Mémoire en miettes

Souffle court, genoux égratignés, Bob et Frida, trente ans à eux d’eux, gravissent un sentier, tracé jadis par les Indiens iroquois dans les monts Appalaches. Parvenus sur un promontoire, ils contemplent, émerveillés, l’immense forêt pourpre qui s’étend à perte de vue. Scott, leur labrador, s’affale à leurs pieds. Puis, il se dresse sur ses pattes, hume l’air frais, s’ébroue, et file comme une flèche sous un taillis. Ses jappements plaintifs finissent par agacer les adolescents.

– Va voir ce qu’il veut, suggère Frida.

– Vas-y toi-même, je suis crevé.

La fille se lève en maugréant et rejoint le chien.

– Qu’est-ce qu’il a trouvé ? demande Bob à la cantonade. Hérisson ou raton laveur ?

Frida réapparaît hors d’haleine et se plante comme un spectre devant son cousin. Le sang s’est retiré de son visage.

– Si j’étais toi, Bob, je bougerais mes fesses, lâche-t-elle, les yeux exorbités.


 

– Éloignez-vous, les jeunes, et ne touchez à rien, recommande l’officier de police Bailey Murphy.

Puis il s’adresse à une femme, qui, appareil photo en main, mitraille les alentours.

– Qu’est-ce que tu as, Cody ?

– Une chaussure de femme, genre escarpin, taille trente-six.

– Pratique pour randonner dans la montagne ! Quoi d’autre ?

– Une jupe en cuir en lambeaux. Des os. Un crâne. Le squelette est incomplet. Je vais collecter le tout pour l’étudier tranquillement à Concord.

– D’accord, approuve le policier. J’appelle l’hélicoptère.

De retour en fin d’après-midi dans la capitale du New Hampshire, Cody Flood, médecin légiste, répartit sa macabre moisson sur la paillasse de son laboratoire.

– C’est une femme. Le sacrum est court et évasé.

– L’escarpin et la jupe le confirment, ajoute Bailey Murphy dans son dos.

– De race caucasienne. Le crâne est haut et large, les pommettes peu saillantes.

– Une idée de l’âge qu’elle pouvait avoir ?

La légiste s’arme d’une loupe et examine les sutures des os du crâne, pas encore totalement calcifiées.

– Jeune, sans aucun doute. Je dirais entre dix-huit et vingt-quatre ans.

– Une Blanche d’une vingtaine d’années, vêtue d’une jupe en cuir et chaussée d’escarpins, résume Murphy. Une étudiante qui allait danser et qui a été kidnappée ? Une prostituée ? Que faisait-elle dans une tenue pareille au beau milieu des Appalaches ?

– Je crois qu’elle avait rendez-vous avec son meurtrier. Regarde, il y a une entaille dans l’omoplate, six dans les vertèbres et quatre ou cinq autres dans les côtes. Douze coups de couteau !

L’enquêteur fait la grimace.

– Son agresseur s’est acharné. Vengeance, crime passionnel, crise de démence ? Peux-tu dater la mort ?

– Difficilement. L’été a été torride. Le corps a dû se décomposer rapidement. De plus, la montagne grouille de prédateurs.

– Ça ne m’avance pas beaucoup pour consulter le fichier des personnes disparues.

– Il reste un peu de peau et une mèche de cheveux à l’arrière du crâne. Fais des recherches sur les six derniers mois, conseille le médecin.

– La fille a-t-elle été tuée sur place ou son cadavre a-t-il été transporté dans la montagne ?

– En me référant à la longueur et à l’épaisseur des tibias et des péronés, la victime devait mesurer moins de 1,60 mètre et peser environ quarante-cinq kilos. Deux hommes ou un homme seul mais athlétique a pu déplacer le corps sur une grande distance. Surtout s’il a été tronçonné en plusieurs morceaux.

– Est-ce le cas ?

– Je l’ignore. Je n’ai pas retrouvé les vertèbres lombaires.

– Pourquoi le meurtrier se serait-il compliqué la vie ? Ce ne sont pas les endroits isolés qui manquent dans la vallée pour cacher un cadavre, s’obstine Murphy.

En signe d’impuissance, Cody Flood secoue son épaisse tignasse de cheveux blancs. Puis elle reprend sa loupe et examine à nouveau les fragments d’os. Soudain, sa voix s’étrangle légèrement dans sa gorge.

– Attends une minute. C’est à peine croyable !

– Qu’est-ce que tu as trouvé ?

– La mâchoire inférieure est manquante.

– Rien d’extraordinaire. Elle a pu être emportée par un animal.

– Oui, mais les dents de la mâchoire supérieure ont été fracassées au ras des racines, sans doute à coups de marteau. Et, pour couronner le tout, les dernières phalanges des dix doigts ont disparu. Comme si elles avaient été sectionnées pour priver le cadavre d’empreintes digitales.

Murphy exhale l’air vicié du laboratoire qui lui a empli les bronches.

– Le meurtrier a pris toutes les précautions pour rendre le cadavre inidentifiable.

– C’est ce que je pense, soupire la légiste. Nous avons affaire à quelqu’un de très organisé, qui n’a rien laissé au hasard.

Et elle ajoute, en jetant ses gants en latex dans une poubelle :

– Bonne chance, inspecteur Murphy. Tu vas en avoir grand besoin.


 

La consultation du fichier des personnes disparues dans l’État du New Hampshire, tout comme l’analyse d’un échantillon d’ADN recueilli dans les cheveux de la victime, n’apportant aucune information, Bailey Murphy confie ce qui reste du crâne à Karen Taylor, sculptrice et spécialiste de la reconstruction faciale en trois dimensions. Une technique qui tient à la fois de l’art et de la science.

Dans le garage de sa maison, transformé en atelier, Karen Taylor pose délicatement le crâne de l’inconnue sur une sellette et l’examine de longues minutes en silence, donnant libre cours à son imagination.

– Voyons, ma belle, tu es petite, tes attaches sont fines, ta constitution frêle, murmure-t-elle d’une voix douce.

La femme caresse d’un doigt les contours du crâne. Puis, elle se recule et griffonne une première esquisse sur une feuille quadrillée.

– Je vais te gratifier d’un petit nez droit. Pourquoi pas légèrement retroussé ? Sachant que la longueur du nez correspond à celle des oreilles et sa largueur à la distance entre les coins intérieurs des yeux, ton minois ressemblerait à peu près à ceci. Avec les coins de la bouche tombant à l’aplomb des bordures internes de l’iris.

Parvenue à ce stade de son dessin, Karen soulève son crayon et l’agite dans les airs.

– Tu as les cheveux bruns, certes. Mais sont-ils courts ou longs ? Tu as une vingtaine d’années et, il y a six mois ou un an, tu suivais la mode comme la plupart des filles de ton âge. Ils sont donc courts sur le dessus et coulent en mèches dégradées sur la nuque.

Quand elle en a terminé, Taylor épingle son esquisse sur un tableau en liège et soupire bruyamment.

– Jolie gamine ! Passons maintenant aux choses sérieuses.

Au début des années 2000, avant que programmateurs et experts médico-légaux conçoivent des logiciels informatiques, la morphométrie, la méthode de reconstitution faciale alors la plus couramment utilisée, se fondait sur la connaissance des épaisseurs des tissus mous qui recouvrent chaque parcelle de la tête. Pour restituer ces épaisseurs variables, les sculpteurs retenaient généralement vingt-cinq à trente points clés, répartis plus particulièrement autour de la bouche et entre les yeux. Pour faciliter leur travail, des normes de mesure avaient été établies en fonction de l’âge, du sexe, de l’appartenance ethnique des victimes, et pour des configurations allant de la personne émaciée à l’obèse.

Dans la quiétude de son atelier, Taylor place les indicateurs d’épaisseur – de petites chevilles en bois – sur le crâne. Puis elle applique des bandes d’argile entre les chevilles, comble les vides, façonne le nez, la bouche, les oreilles, le menton, les joues et les yeux, sachant, par exemple, que le globe oculaire d’un humain a un diamètre moyen de deux centimètres et demi, la taille exacte d’une pièce américaine de 25 cents.

Au terme de trois jours d’efforts, il ne reste plus à la sculptrice qu’à parachever son œuvre, en dotant le modelage d’une expression finale. Pour ce faire, ses connaissances anatomiques ne lui sont d’aucun secours. Son intuition d’artiste, la relation secrète qu’elle s’est efforcée d’établir avec la défunte guident ses derniers gestes. Elle hésite.

– Dis-moi, beauté, avais-tu un sourire résigné ou mutin ? espiègle, malicieux ou coquin ?

Karen fronce légèrement vers le haut le coin des lèvres du visage d’argile. Elle n’ignore pas qu’à défaut d’une ressemblance parfaite, sa reconstruction a pour fonction de stimuler la mémoire de ceux qui ont connu la jeune femme. De réveiller leurs souvenirs et, dans le meilleur des cas, de permettre son identification et de relancer l’enquête.


 

Deux jours plus tard, accompagnée d’une brève notice explicative, une photo du visage reconstitué est publiée dans les quotidiens du New Hampshire. En fin de journée, le téléphone sonne une nouvelle fois sur le bureau de l’inspecteur. Murphy décroche. Une voix hésitante, détimbrée, bredouille à l’autre bout du fil :

– Je suis bien à la police de Concord ?

– Je vous écoute, madame.

– C’est au sujet de la photo qu’est passée dans le journal ce matin.

– Avez-vous reconnu cette jeune femme ? demande Murphy.

La voix grimpe dans les aigus à la limite du cri.

– Oui. Je crois… je crois bien que c’est ma fille, Belinda.

– Avez-vous de bonnes raisons de le croire ?

– C’est elle. Je l’ai reconnue tout simplement, gémit la femme en éclatant en sanglots.

– D’où m’appelez-vous ? demande Murphy.

– J’habite dans le Maine. Mais je suis de passage à Nashua. Je rends visite à ma tante Lucy.

– Donnez-moi son adresse. Je vous rejoins dès que possible.

Quand le policier se présente, il trouve deux femmes en pleurs, recroquevillées dans un salon modeste. La plus jeune, celle qui se présente sous le nom d’Abby Hamilton, a ouvert devant elle un album en plastique.

– Regardez, c’est Belinda.

Quand le regard de Murphy se pose sur les photographies, un frisson glacé lui secoue l’échine.

– Oui, c’est bien elle. Ça ne fait aucun doute.

À l’exception des yeux, que la sculptrice a choisi de colorer en bleu alors qu’en réalité ils étaient gris, le visage reconstitué semble, en effet, avoir été copié trait pour trait sur les photographies. Sourire malicieux inclus.

– Quel âge avait-elle ?

– Dix-neuf ans.

– Quand l’avez-vous vue pour la dernière fois ? demande Murphy.

– En octobre dernier, à Durham. Ça va faire neuf mois. Elle s’était inscrite à l’université du New Hampshire et j’avais tenu à l’accompagner le jour de la rentrée.

– À quand remonte la dernière conversation téléphonique que vous avez eue avec elle ?

Comme pour éviter de s’effondrer, Abby Hamilton croise brusquement les bras sous sa poitrine.

– Répondez-moi, je vous en prie, insiste Murphy.

– Sitôt après la rentrée universitaire, Belinda a rompu tout contact. Nous communiquions par l’intermédiaire de tante Lucy.

La femme qui hoquette dans un coin du salon confirme en battant des cils.

– Pour quelle raison ?

– Belinda me reprochait d’avoir chassé son père de la maison.

– Quand votre petite nièce est-elle passée vous voir pour la dernière fois ? demande le policier à la femme qui a gardé le silence.

– Le jour de mon anniversaire.

– C’est-à-dire ?

– Le 18 mai. Ensuite, le numéro de téléphone qu’elle m’avait donné ne répondait plus.

Le lendemain, Bailey Murphy se rend au secrétariat de l’université du New Hampshire. Il découvre que la victime a interrompu ses cours quelques mois seulement après son inscription.

– Belinda était une chouette fille, claironne l’étudiante qui partageait sa chambre. J’ai été secouée quand elle a disparu, sans me dire au revoir ni me donner d’explication.

– Parlez-moi d’elle, demande Murphy. Quels étaient ses projets ?

– Elle voulait devenir assistante dentaire ou secrétaire médicale. Un truc de ce genre.

– Avait-elle des habitudes, des manies ?

La blonde tournicote nerveusement une mèche rebelle entre ses doigts.

– Elle aimait la fête, la danse, la musique. Elle était douée.

– Autre chose qui vous aurait frappée ?

– Bel avait de gros besoins d’argent. J’ignore pourquoi. Mais elle se plaignait constamment de l’avarice de ses parents.

– Achetait-elle de la drogue ?

– Pas que je sache.

L’étudiante se ravise presque aussitôt :

– Bien que, certains soirs, ses pupilles étaient réduites à des têtes d’épingle.

– Parlez-moi de ses fréquentations.

– Elle sortait plus ou moins avec un étudiant en seconde année de pharmacie. Un grand mou inoffensif.

– Son nom ?

– Austin. Austin Lester.

Bailey Murphy localise l’ex-petit ami de la victime, alors qu’il quitte un amphithéâtre.

– Ça n’a pas duré longtemps entre nous, confesse d’emblée le garçon. Dommage !

– Pour quelle raison avez-vous rompu ?

– Belinda était, comment dire…, incontrôlable.

– Aviez-vous l’intention de la « contrôler » ?

– Excusez-moi, ma langue a fourché, rectifie Lester en rougissant. Je voulais dire qu’elle était imprévisible. Elle changeait tout le temps d’avis. Elle oubliait nos rendez-vous. Elle me laissait tomber sans explication au milieu d’une soirée. Elle a failli me rendre dingue, vous savez !

Le jeune homme grimace un sourire lourd de regret et de nostalgie.

– J’étais amoureux, inspecteur.

– Consommait-elle des substances illicites, héro ou cocaïne ?

– Cela aurait-il pu expliquer son comportement ?

– Je vous pose une question simple, réplique le policier en durcissant le ton. Répondez-moi. Vous n’êtes pas allongé sur le divan d’un psychanalyste.

– Je crois que oui. Occasionnellement.

– Où se les procurait-elle ?

L’étudiant hausse les épaules et remonte machinalement le col de sa blouse.

– Je n’en sais rien. Mais elle me tapait régulièrement de 20 ou 30 dollars.

– Et vous en avez eu assez d’engraisser son dealer ?

Quand un groupe de professeurs s’approche, Lester baisse prudemment la voix.

– Elle ponctionnait mon argent de poche. J’étais sans cesse fauché. Pour me remettre à flot, j’ai même dû vendre ma vieille Harley pour une bouchée de pain.

– Une bonne raison pour larguer Belinda.

– Non, cette fille, je l’avais dans la peau. Nous nous sommes séparés quand elle a quitté la fac.

– Où est-elle allée ?

Le visage de Lester vire au gris. Ses mains tremblent. Il les fourre dans ses poches.

– La dernière fois que je l’ai vue, elle… elle travaillait dans une boîte de nuit.

– Comme serveuse ?

– Danseuse.

– Strip-teaseuse ?

– Artiste.

– D’accord. Le nom de la boîte ?

– Le Macadam Cow-boy, à la sortie de la ville. Je n’y suis allé qu’une seule fois. J’ai failli m’y faire défoncer le portrait par une bande de brutes avinées. Belinda n’a pas levé le petit doigt pour prendre ma défense. Suite à ça, je l’ai effectivement laissée tomber.

– À quand remonte cette délicieuse et dernière soirée ?

– Au début du mois d’avril.

– Merci.

Murphy tourne les talons et s’apprête à traverser l’amphithéâtre à grandes enjambées quand l’étudiant l’interpelle.

– Inspecteur !

– Qu’y a-t-il encore ?

– Belinda ? Ne me dites pas que… qu’elle est…

– Oubliez-la, Austin. Je vous souhaite d’épouser un jour une fille simple et gentille. Car même si vous aviez eu le cran d’aimer Belinda telle qu’elle était, je pense que son destin vous aurait tôt ou tard rattrapé.


 

Glauque, désespérante, en tout point semblable à des milliers d’autres, la banlieue de Concord s’étire sur des kilomètres entre centres commerciaux et stations-service. Après avoir roulé une vingtaine de minutes sur l’autoroute 393 en direction de Chichester, Bailey Murphy emprunte une bretelle de dégagement et gare sa Volvo sur un parking presque désert. Vu de l’extérieur, le Macadam Cow-boy est pire encore que ce que le policier avait imaginé : une fausse façade en planches mal équarries, la silhouette géante d’un vacher rigolard et, pour couronner le tout, l’inévitable enseigne en néon rouge à moitié déglinguée. Murphy frappe rudement à la porte. Après une attente interminable, un homme mal rasé se présente sur le seuil. Il examine la plaque du policier et avance une main molle dans sa direction.

– Alex King, propriétaire de l’établissement. Que puis-je pour vous ?

Sans y avoir été invité, Murphy pénètre dans la boîte. Il s’approche d’une lampe posée sur un coin du bar et tire de sa poche les photos que la mère de la victime lui a confiées.

– Belinda Hamilton, vous connaissez ?

Un éclair de gaieté s’allume soudain dans le regard du tenancier.

– Comment aurais-je pu l’oublier ? C’était la meilleure danseuse que j’aie jamais eue. Mes clients et mon tiroir-caisse étaient fous d’elle.

– Vous ne l’avez donc pas virée ?

– Vous plaisantez ! Je lui aurais volontiers signé un contrat de deux ans les yeux fermés si elle l’avait voulu.

Murphy se glisse sur un tabouret. Le miroir du bar lui renvoie une image trouble et fatiguée.

– Belinda a été assassinée à l’arme blanche, il y a cinq mois. Une partie de son squelette a été retrouvée dans les Appalaches. Je cherche à coincer son meurtrier.

La bouche de King s’ouvre et se referme mécaniquement. Comme celle d’un brochet en mal d’oxygène.

– Merde alors ! La pauvre gosse ne méritait pas ça !

– Aucune fille de vingt ans ne mérite d’être lardée de douze coups de couteau.

– Je comprends mieux pourquoi elle a disparu sans donner signe de vie.

– Au moment de sa mort, Belinda portait une courte jupe en cuir et des escarpins, poursuit Murphy. Ça vous dit quelque chose ?

– Bien sûr, c’était sa tenue standard. Son uniforme.

– Je veux maintenant que vous me racontiez en détail le déroulement de la dernière soirée qu’elle a passée ici.

– D’accord. Je vous sers un café ou un verre d’alcool ?

Murphy chasse l’air devant lui comme s’il se débarrassait d’un insecte nuisible.

– Ni l’un ni l’autre pour l’instant. Je vous écoute.

– Comme vous voudrez. Voyons, nous sommes en mai dernier. Un samedi soir. La boîte est pleine à craquer. Bel arrive comme d’habitude vers 21 heures. Elle file aussitôt dans sa loge pour se maquiller et se changer.

– En quoi consistait son costume de scène ?

– Où avez-vous vu que nous étions dans un campement scout, inspecteur ? ronronne Alex King. Les affiches placardées à l’entrée sont pourtant explicites : « Danses expressives. Ambiance torride ».

– Belinda vous avait-elle semblé contrariée ?

– Un peu tendue, peut-être. Elle était perfectionniste. J’avais beau lui dire de rester cool, elle mettait un point d’honneur à exécuter chaque soir son numéro en vraie professionnelle.

– Un rail de coke ou une prise d’amphétamines lui permettaient-ils de réduire la pression ?

King tripote l’énorme gourmette en argent qui pendouille à son poignet.

– Je sais qu’elle sniffait une ligne ou deux dans sa loge avant le spectacle. C’était malheureux. Je l’ai harcelée pour qu’elle y renonce. Sans succès. Que pouvais-je faire ? Elle était majeure et ne dealait pas.

– Vous ne lui fournissiez donc pas la marchandise ?

King s’offusque, toutes griffes dehors. Comme un chat qu’on dérange dans une sieste au soleil.

– Jamais de la vie ! Pour quelle raison aurais-je tué la poule aux œufs d’or ?

– Continuez.

– Bel faisait quatre prestations par soirée, à une heure d’intervalle. Les trois premières se sont déroulées sans incident. La dernière a été nettement plus agitée.

– Expliquez-moi.

– Disons pour faire simple que, ce soir-là, il y avait deux bandes rivales dans ma boîte. Un groupe de rock qui jouait sur scène par intermittence, et un groupe de motards. Apparemment Belinda en pinçait pour l’un d’eux depuis plusieurs jours. Les musiciens, qui se croyaient irrésistibles, ont mal pris la chose. Il y a eu une bagarre générale. J’ai dû appeler les flics. Quand ils ont rétabli le calme, vers 2 heures du matin, les motards et Belinda avaient disparu. Elle n’est jamais revenue travailler.

– En avez-vous déduit qu’elle filait le parfait amour avec le type en question ?

– C’était une explication logique. Je n’avais aucune raison de m’inquiéter pour elle.

– Savez-vous où crèchent les motards ?

– Los Bandidos, c’est comme ça qu’ils se faisaient appeler. Vous imaginez, los Bandidos ! Ils n’ont plus rôdé dans le coin depuis l’incident. Mais je sais qu’ils sévissaient dans les banlieues nord de Boston.

King dégringole du tabouret et se faufile derrière le bar.

– Je vous le sers, maintenant, ce café ou ce verre de gnole ?

– Allez-y. Double bourbon sans glace. Mais noyé dans de l’eau fraîche.


 

Dès son retour au commissariat, Murphy prend contact avec ses collègues de Boston. Il leur explique l’objet de sa recherche et leur faxe les photographies de Belinda. Trois jours plus tard, il obtient une réponse.

– On a coincé la bande en flag’ dans un squat. Recel de marchandise volée, trafic de stupéfiants et, peut-être, viol en réunion. Mais la fille agressée est terrorisée et refuse de porter plainte.

– Bien joué !

– On a pu négocier avec les gars. Une peine légère contre le nom et l’adresse du suspect. Il s’appelle Walter Amstrong, race blanche, trente-cinq ans. D’après los Bandidos, il est aujourd’hui chauffeur routier à Los Angeles. L’entreprise de transport où il est employé s’appelle TAT pour Trans-America Trucking.

– Des infos sur la victime ? demande Murphy, en avalant difficilement la boule d’épines qui lui brûle la gorge.

– Après la bagarre dans la boîte, elle a passé quelques jours dans le squat avec la bande. Quand elle s’est volatilisée, Amstrong a aussitôt quitté Boston, sans demander son reste.

– Je vois.

– Autre chose, ajoute l’officier à l’autre bout du fil. Il est probable que Belinda était enceinte au moment de sa disparition.


 

– Vous avez dit Walter Amstrong ? demande Darryl Kennedy, le gérant de TAT, en glissant un crayon mâchouillé derrière son oreille.

– Il est employé chez vous depuis quelques mois.

Traversant la baie vitrée, le regard de Kennedy se noie un instant dans les nappes de brume qui recouvrent les faubourgs de Los Angeles. Puis il revient se poser sur le tableau de service déployé derrière lui.

– Au fait, savez-vous combien de kilomètres ma flotte de camions parcourt chaque année ?

– Aucune idée, grince Murphy, les nerfs à vif.

– Plus de treize millions. Soit l’équivalent de trois cent vingt-cinq fois le tour de la Terre. Pas mal, non ?

– Écoutez, je m’en bats l’œil, de vos camions. Où se trouve exactement Amstrong à l’heure actuelle ?

– Ne vous énervez pas. Il roule sur l’Interstate 70. Il traverse l’Utah en direction de Denver. Sa destination finale est Chicago.

– Avez-vous un moyen de le contacter ?

– Non. Par contre, je peux le localiser instantanément. Tous mes véhicules sont équipés d’un système de positionnement universel.

– Alors, actionnez votre GPS et vérifiez.

– Attendez-moi ici une minute.

Kennedy disparaît dans une pièce attenante. Quand il revient dans la salle de trafic, ses joues rebondies ont pris une teinte framboise.

– Bordel, c’est à n’y rien comprendre ! Amstrong s’est détourné sans raison valable. Il vient d’entrer dans l’Oregon et il se dirige à toute allure vers le Canada.

– Vite ! Faites-moi la description du camion et donnez-moi le numéro de sa plaque minéralogique.

L’avis de recherche prioritaire lancé par les policiers de Los Angeles est rapidement suivi d’effets. La vigilance aux péages des autoroutes est renforcée et des barrages routiers sont installés sur les routes secondaires. Vers 23 heures, grâce au GPS permettant sa localisation, le camion du fugitif est intercepté. Walter Amstrong se rend aux forces de l’ordre sans opposer de résistance. Il est aussitôt transféré par avion dans l’État du New Hampshire et placé en garde à vue. Muré dans le silence, il refuse obstinément de répondre aux questions de l’enquêteur.

En désespoir de cause, avec l’aide de ses collègues de Boston, Murphy prend alors contact avec los Bandidos. Muni d’un mandat d’amener, il menace d’arrêter la bande pour association de malfaiteurs et complicité de meurtre s’il n’obtient pas d’informations. Les motards tergiversent et donnent l’adresse d’un studio dans lequel Amstrong avait coutume de se réfugier et d’entreposer du matériel. Murphy procède à une perquisition. Outre un bric-à-brac de pièces détachées et d’objets hétéroclites, le local ne contient pas d’indices incriminant directement le prévenu. Le policier saisit néanmoins une liasse de papiers et une disquette informatique en carton. Une de celles qui circulaient encore à la fin du siècle dernier, avant d’être progressivement remplacées par des modèles en plastique, puis, plus tard, par des disques enregistrables et des clés USB. Murphy procède enfin dans son bureau à un ultime interrogatoire de l’assassin présumé.

– Quand Belinda a quitté le squat, je ne l’ai plus revue, persiste à répéter Amstrong.

Et le motard ajoute en ricanant :

– Vous perdez votre temps. Vous êtes incapable de prouver mon implication. Ma garde à vue s’achève ce soir. À minuit, je serai libre.

Tout en réfléchissant à la manière de procéder, Murphy retourne entre ses mains la disquette informatique.

– Qu’est-ce qu’il y a là-dessus ? demande-t-il à brûle-pourpoint au prisonnier.

– Des conneries.

– De quel genre ?

– Un jeu de merde que j’ai copié il y a longtemps.

Murphy repose la disquette.

– Je vérifierai ça.

À cet instant, Amstrong bondit de son siège. Avant que l’inspecteur n’ait le temps de réagir, il s’empare de la disquette et d’une paire de ciseaux qui traînait sur le bureau. Il recule de trois pas, se réfugie dans le coin le plus éloigné de la pièce et commence à découper frénétiquement le carré en carton qui contient la mémoire magnétique. Le policier se rue sur lui. Amstrong balance violemment sa chaise d’un coup de pied. Il interrompt une fraction de seconde son œuvre destructrice et menace le policier avec les ciseaux. Puis il taillade la disquette de plus belle. Des fragments de carton volent dans tous les sens.

– Garde ! Garde ! hurle Murphy en dégainant son revolver.

Bras tendus, arme pointée, doigt crispé sur la détente, il avance vers sa cible.

– Pose ce que tu tiens en main.

Amstrong s’exécute, sourire narquois aux lèvres. Des agents en uniforme entrent en trombe dans le bureau, ceinturent le détenu et le jettent en cellule.

Quand le calme revient dans la pièce, Bailey Murphy contemple à loisir l’ampleur du désastre. Le sol est jonché de débris. Prenant soin de ne rien déplacer, il téléphone aux agents de la police scientifique du New Hampshire. Puis, en attendant leur venue, il s’enferme dans son bureau pour ruminer son échec. « C’est pour détruire une preuve qu’Amstrong n’a pas hésité à se démasquer. Maintenant, de deux choses l’une : soit les experts parviennent à restaurer la disquette, soit, dans le cas contraire, le meurtrier m’échappe définitivement. »

Davis et Carrington, les spécialistes accourus sur place, recueillent les fragments de la disquette dans des boîtes en plastique et les transportent dans leur laboratoire pour les examiner. Les dégâts semblent irrémédiables. Après avoir considéré la difficulté sous tous ses angles, ils contactent des confrères du FBI. Avouant eux aussi leur impuissance, ces derniers les orientent vers un laboratoire privé qui restaure des programmes informatiques défectueux pour le compte de banques et de grosses entreprises. L’ingénieur consulté est d’emblée pessimiste.

– Sachez que nous n’avons encore jamais réussi à restaurer une disquette de ce genre. Essayer reviendrait à mobiliser une équipe complète d’informaticiens pendant plusieurs mois.

– À combien s’élèveraient les frais ? demande Davis, l’un des experts du New Hampshire.

– Comptez environ un million de dollars, sans garantie de résultats.

La longueur des délais, le coût exorbitant et le caractère aléatoire de l’opération dissuadent Murphy de donner son accord. Il n’ignore pas, par ailleurs, que le temps presse avant l’expiration de la garde à vue d’Amstrong.

– Débrouillez-vous comme vous voudrez avec les moyens du bord, finit-il par dire à Davis et Carrington. Si vous échouez, je ne vous en tiendrai pas rigueur. Si vous réussissez, vous pourrez vous targuer d’avoir fait mieux que le FBI et les grands labos techniques réunis.

Seuls et démunis, les experts envisagent une première approche.

– Je vais essayer de scotcher les morceaux ensemble, tout simplement, propose Carrington.

– Ça ne marchera jamais, répond l’autre. La disquette va se disloquer dès le premier essai.

– Lissons les parties froissées avec un fer à repasser. Découpons des lamelles de carton pour remplacer les morceaux endommagés et collons le tout avec de la bande adhésive.

Incapable de proposer une alternative à cette méthode périlleuse, Davis émet une objection du bout des lèvres.

– D’accord, mais limitons les risques. Testons ton idée sur une copie.

Les scientifiques lacèrent volontairement une disquette neuve. Après l’avoir restaurée avec du carton et du papier collant, ils l’introduisent dans le lecteur d’un ordinateur.

– Prêt ? demande Carrington.

– Prêt.

Le résultat ne se fait pas attendre. Après une série d’éructations, la machine recrache à l’autre bout de la pièce la disquette, déchiquetée en mille morceaux.

Sans se formaliser, Carrington ausculte méticuleusement les débris.

– L’adhésif était trop épais, s’esclaffe-t-il avec enthousiasme. Il est resté coincé dans la tête de lecture. Remplaçons-le et ça devrait fonctionner.

Les policiers se précipitent dans une papeterie et font l’acquisition d’un rouleau de bande collante fine et résistante. Puis ils réparent avec le plus grand soin la disquette originale détruite et, la peur au ventre, procèdent à un nouvel essai. L’ordinateur accepte cette fois de lire partiellement l’enregistrement, qui est aussitôt transféré sur le disque dur d’une seconde machine. Environ 80 % de son contenu est sauvé. Tandis que, sans préjuger du résultat, le laboratoire exigeait une brigade complète d’informaticiens, des mois de travail et un million de dollars, Davis et Carrington règlent le casse-tête en une demi-journée. En ne dilapidant que 59 dollars de l’argent public en fournitures diverses !


 

Bailey Murphy félicite ses hommes et se plonge fébrilement dans la lecture des dossiers miraculeusement restaurés. Il ne lui reste que quelques heures pour confondre le meurtrier présumé de Belinda Hamilton. Mais très vite, la déception cède le pas à l’accablement.

– À quoi rime ce fatras ?

De pleines pages de données techniques concernant des modèles de motos s’affichent sur l’écran de son ordinateur. D’autres font la part belle à un florilège de blagues salaces et à un répertoire d’organisations néo-nazies.

Murphy s’agace. Sa main s’agite sur la souris. Son regard se voile. Les lignes de texte dansent et se chevauchent. Il compulse les dossiers à toute vitesse, revient en arrière, s’embrouille. Et puis, tout à coup, là, dans un coin de l’écran, un symbole apparaît, sous lequel figurent deux lettres : B.H. Murphy clique dessus. Quand il parcourt les premières lignes, son cœur s’emballe. Amstrong a rédigé en style télégraphique le récit de sa courte et macabre liaison avec Belinda. Les yeux brûlants, le policier lit des extraits au hasard.

– « 9 mai. Touche avec la nana qui danse au Macadam Cow-boy. Bien gaulée. Envie de me la faire. 20 mai. Baston dans la boîte. Emmené la fille dans le squat. Gin et coke. Elle est bonne. »

Comme s’il assistait à un film projeté en accéléré, le policier retrace au jour le jour le cauchemar de Belinda. Une descente aux enfers. Une chute libre. Un gouffre. Une nausée insupportable.

– « 25 mai. La salope veut plus coucher. Envie de la foutre sur le trottoir. »

Et puis, quelques lignes plus loin…

– « 28 mai. Balancé le corps dans la montagne avec Pedro. Rentrés crevés. Biture chez Joe. Bowling. Bonne rigolade. »

Murphy ferme les yeux. Un torrent d’images lui enflamme la tête. Un sentier dans les monts Appalaches. Une jupe en cuir, des escarpins. Un crâne dont les dents de la mâchoire supérieure ont été fracassées. Un visage d’argile au sourire malicieux. La piste de danse d’une boîte de nuit miteuse. Un gang de motards. Une jeune vie fauchée en plein apprentissage. Un écœurant gâchis…

Puis il compose lentement le numéro de téléphone du procureur.