfiance, et prendre le raccourci que m'avait indiqué Marcello. Et je me suis demandé si c'était vraiment une bonne idée. C'est en passant à portée du champ de blé qu'il a commencé à pleuvoir. Des pierres. Une, deux, qui m'ont rasé le crâne, je n'ai vu personne, j'ai pensé à un gosse ou deux planqués dans un arbre. Et puis, un nuage entier de cailloux a explosé au-dessus de moi, je me suis mis à courir, des centaines d'autres ont jailli de partout, je n'ai pas pu voir qui les lançait, des gosses ou des adultes, perchés dans les hauteurs ou courbés dans les plantations. Une pierre m'a cogné le dos, j'ai crié, en une fraction de seconde j'ai pu voir une fermière avec un foulard blanc sur la tête se pencher vers le sol pour prendre d'autres munitions.
Qu'est-ce que je leur ai fait...
Ils m'auront, si je reste une heure de plus au village.
J'ai couru à m'en faire péter les poumons. J'ai saccagé les champs sur mon passage, j'ai rejoint la ville comme un dératé, proche de l'asphyxie, les passants m'ont applaudi, je n'ai pas ralenti jusqu'à la maison de Bianca.
Elle cousait à la machine, devant le téléviseur.
– C'est quoi, cette mallette, Antonio...?
J'ai hésité à lui dire que cette mallette pouvait lui être aussi fatale qu'à moi.
– Je m'en vais ou je crève ici, j'ai dit, sans réussir à reprendre mon souffle.
Je dois être immonde à voir. Suffocant, couvert de boue et ruisselant de sueur. Avec ma tête de dément. Elle m'a pris dans ses bras.
– Tout le village m'a demandé des renseignements sur toi. De quelle famille tu venais, si tu comptais partir, et quand.
– Partir ? À quelle heure part le dernier car pour Rome ? Vite !
– À cinq heures.
Moins dix, à ma montre.
Je me suis dégagé de son étreinte, trop violemment sans doute, et me suis rué dans la chambre où j'ai fourré mes affaires et quelques liasses de liquide dans un sac. Bianca n'a pas dit un mot, elle s'est remise à son ouvrage en faisant semblant de ne pas me voir. Brusquement j'ai pensé que je n'existerais jamais plus pour elle. La trouille s'accommode trop bien des remords. J'ai hésité, une seconde, à lui dire au revoir. Et je suis parti.
Le car contenait une trentaine de personnes, des pèlerins pour la plupart.
– On part quand ? j'ai demandé au chauffeur, installé près du guichet.
Il m'a montré trois doigts. Au fond du car, j'ai repéré des places vides, et m'y suis affalé.
Giacomo et le dottore s'occuperont de tout. Ils se débrouilleront sans doute mieux sans moi pour faire fructifier les terres. Et je reviendrai quand toute la ville sera calmée, quand l'évêque aura fini sa messe, quand ses sbires auront fini leur enquête, et quand les Américains seront de retour au pressing. Je colle ma joue contre la vitre, pour jeter un ultime regard sur Sora...
Tout est redevenu plus calme.
Hormis le chauffeur qui discute, nerveux, avec deux ou trois employés de la compagnie.
Je ne sais pas si c'est ma parano montante, mais j'ai bien l'impression qu'ils me regardent. Deux commerçants rappliquent, je reconnais le patron du café. Ils jettent des œillades discrètes de mon côté. Je me trompe sans doute. Je vais devenir dingue si je me laisse avoir par la suspicion. Les trois minutes sont écoulées. Le chauffeur tarde, leur discussion s'anime, ils s'efforcent de parler bas, j'ouvre la fenêtre sans entendre pour autant, le chauffeur secoue la tête, on lui prend le bras, on le secoue un peu. Je ne comprends rien.
Il monte dans le car, sans s'asseoir, et lance à la cantonade :
– On a un petit problème de moteur. Faut réparer. Le car ne pourra pas partir maintenant. La compagnie est désolée. On va essayer d'en trouver un autre d'ici ce soir. Tout le monde descend !
Les passagers grognent, se lèvent, essaient de parlementer avec le chauffeur qui fait de grands gestes désolés.
Je reste là, stupide, pantelant, sans pouvoir réaliser ce qu'il vient de dire.
Les ordures...
Ils ne m'auront pas. Je sors et passe devant le petit groupe, le patron du bistrot tourne la tête ailleurs. Vous voulez me ferrer, me retenir, m'empêcher de bouger... Je ne sais pas ce que vous cherchez. Mais vous ne m'aurez pas.
Je tourne le coin de la rue à l'endroit où d'habitude sont garés les trois seuls taxis de la ville. On m'attrape par le bras, je sursaute, prêt à envoyer mon poing dans la gueule de celui qui cherche à me retenir.
– Hé... Hé ! Calmez-vous, Signor Polsinelli ! C'est moi, vous me reconnaissez ?
Le notaire. Qu'est-ce qu'il fout là...?
– Je vous cherche partout, mais on peut plus vous mettre la main dessus !
– Mais si, tout le monde y arrive sauf vous. Je suis pressé, qu'est-ce que vous voulez ?
– Je tenais juste à vous dire que... C'est délicat... Je me trompe peut-être, mais...
Il s'approche de mon oreille et lance des regards furtifs autour de nous.
– Je suis astreint au secret professionnel, signor... Mais on ne peut pas éviter toutes les fuites... Je n'y suis pour rien, je peux vous le jurer... Mais tout le village a fini par savoir qu'il y avait... la clause...
– Quelle clause ?
– Comment ça, quelle clause ? C'est la première chose dont je vous ai parlé quand vous êtes arrivé ! La clause qui dit qu'après vous vos terres reviennent entièrement à la commune...
– Comprends pas.
– Vous le savez bien, c'était le souhait de M. Trengoni. Au cas où vous refusiez les terres, elles revenaient au village entier. Même chose après votre... votre décès.
– Pardon ?
– Tout est sur le papier. Et maintenant que Sant'Angelo nous a fait la grâce de revenir, et que vous avez fait des millions avec la vigne...
Un mal de tête commence à me marteler le crâne.
– Méfiez-vous, Signor Polsinelli...
À peine supporté par mes jambes, je m'adosse contre un mur.
– Attendez une seconde... Attendez... Vous essayez de me dire que pour se partager la vigne, les villageois seraient prêts à...
– Je ne dis rien, moi. Je vous mets en garde, c'est tout. Alors bonne chance, signor...
Il me laisse tomber et me salue d'un petit geste de la main.
Les gens changent de trottoir.
La terrasse du café est pleine et parfaitement silencieuse.
On t'aime trop pour te laisser partir... avait dit le gosse, hier.
Tous ces visages muets, aux fenêtres.
Immobiles.
Un taxi débouche du coin de la rue, je me précipite presque sous ses roues, il pile.
– Vous êtes cinglé ou quoi ! gueule le chauffeur.
Il est à vide, je veux m'engouffrer à l'arrière mais il bloque la porte.
Au loin, derrière le camion des pastèques, je repère une silhouette discrète qui lui fait signe de ne pas me prendre.
– Peux pas, j'ai une course...
Je ne sais plus quoi faire, je ne tiendrai pas longtemps face à cette conjuration. Je fouille dans mon sac et sors une liasse de fric bien compacte. Je n'ai aucune idée de la somme.
– Tout le paquet si vous me sortez de la ville...
Le gars, prêt à partir, hésite un instant devant la liasse. Puis il regarde le groupe d'hommes qui approche doucement vers nous.
– Bon, montez...
J'ai à peine le temps de monter qu'il démarre comme un damné, les hommes hurlent de rage.
– Va fan'culooooo ! leur crie le taxi, avec un bras d'honneur.
Il évite de justesse deux piétons, on balance des objets sur la carrosserie, le chauffeur s'en fout, et nous, nous fonçons droit vers le Ponte di Ferro pour sortir de Sora.
– Vous avez des problèmes, signor ? me demande-t-il, en riant presque.
– Vous allez en avoir aussi.
– Moi ? Des problèmes ? Je connais pas ça, je suis napolitain.
Son accent le prouve et sa conduite aussi. Les Napolitains ne connaissent qu'une version très expurgée du code de la route, elle se résume à une seule règle d'or : « N'arrête jamais de rouler, des fois qu'on te vole les pneus. » Le taxi grimpe une petite colline, je peux voir au loin la cascade d'Isola del Liri, un petit village voisin par lequel il faut passer pour rejoindre le chef-lieu.
– Maintenant qu'on est sorti, on va où ?
– À la gare de Frosinone.
– Avec la liasse que vous m'avez montrée je vous emmène à Rome, si vous voulez...
Elle était si grosse que ça, cette liasse ? Dans la précipitation je n'ai pas eu le temps de compter.
Le taxi ralentit.
– Qu'est-ce qui se passe ?
– Regardez devant vous, signor... C'est ça que vous appelez un problème ?
Les deux Cadillac nous arrivent de front à faible allure. Côte à côte, elles sont plus larges que la route. Le taxi s'arrête.
– Hé... C'est vous qu'ils cherchent, ces gars ?
Il s'arrête en face des deux monstres blancs, et croise les bras, calme, pas le moins du monde étonné.
– Mais faites demi-tour ! On va pas rester là ! On peut retourner vers...
– Écoutez, signor, gardez votre pognon, j'évite les problèmes parce que je sais bien les repérer. Tout Sora c'est rien à côté de ces quatre gars-là. Et moi je suis qu'un Napolitain...
Joe, le barbu, est apparu en premier, Henry, le Noir, l'a suivi avec un flingue tendu. Parini est apparu, précédé de son troisième homme de main.
Trois pétards sous le nez du taxi, je regarde tout ça comme un spectateur. Presque distrait. Et déjà résigné.
– The guy is mine... dickhead2, fait Parini au Napolitain.
– Non c'è problema... Non c'è problema ! Calma !
Pas eu le temps de dire un mot, Henry et Joe m'ont empoigné comme un sac de fiente pour me jeter à l'arrière de leur bagnole. Celle de Parini a démarré en premier, direction Sora, Henry a suivi, et Joe m'a maintenu la tête sous la banquette avec le calibre sur la tempe.
Pendant que mon front frottait contre le cuir du siège, ils n'ont pas arrêté de parler dans un argot new-yorkais incompréhensible, j'ai essayé d'entendre un mot, une indication sur le sort qu'on me réservait. L'un a dit qu'il avait envie de mortadelle. Il s'est étonné qu'on trouvait de la pizza aussi en Italie, mais moins bonne que chez lui. L'autre a répondu que les bagnoles qu'on louait à Rome étaient de vraies carrioles. Mais je ne suis pas sûr d'avoir bien tout compris.
– T'as réfléchi, Polsinelli ?
Le visage à quelques centimètres de la vase, j'ai hurlé un oui, tout de suite. La rive du Liri est parfaitement déserte. Henry et Joe, qui me retenaient par les cheveux à la surface du fleuve, m'ont ramené vers le bord.
– Vingt-cinq pour cent ?
– C'est d'accord...
– C'est d'accord ? Alors, où tu les as mis ? a demandé Parmi, tout en dégustant un énorme morceau de pizza ruisselante.
– Qu'est-ce que vous voulez dire ?
Quand il a claqué dans ses doigts, j'ai eu droit au petit rafraîchissement que je pensais bien avoir évité.
L'eau brouillée m'est rentrée par le nez et m'a glacé les yeux. J'ai tenu, quelques secondes, immobile, et j'ai secoué la tête comme un forcené pour qu'ils abrègent la torture, ça a duré un siècle, j'ai même voulu plonger entièrement sans pouvoir me délivrer de cette main crispée sur ma nuque.
– Tout ce que je vois, c'est que t'as essayé de nous fausser compagnie, c'est pas vrai, peut-être ? Où tu les as mis ? a demandé Parmi, pendant que je regonflais mes poumons.
– Je n'ai... pas... l'argent sur moi...
Parmi jette sa croûte de pizza à l'eau et s'essuie les doigts avec le mouchoir qu'on vient de lui tendre.
– Écoute, Polsinelli. Je suis né ici, mais j'ai pas l'intention d'y finir. Mais toi, si tu y tiens, on peut t'arranger ça. Moi, je vais pas m'éterniser chez ces ploucs. Rien que là où on a dormi hier, mes gars avaient l'impression de coucher dans une étable. Alors, basta, tu piges ?
– J'ai pas le fric... attendez les prochaines vendanges...
Il a claqué des doigts. J'ai gueulé à mort, ils m'ont plongé jusqu'à la ceinture, ma bouche s'est remplie d'eau et là, ma gorge a explosé.
Mon corps a cessé de lutter, net.
Temps mort.
On m'a hissé sur la rive.
Une gifle m'a ranimé.
– Maintenant c'est cinquante-cinquante, Polsinelli. Metà per uno, capish ? Fifty-fifty, O.K.?
– ... Oui...
– T'as une dette, Polsinelli. Demain matin je veux te revoir avec ce que t'a rapporté la moitié de la vente des 30 000 litres. Compris ?
Non, je n'ai pas tout compris. Les portières ont claqué, au loin. De hautes herbes humides et boueuses me recouvraient le visage. Mon souffle a fini par s'apaiser, doucement. J'ai fermé les yeux. Les vêtements trempés m'ont glacé les os mais je n'ai pas eu la force de les enlever. Une voiture est passée à toute allure, sans me voir. J'ai eu envie de me traîner au bord de la route pour en arrêter une. Et rentrer chez Bianca. Sans savoir si elle voulait encore de moi. Mais, là aussi j'ai renoncé, un regain de conscience m'a interdit de demander de l'aide à un gars qui ne demanderait pas mieux que de me faire passer sous les roues. Et de recommencer une fois ou deux, pour être sûr.
Tu te venges, Sant'Angelo...
C'est la seule explication. Tu m'en veux à ce point-là ?
Demande-moi ce que tu veux. Fais-moi expier. Mais sois clément.
Fais quelque chose.
Juste un signe.
En rampant, j'ai trouvé une pierre plate et sèche, où j'ai posé la tête.
Nuit.
Une portière qui claque. J'ai cru qu'ils revenaient.
Deux hommes tout en noir se sont penchés vers moi pour me tirer du fossé, l'un sous les aisselles et l'autre par les jambes. Et m'ont engouffré à l'arrière de la Mercedes. C'est quand on m'a posé une couverture sur les épaules que j'ai reconnu les deux émissaires du Vatican.
Juste à côté de moi, j'ai enfin pu voir le visage de cet homme qui hier accompagnait l'évêque sans pourtant sortir de la voiture.
Un visage maigre, des petites lunettes ovales, des cheveux coupés en brosse, des lèvres épaisses où on lit un sourire calme. Il porte un costume noir avec une petite croix au revers. Patiemment, il a attendu que je retrouve mes esprits, sans bouger, sans rien dire. Je me suis emmitouflé dans la couverture en me recroquevillant le plus possible.
– Vous traversez de pénibles épreuves...
– Vous parlez français...?
– Je parle quatre langues, mais je n'utilise pas la vôtre aussi souvent que je le voudrais.
– Vous vous débrouillez plutôt bien.
Une voix sereine qui apaise tout ce qui se passe autour. Un regard totalement relâché, des yeux fixes qui ne cillent jamais. Aucune comparaison avec tous ces hystériques dont on ne voit que les dents et qui crachent leurs mots. Il pose le bout de ses doigts sur mon avant-bras.
– N'attrapez pas froid. En été, c'est redoutable.
– Vous me raccompagnez ?
– Bien sûr.
Il fait signe à ses hommes de monter et de démarrer. Une vitre nous sépare d'eux. Je n'ai pas eu besoin de leur donner l'adresse.
– Qui peut prétendre voir clair dans les desseins du Seigneur ? Vous êtes le propriétaire de cette vigne, monsieur Polsinelli ?
– Oui. Et vous ?
– Mon nom ne vous dirait pas grand-chose. Disons que je suis un homme de finances, il en faut n'est-ce pas ? C'est même une rude tâche que de gérer le patrimoine de l'Église.
– ...?
– Je ne vais pas rentrer dans le détail, mais pour simplifier on pourrait dire que je suis en quelque sorte, le banquier... Oui, disons-le, le banquier du Vatican.
Les caves du Vatican, les trésors du Vatican et toutes les histoires qu'on raconte à ce sujet. Je me suis mis à trembler sans plus savoir s'il s'agissait du froid. J'ai réussi à freiner une tempête de curiosité qui m'aurait fait poser deux mille questions plus indélicates les unes que les autres.
– Demain aura lieu cette messe. Vous vous doutez bien qu'une telle cérémonie servira d'« officialisation » – le mot est correct ? – du culte de Sant'Angelo par notre Église. Vous rendez-vous compte de ce que ça suppose ?
Que le miracle est homologué. La vigne devient un authentique lieu saint. Reconnu et honoré par la plus haute autorité.
Je ne voulais pas faire remonter les choses aussi loin. Dario non plus. Je comprends mieux l'acharnement des deux enquêteurs.
– Des milliers de pèlerins vont venir se recueillir aux pieds du saint. Il faudra construire une nouvelle chapelle, organiser des offices, et cætera... Demain sera un grand jour. Qu'est-ce que vous en pensez ?
Le plus grand mal. Je n'avais rien prévu de tout cela. Rien. Ni le raz de marée des commerciaux, ni le débarquement des Américains, ni la convoitise de la ville, ni le doigt de Dieu qui pointe son sacrement. Je voulais juste un petit coup d'éclat, un petit miracle aux alouettes, et basta, je rentrais chez moi avec une prébende. Voilà.
Il a croisé les bras, avec toujours cet étrange sourire aux lèvres. À la réflexion je me demande si c'est vraiment un sourire.
– Mais imaginez un instant qu'au lieu de cette bénédiction on annonce aux fidèles que toute cette entreprise diabolique n'a servi qu'à leur extirper le denier du culte. Que des impies ont violé la mémoire d'un saint pour engraisser les marchands du Temple.
– Qu'est-ce que vous voulez dire... Je ne.
– Que la chapelle a brûlé à l'essence, que la statue a été ignifugée, que la bâtisse a été soigneusement « préparée » pour s'ouvrir ainsi, et que Marcello Di Palma est un formidable acteur. Vous niez ?
À quoi bon. Depuis le début j'ai senti que ces gars-là n'étaient pas du genre à crier hosanna devant un tas de braises mortes. Dario a essayé de jouer au plus fin avec les ministres du Très Haut. Voilà. Et comme un con, j'ai suivi. Comment ai-je pu me croire assez malin pour rivaliser avec eux ?
Hein, Antonio ? T'as l'air de quoi, maintenant. Fallait bien que ça finisse un jour. À côté d'eux, Parini et ses trois petites frappes sont des guignols.
– Qu'est-ce que vous comptez faire ? je demande.
– Crier publiquement le sacrilège. Vous remettre aux autorités, et notre mère l'Église veillera à ce que vous ne sortiez pas de la geôle avant trente ans. Elle en a le pouvoir. Imaginez la déception de nos fidèles et de tous ceux que vous avez trompés. Le peuple de Sora et de toute la région. Et je ne parle que de la justice des hommes. La moins terrible. Vous avez commis le péché suprême.
La voiture est déjà entrée en ville.
– À moins que vous et moi nous trouvions un modus vivendi. La solution la plus heureuse pour nous tous. Le principal est d'épargner à nos fidèles un aussi cruel aveu, je vous l'ai dit, qui peut prétendre voir clair dans les desseins du Seigneur ? Peut-être vous a-t-il délégué, vous, pour rendre hommage à notre bon Sant'Angelo, trop tôt oublié, je vous l'accorde...
Silence. Je me mords la lèvre pour éviter de dire une connerie.
– Et avec tout l'argent que pourrait rapporter la récolte de ce vin, nous saurions quoi faire. Nos projets sont multiples. Bâtir un hôpital, créer un lieu saint, des écoles. Nous n'avons pas encore décidé. Il nous faut tant d'argent pour toutes les œuvres qui nous restent à accomplir. Ce vin pourrait être une aubaine pour tous les malheureux. Je vais sans doute vous l'apprendre, mais nous avons été surpris par la somme des demandes de paroisses qui voudraient utiliser le vin de Sant'Angelo pour célébrer les offices. C'est là que nous est venue l'idée d'en faire le vin de messe officiel à travers toute l'Italie...
– Vous plaisantez...?
– Est-ce que j'en ai l'air, monsieur Polsinelli ? Mais, après tout, rien de ceci ne vous regarde. Ma proposition est simple : vous lâchez tout, les actes de propriété, les réserves, et tous vos calculs dérisoires. Nous savons mieux que tous les petits gestionnaires que vous fréquentez comment procéder. Autrement dit : faites-nous un don...
– Un don ?
– Disons qu'aux yeux de tous c'en sera un. En contrepartie nous versons annuellement 500 000 de vos francs sur un compte anonyme que vous ouvrirez dans la banque de votre choix.
La voiture s'arrête devant chez Bianca. Les derniers clients du bar sont hypnotisés par mon arrivée en Mercedes. Le conducteur sort pour m'ouvrir la porte. Le patron du bar croit à une hallucination.
– J'ai entendu dire que vous aviez des problèmes avec la ville. Et peut-être avec d'autres, encore...
– Vous êtes bien renseigné.
– Les voies du Seigneur sont impénétrables, n'est-il pas... Réfléchissez à cette proposition. Mais avez-vous le loisir de refuser ?
Non. Bien sûr que non. Il le sait aussi bien que moi.
– Et sachez que si vous acceptez notre marché, vous bénéficiez totalement de notre protection. Je ne pense pas que qui que ce soit oserait la mettre à l'épreuve.
Avant de repartir, il a ajouté :
– Pour ça, ne vous faites pas de souci. Je passe vous prendre vers onze heures ? Et nous irons ensemble à la cérémonie, n'est-ce pas ?
Il a relevé sa vitre et leur voiture s'est évanouie en silence.
Autour de moi, des visages mauvais, étonnés, silencieux.
J'aurais pu me faire lyncher dans la plus grande impunité.
Mais personne n'a osé m'approcher à moins de dix mètres.
J'ai senti comme un champ magnétique tout autour de moi.
Bianca a tout vu de sa fenêtre. Elle a disparu, un moment.
Et j'ai entendu la porte de sa maison s'ouvrir.
– On a oublié le verrou, je te dis.
– La serrure et le verrou, à double tour, j'ai déjà vérifié, Antonio. Essaie plutôt de dormir, le jour va se lever.
– Pour quoi faire, dormir ? T'as du Tranxène ? Il est quelle heure ?... Ou du Valium, oui, ça c'est bien... Ou du Temesta, juste un ou deux. S'il te plaît.
– J'ai rien de tout ça... Je peux te faire une tisane...
– Une tisane ! Tu te fous de qui ? Ils sont pourris ces volets... Ils servent à rien, je te dis... T'as de l'alcool ? De la grappa, un truc... Je sais pas...
– Du vin ?
– Du vin... Je veux plus entendre parler de ce putain de vin... J'ai envie de... J'ai envie de... Comment on dit « gerber » dans ta langue ? « Gerber », vous gerbez jamais, vous, les ritals ? Je suis sûr que le verrou n'est pas fermé des fois on est sûr d'avoir fait un truc, on en est persuadé, à tel point qu'on l'oublie, il est quelle heure...?
– Réveille-toi, Antonio. Ça va être l'heure de la messe.
... Les vignes... Il faut que je rejoigne les vignes...
– Bianca...? Il est quelle heure...?
– Presque onze heures. Tu t'es endormi il y a deux heures à peine.
Oui... Je me souviens. Le soleil était déjà haut. Mes paupières ne s'ouvrent plus... Il faut que je rejoigne les vignes... Le banquier a raison. Sans sa protection je suis foutu. Il va tout reprendre en main. Et je pourrai rentrer à Paris...
– Une voiture m'attend en bas ?
– Oui. Une grosse.
– Une Mercedes ?
– Non. Une Cadillac.
– ...?
– Et la deuxième cherche à se garer...
Je me rue sur Bianca et la secoue de toutes mes forces, elle hurle.
– Tu veux me faire crever ici ou quoi !
– Tu deviens fou, Antonio !
Elle éclate en sanglots et m'envoie une gifle en pleine gueule.
Je jette un coup d'œil dehors à travers les rideaux. Ils sont là. Ils m'attendent. La Mercedes n'arrive pas.
– Aide-moi, Bianca...
Elle essuie ses larmes avec un coin de tablier. Lentement, elle reprend son souffle et réfléchit un instant.
– Tu veux vraiment sortir ?
– Oui...
– Dans le patio... Il y a la vespa de mon père. Elle marche encore, je la prête souvent.
– Et alors ?
– Je sors la première pour les retenir une seconde, et tu files. Et ensuite, j'ai plus qu'à prier pour toi, Antonio...
J'enfourche la mobylette, elle sort, j'attends un instant et fonce dans la rue sans me retourner, une voiture m'évite de peu, je fais hurler le moteur.
J'avale la Via Nazionale en trois coups d'accélérateur, je ne peux plus regarder en arrière, on gueule sur mon passage, le soleil m'aveugle.
Ne pas regarder en arrière...
La route se resserre, je suis déjà à la limite de la ville. Je sors de l'asphalte pour m'engager dans le chemin de pierraille.
Quelques bêtes à cent mètres de moi, le berger lève les bras pour me prévenir, je ralentis une seconde et regarde derrière moi. Les Cadillac me talonnent, je contourne le bétail, trop vite, et je dérape dans le fossé en hurlant.
Projeté contre un arbre.
Je suis sonné mais parviens à me relever, cassé en deux, une cheville me fait hurler de douleur, le berger fonce vers moi en gueulant, le bâton brandi en l'air. Je m'enfonce dans les bois, deux coups de feu résonnent, je cours n'importe où, des branches me giflent, je trébuche dans des buissons. La brûlure au pied m'arrache des cris rauques que j'essaie de réprimer pour éviter qu'ils me repèrent.
Ces salauds vont m'avoir...
La forêt est immense, si je m'y perds, les autres s'y perdront peut-être aussi... Je ne sais pas comment rejoindre les vignes... Il faudrait que je m'arrête un instant pour me repérer dans cette jungle...
Impossible. Pas le temps.
Ces salauds ne m'auront pas.
J'ai couru longtemps, la cheville brûlante, sans pourtant sentir la douleur. À bout de souffle, je me suis écroulé à terre.
Tout est redevenu silencieux.
Et j'ai attendu. En soufflant comme un bœuf écorché.
Lentement j'ai relevé la tête. Et puis, au loin, entre les frondaisons, j'ai vu cette fenêtre.
Une phrase m'est revenue en mémoire.
Tu vois les lumières, là-bas, derrière les arbres ? C'est là que j'habite. Je voulais juste, te dire ça... Si t'as besoin de t'abriter...
C'est la maison de Mangini. Sans savoir encore pourquoi, j'ai poussé un soupir.
Des larmes me sont montées aux yeux quand il a ouvert la porte. Nous sommes restés un instant, l'un devant l'autre, sans savoir quoi dire.
– Signor Polsinelli...?
Il m'a fait entrer dans une grande pièce presque nue avec une gigantesque table en chêne de plus de trois mètres de long. Je m'assois et me masse la cheville, ivre de fatigue. Mangini prend un air dégagé, comme s'il n'avait pas senti que j'étais mort de peur.
– Ça fait dix fois que je l'invite depuis son arrivée, mais je ne pensais pas qu'il viendrait juste aujourd'hui... Quand tout le monde s'agite autour de ses terrains.
– Dites, Signor Mangini, je peux me reposer un instant chez vous...? On cherche après moi, ce serait trop long à vous expliquer...
Il se dirige vers un placard et sort sa carabine, qu'il charge et pose sur la table.
– Personne ne pourra vous retrouver, ici. À moins qu'il ait dit à quelqu'un qu'il allait chez ce vieux brigand de Mangini...?
– Non, personne ne le sait.
Entre ses murs, sa présence et son fusil. Je me suis senti tout de suite en sécurité.
– Dites... Vous n'êtes pas si vieux que ça, Signor Mangini.
– Qu'il me donne un âge.
– Soixante.
– Merci. J'en aurai soixante-treize le mois prochain.
Sa troisième personne de politesse est revenue, comme un automatisme.
– Qu'est-ce qu'il pense de ma maison ?
Elle est superbe. Une petite villa à deux étages, en plein cœur de la forêt. Le refuge rêvé pour un ermite qui ne fait pas son âge.
– J'ai construit ça tout seul, en 53. Parfaitement seul. Pas un seul homme dans le village n'est venu m'aider.
Il a dit ça sur un ton de rancune et de fierté mêlées, une petite vacherie revancharde à laquelle je ne m'attendais pas.
– Parce que tout le monde me hait dans ce village, on ne lui a pas dit ?
Je ne comprends pas pourquoi il dit ça mais, vu ce que les gens de Sora m'ont fait subir, je suis tout prêt à le croire.
– Tout le monde a l'air de bien vous respecter, Signor Mangini.
– C'est pas du respect, c'est du silence !
Je ne cherche pas à en savoir plus. Tout ce que je veux, c'est m'attarder le plus longtemps possible dans cette maison qui sent bon la pierre sèche et le bois ciré.
Justement, à mesure que nous parlons, une odeur me saisit par surprise, je la sens graduellement monter, j'en cherche l'origine partout dans la pièce. Mangini n'y prête aucune attention, comme si son nez en était saturé depuis des lustres. Le mien frémit plusieurs fois, l'accoutumance à l'odeur s'installe petit à petit, et je la perds déjà. Un parfum bizarre, hybride, végétal, chaud et fade à la fois, sans couleur. Elle ne fait appel à rien que je connaisse déjà, mais suggère un mélange de choses qui, prises indépendamment, ont toujours fait partie de ma vie.
– Allez, il doit se reposer un peu, il peut enlever son gilet, Signor Polsinelli. Il doit avoir faim avec tout ce qui se passe, non ? J'allais justement me mettre à table. Il sent ce qui arrive de bon, là derrière...?
De la bouffe ? Une odeur de graillon ? J'aurais pu tout imaginer sauf ça, de la vapeur de foin séché, le remugle d'un herbier jamais ouvert, des émanations de braises et de cendres, tout sauf quelque chose qui cuit en vue d'être goûté. C'est bien le contraire de chez Bianca, où le moindre fumet me donne envie d'une orgie romaine. Pourtant je ne me sens pas vraiment rebuté par ce qui mijote. Curieux, tout au plus. En deux mouvements il a dressé le couvert. Quand il a sorti une troisième assiette, je me suis levé lentement.
– Vous attendiez quelqu'un ?
– Oui. Un parent. Qu'il se rassoie.
– Écoutez, je n'ai pas très faim, je n'étais pas prévu et je ne veux pas vous déranger...
Mangini sort une bouteille et remplit deux verres de vin.
– C'est mon neveu, le fils de ma sœur. Il passe me voir de temps en temps. Depuis la mort de sa mère, on s'est rapprochés, lui et moi. Et s'il n'était pas là, je crois bien que je ne parlerais à personne de toute l'année. Mais si vous n'avez pas envie de rester, dès que mon neveu arrive, il vous raccompagnera à Sora, ça va bien comme ça...?
– Non, pas à Sora, sur les vignes. Je dois aller sur mes vignes.
– Pour la messe ? Comme il voudra ! Alors ? Vous restez ?
Bien sûr que oui. Je ne peux pas faire autrement. Et je n'en ai plus envie. Je jette un coup d'œil vers la carabine. Il le remarque.
– N'ayez plus peur de rien, personne ne vous retrouvera ici. Asseyez-vous dans le salon, le temps que le neveu arrive et que je mette l'eau à bouillir.
La cheville me fait moins mal, ce n'est ni une fracture ni même une entorse. Rien que pour changer d'ambiance, je quitte la salle à manger, passe devant la cuisine d'où nous vient cette odeur indescriptible, et pénètre dans une grande pièce où un vieux fauteuil écaillé trône devant un gros coffre en bois qui doit servir de repose-pied. Exactement ce qu'il me fallait. Il n'y a absolument rien d'autre autour. Un vide glacé. Pas de télé, pas de photos de famille sous cadre, pas de magazines. Juste un fauteuil et un coffre. Un dépouillement étudié. Un climat étrange.
Quelles heures peut-on passer dans une telle pièce ? Qu'est-ce qu'on y cherche ? Du repos, de l'oubli ?
Ou bien le contraire. On y rassemble ses pensées profondes, le fruit de ses méditations, ses souvenirs. Il faut avoir déjà tout dans la tête.
– Il a trouvé de quoi patienter, Signor Polsinelli...? crie-t-il du fin fond de la cuisine.
Trouvé quoi ? Il n'y a rien à trouver ici, on peut tout juste perdre ce qu'on avait déjà en entrant. Cette pièce doit servir à attendre que les choses remontent d'elles-mêmes. Il suffit d'attendre. Et doucement, elles refoulent. Elles émergent.
Le coffre est juste à mes pieds. Tentant.
Je regarde vers la cuisine, pose une main sur le crochet. Sans faire le moindre bruit, je soulève le couvercle.
Il m'a fallu l'ouvrir entièrement pour y discerner le contour des deux seuls objets qu'il contenait. J'ai d'abord cillé puis plissé les yeux.
Pour tenter d'y croire...
Au fond de cet abîme en bois, j'ai vu cette grosse épaisseur de tissu noir et plié, avec un col impeccablement lisse et rigide. À côté, un revolver qui ressemble à un luger. Le revolver aurait dû me foutre la trouille. Mais c'est plutôt la chemise qui m'a causé un choc. La chemise noire dont le col est brodé d'une initiale rouge. Le M.
Je sens le cœur me battre, jusqu'aux tempes.
Ils étaient toujours bien propres ces salauds-là, mais vers la fin, ils étaient plus très fiers, les fascistes. Je sais pas pourquoi, mais le Compare et moi, on avait la trouille des camps de concentration. Y avait pas vraiment de raison, mais on avait peur quand même d'être envoyés à la mort. C'était comme ça, c'est pour ça qu'on essayait de pas les rencontrer. Mais ça arrivait, des fois, et ils se foutaient de nous, ils nous traitaient de lâches. J'ai pas osé élever la voix, et ça prouve qu'ils avaient sûrement raison. Mais j'avais envie de leur dire que mon seul honneur, dans l'histoire qui nous a menés jusque-là, c'était d'avoir jamais rencontré un seul type qu'a voulu me faire la peau, d'avoir jamais rencontré un seul type à qui j'ai voulu faire la peau, que j'avais jamais vu la première ligne de ma vie, que pendant leur connerie de Campagne de Grèce j'ai attendu que ça se passe tout seul. Pendant quatre longues années. Et c'était pas encore fini.
– C'est presque prêt, Signor Polsinelli...!
Un ancien fasciste...
Mangini faisait partie des troupes de Mussolini. Un de ces forcenés que mon père a toujours retrouvés sur sa route, jusqu'au bout. Je ne savais pas qu'il en existait encore, des vrais, comme on les voit dans les films, noirs et propres, des compagnons de la mort aveuglés par un Duce impeccable et lisse. Le M de Mussolini, sur la chemise, était un grade réservé aux officiers. Un privilège. Mon hôte n'était pas n'importe qui.
– J'espère qu'il a faim...!
Faim...? Un authentique fasciste m'invite à dîner, il me recueille, me protège. Et s'inquiète de ma faim. J'ai refermé le coffre.
Ses grands gestes m'invitent à passer à table. Son port de tête, sa violence, sa rigidité naturelle, son ermitage, tous ces détails se mêlent, s'expliquent, et je ne peux m'empêcher, même à tort, de les draper dans une chemise noire.
– C'est presque prêt, asseyez-vous, mon imbécile de neveu a tout juste une minute pour arriver pendant que les pâtes sont encore chaudes. Vous allez goûter à ma spécialité ! Ammazza !
Je ne sais plus quoi faire, partir, lui cracher à la gueule, lui hurler tout ce que mon père pourrait hurler. S'il n'a pas brûlé sa chemise et jeté son calibre au feu c'est par nostalgie. Chacun sa guerre. Chacun ses souvenirs. Chacun ses trophées.
Je pensais m'être fait un ami.
Mais malgré tout le dégoût qu'il m'inspire, il faudrait que je sois cinglé pour l'insulter et quitter les lieux quand des types veulent me plomber, au-dehors. Je suis coincé. Et forcé de choisir le moindre mal.
– Je les fais bouillir à peine, c'est comme ça qu'il faut les manger. Vous savez pourquoi les Italiens mangent les pâtes al dente ? Parce que c'est un plat de pauvre, et dans les temps difficiles ils les mangeaient presque crues pour qu'elles continuent de gonfler dans l'estomac, ça tient au ventre bien plus longtemps.
– Vous sentez cette odeur fétide ? je demande.
– Quelle odeur...?
– Cette odeur de cuisine.
– Ma sauce ?
– C'est une sauce à l'huile de ricin ?
Les bras croisés il me regarde, un peu hébété, puis il retrouve son sourire en coin.
– On ne cuisine pas à l'huile de ricin.
– Oui, j'oubliais, c'est même le contraire, avec l'huile de ricin on purge.
Silence. Je ne m'assois toujours pas. Il retourne dans sa cuisine sans relever mon allusion à la purge. Je regrette déjà, ça m'a presque échappé. Comme si je voulais à toute force qu'il me vire de chez lui. Sa voix parvient jusqu'à moi dans un bruit de friture.
– Il est jeune, Signor Polsinelli... Mais je l'admire quand même. Il parle comme un gosse de chez nous, il ressemble à un gosse de chez nous, et il est aussi débrouillard qu'un gosse de chez nous. À croire que tous les gosses de chez nous naissent maintenant à Vitry-sur-Seine.
Je reste un moment debout sans savoir prendre de décision, sans savoir quoi dire.
– À table !
Tout s'embrouille. Lui, son âge, son passé, son histoire et toutes les choses que je n'ai pas envie de connaître. Il revient de la cuisine en portant comme un calice un gros saladier d'où s'échappe cette odeur étrange, puis pose le plat sous mon nez et immédiatement je réprime un haut-le-cœur et porte une main à ma bouche.
– Elles sont parfaites... Parfaites ! Si ça ne lui plaît pas, je peux vite préparer autre chose, mais il aurait tort.
Son enthousiasme semble de plus en plus sincère. Il sourit et me tape sur l'épaule. Je sens qu'il a envie de me faire partager sa faim.
Je ravale un instant mon dégoût pour regarder dans l'assiette qu'il me sert. Un magma blanchâtre sans sauce, pas même une goutte d'huile, des petits filaments verts, épars, des feuilles bouillies, et une sorte d'émulsion jaune qui n'égaye rien Aucune esthétique, sûrement aucun goût. Seule l'odeur fade a pris un regain de chaleur et de violence.
Il s'attable avec bonheur, me sourit avec la plus grande gentillesse. Un silence se fait.
Je retire lentement la main de ma bouche. Ferme les yeux. Et c'est seulement maintenant que l'essentiel m'apparaît.
Je réprime un nouveau hoquet, je transpire, je n'arriverai pas à maîtriser mon estomac plus longtemps.
– Qu'est-ce qui se passe, Antonio...? Il n'aime pas les rigatonis...?
En y regardant à nouveau je retrouve tout, les grains de maïs, les pissenlits, le parfum âpre de la menthe...
Cette odeur obsédante me monte à la tête.
Comment tu as pu bouffer ça, Dario...?
Je me suis penché de côté, un hoquet plus fort que les autres m'a ouvert la bouche et j'ai vomi un filet de bile qui m'a brûlé l'intérieur.
Mangini se lève, un peu défait, et fait un geste des mains pour montrer son désarroi.
Tu comprends mieux, maintenant, Antoine...? Tu te sentais à l'abri, dans cette maison ? Et tu ferais tout pour retourner dehors, hein ? Seulement toi, tu as peut-être encore une chance de t'en sortir... Parce que Mangini ne se doute pas encore que tu as compris... Compris qu'il est bel et bien l'assassin de Dario...
– J'ai déjà eu plus de succès, Antonio Polsinelli... vous allez me faire offense.
– Pardonnez-moi, ça va passer...
– Je suis désolé, c'est une recette à laquelle je tiens. Je pourrais accommoder toutes les sauces d'Italie, même les plus étonnantes, mais je n'aime pas la cuisine qu'on trouve dans le premier restaurant venu. En cuisine, il faut oser !
– Excusez-moi, Signor Mangini... J'ai un malaise... Des bouffées de chaleur... Je vais faire quelques pas dehors, ça ira mieux...
Dès que je me lève, il pose la main sur son fusil, j'ai compris, il a compris, je plaque mon dos contre la porte sans quitter des yeux le vieux fou, je cherche la poignée, la porte s'ouvre d'elle-même...
J'ai poussé un cri quand on m'a empoigné les cheveux, par-derrière.
Un autre quand on m'a cassé les reins. Et ma gueule s'est écrasée contre un meuble. J'ai toussé en me serrant les côtes, j'ai voulu me redresser mais, avec un coup de pied en pleine figure, on m'a obligé à rester à terre.
Je ne sais pas combien de temps a duré ce moment, mais je l'ai fait tarder le plus longtemps possible pour ne pas recevoir d'autres coups.
Mangini s'est penché sur moi et je me suis recroquevillé un peu plus.
– Il se relève pour que je lui présente mon neveu, qu'il connaît déjà.
Porteglia se penche en se massant le poing, comme s'il se préparait à recogner. La première fois j'étais fin saoul. La seconde, j'étais de dos. Ça veut sans doute dire qu'il ne faut pas craindre une pareille petite ordure.
– Solo il nipote capisce lo zio, me dit Mangini.
« Seul le neveu peut comprendre l'oncle. » Ça sonne comme un dicton, il faut s'y attarder un peu pour en saisir le sens, quand il y en a un, et pour l'instant, je ne le vois pas. « L'oncle et le neveu » on dirait une farce à l'italienne. Un presque père et un faux fils. Le lien du sang sans le respect des rôles. La connivence sans le devoir. Le jeu avant toute gravité. Il suffit de voir comment ils ont procédé, en se relayant autour de moi, comme les deux larrons d'une fable dont je serais la pauvre victime. Oui, une fable. Sans morale apparente.
– Qu'il fasse honneur à ma spécialité. Qu'il se force un peu !
Pour appuyer son invitation, il me montre le revolver qu'il a sorti de son coffre et le charge ostensiblement. Comme si le fusil ne suffisait plus. Porteglia m'empoigne, me relève, me pousse sur une chaise. Ils croient sans doute que je vais manger avec un canon sur la tempe. Surtout ce plat de mort. Bouffer ça, c'est se préparer à passer de l'autre côté. Le neveu s'assoit à ma gauche et l'oncle me met une fourchette dans la main, comme à un gosse puis se penche à mon oreille pour faire ce que ferait une mère pour obliger son môme à manger.
– Qu'est-ce qui lui arrive...? Hein...? C'est Attilio qui vous coupe la faim ? Ou bien c'est à cause de la chemise qu'il a vue dans mon coffre ? Il n'en avait jamais vu avant ? Et il pense qu'il serait tombé dessus si je n'avais pas voulu la montrer ? Il a peur du noir ?
J'ai cherché un bon moment quoi répondre, et seule l'insulte m'est venue à la bouche. Et en français. L'insulte, c'est peut-être l'instinct d'une langue.
– Fasciste de merde.
– À croire que je parle le français, j'ai tout compris... Mais j'ai l'habitude, avec les gens du pays. Et ils se trompent, eux aussi. Je n'étais pas un vrai fasciste. En tout cas pas longtemps. Si j'ai gardé la chemise, c'est pas comme relique. C'est plutôt comme le suaire d'un fantôme que je garde bien enfermé dans le coffre.
– Fasciste de merde.
Porteglia m'a balancé une claque dans la nuque. À ce moment-là je lui ai sauté à la gueule pour lui planter ma fourchette dans l'œil. Comme ça. Au cri qu'il a pousse j'ai bien cru avoir réussi, quand en fait je n'ai arraché que sa joue.
Bien sûr il m'a à nouveau roué de coups, à terre jusqu'à me faire péter une arcade avec le bout de sa chaussure. Il a voulu m'aveugler, et a failli y parvenir quand l'oncle l'a écarté.
– Dario n'a pas fait tant de manières, me dit l'oncle.
Le neveu se rassoit, une main sur la moitié du visage. La blessure lui a redonné une vigueur incroyable. Je me relève en gardant une main sur l'œil.
– Au contraire ! Il avait bien aimé la cuisine de tonton, hein tonton ? Je me souviens d'avoir trouvé un gevrey-chambertin de 76 dans une boutique près du Palais-Royal, pour accompagner les rigatonis. Une petite merveille, hein tonton ?
Pas de réponse.
– C'est dans ce quartier que j'ai appris l'œnologie, et j'ai toujours mon petit studio, rue de la Banque, c'est là qu'on a invité Dario. J'adore Paris.
– C'était la première fois que j'y allais, et j'y remettrai jamais les pieds, fait Mangini en gardant une main sur son arme. J'avais même oublié comment on tirait avec ce truc... Pensez, la guerre, c'était y a cinquante ans... Et même là, je m'en étais pas servi beaucoup, j'étais pas un bon soldat...
J'ai fermé les yeux.
– Mais ce petit malin de Dario, c'est vraiment tout ce qu'il méritait, tiens. Six mois plus tôt il était venu m'acheter le terrain, et j'avais bien ri sur le coup... C'est après, quand je l'ai vu traîner autour de la chapelle au lieu de la détruire et poser des questions partout sur Sant'Angelo, que là, j'ai commencé à comprendre ce qu'il avait en tête. Je me souviens même d'un jour où je lui ai dit, comme le stupide que j'étais, que s'il réussissait à faire du bon vin ce serait un vrai miracle, et ça l'a fait rire !
Porteglia pique une pâte sur sa fourchette et me la met sous le nez. Je n'ouvre pas la bouche, il me frotte les lèvres avec, Mangini braque son pistolet vers moi.
– Au début je l'ai pris pour un fou, mais après.. Qu'il se mette à ma place, Signor Polsinelli j'y suis presque né, dans ce terrain, et j'ai jamais rien vu.. Et il a fallu que ce soit un jeune imbécile de petit Parisien qui ait cette idée du diable... J'en ai plus dormi les nuits.
Je mâche sans respirer, ça n'a pas de goût, pas même celui du sel, je ferme les yeux très fort. Et recrache tout sur la table.
– Alors je l'ai prévenu que j'avais tout compris, et que son plan me plaisait bien, et qu'il ne se ferait pas sans moi. Je lui ai laissé le temps de réfléchir et je suis venu à Paris pour une seule soirée, le temps qu'on dîne tous les trois et qu'on discute, il m'a proposé dix pour cent des recettes, une misère, pas de quoi me faire un café... Et je l'ai tué, parce que normalement, après sa mort, y avait plus que sa mère, et sa mère je lui aurais racheté tout le terrain, pas compliqué, et Sant'Angelo, je le faisais revenir moi-même...
Je n'ouvre toujours pas les yeux et m'efforce de ne plus rien entendre. Seul compte le supplice de la fourchette.
À partir de l'hiver 44, on s'est mis à avaler n'importe quoi. Je me souviens même d'une forêt où on a réussi à tenir plusieurs jours en mangeant que des groseilles. Une autre fois j'avais trouvé un rassemblement de tortues, par dizaines, va savoir pourquoi, mais rien ne m'étonnait plus dans ce pays. Fallait tout accepter. J'avais pris le coup avec la pioche pour casser la carapace. Il fallait quatorze tortues pour avoir à peu près 200 grammes de viande. Le meilleur, c'était les œufs, le Compare nous faisait un ragoût plutôt bon, avec. Il était capable de nous fabriquer des gamelles de saloperies trouvées partout autour de nous et ce qu'on arrivait à voler chez les fermiers au risque de notre vie. Avec ces croûtes, ces pissenlits, ces bouts de choses, il arrivait à nous faire manger, fallait pas demander quoi, mais l'important c'était qu'il y arrive, si bien qu'à un moment, le groupe de cinq qu'on était, on a fini par penser qu'il était le plus fameux cuisinier du monde. On a jamais vomi une seule fois, tu penses... Bon, c'est vrai que le plus souvent on pensait à autre chose au moment de faire passer au bout, d'accord, mais c'était quand même un magicien. Pour ça, il en avait, du talent, c'était la seule manière qu'il avait de me faire plaisir, et de me rembourser toutes les vies que je lui ai sauvées, à celui-là.
– Et le notaire m'a annoncé l'arrivée d'un nouveau patron, et là je me suis mordu les doigts jusqu'au sang. On peut comprendre ça, non ? Presque le même que Dario, mais avec quelque chose en moins, ou en plus, je ne sais pas. Et c'est simple, je me suis dit que tout n'était pas perdu et que je pouvais encore lui racheter les terrains avant qu'il comprenne... Même l'argent, même les coups de bâton, rien à faire, le nouveau Parisien était encore plus coriace que le premier.
... Noël 44, je peux pas t'assurer qu'on croyait encore beaucoup en Dieu. On avait tous quelqu'un dans la tête. Une fiancée, un enfant, et à tous ces gens on aurait aimé leur dire qu'on les avait défendus ou protégés. Mon cul, oui.. Quatre ans plus tard, on savait encore moins ce qu'on foutait là, à Noël. Et vraiment plus rien à bouffer, cette fois. On y croyait plus, en Dieu, ou alors on croyait qu'à lui, parce que ce vingt-cinq décembre-là, tu me crois si tu veux, on a vécu comme on pourrait dire : un miracle. Oui, un miracle, j'ai pas d'autre mot. On avait entendu qu'une garnison fasciste venait de s'installer à sept kilomètres de notre trou, avec du ravitaillement. On s'est demandé lequel d'entre nous irait, y en a deux qu'étaient cassants de froid, le petit Roberto il avait la trouille, et on peut pas dire que le Compare lui donnait des leçons de courage, mais de toute façon ce serait moi parce que je pouvais plus tenir là, j'en avais envie... Le Compare a essayé de me retenir, il avait peur d'y passer, loin de moi, et je lui ai promis de revenir. Robertino m'a donné ses chaussures et je suis parti. Et je suis revenu. Et je peux même pas te raconter comment ça s'est passé, parce que je m'en souviens pas beaucoup, j'ai discuté avec eux, j'ai fait semblant de parler, de les écouter, de leur demander des nouvelles d'Italie, mais tout ça j'en avais rien à foutre, tout ce que je voyais c'était la réserve de vivres. J'ai mangé, ils se sont foutus de ma gueule, un gradé m'a dit qu'il m'accueillait dans son détachement, j'avais qu'à mettre l'uniforme si je voulais avoir une chance de regagner le pays. J'ai joué les idiots, j'ai dit que ça pouvait attendre la fin de la nuit, ils sont tous allés se coucher, et je leur ai volé huit kilos de pâtes. Huit... Ça te dit quelque chose... Huit... J'ai mis tout ça dans une cantine, j'ai cru mourir de fatigue, mais je sais pas pourquoi, à l'idée que je devais m'éloigner d'eux, ça m'a poussé des forces partout, et je suis retourné vers les autres qui m'attendaient encore. On s'est tous mis à chialer quand j'ai montré le trésor. Jaune comme l'or... Je peux pas te dire aujourd'hui comment c'était mais... J'avais volé des pâtes sans savoir vraiment lesquelles, c'était la nuit noire... Et au petit matin j'ai compris qu'on avait devant nous, pour les jours à venir, huit kilos de rigatonis...
Une gifle de Porteglia me fait revenir parmi eux. Ils ont fini leur assiette. Mangini se cure les dents, détendu, presque affalé dans sa chaise. Porteglia se ressert du vin et le déguste avec des glapissements de satisfaction.
– Quel beau miracle il nous a fait, le Signor Polsinelli... C'était une bonne idée, le jour du Gonfalone... Mais s'il y a quelque chose que je ne m'explique pas, c'est Marcello...
Ils se figent tous les deux en même temps, échangent un regard, puis s'approchent de moi.
– Vous allez nous le dire, hein...? fait le neveu.
– Mais oui, il va nous le dire, ce qui s'est passé avec ce salopard d'aveugle. Je le connais depuis toujours, cet ivrogne. Je l'ai toujours vu en train de ramper et tendre la main, alors c'est pas moi qu'on va prendre pour un con avec cette histoire de miracle...
... Un miracle, à Noël, après tout, autant ce jour-là... La pasta, quand on l'a pas mangée depuis des mois et des mois, et même plus, c'est mieux qu'un miracle. Le Compare nous avait promis de ne pas les gâcher, ces pâtes, et que pour un jour de fête il ferait le mieux possible, alors il a récolté ce qu'il y avait de meilleur. Et il nous a inventé une recette sur place. Du maïs volé dans une grange, de la menthe, et des pissenlits. Le vrai bonheur, c'était d'avoir du rouge, de la tomate, mais ça, même Dieu il aurait pas pu nous en trouver là où on était, alors le Compare nous a inventé les rigatonis à l'albanaise... On a coupé le reste de bois pour faire un grand feu pour la marmite, on s'est installés autour, comme si on était au cinéma, et petit à petit l'odeur de la sauce nous est montée à la tête, et j'ai jamais senti un parfum aussi extraordinaire de toute ma vie, mon estomac s'est ouvert comme une crevasse, et je me suis dit que les huit kilos pouvaient y passer...
Porteglia, cette fois, m'envoie un coup de poing dans le nez, ça craque en dedans, et ça se met à pisser doucement.
L'histoire de l'aveugle les a énervés. C'est le seul détail qui ne tourne pas rond dans la combine, et Mangini et son neveu ne me tueront pas avant de savoir. Du sang coule sur mes lèvres, et je ne sais pas... Je ne sais pas...
Mes yeux se gonflent tout à coup de larmes.
Après le festin, on est restés là une heure, sans rien lire, le ventre en l'air, à attendre que tout le corps vive son bonheur tout seul sans être dérangé. Tu penses bien qu'après la faim, on pensait tous à la même chose... Le vin... Le vin... Le rouge... Mais ça, même Dieu il aurait pas pu nous en trouver là où on était... Et demander deux miracles le même jour... Robertino, qu'avait des bons souvenirs de cathé, il nous racontait la multiplication du pain et du vin, on lui demandait de répéter le moment du vin, l'un de nous a juré que s'il rentrait au pays, il deviendrait viticulteur et qu'il vendrait rien à personne, mais il est pas rentré. Les huit kilos de rigatonis reculaient un peu l'échéance, on les a fait durer, durer, et le Compare avait pris l'habitude de sa sauce, on pouvait pas lui demander d'innover... Malgré tout on attendait la mort. On y pensait comme tous les soldats. Sauf que nous on était même plus soldats... J'te le dis, j'ai déjà payé, fils, pour toi et ton frère, et pour les fils que vous aurez, et il faut que jamais vous vous retrouviez dans un merdier pareil...
Mangini n'en peut plus. Mon silence n'a fait qu'enflammer sa hargne. Pourquoi me laisserait-il en vie ?
– T'en profiteras pas, de cet argent, Antonio... Ça me ferait trop de honte. Trop de mal. Et puis, comment je pourrais te laisser sortir d'ici, hein ? Maintenant que tu sais que j'ai tué l'autre petit crétin.
J'ai bien essayé de parler.
De négocier.
De me débattre.
Mais je ne peux même plus ouvrir la bouche.
Je vais faire la même fin que toi, Dario.
Normalement je devrais avoir peur.
Mais ça ne vient pas.
Je ne sais pas pourquoi.
– Dommage... J'aurais bien aimé comprendre ce dernier tour du Dario... Comment il a rendu la vue à cet aveugle de merde... Parce que c'était une idée de Dario, hein ? Vous vous ressemblez vraiment, tous les deux...
Mangini m'empoigne le menton entre le pouce et l'index, il serre fort et tourne mon visage pour pouvoir le scruter d'encore plus près.
Sa voix s'est faite plus douce. Dans ses yeux, j'ai vu un petit éclat de tendresse, furtif.
– Toi... Antonio... T'es un peu comme Dario... Mais y a quelqu'un d'autre à qui tu ressembles encore plus... Bien plus... C'est pas étonnant, tiens...
En février, Robertino est mort sur le chemin de Tirana, et le Compare et moi, on s'est retrouvés tous les deux, comme toujours depuis le début. C'était même un mystère, on aurait dit qu'on était immortels tant qu'on restait ensemble, et en danger de mort si un s'éloignait un peu trop. On a marché en pensant au bateau. Et puis, une nuit, on a vu un campement, des bruits, du feu, et le Compare, à bout de force, a voulu y aller tout de suite, et je l'ai empêché, c'est vrai, on savait pas ce qu'on allait trouver, des Allemands, des résistants albanais, des fascistes, des amis ou des ennemis, il fallait plutôt attendre le matin. Et je me suis endormi en lui disant : « fais-moi confiance, imbécile, ça t'a pas porté malheur jusqu'à maintenant »... Tu me crois si je te dis qu'on m'a réveillé le matin avec un coup de botte...? Des fascistes, j'avais gagné le gros lot, et j'ai pensé que le Compare et moi on était encore plus dans la merde que la veille, et je lève les veux et je vois ce con-là, debout, tout propre, tout noir. Au début j'ai pas bien compris, j'étais pas bien réveillé, je me souviens, je l'ai regardé en lui disant : « hé ho... t'es dingue ou quoi ? Faut qu'on rentre, on n'a pas que ça à foutre ». Je sais pas ce qu'il est allé leur raconter mais l'un d'eux a sorti un pistolet et m'a demandé de les suivre, j'ai couru comme un fou et j'ai reçu cette balle dans le haut de la jambe. Une douleur qui me lance encore aujourd'hui. Ils ont dû croire que j'étais mort, et personne n'est venu vérifier... Même pas lui...
Je n'ai pas peur. Mangini me presse toujours le visage dans sa paume. Il saisit son arme et pointe le canon sur ma tempe.
– Pourquoi tu t'es mêlé de tout ça, Polsinelli ? Quand j'ai entendu le nom que tu portais, j'ai fait un saut dans le temps... Loin en arrière... De Polsinelli, j'en ai jamais connu qu'un...
Il me regarde encore plus intensément, je ne le supporte pas, je ferme à nouveau les yeux.
– C'est le diable qui l'avait fait exprès, de m'imposer ce coup du sort... Presque cinquante ans plus tard... Alors j'ai ri, en t'attendant.
Sa main s'est mise à trembler, mes paupières se sont contractées.
Après la détonation je me suis écroulé à terre, j'ai hurlé, et j'ai vu.
La vitre brisée.
Porteglia prostré à terre, et Mangini, debout, immobile, les deux mains soutenant son flanc droit.
Au-dehors, une silhouette, derrière la vitre.
Je n'ai rien.
Porteglia hurle, la porte s'ouvre. Je suis vivant. Mangini titube un instant puis se penche sur la table et y pose le front. Je n'ai jamais pensé que j'allais mourir.
On entre. Mangini relève la tête. Je suis bien. Tout va bien.
Mon père. Au seuil.
Il est là.
Porteglia rampe vers moi et me supplie.
Je n'ai jamais eu peur.
J'ai reconnu son pas claudicant, il avance vers Mangini, recharge son fusil et plaque le canon sur sa nuque.
Et je pensais au Compare en me disant, mais qu'est-ce qui lui a pris ? On s'est toujours débrouillés sans personne, sans l'armée, sans chef, sans arme, sans bouffe, avec juste l'envie de rentrer qui nous tenait au ventre, et tant qu'on était deux on évitait le pire, et on préférait être à poil plutôt que mettre une chemise, noire, rouge, ou kaki. Et j'ai eu de la peine pour lui, tiens... Passer aussi près de toutes ces conneries et tomber dedans quand on sent qu'on arrive au bout... Ça, je savais pas comment il allait vivre avec, rentré au pays. J'avais que de la pitié pour ce gars...
Il n'a pas cherché mon regard. Il ne s'est occupé que de Mangini, vautré sur la table. Ils se sont dit des choses, avec les yeux, des choses qui ne me concernaient pas, et ça a pris du temps.
Loin.
Il y a quarante-cinq ans de cela.
Ils en avaient, des choses à se dire, dans les regards.
L'un l'autre