Vingt et une heures.

En début d'après-midi, on pouvait encore les compter. La nouvelle s'est répandue en moins d'une heure dans les villages environnants et tous ceux qui auraient dû se rendre au Gonfalone se sont massés ici. Deux mille, puis trois mille, puis cinq mille âmes. Certains se sont agenouillés, d'autres gardent le silence, les mains jointes, certains commentent, racontent aux nouveaux arrivants, d'autres tournent en rond, nerveux. La fête n'a pas eu lieu, cette année. Mais personne n'y a perdu au change, on se prépare pour une nuit de veille d'un autre genre.

Sant'Angelo est de retour.

Le jour décline déjà. Les buvettes se sont transférées ici, on peut boire et manger. La télé locale était là dès midi pour mettre en boîte les premières images. Puis la R.A.I. est arrivée en début de soirée pour assurer en direct au Telegiornale de vingt heures.

J'ai gardé un œil sur un moniteur de l'équipe et l'autre sur le journaliste, en chair et en os, le micro en bataille, à cinquante mètres des décombres. Curieusement, c'est par le petit écran que j'ai vraiment perçu la teneur réelle de l'événement, comme si tout ce qui s'est passé ici depuis n'avait été qu'un rêve informe, comme si on voyait mieux les choses quand on nous les montre. Le commentaire froid du speaker, les gros plans sur le visage du saint et sur les ruines de l'incendie, les inserts sur les gens agenouillés, les réactions des « témoins du miracle »...

Miracolo...

Il a fallu attendre longtemps avant que le mot ne soit lâché. Il fallait être un vrai pro comme ce speaker de la R.A.I. pour tenter de relater à l'Italie entière ce qui venait de se dérouler ici. Après avoir évoqué la première apparition du saint en 1886, il a tendu son micro vers un témoin en disant : « Ce matin, Sant'Angelo s'est à nouveau manifesté. » Le paysan au visage transi de vérité a fait de grands gestes. « Au début on a vu une boule de feu... »

Il forme une sphère avec ses dix doigts et ouvre ses paumes. « ... La chapelle s'est coupée en deux, comme ça... comme une coque... »

J'ai une pensée fugace pour Bianca, rivée à son poste.

Un peu plus loin, une poignée d'hommes en tenue de ville discutent du côté technique de la chose. Intrigué, je m'approche. Pourquoi la voûte ne s'est-elle pas effondrée sur la sculpture, pourquoi cette fine pellicule de vin. Ils parlent tous en même temps, à voix basse, puis s'interrompent, sans raison apparente.

J'aimerais tant leur venir en aide, juste pour frimer, leur montrer un croquis avec le dessin de la fissure qui séparait la chapelle en deux, et tous les points stratégiques de l'édifice et de la poutre maîtresse qui ont brûlé en premier pour éviter l'implosion de la masure. Mais les croquis aussi sont partis en fumée, dans le cendrier de ma chambre. Ou leur expliquer, juste pour pavoiser, le peu que j'ai appris à Rome sur les procédés d'ignifugation du bois. Mais j'ai enterré la bombe aérosol sous cinq mètres de terre, quelque part dans les vignes. Quant à ce vin qui a suinté du corps de Sant'Angelo, je pourrais aussi dire bien des choses. À commencer par tout ce que j'ai lu sur les manifestations techniques des miracles qui ont défrayé la chronique durant ces dernières années. Les portes d'églises qui brûlent spontanément, les icônes qui exsudent de l'huile d'olive, les statues du Christ et de sainte Lucie qui pleurent, les images pieuses qui saignent, et on peut même mêler les deux, les bustes qui pleurent des larmes de sang. Alors pourquoi notre Sant'Angelo ne reviendrait-il pas parmi nous, protégé par le vin qu'il a lui-même demandé et dont tout le monde se fout, un siècle plus tard...

Mon regard fouine partout, je guette tous les types de réaction. Le prêtre de Sora, Don Nicola, est très sollicité, deux jeunes séminaristes l'accompagnent, on veut lui serrer la main, on lui demande de prendre la parole mais apparemment il n'y tient pas du tout. Le speaker de la R.A.I., hors champ, grogne quand son assistante vient lui annoncer que, définitivement, après des tentatives et des heures de pourparlers, le seul témoin qu'on a vraiment envie de voir et entendre refuse de s'exprimer. La caméra revient sur lui : « Encore sous le choc, M. Marcello Di Palma a préféré quitter les lieux, mais j'ai à mes côtés un de ses proches, qui a assisté à sa guérison. »

« Oh Marcello, tout le monde le connaît, c'est une figure locale, il vit de la charité depuis toujours... Ses yeux, c'est une maladie de famille, son père... bonne âme... il l'avait aussi, la maladie... Je me souviens du vieux, Marcello et moi on a le même âge, vous comprenez... et Marcello il est tombé aveugle aussi, comme le père, quand il avait douze-treize ans... À peu près... »

Le « proche » cherche ses mots dans un patois hermétique pour la moitié du territoire national. Tout ce qu'on sent, c'est qu'il produit des efforts prodigieux pour ne pas prononcer le mot « aveugle » en parlant de Marcello. Son histoire, à l'aveugle, je la connais déjà bien, et mieux que n'importe quel natif.

En fait, il n'a pas du tout quitté les lieux, on lui a aménagé un petit coin dans la grange pour qu'il puisse se retrouver un peu. Seuls le médecin et Don Nicola sont allés le visiter depuis son état de grâce. Dans quelques jours, c'est prévu, on lui fera passer des tests psychologiques et médicaux. Mais, qu'on le veuille ou non, il faut déjà se rendre à l'évidence. Il voit.

Le journaliste a rendu l'antenne, puis l'a reprise, un quart d'heure plus tard, et la première image sur le moniteur est un plant de vigne.

Ma vigne, à la télé...

Voix off du gars : « Nous attendons d'un instant à l'autre le témoignage du viticulteur qui, depuis plusieurs années, produit le vin de Sant'Angelo... »

Ah oui, ce brave Giacomo... Je l'avais oublié. Je ne sais pas comment il va se débrouiller devant un micro, lui qui regarde ses pieds en parlant et qui n'ouvre la bouche que pour s'excuser.

Je continue ma promenade au milieu de ce gigantesque tableau vivant, on dirait une fresque post-apocalyptique à la Giotto. Des assis, des agenouillés, des groupes d'hommes qui parlent avec une main devant la bouche. De la terre foulée et saccagée par endroits. Un crépuscule naissant, quelques points lumineux, des bougies, ou des cierges, je ne sais pas. Et tout le reste, tout ce qu'on ne voit pas mais qui pèse lourd sur nos épaules, un silence qui vient d'en haut, le souffle glacé de l'irrationnel, le recueillement du croyant, l'attente du sceptique, la peur que quelque chose se passe à nouveau. Qui sait ? Parce que c'est la foi qui fait le miracle. Sans eux et leur désir de croire, il ne se serait rien passé.

De temps en temps, quelqu'un dans la foule me montre discrètement à son entourage. Parce que ça aussi, c'était prévisible. Je les entends presque : « Le type là-bas, c'est lui, le patron des vignes... Il est français. C'est le fils d'un gars de Sora qui vit à Paris... Le vin de Sant'Angelo... Il est à lui aussi. Oui. Lui tout seul... Ammazza ! »

Et toi, Dario ? Qu'est-ce que t'en dis ? C'est bien comme tu l'avais prévu, non ? On s'est passé le film des milliers de fois, toi et moi, hein ? J'espère que tu vois tout, de là où tu es. Parce que c'est toi qui l'as mise en scène, après tout, cette épopée. Quand je pense à tout ce que j'ai dû payer pour deviner tes messages d'outre-tombe, ah ça... T'aurais pu être plus clair, avec tes « il miracolo si svolgera ». Et le miracle s'est produit. Mais il y en a eu bien d'autres, avant celui-là, des petits miracles qui ne concernent que moi, des apparitions que moi seul ai vues, des révélations que personne ne connaîtra jamais. Tu t'es bien foutu du monde avec ton fameux retour à la terre, ta mère et Mme Raphaëlle y croyaient ferme. Il aurait été là, le miracle, te voir courbé avec une hotte pleine de grappes, un matin d'octobre. Je suis fier d'avoir senti le coup fourré dès le début. Mais j'avoue que pour un final, c'était grandiose.

Le car de la télé a plié bagage. Des familles rentrent au village, mais des troupes de curieux arrivent de toutes les provenances par voiture. Parmi eux, de vrais pèlerins sont venus prendre la place des quelques villageois fatigués et spoliés de leur fête. Le petit coup d'œil sur Sant'Angelo vaudrait cher si on essayait de le tarifer. Dans le même ordre d'idée, le timide Giacomo est venu me voir, juste après sa prestation télévisée. Je savais pourquoi avant même qu'il n'ouvre la bouche, mais j'ai joué le naïf. Aujourd'hui, j'aurai fait vivre à cet homme une étape qui fera basculer sa petite existence tranquille.

– Signor Polsinelli, tout le monde me demande, pour le vin... Les buvettes aimeraient bien nous en acheter un peu, ils ont dit. Alors moi, je sais pas quoi faire. Et je vous donne la clé de la grange.

– Avec tout ce qui s'est passé aujourd'hui, j'ai pas le cœur à m'occuper de ça, Giacomo. Demain, peut-être...

– Mais... patron. Il y en a beaucoup, beaucoup qui réclament... Vous vous rendez pas compte, patron... Je suis sûr qu'on pourrait en vendre une dizaine de cuves, en un rien. Peut-être le double...

Il se rapproche de mon oreille. La lueur d'innocence dans le fond de ses yeux vient de s'évaporer en un rien de temps. À tout jamais, peut-être.

– Et puis, on pourrait même mettre le litre à mille lires de plus, il partirait quand même.

– Vous croyez ?

– Sûr. Même deux mille.

Le monsieur timide se révèle un prodige en calcul mental. Lui qui, hier encore, aurait offert une barrique de vin à quiconque ne s'en serait pas moqué. D'un côté, ça arrange bien mes affaires. J'ai trouvé mon directeur commercial. Il va faire le reste du chemin tout seul, il suffit de lui donner un exemple.

– Pour ce soir, on ne touche pas aux cuves de la cave, mais je crois qu'il reste un tonneau à l'entrée de la grange. Faites le prix vous-même...

Il me remercie, l'air entendu, et détale le plus vite possible vers son tonneau.

Une houle de chuchotements grossit jusqu'à moi, ça fuse dans tous les coins. Moment de tension. Au loin je vois le médecin se frayer un chemin dans la foule.

– Une dame qui se sent pas bien, elle a des vertiges...

Je ne pensais pas que ça arriverait. À dire vrai, je ne l'espérais plus. Après tous les rapports que j'ai pu lire sur la question, c'est un phénomène on ne peut plus explicable, celui-là. Voire prévisible. La tension nerveuse, la fatigue, le climat, la foi, la foule, et cet ensemble de facteurs va faire naître chez certains fervents quelque chose de l'ordre du désir. Une douleur fulgurante, un bien-être subit, le sujet impressionnable peut basculer d'un côté ou de l'autre. En l'occurrence il s'agit effectivement d'une croyante qui n'a pas quitté les lieux depuis le début de la matinée. Elle a eu un malaise à la suite de violentes crampes dans les membres. On la porte jusqu'à l'ambulance. Elle ne sera pas une miraculée. Mais son malaise a ranimé le brouhaha de la foule. Le moindre signe suffit pour perpétuer l'envie de croire.

Quant à moi, je commence à fatiguer.

Je suis allé manger une côte de mouton grillée et boire une bière. Je grelotte un peu, sous ma petite chemise. Je donnerais cher pour retourner chez Bianca et assister à tout ça dans un fauteuil, devant Radio Télé Sora, au chaud.

Giacomo me cherche partout, et me trouve. Il a presque les larmes aux yeux et se demande comment je peux rester aussi serein au milieu de tout ça.

– Je ne peux plus les tenir, patron... Ils vont tout casser si je n'ouvre pas un autre fût... Ce soir, je pourrais tout vendre... Tout !

– Tu vendras tout demain.

– Mais pourquoi attendre demain ? Rien que la cuve j'en ai tiré un prix que j'ose même pas vous dire, patron...

Il me tend la liasse de billets. Sans savoir pourquoi, j'ai détourné le regard.

– Garde tout, Giacomo... Mais garde-le bien.

– Qu'est-ce que vous voulez dire, patron...

Il y a eu un moment de silence. Puis je lui ai demandé s'il n'y avait pas un pull ou quelque chose de chaud dans la grange. Il m'a parlé d'une vieille veste.

La nuit va être longue.