Perché sur mon balcon, je fouillais le paysage en essayant de discerner la flèche de Notre-Dame au travers des antennes. Quand j'ai emménagé, l'ancien locataire m'avait assuré l'avoir vue, par temps dégagé, sur les coups de dix heures du matin. J'habite en vis-à-vis des Salons Laroche, un endroit festif qu'on loue pour y faire des soirées à tout casser, à commencer par les oreilles des voisins, et je suis le seul riverain à ne pas m'en plaindre. J'allais grimper sur un tabouret quand une femme de ménage sur la terrasse d'en face, traînant dans une poubelle les reliefs de la nuit, a essayé de m'en dissuader.

– Ça serait idiot, à votre âge. Pensez qu'on va vers l'été.

Dans un bruissement de paillasson j'ai compris que j'avais du courrier et j'ai attendu un moment que la concierge s'éloigne. Le téléphone a sonné à l'instant où j'ouvrais la porte. Mais j'ai eu le temps de voir cette chose inerte, si blanche et si noire, qui m'a griffé les yeux au moment où j'allais y tendre la main.

La sonnerie insiste.

À l'autre bout, la voix d'une de mes sœurs, je l'ai appelée Clara mais il s'agissait de Yolande. Mon père aurait dit Anna. Une chance sur trois, mais on perd toujours.

– Antoine... Tu sais quoi ?

– Quelqu'un est mort.

– Tu sais déjà...?

Je lui ai demandé de patienter un moment. Mon cœur s'est emballé et je suis retourné prendre la chose au liseré noir. Il y avait un mort dedans, il me suffisait d'ouvrir l'enveloppe pour y débusquer son nom. Je me suis demandé s'il valait mieux le lire ou se l'entendre dire. J'ai hésité, une seconde, avec le téléphone dans une main et le faire-part dans l'autre. Le lire ou se l'entendre dire ? L'un et l'autre me donneraient la nausée, sans trop savoir pourquoi.

En fait, non, je sais bien pourquoi. C'est parce que le défunt et moi, on est déjà morts mille fois sur des champs de bataille, on s'est donné le coup de grâce chaque fois que la cavalerie n'arrivait pas à temps, on s'est provoqués en duel, à dix pas, face à face, et chacun son tour. On se figeait net, trois secondes, le visage déchiré d'une grimace, avant de s'écrouler à terre.

Et dire qu'on allait vers l'été.

– C'est Trengoni, j'ai dit, vers le combiné.

– J'ai vu sa mère hier, en passant chez les parents. Tu vas y aller, à l'enterrement ? Elle aimerait bien que tu sois là, la mère Trengoni.

– Pourquoi ?

– ... Comment pourquoi ? T'es un peu salaud de demander ça... T'étais son pote, non ?

Ensuite elle m'a dit comment Dario était mort. Mais je n'ai pas voulu y croire. Ce n'est pas comme ça que meurent les amis d'enfance.

*

Des mères, en pagaille. La sienne, pas loin du trou et du prêtre, et la mienne, à bonne distance dans la hiérarchie des douleurs, et toutes les autres, avec ou sans leurs rejetons, des garçons, pour la plupart. J'ai l'impression de relire le faire-part : Monsieur et Madame cosi, cosa, coso, cosello, cosieri, cosatello, et leurs enfants...

Pratiquement tout le monde, sauf mon père, à cause de sa patte folle. La mère Trengoni n'a pas fini de le visiter, ce cimetière, avec un mari, et désormais, son fils unique. Elle doit se demander si ce départ en France était une bonne opération. Telle qu'on la connaît, elle ne trouvera plus jamais l'occasion d'y retourner, au village, pour ne pas les laisser seuls, ses deux hommes.

Mes sœurs ne sont pas venues, ni mon frère, personne ne le connaissait vraiment, Dario. Juste une figure folklorique du quartier. Ils ont tous pensé que j'étais le seul d'entre nous à avoir une place légitime dans le cortège. Avec Dario, en sortant de l'école, on se cachait pour rire comme des bossus en voyant passer des cercueils vers le cimetière du Progrès. Parce que situé dans la rue du Progrès, derrière la cité de H.L.M. Du même nom.

J'ai un grand-père dans la division voisine. Pour me soustraire à ce bloc de silence je cherche des yeux sa croix en fer forgé que mon père avait ramenée de l'usine. Celle de Dario est toute simple, juste son nom et ses dates. Dans l'attroupement j'essaie de repérer toutes les têtes que je ne connais pas, et j'en trouve quatre ou cinq. Quelques nuages arrivent par le nord. Manquerait plus qu'il pleuve, en plein été. Le prêtre va bientôt cesser de nous sermonner. Arrive le moment le plus redouté, le défilé devant la mère, où les plus peinés la prendront sur leur cœur, et les plus inspirés se fendront d'une petite phrase où il est question d'ici-bas, de là-haut, et bien sûr de là-bas, une vraie connerie bien sentie qui ne réconfortera personne, mais rares sont les occasions, dans le coin, de faire un peu de métaphysique. Certains s'emparent du goupillon, mais ce sont les autres qui m'intéressent, ceux qui restent en retrait, ceux qui n'osent pas et qui pourtant sont venus jusque dans ce cimetière du Progrès, perdu au fin fond d'une banlieue rouge. J'y vais ou j'y vais pas, au goupillon ? Il y a bien cette femme dont le visage est caché par un voile, tout près, sur ma gauche. Elle renifle bruyamment, sûrement trop, je déteste ce genre de démonstrations méridionales. Pour pleurer avec autant de cœur, on en a certainement le droit. Je sens déjà chez elle toute l'étoffe d'une mater dolorosa. Pourtant je ne vois presque rien d'elle, ni ses yeux ni ses jambes, et une intuition me dit que cette femme ne pleure pas en italien mais en bon français. Avec ses paumes devant sa bouche on ne sait pas si elle pleure ou si elle prie.

Dario ? Dario ? C'est qui, cette nana ? Ne me dis pas que tu avais réussi à agripper une Française pour clôturer ta carrière de latin lover de sous-préfecture ? T'as entendu le curé parler de toi ? Ça te semble juste, quand il parle de ta gaieté et du souvenir que tu laisseras en nous ? Tu veux que je t'en fasse une, moi, d'oraison funèbre ? T'étais rien de plus qu'un beau gosse qui attendait que le monde s'en aperçoive, t'étais trop feignant pour devenir un voyou, trop fier pour malaxer de la pâte à pizza. Ce que tu avais de bien à toi ? Pas grand-chose, à part tes idées lumineuses pour tenter de cavarsela comme tu disais, se faire une place au soleil, faire son trou. Mais sans creuser. D'autres s'en sont occupés, aujourd'hui, du trou, et t'auras au moins réussi ce coup-là. Le curé qui prononce toutes ces belles paroles ne soupçonne pas qu'il a été ta première victime, t'avais pas dix ans. Les faux billets de tombola de sa kermesse. Tout ce fric, tu l'avais joué au tiercé. Et qui se souvient de ton passage au radio-crochet de la Fête des Lilas ? T'avais fini deuxième, après un groupe de rock du plateau. T'avais chanté, la main sur le cœur, un vieux truc de Bobby Solo : Una lacrima sul viso... Mon père y était allé aussi de sa petite larme, tellement il riait. Et toi, la reine d'un jour, t'as pensé que ça y était. Voilà ce que tu laisseras dans nos mémoires, une succession de combines invraisemblables dont le seul mérite est de ne jamais t'avoir coûté la taule.

C'était pas une raison pour te retrouver étendu là-dedans si vite. Je n'ai parlé de ta lettre à personne, mais je n'ai pas réussi à l'oublier entièrement. On dit que tu es mort d'une balle dans la tête, qu'on t'a retrouvé sur les quais de la Seine, à la limite d'Ivry. Tu crois que ça m'a surpris ? Je me refuse à admettre que tu n'as pas fait une grosse connerie, après toutes celles que tu m'as fait écrire. Je ne peux pas m'empêcher de penser que tu la méritais peut-être, cette balle, comme tu as mérité toutes les raclées que t'as reçues étant môme. C'était quoi, cette somme à rembourser « si on t'en laisse le temps » ? La promesse d'une culbute qui t'aurait fait devenir adulte ?

Et celle-là, sur ma gauche ? Elle pleure comme une fille qui s'appellerait Raphaëlle. Elle a trouvé en elle toutes les larmes que je n'ai pas su chercher. On ne mesure pas le chagrin à la même aune. Et la mienne n'est pas si grande.

Mais je ne suis pas le seul. Deux types postés à une dizaine de mètres de nous, l'un en bras de chemise et l'autre en blouson, assistent aux adieux, adossés à des platanes. Quelque chose me dit que ces gars-là ne vibrent d'aucun chagrin. Combien sommes-nous dans le même cas ? J'ai évité le goupillon de justesse mais j'ai embrassé la mère Trengoni. C'est pas que j'en avais vraiment envie mais j'ai le même âge que son gisant, et avec ma gueule de petit brun aux yeux noirs, je me suis dit qu'elle voulait peut-être sécher ses joues sur les miennes, un instant.

Quand elle m'a étreint si fort, je me suis senti prisonnier de sa douleur.

*

L'après-midi fut terriblement long. Ma mère m'a donné l'ordre formel de rester dans le quartier aussi longtemps qu'il le faudrait, sans pour autant me donner une raison valable. Mon père, moins vindicatif, m'a tout de même demandé de faire un effort. J'ai senti que c'était sérieux quand il a abandonné le dialecte pour un italien clair et pur, un toscan qu'il n'emploie que pour parler grave. Comme s'il abandonnait son parler paysan pour devenir un monsieur, un signore, bref, quelqu'un de crédible. Dans ces moments-là, rien ne m'inquiète plus que son passé simple, et sa troisième personne de politesse me cloue de trouille. La mère nous a servi un expresso à frôler la tachycardie, et il m'a expliqué ce qu'on attendait de moi.

On ne laissera pas la mère Trengoni souffrir en paix. La police ne sait pas trop comment procéder, avec une vieille femme brisée qui ne parle qu'un jargon déjà incompréhensible pour les « étrangers » vivant à un jet de pierre de son village natal. Ils n'ont pas encore réussi à l'interroger depuis qu'on a découvert le corps, à chaque fois ils provoquent une tragédie antique et se retrouvent trempés de larmes. J'ai tenté d'imaginer la tête de deux flics aux prises avec une grosse dame qui pleure dans une langue inconnue et qui refuse l'idée d'une balle dans la tête de son fils unique. Ils ont besoin d'un interprète qui aurait, du même coup, bien connu le défunt. L'interlocuteur idéal, quoi... Elle n'a pu citer qu'un seul nom.

Dario m'avait demandé de la version, désormais les flics veulent du thème, et moi je ne sais plus comment me défaire de cette langue que j'ai longtemps cherché à oublier. Personne ne se doute à quel point il m'est pénible de jongler avec les nuances chaloupées d'une langue qui ne m'inspire plus vraiment de respect. La version, passe encore, mais le thème... Je peux transformer E così sia en Ainsi soit-il, mais l'inverse me demande des heures. Et si je me méfie autant du thème c'est parce que j'ai déjà connu ce calvaire, poussé à son extrême, au centre de cancérologie Gustave-Roussy. En passant voir un ami je m'étais arrêté une seconde devant cette pancarte qui demandait des bénévoles bilingues français-italien, pour les 40 % de malades débarqués de tous les coins de la péninsule. Les ritals font plus confiance à leurs garagistes qu'à leurs médecins. Naïf, je m'étais dit que je pouvais être utile, au hasard de mes visites, à des malades angoissés qui ne comprenaient pas un traître mot aux terribles révélations des toubibs. Des petits services simples, gentils, sans conséquence.

Funeste erreur.

Ma candidature s'était répandue comme une traînée de poudre dans tout l'étage, des femmes sont arrivées, seules, entièrement chauves, ou avec des entants, chauves, dans des chaises roulantes, et des hommes tenant des goutte-à-goutte à bout de bras. Les nouveaux arrivants, les émigrants du cancer, tous pleins de comment, de pourquoi, et de combien de temps. Une avalanche de mots, une tornade d'espoirs, un magma d'angoisse, et tout ça retenu au fil fragile de la langue. Tous m'accaparant, me racontant leur histoire, me forçant à l'urgence de la confidence. Je m'en suis plutôt bien tiré, les infirmières ont pu répondre aux premières questions, les plus simples, les chambres, les repas, le fonctionnement de l'hôpital, les papiers à remplir. Un médecin m'a prié de l'accompagner dans une chambre, juste quelques minutes, pour une malade qu'il venait d'opérer la veille d'une tumeur au visage. Le nœud encore lâche dans ma tripe s'est resserré d'un coup. Comment on dit « tumeur », déjà ? Quand j'ai vu cette femme, la tête enrubannée de gaze, j'ai senti que le plus dur restait à faire. Le thème. Le toubib me demandait d'expliquer à la malade comment elle allait vivre la suite de son existence. Pas question de se tromper d'adjectif ou de choisir le mauvais adverbe, chercher un maximum d'exactitude dans une langue autre que la sienne. Restituer la précision du bilan glacé d'un chirurgien.

– Dites-lui que l'opération s'est bien passée, et que toutes les cellules malades sont parties.

Je traduis comme je peux, elle comprend, elle hoche la tête, je souffle.

– Dites-lui qu'on lui enlève les pansements dans une dizaine de jours. Dites-lui en revanche que la tumeur était plus importante que prévu, et que malgré une bonne chirurgie plastique, on ne pourra jamais rattraper cette cavité dans la joue gauche.

Depuis ce jour, j'ai dit adieu à la traduction.

 

Une chemise blanche, un blouson, je n'ai pas été surpris en les revoyant là, attablés autour d'une nappe cirée jaunâtre maculée de brûlures de cafetière. L'un d'eux scrute le calendrier des postes posé sur la table en écartant du bout des doigts la branche de rameaux qui perd ses feuilles sur le mois de mars. La vieille est là, un peu à l'écart, le voile noir rabattu derrière le front. Elle a voulu que je m'assoie près d'elle, ma main droite pétrie dans les siennes, et les inspecteurs ont fait semblant de trouver ça naturel. Je me suis présenté comme ex-copain de Dario, nous avons convenu de la difficulté de communication avec la vieille, ils m'ont remercié d'emblée pour le service, avant même la première question. Les flics de la commune de Vitry-sur-Seine, avec ses 35 000 immigrés de partout, sont confrontés à ça tous les jours. Discrets, compréhensifs, ils ne m'ont fait traduire que des questions simples et claires qui auraient pu se résumer à une seule : qui était Dario ? Le portrait qu'en avait fait le curé le matin même n'avait pas dû leur servir à grand-chose. Activités, moyens de subsistance, fréquentations, salaire. La vieille n'en a quasiment jamais rien su, c'est là le drame. Mais pourtant, il vivait ici, avec vous...? Il sortait le matin, il revenait parfois le soir, il n'a jamais rien fait de mal. J'ai expliqué aux flics que pour une mamma italienne, voir son fils rentrer avant la nuit était la garantie formelle de son honnêteté.

– Il avait des ennemis ?

– Aveva nemici ?

– No ! No !

Énervé, j'ai sorti une cigarette et j'ai attrapé un briquet en plastique bleu qui traînait sur la table.

Après une bonne heure de ce petit jeu de questions sans réponses, le flic en blouson, lassé, a fait glisser l'interrogatoire sur moi, mine de rien. J'ai dit tout ce que je savais de Dario, peu de chose en vérité, et j'ai cru bon d'omettre notre dernière rencontre et l'histoire de la lettre. Pourquoi j'ai fait ça ? Pour deux raisons, toutes simples, toutes bêtes : mon serment à Dario de la boucler pour le restant de mes jours. J'ai surtout redouté que le simple fait d'évoquer cette somme d'argent à rembourser d'urgence et cette madame Raphaëlle faisait de moi à coup sûr la piste numéro un de leur enquête. Et moi, je n'ai surtout pas envie d'être une piste.

– Est-ce qu'elle se souvient de la soirée du 22 juillet ? Il a mangé ici, il est sorti vers quelle heure ?

Elle a cherché, longtemps, les larmes aux yeux. Elle avait préparé le dîner, il n'a touché à rien, il est sorti vers vingt heures pour ne plus jamais rentrer, et c'est tout.

– Vous êtes sûre qu'il n'a pas touché à son dîner ? Qu'est-ce que vous aviez préparé ?

J'ai trouvé la question parfaitement anodine, au regard des précédentes.

– Pasta asciutta.

– Ce sont des pâtes sans sauce ou presque, j'ai dit.

Les deux inspecteurs se sont regardés, sceptiques. L'un d'eux m'a expliqué que dans le cas d'un meurtre on fait obligatoirement une autopsie du corps. Avec ce qu'on a retrouvé dans l'estomac de Dario on sait que, deux heures avant de mourir, il a ingéré une ration de pâtes. Et, apparemment, rien d'autre. J'ai failli leur demander quel type de pâtes c'était, mais j'ai pu visualiser un instant le magma gluant qu'on y avait trouvé.

– Il semblerait qu'il les ait mangées ailleurs qu'ici, on a retrouvé aussi du maïs, et une herbe qui pourrait bien être de la menthe.

– Et des pissenlits, aussi, a ajouté l'autre.

– Ouais, des pissenlits. C'est pas ça, la pastachutta, hein ? Demandez-lui si son fils aurait pu trouver ça dans le frigo, un reste, je ne sais pas...

Quand j'ai évoqué le maïs, les pissenlits et la menthe, la vieille m'a regardé comme si je parlais de cyanure. Non, la mère Trengoni n'a jamais préparé ça de sa vie. Aucune Italienne au monde ne mélangerait une horreur pareille. Comment Dario a-t-il pu avaler ça ? Je suis presque sûr que ni l'un ni l'autre de ces ingrédients n'entre dans aucune recette de pâtes. Quelque chose m'échappe.

– Demandez-lui si son fils possédait une arme.

Je connaissais déjà la réponse.

– Et vous, monsieur Polsinelli, il ne vous a jamais montré d'arme à feu, un revolver ? La balle qui l'a tué était une neuf millimètres.

– Je ne l'ai jamais vu avec ça en main, j'ai fait. Et j'y connais rien.

La mère Trengoni en a eu subitement assez, elle m'a dit, dans son patois : « dis-leur d'aller se faire foutre ».

Je n'ai jamais eu de chance, avec cette langue.

Comme s'ils avaient compris, ils sont partis en me disant en aparté que la vieille ne facilitait pas les choses. Ils m'ont remercié à nouveau, ont pris note de mon numéro de téléphone et sont partis vers onze heures du soir. J'allais leur emboîter le pas quand la mère Trengoni m'a retenu par la main rouge et moite qu'elle n'avait cessé de triturer durant tout ce temps. En tête à tête, elle avait envie de me parler de lui dans un jargon qui sonnait de façon de plus en plus naturelle à mon oreille.

– Tu me le donnes à moi aussi, ton téléphone, Antonio...?

Comment refuser ? Je n'en aurais pas eu le temps, elle m'a tendu un bout de papier et a ouvert le tiroir de la table où j'ai pu voir un monticule de stylos à bille, tous identiques, du même bleu marine que le briquet dont je m'étais servi toute l'après-midi. En y regardant à deux fois, j'ai compris que le stylo que Dario m'avait donné pour écrire la lettre sortait du même tiroir. Elle m'en a tendu un et j'ai griffonné mon numéro. Sur les deux objets, j'ai repéré la même publicité en caractères gothiques : Le Up. Club Privé. Avenue George-V. Le genre d'adresse qui ressemble plutôt au fils qu'à la mère. J'ai rangé le stylo dans ma veste de deuil.

– Dario aurait dû rester avec toi. T'étais un bon copain. Il aurait dû partir à Paris et trouver un métier, plutôt que rester ici, à traîner. Trois mois de ça il m'a dit qu'il voulait retourner chez nous, à Sora, cultiver le petit terrain de vigne qu'on avait. C'était le mieux pour lui. À Paris ou à Sora, mais pas ici. In questa strada di merda...

Je suis repassé chez mes parents pour un rapport en bonne et due forme. Ma mère avait préparé un plat de fanes de navets cuites et un reste de petites pâtes en forme de plomb dans un bouillon de poule. Pas eu le courage de faire une vraie sauce, elle a dit. J'ai siroté le bouillon à même la casserole posée sur le poêle à mazout, et mon père a baissé le son de la télé pour ne pas perdre une miette de ce que je racontais. J'ai pris mon mal en patience, j'avais le sentiment que tout Paris m'attendait, que mon costume et ma cravate noirs allaient finir au feu, que j'allais bientôt fermer la parenthèse de cette journée de deuil banlieusard, triste à en crever moi-même.

J'ai raconté sommairement l'entrevue, j'ai demandé au vieux ce qu'était un calibre neuf millimètres, au cas où il s'en souviendrait, mais il n'a pas daigné répondre.

– Le plus marrant c'est que Dario a dit qu'il voulait cultiver la vigne, il paraît que les Trengoni ont un bout de terrain, là-bas ?

– La vigne vers Sant'Angelo ? il a demandé, nerveux.

– Je sais pas.

– Cretino...

J'ai parlé de ces pâtes retrouvées dans l'estomac du mort, et là, le père s'est dressé sur sa jambe valide et a claudiqué jusqu'à moi. Il a ravalé sa surprise, comme si de rien n'était, et m'a demandé de répéter.

– Répéter quoi ?

– Le maïs.

– Bah... oui. Avant de mourir il a mangé un plat de pâtes avec du maïs.

– Et quoi d'autre ?

– Ils ont parlé de menthe... Et de pissenlits.

Il est resté un moment silencieux, concentré, puis il a demandé une chaise et s'est assis face à moi en me donnant l'ordre de cesser une seconde d'avaler cette soupe.

– Maïs, pissenlits et menthe...? C'est sûr...?

– Bien sûr... J'avais jamais entendu parler de ça. Hein m'ma ? T'as jamais fait ça, toi ?

Ma mère, inquiète, a juré devant Dieu qu'elle n'avait jamais mis en présence ces trois ingrédients dans une casserole. Elle ne sait même pas ce qu'est la menthe. Elle a tout de suite voulu savoir quel genre de pâtes on avait retrouvé.

– Pasta fina o pasta grossa ?

J'ai répondu ce qu'aurait dit un médecin légiste : va savoir...

Et, brusquement, le père a commencé à marmonner des syllabes sans origine, comme saoul, puis s'est remis à boiter vers le petit buffet pour en sortir la bouteille de grappa. Ma mère n'a pas eu le temps de riposter, il a bu quelques gorgées à même le goulot et s'est figé une seconde pour laisser passer la brûlure. Cette bouteille-là lui est interdite, il le sait, mais ma mère a dû sentir que, ce soir, il ne supporterait pas l'ombre d'une remontrance. Et moi, ça ne me regarde plus vraiment, malgré une réelle curiosité quant à cette subite envie d'avaler quelque chose de fort.

En rangeant la bouteille, il n'a dit qu'un mot.

– Rigatonis...

– Qu'est-ce que ça veut... Pourquoi tu parles de rigatonis ?

– Parce que c'est ça qu'il a mangé. Des rigatonis.

– Comment tu le sais ?

– Parce que c'est moi qui te le dis.

Le genre d'arguments formels qu'il affectionne.

– Explique-toi, porco Giuda !

Les rigatonis sont des pâtes larges, trouées et striées afin de mieux s'imprégner de sauce. Un calibre assez gros pour diviser une famille en deux, les pour et les contre, et chez nous, mon père à lui seul se chargeait du contre. Il a toujours détesté les pâtes qu'on mange une à une et qui remplissent la bouche. Il est fervent défenseur des capellinis, le plus fin des spaghettis, cassés en trois et qui cuisent en quelques secondes. Est-ce pour le geste agile de la fourchette slalomant dans une entropie frétillante, ou bien cet étrange sentiment de fluidité dans le palais, mais il n'en démord pas. Il masque quand la mère nous en fait, des rigatonis. De là à leur imputer la mort de Dario, il abuse.

– Mais qu'est-ce que c'est que cette histoire ? je demande, la voix haut perchée, avec un demi-sourire.

Pour toute réponse il rallume la télé et s'installe dans le fauteuil. La musique d'orgue de Barbarie du ciné-club de la deuxième chaîne nous plonge dans un drôle de climat.

– Laissez-moi, je regarde le film.

Ma mère, avec un geste discret de la main, me demande de laisser tomber. Après tout, elle le connaît mieux que moi.

Je ne dois pas louper le dernier bus. Avant de partir, j'embrasse mon père qui ne devrait plus tarder à aller soigner sa jambe.

– C'est quand, la cure ?

– Domani mattina, dit ma mère. Et ça me tarde... elle ajoute, sans qu'il l'entende.

Je suis sur le seuil de la porte et pourtant j'hésite, moi qui ne me fais jamais prier pour quitter cet endroit. Il faut que je reparte à la charge. Une dernière fois.

– Dis, c'est quoi, cette histoire de rigatonis...?

Il s'est levé d'un bond, pour hurler, et j'aurais pu m'attendre à tout sauf à ça, il a gueulé en me traitant de crétin, et en me donnant l'ordre de partir, de rentrer chez moi, à Paris, en hurlant que je n'avais rien à foutre dans cette maison.

Ma mère est sortie de la pièce, peut-être pour fuir sa colère, et il a remis ça, en disant que c'était déjà assez pénible de partir en cure, et que personne n'était là pour l'aider. Il a conclu en disant qu'un jour ou l'autre je pourrais bien faire la même fin que Dario.

Un grand numéro. Une représentation exceptionnelle.

Pendant tout ce déferlement de hargne j'ai regardé du côté de la télé. Histoire de ne pas baisser les yeux à terre. Quand il m'a flanqué dehors, je n'avais toujours pas pigé pourquoi il m'avait pris pour cible. En revanche, j'avais compris pourquoi il tenait tant à le voir, ce film. La marche sur Rome. L'histoire de deux apprentis fascistes qui s'endoctrinent pour un plat de polenta.

Ça ressemblait à un souvenir de guerre.

*

Agité, chiffonné dans les draps, la nuit a fini par me donner un peu de fièvre. Avec les souvenirs de Dario qui m'ont brûlé le front en attendant l'aube. Il lui a fallu être sous terre pour venir hanter mon sommeil. Dans une demi-somnolence j'ai mis en scène le moment de sa mort, au ralenti, avec le duel de deux acteurs dont l'un a le visage mal éclairé et l'autre, avec force trucages, grimace du mieux qu'il peut en réalisant que son cervelet vient de s'écraser contre un mur. Très mauvaise fin, ça m'a énervé, j'ai ouvert les yeux d'un coup et me suis dressé sur mes jambes pour aller voir ce qui se tramait sous mes fenêtres. Pas grand-chose, les habituels fêtards sur la terrasse d'en face, le camion de la voirie, une voiture qui démarre, une légère clarté qui vient brouiller les ténèbres. Quatre heures trente, trop tôt pour tout, surtout pour me mettre au boulot, même si on a la chance de bosser à domicile. Je regarde cette maquette en polystyrène qu'un architecte m'a commandée pour fin septembre. J'ai le temps. J'en ai trop. Il est trop tôt pour tout.

Pas pour un peu de café bien serré. J'ai voulu en faire un bon, un de ceux que je ferais goûter à une fille pour l'épater. Sans doute ma manière à moi de célébrer l'enterrement d'un petit rital. Certains auraient pris une cuite, moi je fais un café qu'il aurait bu en connaisseur. De l'eau minérale, avec juste une toute petite pincée de sel. Le café, un mélange colombien, que je mouds assez gros, à cause du temps chaud. Je pose le filtre dans le réservoir et visse le couvercle. Qu'est-ce que tu dis de ça, Dario ? Ça t'étonne que je sois aussi méticuleux avec le café. Tu penses qu'un bon seau de lavasse me suffirait ? Tu ne vas pas me croire, mais l'expresso, c'est la dernière chose qui me rattache au pays. Phase délicate : déposer une larme d'eau dans le réservoir pour que les toutes premières gouttes de café qui vont sortir – les plus noires – ne s'évaporent pas sur le métal brûlant. Dès qu'elles apparaissent je les verse sur un sucre posé dans une tasse, et mélange très fort pour avoir une belle émulsion brune. Quand le reste du café est sorti je remplis une tasse entière et y dépose l'émulsion qui reste en suspension et donne ce goût introuvable de ce côté-ci des Alpes. À la tienne, Dario.

Encore endormi, j'ai siroté un bon quart d'heure le nectar, en repensant à cette mort invraisemblable dont j'étais le seul, hormis le tueur lui-même et les deux flics chargés de le débusquer, à connaître le détail. J'ai fouillé dans les souvenirs que j'avais de cette lettre étrange qui a précédé sa mort. J'ai évalué un bon nombre d'hypothèses avec le plus de sérieux possible, quand, tout à coup, à propos de rien, un mot, un seul, s'est imposé dans mes pensées, et a martelé avec violence tous les recoins de ma mémoire. Une saloperie de mot qui a pris tant d'importance en quelques secondes. Et brusquement, tout le reste est tombé au plus bas dans mes centres d'intérêt. Le mot a resurgi pour ne plus me quitter, et j'ai compris à ce moment-là que mon vrai réveil s'opérait avec lui.

Rigatonis.

Rigatonis, rigatonis, rigatonis... Qu'est-ce que ce cinglé de père avait voulu dire, avec ces rigatonis. Quand je lui ai parlé de l'autopsie il a eu quelques secondes de vertige et s'est repris vite fait, puis il s'est refermé comme une huître, comme il sait si bien le faire, et ce matin je me retrouve avec ça en tête et le reste n'a absolument plus aucune importance. L'urgence, elle est là, les rigatonis, et c'est tout, point final. Le patriarche aime bien plaisanter mais il ne l'aurait sans doute pas fait autour de la mort d'un môme qu'il a pratiquement vu naître. Il n'était pas saoul mais a bien cherché à le devenir, juste après. Il m'a presque insulté, à propos de rien, puis s'est réfugié dans sa télé et m'a encouragé à déguerpir, et ça c'est mauvais signe.

J'ai attendu pour ne pas les réveiller, et c'est ma mère qui a répondu.

– Il est déjà parti, Antonio. De se disputer avec toi, ça lui tirait encore plus la jambe.

– Combien de temps il va rester là-bas ?

– Bah... un mois, comme tous les ans.

– Je passe te voir bientôt, ciao...

Le pater a préféré fuir. C'est ce que j'en ai conclu. Fuir quelque chose ayant trait à la mort de Dario. Il a préféré repartir à Perros-Guirec pour se faire triturer l'aine gauche, plutôt que répondre à une seule de mes questions ou affronter on ne sait quoi qui nous a empêchés, tous les deux, de dormir. Moi, c'est pas trop grave, mais lui, il a soixante-douze ans et il traîne la patte. Sans parler d'une sérieuse tendance à ricaner quand un médecin lui propose de freiner sur l'alcool et le tabac. Mon père est une joyeuse ruine qui ne voit aucune raison pour que ça change. À moins qu'il ne se soit mis lui-même hors de portée... Comment savoir ?

Le jour se lève et je me pose la même question que les flics banlieusards : qui était Dario ? Le Dario moderne, celui d'il y a trois mois. Celui que j'aurais pu être si ma curiosité naturelle ne m'avait pas poussé hors de la rue Anselme-Rondenay.

En fin de soirée je suis passé chez ma sœur pour lui emprunter sa voiture. Vers minuit j'ai rôdé du côté de l'avenue George-V sans savoir si j'allais m'y arrêter ou pas. Le Up, club privé. Enseigne bleu marine, une porte noire, une sonnette. Dario y avait fait allusion dans sa lettre. Deux mots a priori détestables : club et privé. Sans parler du nom. Ça sonne comme un bar à entraîneuses. La déco intérieure doit être terrible. Et le videur borné. Et les filles tristes. Et les clients ringards. J'ai déjà fait l'état des lieux. Du sur mesure pour Dario.

À tout hasard j'ai gardé mon costume de deuil et ma cravate. C'est le genre. J'ai sonné. Les yeux du videur m'ont étudié quelques secondes. Ces gars-là savent à qui ils ont affaire avant même qu'on ait franchi le seuil. Il a juste ouvert, sans un sourire, sans prononcer un mot, et je n'ai pas eu besoin de lui servir la petite phrase que j'avais concoctée. Un vestiaire où je n'ai rien laissé. Un premier bar, avec deux ou trois types dans le même costume que moi, sans doute la direction, ou des habitués. La déco est effectivement terrible. La musique vient d'en bas. Faible ronron de variétés. Les mains dans les poches, je déboule dans la cave tapissée de rouge, avec des banquettes et des fauteuils, un autre bar, des Japonais, des filles pas plus belles que la moyenne, pas plus sexy. Je pensais que pour donner soif il fallait d'abord donner chaud. Dans un coin un peu reculé je vois cinq ou six quinquagénaires discuter, sans verres et sans filles. Seconde idée reçue, personne ne vient à moi, je pourrais rester planté là longtemps avant qu'on vienne me proposer quelque chose. Je m'assois sur un tabouret du comptoir, le serveur met un bon moment avant de me parler.

– Un bourbon. Sans glace.

– Jack Daniel's, Wild Turkey, Four roses, Southern Comfort.

Ils sont tous à cent quinze balles le verre, autant prendre le meilleur. J'ai descendu la dose en un rien de temps, j'en ai même regretté les glaçons. Puis un second. C'est à la fin du troisième que j'ai fait le calcul : moins trois cent quarante-cinq francs, trente minutes de silence, et je ne sais toujours pas si j'ai bien fait de venir. Entre-temps, des gens sont arrivés, des couples, des touristes, d'autres filles, impossible de dire si elles travaillent ou pas. Personne ne veut m'adresser la parole. Je suis transparent. Invisible. Je n'existe pour personne. L'alcool me monte un peu à la tête, la salle s'anime. Je fais un geste au serveur pour qu'il vienne tendre l'oreille.

– Vous connaissiez un certain Dario Trengoni...?

Léger mouvement de recul, il regarde dans la salle, pose le verre qu'il essuyait.

– Je ne suis pas ici depuis longtemps. C'était un client ?

– Je ne sais pas.

– Attendez une seconde.

À la réflexion, je me demande si j'ai bien fait, il sort de son bar et se précipite vers les cinq bonshommes assis. Cinq regards synchrones, vers moi. Le barman revient.

– On va se renseigner, bougez pas. En attendant, un petit bourbon ?

– Oui.

Triple dose. Je desserre un peu mon nœud de cravate.

– Regardez à votre gauche, il va y avoir un petit numéro, dans deux minutes.

Un rideau rouge derrière lequel on devine une petite estrade bordée de spots et incrustée de fragments de miroirs. Juste le temps de descendre mon verre et le rideau s'ouvre. Avec l'œil égrillard du barman, j'ai tout de suite pensé à un strip-tease, ringard comme le reste. Et je me suis encore trompé quand le jeune gars est apparu dans le halo d'une poursuite jaune, sous de faibles applaudissements épars. Smoking. Micro. Regards ténébreux. Obscurité dans la salle.

Il y mettait du cœur, le gosse. En commençant par un morceau qui avait su tirer des larmes à ma sœur cadette il y a dix ans, un truc qui disait Ti Amo Ti Amo Ti Amo... et pratiquement que ça pendant trois minutes. Ensuite il a embrayé sur Sei Bellissima... et j'ai compris à ce moment précis qu'il s'agissait d'un vrai rital, à sa manière de faire traîner le Bellissssssima... On s'est retourné vers moi d'un air mauvais quand j'ai éclaté de rire sans le vouloir. Le temps de me reprendre et de voir mon verre plein. Que j'ai séché d'un trait. Quand il a entonné Volare ooooho Cantare, j'ai enfin compris ce que Dario faisait ici. Barman, impossible. Client, improbable. Chanteur. Il avait réussi ce coup-là, jouer le crooner au charme désuet et chanter des standards vibrants, usés jusqu'à la corde, dans un bar à putes. À nouveau j'ai hurlé de rire en essayant de l'imaginer. Je l'ai même remercié tout haut d'avoir poursuivi son rêve de pâmoison, et d'être resté le rital d'opérette qui faisait marrer le quartier.

Dario, je regrette tout ce que j'ai pu dire, t'es allé jusqu'au bout, et moi seul le sais. Tu aurais dû me dire tout ça la dernière fois que je t'ai vu vivant. T'as eu peur d'avoir l'air d'un con. Et tu te trompais...

Une main s'est posée sur mon épaule et ça m'a fait redescendre d'un coup. Un type plus âgé que les autres s'est penché à mon oreille et m'a demandé de le suivre. C'est quand j'ai voulu descendre du tabouret que j'ai réalisé dans quel état j'étais. Deux gars m'ont soutenu par les coudes et je me suis laissé entraîner derrière un rideau. J'ai bien cru que c'était pour m'aider. Ils m'ont assis sur des caisses de bouteilles. Des coulisses, la voix du chanteur résonnait encore plus fort.

– Qu'est-ce que tou loui veux, à Dario...?

J'ai écarquillé les yeux pour tenter de voir son visage. Les deux autres m'ont lâché.

– ... Rien... Il est... Il est mort...

Le trop-plein d'alcool a commencé à bouillonner dans mon estomac.

– Je cherche une... Une madame Rapha... Raphaëlle...

Mes yeux se fermaient tout seuls, mais je me suis efforcé de ne rien rater.

– Pourquoi ?

– Qu'est-ce que ça peut te foutre...

La baffe est partie aussi sec et je n'ai pas su lequel des trois me l'avait mise. Le plus vieux a fouillé dans ma veste, a sorti mon portefeuille et s'est tiré avec. J'ai vomi des gerbes de fiel sur le tissu rouge. On m'a traîné vers un robinet et fourré la tête sous le jet d'eau froide pendant un temps fou. À la longue, ça a refroidi la lave en fusion que j'avais dans le crâne. Ne restait plus qu'un seul de ces types à mes côtés.

– T'es pas un flic. T'es pas de l'autre bord non plus. Qu'est-ce que tu veux ?

– J'étais un copain de Dario.

– Ce gars-là... Un copain...? Mon cul, oui... C'est moi qui l'ai repéré au dancing Montparnasse, il faisait le taxi-boy, ici on avait besoin d'un gars pour pousser la chansonnette, le patron adore ça, surtout la guimauve ritale. Il s'est pas fait prier, le Dario.

Il a parlé si vite que la moitié m'a échappé.

– Taxi-boy ?

– T'es sûr que t'étais son copain ? Un danseur mondain, si tu préfères. Il aurait peut-être dû y rester, d'ailleurs. Il gagnait plus là-bas en un seul week-end.

– Danseur...?

– Tu viens d'où toi...? Ah ça, il avait une belle clientèle, faut dire... Ça se pressait au portillon pour valser avec le Dario, et pas que des rombières. Et on se pressait encore mieux à l'heure de fermeture.

– Comprends pas...

– Chanter et danser, c'était les relations publiques, la publicité, la façade. Avec les dames, le Dario, il aurait pu s'offrir aux enchères. Tu sais ce que ça gagne, toi, un mec comme ça ?

– Dario... Un gigolo ?

– Il aurait pas aimé qu'on dise ça. Quand on a appris sa mort, ça nous a fait un coup, c'est vrai. On aime pas ça. Il avait pas de copains. Ce gars-là n'en voulait pas, tout ce qu'il voulait, c'est du fric, du fric. Comme tout le monde, d'accord, mais chez lui ça laissait pas de place aux bavardages.

– Pourquoi avait-il besoin d'autant d'argent ?

– Sais pas. Beaucoup et vite. Avec la gueule qu'il avait, et la voix, il aurait eu tort de se gêner, tiens. J'aurais bien aimé être foutu comme lui.

– Et madame Raphaëlle, c'est qui ?

Trop tard. Le vieux revient et son sbire la boucle instantanément. Au loin j'ai entendu le crooner entamer Come Prima.

– Ça plaît à votre public, ce genre de chansons ? Même mon grand-père trouvait ça démodé.

Avec des gestes posés il a remis mon portefeuille en place, a défroissé ma veste avec quelques balayages des mains, puis il a resserré mon nœud de cravate.

– Ça mé plé à moi, et ça souffi. Capisch ?

Il m'a pris sous son bras pour me raccompagner vers la sortie. Les gens s'écartaient sur notre passage, et j'ai eu l'impression d'être un type important.

– Tou sé chanter, Antonio Polsinelli ?

– Non. En tout cas, pas comme Dario.

– Personne pouvé chanté comé loui. Ma toi, si tou as bésoin dé travail, tu po vénir mé voir. T'as la gueule d'oun gosse dou pays. Ciao, ragazzo...

Je me suis retrouvé dehors, un peu sans le vouloir. Avec un mal de tête qui commençait à poindre. Avant de rejoindre ma voiture je suis resté un bon moment immobile, adossé à la porte du club, en essayant de maintenir les yeux ouverts afin de ne pas chavirer totalement. Je me serais même allongé une petite heure dans le caniveau en attendant que ça passe.

C'est là que j'ai vu la voiture garée sous mon nez. Une Jaguar gris métallisé, énorme, silencieuse, avec une silhouette au volant et une autre à l'arrière. Je n'ai pas eu le temps de réagir, le conducteur est sorti et a ouvert la portière arrière, côté trottoir, sans un mot. Le passager s'est penché au-dehors. Dans la pénombre je n'ai pas pu voir son visage.

– Monsieur Antonio. J'ai besoin de vous parler.

À la manière dont elle a dit ça, pas une seconde je n'ai pensé à un traquenard. Même si le patron du Up y était pour beaucoup dans ce rendez-vous. Au contraire, je me suis senti plutôt attiré vers cette voiture et sa mystérieuse occupante. Hier elle portait un voile noir, et ce soir, c'est la nuit tout entière qui la protège des regards.

*

Rien qu'à la voix j'aurais dû me douter de quelque chose. Une superbe voix de gravier, une tonalité travaillée par le tabac et les boissons corrosives, une onde sablonneuse qui crisse dans l'oreille. Cette voix-là sortait d'une gorge érodée par le temps et de lèvres striées aux commissures. Une dame, quoi.

Madame.

Un âge ? Cinquante ? Cinquante-cinq ? Soixante peut-être. Mais paraissant avoir gardé ce visage-là, intact, depuis des lustres. Le chauffeur a filé droit vers un immeuble chic de l'avenue Victor-Hugo et a patienté en bas. Sans échanger la moindre parole, le moindre regard, je l'ai suivie jusqu'au premier étage et nous sommes entrés dans un appartement plus petit que je ne l'imaginais.

– Installez-vous...

Peut-être que je ferais bien de l'appeler madame, moi aussi. A-t-elle été une très belle femme avant aujourd'hui ? Ou l'est-elle devenue maintenant, après tant d'années ?

– Je ne cherche pas à vous retenir, vous savez. Il était tellement sauvage que je ne me serais jamais douté qu'il avait un ami, un vrai ami.

Au mot « ami » j'ai failli faire un petit rectificatif, mal à propos et sans aucun intérêt.

– Il m'a souvent parlé de vous.

– Pardon ?

– Vous semblez surpris... Antonio, ça voulait dire quelque chose, pour lui. Antonio il réussissait à l'école, Antonio il me faisait mes devoirs, Antonio il m'a empêché de faire plein de conneries... Si vous vous étiez fréquentés à l'âge adulte il n'aurait peut-être pas...

– Il aurait, de toute façon.

Sans bouger du fauteuil j'ai vite fait le tour de l'appartement. Le petit salon où ils ne devaient pas s'asseoir longtemps, tous les deux, une table basse où l'on jette les clés, pas le moindre appareillage de cuisine, un réfrigérateur dans un recoin servant uniquement aux glaçons et à l'eau gazeuse, et son pendant direct, un peu plus loin, le bar, rempli de bouteilles ocre et ambrées. Et la chambre, juste en face de moi, avec le grand lit dans ma ligne de mire. Une salle de bains attenante. Rien qui ne rappelle le quotidien mais uniquement l'extra, le momentané, la parenthèse.

– On ne venait là que pour coucher, si vous voulez savoir. Parfois le matin, souvent l'après-midi, en fait, dès que je pouvais.

– Ça ne me regarde pas.

– On rentrait, le plus souvent il me déshabillait dans l'entrée et on faisait l'amour, il ne me laissait pas tranquille une seconde. Après, il venait me regarder, sous la douche.

– Ça ne me regarde pas, j'ai insisté, gêné, en fuyant son regard.

Mais j'ai vite compris qu'elle ne cherchait ni à se confier ni à me choquer. Elle voulait juste parler de leur fièvre perdue et de son corps qui savait encore embraser celui d'un beau brun de trente ans. Elle m'a proposé un verre, une cigarette, la voyant s'évertuer à m'être agréable j'ai accepté la seconde.

– Je vous ai reconnu tout de suite, hier, au cimetière. Vous lui ressemblez, Antonio...

– Physiquement ?

– Oui, bien sûr, vous avez les mêmes cheveux, le même port de tête, et vous mettez aussi les mains dans vos poches pour monter les escaliers. Une question d'allure générale. Mais ça s'arrête là, Dario ne pouvait pas maintenir un silence de plus de dix secondes, il était brouillon et sans manières, il ne pouvait pas vivre un moment sans être obsédé par celui à venir. Il savait briser les instants de quiétude en deux mots, parce qu'il fallait que ça bouge, parce qu'il ne devait plus attendre que ça vienne sans rien faire, parce qu'un jour le monde apprendrait à le connaître. Quand il s'emportait, son italien revenait par flots dans nos conversations et je perdais le fil... Il disait souvent qu'un jour se produira un miracle qui...

– Il vous a coûté combien ?

On ne pose pas une question aussi malveillante, mais elle a fini par m'échapper. Si Mme Raphaëlle a les rides de son âge, elle en a aussi les privilèges. Elle a ri.

– En argent ? Je n'ai jamais compté. La première fois que je l'ai vu, c'était au dancing, et j'y suis retournée le lendemain, et tous les jours, jusqu'à ce que nous devenions plus...

– Plus intimes.

– Si vous voulez. À cette époque-là je payais, comme toutes les autres, et le prix fort. Dario, en bon professionnel qu'il était, a compris tout de suite que j'avais beaucoup d'argent. Quand le patron du Up lui a proposé de chanter, j'ai insisté pour qu'il accepte, et j'ai même voulu lui payer son manque à gagner. J'aurais tout fait pourvu qu'il se sorte des pattes de toutes ces...

Comment une femme comme elle a pu se fourvoyer dans une histoire pareille... L'oisiveté. L'ennui. Le stupre. Le jeu avec le feu. Le refus de vieillir. Quoi d'autre ? Comment Dario a-t-il pu se vendre avec autant de facilité ? La romance du crooner, je trouvais ça encore drôle, mais le gigolo vénal, c'est trop pour moi.

– Je sais bien ce que vous pensez... Mais cet argent n'était pas un salaire. Pour moi, Dario n'était pas un gigolo. Vous croyez qu'il m'aurait écrit une lettre pareille s'il n'y avait eu qu'une question de commerce ?

Elle l'a sortie de son sac pour que je la lise, et j'ai fait semblant de la parcourir. Ça m'a fait un drôle d'effet de reconnaître ici et là des bribes de phrases que j'avais essayé de tourner au mieux, dans une épave de bateau amarrée dans un terrain vague Désormais je ne sais plus si c'est Dario ou moi qui l'a écrite, mais Mme Raphaëlle a raison sur ce point, on n'écrit pas une telle lettre à une cliente qu'on besogne en ravalant son dégoût.

Une fois encore j'ai posé mon regard sur son éton nante beauté, les rides au coin des yeux qu'elle ne cherche pas à gommer, les cheveux gris qu'elle refuse de teindre, et la même question m'est revenue : a-t-elle toujours été belle ou bien l'est-elle devenue, à la longue ?

– Mon mari est plus riche et plus puissant qu'on ne peut l'imaginer, dans cette pièce il y a au moins quatre objets qui sortent de ses usines, et tous les autres de son portefeuille. On ne se parle plus depuis dix ans mais à mon âge on ne tient plus à risquer son silence ailleurs.

– Il n'a jamais rien su de ce qui vous liait à Dario ?

– Non, impossible, il ne m'aurait pas laissée le voir par peur de me perdre.

Elle s'est levée pour reprendre un verre d'alcool.

– Dario avait besoin d'argent. Je dois reconnaître qu'au début il avait la ferme intention de me soutirer une belle somme en peu de temps. 140 000 francs, exactement.

Combien de fois faut-il multiplier cinq à sept pour réunir ça ?

– À nos premiers rendez-vous j'ai joué le jeu, deux, trois fois, et puis...

Et puis, pas besoin d'en rajouter. Cupidon a décoché ses dernières flèches et une douce rengaine s'est élevée.

Mon pauvre Dario... Quand je repense avec quelle ferveur, durant nos jeunes années, tu cherchais la femme. On voulait tous te voir avec celle qui aurait porté le fils dont l'Italien est si fier. Elle t'aurait amadoué, tu l'aurais amusée, vous auriez construit. On aurait fêté. Et tu as gardé tes dernières pensées pour cette dame, digne, française, si racée, si loin du quartier et de notre enfance. Je suis choqué, l'ami. Choqué de cette histoire d'amour qui vous est tombée dessus, à vos âges. Votre fin de parcours à tous les deux. Le gigolo et la douairière.

– Antonio, si j'ai voulu vous retrouver ce n'est pas pour parler de lui des heures durant, mais pour une raison bien plus précise. Vous saviez pourquoi il avait besoin de cet argent ?

Elle s'est penchée pour saisir une sorte de dossier posé sous la table basse, juste à ses pieds. En l'ouvrant, elle a disposé des pages dactylographiées, agrafées par blocs de quatre ou cinq, toutes ornées de cachets et de tampons qu'il m'était impossible d'identifier.

– Ce que vous avez sous les yeux, c'est tout le rêve de Dario...

Énoncé comme ça, j'ai tout fait pour me concentrer.

Des contrats, des papiers officiels, mais j'ai marqué un petit temps de surprise en les voyant tous libellés en italien. Un vrai italien de là-bas, avec des termes techniques, des mots pompeux et sentencieux, et j'ai préféré attendre les explications.

– Vous comprenez sûrement, non ?

– Non.

– Ce sont des actes de propriété. Quatre hectares de terrain dans sa ville natale. Vous êtes né à Sora, aussi...?

Elle a dit ça avec un gentil sourire, comme si le mot Sora allait déclencher chez moi une tendre mélancolie sur fond de mandoline. J'ai plutôt ressenti une curieuse inquiétude à propos de ce retour à la terre. La mère Trengoni l'avait évoqué aussi, et là encore, malgré les documents, je ne parviens pas à imaginer son crooner de fils rentrer au pays et chausser des bottes en caoutchouc pour crapahuter dans une merde boueuse en espérant un jour y voir surgir quoi que ce soit. Un danseur mondain avec la main gauche sur le cœur et la droite sur une serpe. Je commence à penser que j'étais réellement le seul à connaître Dario. S'il a pu embobiner ses femmes sur des velléités paysannes, moi, il n'aurait jamais pu. Il les a bernées toutes les deux, ça ne fait aucun doute.

– Il voulait faire construire quelque chose ? Qu'est-ce qu'il y a, sur ces terres ?

– De la vigne. Un bout de terrain situé entre Sora et Santo Angelo. Je prononce bien...?

– Non, il faut faire la liaison, Sant'Angelo, mais ce n'est absolument pas grave, parce que ce saint, tout le monde s'en fout, les gens du cru ne l'utilisent que pour blasphémer.

– Pardon ?

– C'est la vérité, quand on n'ose pas invoquer le Christ ou la Madone, c'est Sant'Angelo qui trinque, c'est moins grave. C'est le bouc émissaire du calendrier, celui qui ponctue toutes les injures de la région. Alors, liaison ou pas, on s'en fout.

– Calmez-vous...

Sa main s'est posée sur mon genou. Ses yeux m'ont fixé, sans comprendre.

– Vous êtes tellement différent de lui... Il était si proche de tout ça... Il m'en parlait avec tant de... Sa terre, son peuple, son nom... Et je trouve ça normal, non ? Vous, on a l'impression que ça vous écorche. D'habitude, les gens venus d'ailleurs sont si...

– Les immigrés, vous voulez dire ? Eh bien, quoi, les immigrés ? Ils sont comment ?

– Ils sont... fiers et vulnérables...

Un petit rire est venu me gratter la gorge mais je l'ai réprimé très vite.

– Et Dario est brusquement devenu fier et puissant en étant propriétaire de quatre hectares de vigne ?

– Il ne les a pas obtenus en claquant des doigts. Le terrain se partageait entre trois propriétaires. Deux hectares lui venaient de sa mère.

– La mère Trengoni ?

– Ça vous surprend ?

Non. Dario parlait du terrain de son père, comme si enfin quelque chose de vrai leur appartenait, ici-bas. Tous les ritals ont un vague bout de terrain qu'ils n'ont pas su vendre ni rendre rentable au point de s'y accrocher et nourrir les bambini. Depuis toujours mon père nous rebat les oreilles avec sa forêt, comme si c'était Brocéliande. En fait, d'après les souvenirs, il s'agit d'une espèce de dos-d'âne avec quelques noisetiers épars où les bergers vont parfois chercher un peu d'ombre. Le père n'a jamais tenté de le vendre, il sait bien que la somme couvrirait à peine les frais de déplacement, de notaire, et de pizza. Et à ce prix-là, il préfère garder dans un coin de rétine, le souvenir flou d'un patrimoine frais et boisé. Pas fou, le père. Celui de Dario avait fait le même calcul.

– Les deux autres hectares se partageaient entre un type installé aux États-Unis, dans le New Jersey, et un autre qui vit toujours en Italie, à Sant'Angelo. Je l'ai bien dit, cette fois ?

– Dans le New Jersey ?

– J'ai payé le voyage de Dario, l'ancien propriétaire avait même oublié ses quelques arpents et les lui a concédés avec grande facilité, et pour presque rien. Le plus dur, ce fut l'Italien, il voulait garder son bout de terrain pour en faire un dépôt de bois. Dario a discuté avec lui, sur place, et a réussi à le convaincre. En réunissant les trois actes de cession, il est devenu propriétaire de toute la vigne. Voilà.

– Je vais sûrement poser une question bête, mais, cette vigne, au juste, il voulait en faire quoi ?

– Du vin.

– Du quoi ?

– Du vin.

C'était la réponse la plus improbable.

– Il voulait quitter la France et faire son vin, là-bas, et en vivre. Un projet plus fort que tout. Plus fort que moi. Et quand on aime, surtout à mon âge, les rêves de l'autre paraissent toujours plus authentiques.

– C'est impossible. Dario n'aurait jamais travaillé la terre. Il n'y connaissait rien en viticulture. Essayez un peu de l'imaginer...?

– Il aurait appris, avec le temps. Avant que Dario ne soit propriétaire, c'était un paysan du coin qui s'occupait des vignes, sans jamais en tirer un grand bénéfice. J'ai donné à Dario de quoi l'embaucher comme vigneron pour les trois prochaines récoltes, et l'homme a accepté tout de suite. Personne n'en veut, de cette vigne. À croire qu'elle n'attendait plus que Dario pour venir la sauver...

En se laissant doucement tomber sur le canapé, elle a un instant fermé les yeux. Ma curiosité fouineuse m'a laissé les imaginer là, tous les deux. Lui, les bras au ciel, tournoyant dans la pièce en parlant de lui, de lui, de lui, de là-bas, de ses rêves, et elle, écoutant, amoureuse, et goûtant à l'infernale candeur de son amant. Je n'ai pas vraiment d'intuition pour ces choses-là, mais cette fois j'ai la certitude qu'il s'agissait d'amour. Même si tout ça a des relents d'arnaque et de vil intérêt, rien ne se serait fait sans un peu d'amour brut. Il faut être aussi bégueule que moi pour en douter et jouer les choqués.

– Antonio... Je ne vous ai pas dit le principal. Je ne sais pas pourquoi on m'a enlevé Dario. Mais je sais que, depuis toujours, il gardait au fond de lui-même une incroyable peur. Une peur que tout cela tourne mal. Il ne m'en a jamais parlé mais il a fini par me l'écrire. S'il lui arrivait quelque chose, il voulait que ses terrains reviennent aux seuls êtres qui avaient su lui tendre la main.

J'ai baissé les yeux en sentant le tour de démarreur dans mon moteur cardiaque. Avec une envie de me tirer d'ici en trombe.

– Moi, qu'est-ce que j'en ferais, de ce terrain ? Ma vie est ici... Votre pays semble si magnifique... Il vous appartient. C'est votre terre et je ne saurais qu'en faire.

Je me suis levé.

– Dario le savait. Il disait que sa mère ne reviendrait jamais au pays et qu'après moi, il n'avait plus que...

– Taisez-vous.

– Il vous aimait, Antonio... Que vous le vouliez ou non... Devant le notaire il a tenu à rajouter un nom sur les actes de cession.

– Arrêtez de dire des conneries.

– Si vous les refusez, elles reviendront à la commune de Sora. Mais acceptez-les, c'était son dernier souhait...

– Maintenant ça suffit !

La table basse a frémi quand mon pied a buté dedans, par mégarde. Elle a fouillé dans les papiers pour me prouver que tout était déjà écrit, en règle, tamponné, et conforme. Mon nom, écrit en toutes lettres.

Le cauchemar.

– C'est pour ça que je vous cherchais, Antonio. Pour vous transmettre ces papiers. Et ses dernières volontés.

Sans même le vouloir j'ai repoussé cette femme qui me bloquait le passage. En lisant mon nom frappé à la machine j'ai failli crier. Un sentiment d'emprise sur moi. Une étreinte carcérale. Un harcèlement.

– C'était son dernier rêve, Antonio...

Je me suis rué vers la sortie. Elle m'a forcé à prendre le bloc de papiers.

Et j'ai fui, sans rien dire, sans chercher à comprendre.

Et le plus loin possible.

*

Tous les efforts fournis pour mettre des kilomètres et des années entre ma jeunesse banlieusarde et moi se sont évaporés en quelques jours. Je pensais bien m'en être tiré, comme un ex-taulard qui a décidé d'oublier, ou un drogué qui revient de loin. Eh bien non, la force d'attraction de la rue Anselme-Rondenay est bien plus tenace encore, on ne peut pas en sortir comme on veut, c'est peut-être ça que voulait dire Dario par la rue est longue. Il me faudrait changer de nom, me teindre en blond et quitter la France, et tout recommencer, ailleurs, émigrer, et replonger dans le cercle vicieux. Pour que la communauté italienne m'oublie, il va falloir payer le prix fort. Moi qui ai toujours refusé de mettre les pieds sur la terre de mes ancêtres, voilà qu'une parcelle de celle-ci m'appartient de droit. Comment ne pas y voir la preuve de l'existence d'un dieu cynique. Sans parler du fantôme de Dario qui me colle aux pompes mieux encore qu'à l'époque où nous rabotions le macadam.

Deux heures du matin. Dans les salons d'en face, la fête n'en finit plus. J'ouvre grande la fenêtre pour tenter de m'aérer. Si je parviens à m'endormir, je sens que je vais rêver de lui.

Dario... T'es qu'un beau salaud. Tu avais apposé mon nom auprès du tien sur les papiers du notaire bien avant le jour où tu m'as fait écrire cette lettre. Tu as préféré m'insulter plutôt que m'avouer une chose pareille. M'avouer que tu pensais toujours à moi comme à un ami. Et tu savais que ce n'était plus réciproque depuis longtemps. À la réflexion, je me demande si c'était bien à Mme Raphaëlle que tu l'adressais, cette lettre. Tu as peut-être été encore plus machiavélique que ça. En fait, c'était peut-être à moi que tu l'écrivais, en me la faisant traduire. Salaud. Tu aurais dû me parler de ce vin. Du vin...? Comment imaginer un feignant comme toi en viticulteur ? T'en as jamais bu. J'ai toujours entendu dire que le vin de Sant'Angelo était une redoutable piquette, mon père n'en aurait même pas voulu. Comment imaginer que tu aies pu vendre d'abord ton corps et ensuite ton âme pour une vinasse qui a donné des aigreurs à toute la région ? Le désir d'en faire, enfin, quelque chose de buvable, et réussir là où tout le monde a échoué ? Ou bien t'as senti vibrer en toi l'appel de la terre natale, tu t'es dit que c'était l'Éden perdu, et qu'il était toujours temps de rattraper toutes ces années ?

Conjectures débiles. Dario, roi du système D, le système Dario, ne se serait pas fourvoyé dans un aussi mauvais coup. Il y a quelque chose de pourri autour de ce terrain, et pas seulement son raisin. De pourri ou de doré. Mon père me manque déjà. Lui seul aurait pu me parler de ce lopin de terre où il emmenait ses dindons. Il aurait pu me raconter l'histoire de cette terre, de ce pinard, réunir des anecdotes parmi lesquelles j'aurais pu puiser une idée, un indice. Dans tous les villages il y a des querelles ancestrales entre clans bardés de fusils qui se disputent une concession pour l'éternité, mais quel rapport pourrait-il y avoir avec un Franco-Italien mal embouché qui a autant l'air d'un propriétaire terrien que Frank Sinatra d'un bedeau en retard pour l'angélus.

Je me suis assis à mon bureau pour lire et étudier les documents, et j'ai même sorti le dictionnaire Garzanti, au cas où.

D'abord les noms des ex-propriétaires.

Giuseppe Parini, Trenton, New Jersey, U.S.A. Un hectare Nord-Nord-Est, cédé pour neuf millions cinq cent mille lires.

Disons cinquante mille francs, autrement dit, un cadeau.

Mario Mangini, Sant'Angelo, Lazio, Italie. Un hectare. Sud. Dix-huit millions de lires.

L'Italien a demandé presque le double. Logique. Mais pas exorbitant. Avec les deux hectares de la vieille Trengoni concédés gracieusement, ça nous fait une vigne honorable de quatre hectares obtenue pour une bouchée de pain. On fait mention d'une cave, d'une grange et d'une remise à outils. Le tout généreusement offert par une dame amoureuse qui n'a pas hésité à puiser en douce dans l'escarcelle maritale.

Brusquement, toute cette mascarade m'a énervé, comme si je sentais Dario me manipuler d'outre-tombe, et d'un geste du bras j'ai tout envoyé balader à terre. Ma maquette a failli tomber avec. J'ai allumé toutes les lumières de mon studio. La chaleur de ce début juillet m'a chauffé les joues.

Tout à coup j'ai perçu un bruit sourd et en même temps j'ai senti la brûlure dans mon cou, et je n'ai pas compris tout de suite.

Je me suis baissé, la tête sous la table, à genoux, surpris. J'ai porté une main à ma nuque, et mes doigts ont glissé, visqueux, jusqu'à mon épaule. Je me suis mis à plat ventre sans savoir pourquoi, comme un mort qui ploie déjà, quand en fait je me suis senti à peine secoué. Intrigué, hors d'atteinte, là, sous ma chaise, j'ai cherché à comprendre, la main crispée autour de mon cou. Deux, trois images m'ont traversé l'esprit en une fraction de seconde, des frelons d'été qui sifflent juste avant de piquer, un coup de rasoir chaud et invisible, une plaie mal cicatrisée qui suinte sans qu'on le sache. Prostré, incrédule, j'ai d'abord cherché le silence parfait, j'ai tourné la tête vers la fenêtre béante et n'y ai trouvé que des étoiles éparses et, bien en dessous, un halo de lumière orangée parvenant de l'immeuble en vis-à-vis. Un bruit diffus, de vagues tintements, des voix qui s'entrecroisent et peut-être, en fond, un peu de musique volatile. En rampant jusque dans la salle de bains j'ai vu le sillon de gouttelettes que mon cou laissait à terre et enfin, comme un retour au réel, j'ai pris peur. La peur de me vider par litres, d'être submergé en un clin d'œil par un flot de sang, on imagine vite un torrent, et puis, plus grand-chose. J'ai lutté pour ne pas m'évanouir avant d'avoir bouché le trou, avec une serviette d'abord, et ensuite, après avoir renversé toutes les étagères, une longue bande de coton qui s'est résorbée trop vite au contact de mon précieux sang. J'ai attendu longtemps avant de me regarder dans le miroir, avec l'intime conviction que la source ne se tarirait jamais. Qu'est-ce qu'on peut bien avoir comme veine dans la nuque pour pisser autant, j'ai pensé. Et ça s'est calmé. Sans oser ôter le coton j'ai senti que le jet avait bien diminué, que j'avais encore assez de jus en moi pour rester conscient. La bouteille d'alcool à 90o en main, j'ai hésité longtemps avant de la vider par à-coups désordonnés en direction de l'écorchure. Les cris de martyr que j'ai poussés à ce moment-là n'ont rien rattrapé à toute la stupidité de ce geste.