Ne sommes-nous pas
tous
hantés par nos fantômes ?
Comme chaque soir, le modeste pavillon que Jim Christy occupe avec ses cinq enfants s’est transformé en ruche bourdonnante. Tandis que les aînés se disputent la possession de l’ordinateur, les trois plus jeunes, âgés de sept et onze ans, se chamaillent dans la cuisine.
– Bob et Teddy, allez vous brosser les dents, et filez dans votre chambre, ordonne leur père. J’irai vous raconter une histoire quand vous serez au lit.
Les jumeaux rieurs escaladent l’escalier en se tirant par les maillots.
– Franck, où en es-tu de ton contrôle de maths ?
Sans quitter l’écran des yeux, l’adolescent brandit un pouce victorieux au-dessus de sa tête.
– Tu ne perds rien pour attendre, fiston. Nous vérifierons ça ensemble dans une minute.
Jim Christy intercepte enfin une gamine qui tente de s’éclipser dans le jardin, un pack de jus d’orange sous le bras.
– Sonia, va remettre cette boîte où tu l’as prise, s’il te plaît.
La fillette opère docilement une volte-face.
– Bien, papa.
– Au fait, as-tu préparé ton uniforme pour la parade des majorettes ?
– J’ai repassé ma jupe. Et j’en ai même profité pour laver deux de tes chemises.
– Tu es un ange, ma chérie.
Succédant à la tempête, le calme revient dans la maison. Jim décapsule deux canettes de bière. Il en offre une à sa tante, qui rince encore des bols dans la cuisine, et se laisse choir lourdement sur une chaise.
– À la tienne, Sandra. Alléluia ! Encore une journée qui se termine sans dégâts collatéraux.
La pimpante quinquagénaire entrechoque sa bouteille avec gaieté.
– Allons, Jim, tu t’en sors à merveille avec les enfants.
Depuis l’internement de Jeannette, son épouse, dans le service psychiatrique d’un hôpital, Jim Christy se consacre seul à l’éducation de sa nombreuse progéniture. Une tâche harassante pour cet ouvrier sidérurgiste de quarante-cinq ans. Bien qu’il s’en acquitte avec entrain et compétence, Sandra Salinger lui prête main-forte depuis six mois, et pare au plus pressé en son absence.
Vers 22 heures, alors que sa tante a regagné depuis longtemps son domicile et que les occupants de la maison semblent endormis, Jim procède à ce qu’il appelle sa « check-list du soir ». Passant mentalement en revue l’emploi du temps de ses enfants par ordre d’âge décroissant, il récapitule les innombrables obligations auxquelles il doit faire face dans les jours qui viennent. « Mercredi 17 heures, Franck : dentiste. Demain : fête de la paroisse, défilé Sonia. Samedi matin : centre commercial, achat chaussures pour les jumeaux. Jeudi : Patricia, payer la garderie et la cantine. »
À 23 heures, il regagne sa chambre sur la pointe des pieds et se jette sur son lit, épuisé mais heureux.
Comme un gigantesque paquebot amarré au cœur de la nuit, l’usine de Bethlehem, qui fut pendant des décennies la plus grande aciérie du monde, étincelle de mille feux. Sous la clarté irréelle des projecteurs, les structures semblent flotter entre ciel et terre, et les cheminées en brique crachent sans interruption des panaches de fumée noire. Sur l’horizon, le crépuscule livre son dernier combat. Il est 6 heures. Les ouvriers de l’équipe de nuit ont terminé leur rotation. Dispersés en petits groupes frissonnants, ils envahissent le parking et disparaissent les uns après les autres à l’intérieur de leurs voitures. Restés seuls sur l’esplanade, deux retardataires poursuivent leur dialogue devant un vieux pick-up.
– Le syndicat doit négocier chaque licenciement au cas par cas, s’emporte Jim Christy. Et, crois-moi, je m’opposerai à toute tentative d’intimidation.
– Oui. Mais si une grève éclate, la direction t’en tiendra personnellement responsable, réplique Scott Valera d’une voix apaisante. Réfléchis-y à deux fois. Ne prête pas le flanc à des attaques frontales.
– Je n’accepterai pas que des gars qui ont plus de vingt ans d’ancienneté se retrouvent sur le carreau du jour au lendemain. Si on engage des négociations avec le patronat, j’exigerai de confortables compensations, argumente Christy.
Tout en parlant, il déverrouille machinalement les portières du pick-up.
– Pense à tes gosses. Ne joue pas les héros ou les boucs émissaires, dit Valera en se hissant sur le siège passager.
– On en reparlera. En attendant, je t’offre un café au restoroute du coin, s’esclaffe Christy.
L’ouvrier se frotte vigoureusement les mains pour les dégourdir. Puis il met le contact, écrase à fond la pédale d’embrayage, enclenche souplement une vitesse et accélère sans à-coup.
À cet instant précis, une formidable explosion se produit. En une fraction de seconde, une gerbe de feu fuse latéralement du bas de caisse et embrase le moteur. Les vitres sont pulvérisées. Le pick-up est soulevé du sol comme un insecte. Il s’embrase dans les airs, retombe sur l’asphalte et se disloque dans un fracas épouvantable, projetant des débris incandescents à des dizaines de mètres alentour.
– Résultat des courses ? maugrée Bill Ridley à l’adresse d’un jeune policier en uniforme, figé devant la carcasse encore fumante.
– Le conducteur a péri sur le coup. Pas beau à voir. Les ressorts du siège lui ont perforé les intestins et sont ressortis sur le devant, à travers l’anorak.
– Original. Son nom ?
– James Christy. Ouvrier spécialisé, quarante-cinq ans, divorcé, cinq enfants.
Ridley mâchonne un cigare mal éteint en examinant la ferraille distordue.
– Et le passager, dans quel état est-il ? demande à son tour le sergent Peggy Sukuda, une montagne de chair blanche débordante d’énergie.
– Désespéré selon les urgentistes. Inconscient. La jambe gauche arrachée. Polytraumatismes. Il a été transporté en soins intensifs à Saint Andrew.
– On a une identité ?
– Scott Valera, ouvrier, trente-huit ans, célibataire. Les victimes avaient toutes les deux des badges dans leurs poches.
À travers les éclairs stroboscopiques des gyrophares, le parking de l’usine apparaît comme un no man’s land improbable. Une zone hostile battue par les vents. Des flammèches achèvent de se consumer, çà et là, sur le bitume.
– Sécurisez le périmètre autour de l’épave, ordonne Ridley. Posez un cordon circulaire à quarante mètres de l’épicentre de l’explosion.
– Et que deux officiers interdisent à qui que ce soit d’approcher le pick-up, ajoute Sukuda. Nous serons de retour dès qu’on y verra clair.
Deux heures plus tard, les inspecteurs du Maryland arpentent à nouveau le parking de l’usine Bethlehem. Les véhicules du personnel de l’équipe de jour se sont agglutinés sur les places laissées disponibles par le camion laboratoire des services scientifiques. La zone de l’explosion a été quadrillée, découpée en grille et photographiée. Ridley et Sukuda sont, cette fois, accompagnés d’Al Borske, un maigrelet entre deux âges, calfeutré dans une épaisse parka.
– Dans notre profession, nous avons coutume de distinguer deux sortes de réactions explosives, précise l’expert en guise de préambule. La déflagration qui se disperse par conductivité thermique et dont la vitesse de propagation est de l’ordre de quelques centimètres à quelques mètres par seconde.
Ridley tire avec irritation sur un cigare fraîchement allumé.
– Ce n’est pas le cas qui nous intéresse aujourd’hui.
– La seconde réaction est la détonation, poursuit le spécialiste sur sa lancée. Elle correspond à un phénomène qui se propage par le mécanisme de l’onde de choc.
– Avec, j’imagine, des effets beaucoup plus dévastateurs ?
– Incontestablement. Ils sont liés à la densité de chargement. Mais aussi à la vitesse de propagation qui, pour ce type de charge, est de l’ordre de mille à neuf mille mètres par seconde. Comme vous l’avez noté, les capacités de destruction sont alors considérables.
Lorsque Sukuda s’approche de Borske, sa généreuse poitrine frôle le sommet dégarni de son crâne.
– Quelle est votre première impression, Al ? A-t-on affaire à un engin artisanal ou à un mécanisme beaucoup plus sophistiqué ?
– L’absence de cratère sous l’épave me laisse penser que la charge a été placée à bord du pick-up.
– Elle n’était pas posée sur le sol.
– C’est exact. Après analyse des débris, je vous dirai s’il s’agit d’un explosif d’origine civile ou militaire. De la dynamite, des nitrates industriels, du plastic, du semtex, de la penthrite, du…
– Nous sommes bien d’accord, tente de l’interrompre Ridley.
– Sachez toutefois qu’à la différence des pays européens où les attaques à l’explosif sont l’œuvre de professionnels aguerris, les bombes et les explosifs préférés des Américains sont la plupart du temps des engins rustiques, bricolés à la maison.
– Un bricolage diablement efficace dans le cas présent, souligne Sukuda.
– Actuellement, pour déterminer l’identité d’un produit, la technique la mieux adaptée met en œuvre la chromatographie en phase gazeuse couplée à la spectrométrie de masse, qui est une méthode d’analyse dans laquelle intervient la technique de séparation et où le signal observé traduit la simultanéité de deux paramètres indépendants : le temps de rétention et les ions, caractéristiques du composé.
– Cela coule de source, ironise l’inspecteur.
– Ce qui nous fournit un spectre de la molécule initiale, conclut Borske, arrivé péniblement au terme de sa démonstration.
– C’est entendu. Par ailleurs, comment identifiez-vous le type de détonateur ?
– Le dispositif d’amorçage peut faire appel à des technologies électroniques très élaborées : mise à feu par relais, triac, thyristor, ou par l’utilisation de circuits intégrés. Pour le déterminer, je vais devoir passer tous les résidus de l’explosion au peigne fin et les analyser en laboratoire. J’en ai pour quelques jours. Ensuite, quand nous serons fixés sur le type de matériel utilisé, nous disposerons d’un premier profil des auteurs de l’attentat.
– Des auteurs ? Vous pensez qu’il peut s’agir d’un acte terroriste ?
– Il est trop tôt pour le dire. Mais de toute évidence, le ou les meurtriers ont employé les grands moyens. Ils n’ont laissé aucune chance aux passagers du pick-up de s’en sortir indemnes. Ils ont frappé pour tuer.
Le bureau exigu que se partagent Bill Ridley et Peggy Sukuda, au quatrième étage de l’hôtel de police de Sparrow Point, empeste le tabac froid et le café édulcoré. Renversé dans un fauteuil en skaï, l’inspecteur principal pérore, tandis que le sergent Sukuda griffonne quelques notes sur un tableau mural qui, au regard de sa taille et de sa corpulence, ressemble à un jouet.
– Résumons-nous, dit Ridley. Christy et Valera ne possédaient pas de casier et n’avaient jamais eu de démêlés avec la justice.
– Selon nos indicateurs, aucun d’entre eux ne consommait ni ne revendait de la drogue.
– Sandra Salinger, la tante de Christy, affirme par ailleurs que son neveu était un père de famille méritant.
– Élevant seul ses cinq enfants depuis l’internement de son épouse en hôpital psychiatrique, précise Peggy. Et on ne lui connaissait pas de petite amie. Du moins officiellement.
– C’est pourtant lui qui était visé dans l’attentat. Le rapport préliminaire de Borske mentionne que la charge explosive était placée sous le siège conducteur, sans doute reliée au système électrique secondaire du pick-up.
– Le véhicule est resté garé sur le parking de l’usine de 22 heures jusqu’au moment de l’explosion, qui s’est produite aux alentours de 6 h 10. Un ou des individus ont donc disposé de huit heures pour trafiquer le Ford et le faire sauter dès le premier coup d’accélérateur. L’aire de stationnement n’est pas équipée de caméras de surveillance, et aucun témoin n’a remarqué une activité suspecte autour du véhicule durant les heures qui ont précédé son explosion.
– Nous savons aussi par des collègues d’atelier que Christy n’avait pas pour habitude de raccompagner systématiquement Scott Valera chez lui, une fois la nuit ou la journée de travail achevées.
– Ce qui revient à dire que Valera a dû se trouver au mauvais endroit au mauvais moment, mais qu’il n’était pas la cible, en conclut Peggy.
– Vous êtes-vous préoccupée de son état de santé ? demande abruptement Ridley.
– J’ai appelé l’hôpital. Valera est vivant, amputé d’une jambe, les fesses et le bas-ventre truffés d’éclats métalliques. Il est sous sédatif et bardé de perfusions. Nous ne pourrons pas nous entretenir avec lui avant la fin de la semaine.
– Bien, soupire l’inspecteur en extrayant un cigare torsadé d’un tiroir de son bureau. Nous tournons en rond. Nous avons une bombe, un cadavre et un grand blessé, mais pas de mobile. Je retourne voir la tante de Christy. Assurez-vous du suivi des analyses médico-légales avec Al Borske.
Puis le policier se lève d’un bond et se précipite vers l’ascenseur, toute affaire cessante.
– C’est une tragédie, soupire Sandra Salinger, en effaçant d’un revers de main les larmes qui humectent ses joues. Qui a bien pu s’en prendre à l’homme le plus méritant de la terre ?
Bill Ridley tournicote dans le salon des Salinger, encombré de meubles rustiques et de trophées de chasse. Peter, l’époux de Sandra, un retraité taciturne, est avachi dans un fauteuil et picore des cacahuètes.
– Jim avait-il des ennemis ? demande l’inspecteur, afin de lancer la conversation.
– Pas que je sache. Entre sa famille et son travail, mon neveu était sur le pont dix-huit heures par jour. Il n’avait ni le temps ni le désir de se quereller avec quiconque.
– Parlez-moi de sa femme.
– Jeannette est ma nièce, la fille de mon frère, prévient l’homme, rencogné dans le fond de son fauteuil.
– Malgré les épreuves qui ont gâché sa vie, nous la voyons toujours avec les yeux de l’amour, ajoute Sandra.
– De quoi souffre-t-elle exactement ?
– Les médecins lui ont diagnostiqué un état dépressif chronique à tendance schizophrénique. Les premiers symptômes de la maladie sont apparus le jour de ses dix-huit ans, quand le principal du collège lui a remis son diplôme de fin d’études. Elle a violemment jeté sa toque à ses pieds et s’est enfuie en poussant des cris. Depuis, son état s’est progressivement dégradé.
– Ce qui ne l’a pas empêchée de se marier et d’avoir cinq enfants, note Ridley.
– Jim et Jeannette se sont connus sur les bancs de l’école primaire. Quand Jeannette a découvert qu’elle était enceinte, vers l’âge de vingt ans, Jim n’a pas hésité une seconde à lui passer la bague au doigt.
– En toute connaissance de cause ?
– Bien sûr. La maladie de notre nièce n’était un secret pour personne. Jim espérait, comme nous tous, que la maternité stabiliserait son état psychique. C’est d’ailleurs ce qui s’est produit durant les premières années de leur union. Mais le rythme des naissances s’est accéléré. La charge est devenue trop lourde. Et Jeannette a fini par perdre le contrôle.
– Faire cinq gosses à une gamine malade et sans défense, c’était précipiter sa descente aux enfers, bougonne Peter Salinger en quittant brusquement la pièce, sans même saluer le policier.
La porte du salon claque violemment et le silence retombe. Ridley se penche vers la femme.
– Votre mari ne me donne pas l’impression d’avoir tenu son neveu en grande estime.
– Ne croyez pas ça. Peter est sous le choc. Et il est terriblement angoissé par l’avenir des enfants.
– Que vont-ils devenir ?
– Nous allons devoir les séparer et les répartir entre les membres de la famille qui voudront bien les accueillir. Nous envisageons pour notre part d’adopter Patricia et les jumeaux.
– Je vois. Dans quelles circonstances Jeannette a-t-elle été internée ?
Une ombre grise glisse sur le visage de Sandra comme un voile de deuil. Elle se pince les lèvres et murmure dans un souffle :
– Au cours d’une crise aiguë, elle a tenté d’étouffer sa fille cadette avec un oreiller. Jim est arrivé juste à temps pour la conduire à l’hôpital où elle a pu être réanimée. En étant internée dans le pavillon réservé aux malades dangereux, Jeannette a été déchue de ses droits parentaux. Et, depuis que le divorce a été prononcé, les enfants n’ont plus le droit de lui rendre visite.
– Triste histoire, conclut Ridley. Une dernière question et je vous laisse : suite à ce drame, Christy a-t-il eu maille à partir avec des proches de sa femme ?
Sandra réfléchit une longue minute. Puis elle jette un regard en direction du couloir, comme pour s’assurer que son mari ne s’est pas embusqué dans l’encoignure d’une porte pour capter des bribes de la conversation.
– Ne dit-on pas de chaque famille qu’elle est un volcan mal éteint, inspecteur ?
– Certes, mais y a-t-il quelqu’un en particulier qui pouvait avoir de bonnes raisons de s’en prendre à votre neveu ?
Les épaules de Mme Salinger s’affaissent légèrement.
– Je sais, par exemple, que Jim et Steve, le frère aîné de Jeannette, étaient à couteaux tirés.
Six jours plus tard, Sukuda et Ridley brandissent leur badge sous le nez de la réceptionniste de l’hôpital Saint Andrew et s’engouffrent sans un mot dans un ascenseur. Parvenus au huitième étage, ils saluent le policier de faction devant la porte 815 et pénètrent dans une chambre individuelle pleine de fleurs. Le teint cireux, les yeux enfoncés dans les orbites, le crâne entortillé de bandelettes de gaz, Scott Valera gît, les yeux mi-clos. Des porte-flacons, reliés à des cathéters, montent la garde de chaque côté du lit. Estimant que la chaise en plastique réservée aux visiteurs risque de ne pas supporter son poids, Peggy préfère rester debout.
– Inspecteurs Ridley et Sukuda, de la police criminelle de Sparrow Point. Nous sommes sincèrement désolés, monsieur Valera. Comment vous sentez-vous aujourd’hui ?
Les lèvres sèches du blessé se réduisent à deux traits blancs. Ridley s’assoit avec précaution sur le bord du lit.
– Racontez-nous exactement ce qui s’est passé.
D’une voix rauque, à peine perceptible, Valera résume brièvement les faits.
– Après le travail, Jim a proposé de me raccompagner. Nous sommes montés à bord de son pick-up. Il a mis le contact.
Les yeux de l’ouvrier s’embuent.
– Je me suis réveillé allongé sur ce lit. Une jambe en moins et les intestins truffés de métal. Je ne suis même plus un homme, si vous voyez ce que je veux dire.
– Comment vous expliquez-vous cet attentat ? demande Sukuda d’une voix étrangement douce.
– Cette question m’obsède depuis que je suis cloué ici, vous vous en doutez bien. Je connaissais Jim. C’était un gars sans histoire. En me creusant la tête, je ne vois qu’une solution.
– Laquelle ? demandent en chœur les policiers.
– Je vous préviens : elle va vous sembler complètement tirée par les cheveux.
– Dites toujours. Nous ne disposons d’aucune piste pour le moment, encourage le sergent.
– Jim était le secrétaire du syndicat de l’entreprise. Depuis plusieurs années, l’aciérie tournait mal en dépit de la demande croissante des pays émergents. Main-d’œuvre trop chère, concurrence indienne et chinoise. Le bla-bla habituel. Sur les vingt-cinq mille ouvriers que compte l’usine, près du quart allait être licencié avant Noël. En organisant un lock-out, une grève surprise de l’ensemble du personnel, Jim voulait prendre la direction de court et exiger pour chacun de bonnes indemnités.
Les pupilles de Bill Ridley se rétrécissent.
– Vous insinuez que l’attentat aurait pu être commandité par les dirigeants de l’entreprise ?
Valera presse la sonnette qui pend au bout d’un fil, au coin du lit. Une infirmière surgit aussitôt dans la chambre, l’air furibond.
– Ne stressez pas davantage mon patient, s’il vous plaît. De toute façon, c’est l’heure des soins. Disparaissez.
– Nous venions justement de clore notre entretien, temporise Sukuda, en se dirigeant vers la porte.
Valera retient un instant Ridley, en posant une main moite sur son bras.
– Vous vouliez connaître mon opinion. C’est fait. À vous d’en tirer vos conclusions.
– Je vous en prie, inspecteur Ridley, vous vous trompez de film, s’exclame Lucas Williams avec emphase. Nous ne sommes plus en 1950 sur les quais de New York, avec Marlon Brando dans le rôle principal. Épargnez-moi vos élucubrations ou mettez-moi en état d’arrestation. Mes avocats se feront un plaisir de démolir votre hypothèse et de vous couvrir de ridicule.
Un flot de lumière bleue inonde le vaste bureau du directeur général de l’usine Bethlehem, au quatorzième étage d’un immeuble dessiné autrefois par une gloire de l’architecture. Assise bien droite sur le bord d’un canapé en cuir, le sergent Sukuda observe les incessants va-et-vient qu’effectue Williams, entre la baie vitrée et une bibliothèque surchargée de livres coûteux.
– Jim Christy était sur le point de déclencher une grève. Elle aurait paralysé l’entreprise pendant des semaines, poursuit Ridley. En le faisant disparaître, vous désorganisiez le syndicat et vous vous accordiez un délai suffisant pour reconduire vos contrats de fin d’année.
– Le cours en bourse de votre entreprise est en chute libre. Vos actionnaires n’auraient pas apprécié une rupture brutale de la production. Vous vous seriez retrouvé sur un siège éjectable devant le conseil d’administration, argumente Peggy à son tour.
Williams retourne s’asseoir face aux policiers.
– Écoutez-moi. Je reconnais bien volontiers que, durant la première moitié du XXe siècle, il arrivait aux dirigeants des entreprises d’employer… comment dire… des méthodes parfois expéditives pour affaiblir les syndicats.
– La mafia étant votre meilleure alliée pour effectuer les basses besognes.
– Oui. Je crois que c’est ce qui se disait à l’époque.
Tandis qu’un sourire carnassier distend sa bouche, le directeur écarte les bras comme pour prendre à témoin le luxueux mobilier que contient son bureau.
– Ceux qui défendent aujourd’hui le mieux les intérêts du patronat sont des hommes respectables et démocratiquement élus. Ils votent nos lois à Washington. Des lois conformes à l’esprit et à la lettre de la Constitution de notre beau pays. Des lois qui stimulent la concurrence et garantissent la prospérité des citoyens.
– Des lois ultralibérales, susurre Sukuda, mettant sa colère en sourdine.
– Appelez-les comme vous voudrez, sergent. Mais nos lois sont ce qu’elles sont et elles fonctionnent comme ça.
Lucas Williams quitte son fauteuil pour raccompagner ses visiteurs jusqu’à une porte capitonnée.
– Quoi qu’il arrive, je mettrai à pied sept mille ouvriers d’ici la fin de l’année. La loi me l’autorise.
Le directeur agite une main qui dessine dans l’espace un point d’interrogation.
– Dans ces conditions, pourquoi aurais-je pris le risque de me débarrasser d’un obscur syndicaliste ? C’est absurde.
Tandis que les policiers se dirigent en silence vers l’ascenseur, Williams les apostrophe une dernière fois.
– C’est quand même contrariant, cette histoire de bombe. La police ne pourrait-elle pas renforcer la sécurité aux abords de mon usine ?
Construit tout en longueur au rez-de-chaussée de l’hôtel de police, le laboratoire d’expertises médico-légales de l’État du Maryland est bourré d’ordinateurs, d’écrans plasma et d’appareils de mesure. En dépit des déplacements incessants d’une demi-douzaine de fonctionnaires qui vérifient des données, tapotent sur des claviers ou bondissent d’un instrument à l’autre, il est étrangement calme. Les débris du pick-up ravagé par l’explosion ont été étalés sur une table violemment éclairée par des plafonniers. Al Borske, les mains gantées de latex, s’empare délicatement d’un embout en caoutchouc carbonisé.
– Ce fragment est intéressant. Observez-le attentivement, je vous prie. Curieux, non ?
– Qu’est-ce qui devrait nous sauter aux yeux ? demande Peggy avec une pointe d’agacement.
– Il s’agit du bouchon qu’on utilise pour isoler l’extrémité d’un détonateur électrique. La plupart du temps, il est incorporé à la charge explosive et donc détruit lors de la mise à feu.
– Conclusion ? s’impatiente Bill Ridley à son tour.
– Cela met hors de cause les militaires. Les artificiers de nos armées ne procèdent jamais de cette façon. Ils l’estiment trop dangereuse.
– Autre chose ?
– Oui. Le poseur de bombe connaissait parfaitement le système électrique du véhicule, puisqu’il a été capable de raccorder la charge aux câblages sans se faire sauter au passage. Ce qui signifie qu’il a pu assister à l’explosion en se dissimulant dans une voiture en stationnement sur le parking de l’usine. Ou se contenter de rester chez lui. En attendant que Jim Christy enfonce la pédale de l’accélérateur de son pick-up, vers 6 heures du matin, et fasse tout sauter.
– Avez-vous pu déterminer la nature de l’explosif ? demande Sukuda, en griffonnant des notes.
– Il s’agit d’une nouvelle variété de dynamite. Compacte, stable, puissante. Elle est couramment utilisée par les mineurs et les démolisseurs.
– Peut-on se la procurer dans le commerce ?
– Elle est en vente libre auprès de tous les bons fournisseurs de matériaux de construction, je me suis renseigné.
– Avez-vous un moyen de tracer sa provenance ?
Al Borske isole, parmi des centaines de débris, de petits morceaux de câble gainé de plastique bleu et jaune et les examine d’un air pensif.
– Je m’y emploie, inspecteur.
Dépités, Ridley et Sukuda quittent le laboratoire médico-légal. Une chape de nuages gris coiffe la ville et des rafales de vent font claquer les drapeaux accrochés aux frontons des bâtiments officiels. Bill Ridley est d’une humeur massacrante.
– Concentrons-nous sur le mobile, nom d’un chien. Sexe, argent, pouvoir, vengeance et jalousie sont les ingrédients de la plupart des crimes. Nous avons éliminé l’argent : Christy était couvert de dettes et n’avait pas souscrit d’assurance-vie.
– Oublions aussi la lutte pour le pouvoir : Lucas Williams, le patron de l’aciérie, se moque comme d’une guigne de l’action syndicale.
– Restent trois mobiles envisageables.
– Sexe, vengeance et jalousie.
Calfeutré dans une veste molletonnée, cigare aux lèvres, Ridley trottine aux côtés du sergent. Comme s’il cherchait à accorder ses pensées au rythme soutenu de sa coéquipière.
– Christy était bel homme, qu’en pensez-vous ?
– Plutôt pas mal, en effet, convient Peggy. Si on se réfère aux photos que contient son dossier.
Ridley expulse un panache de fumée bleue et accélère le pas.
– Voyons les choses en face. Jim avait quarante-cinq ans. Il était divorcé depuis six mois. Il vivait seul. Il…
– Il aurait pu avoir eu une liaison qui aurait mal tournée.
– Avec une femme mariée, par exemple.
– Ce qui aurait pu provoquer la réaction… explosive d’un mari trompé.
– Sexe, jalousie, vengeance ! s’esclaffe Ridley. Nous voilà au cœur de la sacro-sainte trilogie. Retournez à l’usine. Interrogez à nouveau les collègues de Christy. Cherchez la femme.
– Et vous, qu’allez-vous faire ?
– Sandra Salinger, la tante éplorée, a fait mention d’un certain Steve Harrison, l’ex-beau-frère de Jim. Harrison et Christy ne s’appréciaient guère. Je veux savoir pourquoi.
Tard dans l’après-midi, Peggy Sukuda regagne son bureau. Elle dégaine machinalement le Beretta 9 mm qui pend sous son aisselle et le glisse dans un tiroir. Puis elle s’exclame, après une longue hésitation :
– Vous aviez raison : Christy avait bien une maîtresse au sein du personnel de l’aciérie. Mais elle n’est pas mariée.
Le sergent marque une nouvelle pause.
– Elle est célibataire et mexicaine.
– Ce qui, si la famille s’en mêle, est encore plus dangereux pour un amant que de sortir avec une femme mariée, anticipe Ridley.
– Amalia Rojas. Vingt-trois ans. Magasinière. Jolie comme un cœur et terrorisée à l’idée d’être accusée de quoi que ce soit. Christy avait promis de l’épouser. Mais Amalia refusait de s’engager, préférant prendre du bon temps.
– Je la comprends. Épouser un homme de vingt ans son aîné et se retrouver du jour au lendemain belle-mère de cinq enfants avait de quoi la rendre hésitante.
– Selon les ouvriers que j’ai interrogés, nos tourtereaux ont roucoulé un mois ou deux. Puis les choses se sont gâtées, explique Peggy.
– Laissez-moi deviner : le père d’Amalia, un catholique fervent, a vengé l’honneur bafoué de sa fille, en trucidant Christy ?
– Non, ce sont les frères d’Amalia qui l’ont physiquement menacé. Antonio et Francisco, vingt-sept et trente ans, tous deux fichés par nos services pour délits mineurs. Antonio a été ouvrier agricole en Californie, avant de devenir livreur de pizzas. Francisco est, quant à lui, laveur de vitres dans une entreprise de nettoyage.
Ridley frappe du poing sur le plat de son bureau.
– Un livreur de pizzas et un laveur de vitres ! Les Rojas n’ont vraisemblablement rien à voir avec ceux que nous cherchons.
– Je partage ce point de vue, confesse Sukuda, cédant à son tour au découragement. Les frères auraient été bien en peine de concevoir et d’utiliser correctement une bombe sophistiquée.
– S’ils avaient voulu tuer Christy, ils se seraient contentés de jouer du couteau ou de la batte de base-ball.
– Ou ils lui auraient collé deux balles dans la tête sans autre forme de procès, spécule Peggy d’une voix morne. Je vais vérifier leurs activités annexes et leurs alibis, mais je crains que nous ne soyons de retour à la case départ. Au fait, qu’a donné votre entretien avec Steve Harrison ?
– Chou blanc. Bien qu’antipathique, le bonhomme ne me semble pas suspect.
– Sur quoi portait son différend avec Jim ?
– Harrison accusait son beau-frère d’être à l’origine de la dépression chronique dont souffrait Jeannette. Selon lui, sa sœur avait devant elle un bel avenir de comédienne. Christy a ruiné ses projets en lui infligeant quatre grossesses consécutives en l’espace de sept ans.
Un éclat ambigu pétille soudain dans le regard du policier.
– Et je vous ai gardé le meilleur pour la fin. Harrison avait coutume de célébrer les naissances rapprochées de ses neveux et nièces et de fêter leurs anniversaires en envoyant à Jim une lettre d’injures. Une lettre délirante dans laquelle il raillait en termes salaces l’infatigable énergie reproductrice de son beau-frère.
Le sergent éclate de rire.
– Vous a-t-il fait spontanément cette confidence ?
– Mieux que cela : il a pieusement conservé des copies de ses lettres et il me les a données à lire.
– Transfert paranoïaque, suggère Peggy, redevenue sérieuse. Ça vaut peut-être la peine de creuser un peu. Ce type est capable de tout.
– Inutile. Harrison n’était pas en ville au moment de l’attentat. Il était à Key West, en Floride. J’ai vérifié son alibi.
Le lendemain matin, attablés dans l’arrière-salle d’un snack-bar désert, les inspecteurs se morfondent, ressassant jusqu’à la nausée la maigre moisson d’informations qu’ils ont récoltée. Soudain le portable de Ridley vibre dans le fond de sa poche.
– Où en êtes-vous de votre enquête, Bill ? demande d’une voix enjouée Al Borske, l’expert en explosifs.
– J’attends dans un café sordide que vous vous décarcassiez ! aboie Ridley.
– D’accord, d’accord, temporise Borske, interloqué par l’agressivité de son interlocuteur. Je vais vous donner du grain à moudre.
Ridley se radoucit aussitôt.
– Excusez-moi, je suis à cran. Je vous écoute.
– La nuit dernière, je suis retourné sur les lieux de l’explosion. J’ai réexaminé le sol mais, cette fois, équipé d’une lampe fluorescente à lumière noire.
– Qu’avez-vous découvert ?
– Des milliers de granules en plastique de la taille d’un grain de sable étaient restés éparpillés sur le macadam. J’en ai prélevé plusieurs centaines. Je viens à l’instant même d’en observer des échantillons sous le microscope électronique. C’est absolument fascinant !
Alors que Borske poursuit le compte rendu de sa récente observation, Ridley fait un geste en direction du sergent pour l’inviter à la patience.
– Chaque granulé – fluorescent d’un côté, aimanté de l’autre – est constitué de six couches de couleurs différentes : blanc, bleu, blanc, violet, jaune et rouge.
– En quoi ces granulés nous intéressent-ils ?
– Je pense qu’il s’agit de marqueurs. Ils ont dû être ajoutés à la dynamite par le fabricant à la demande des douanes, afin de faciliter sa traçabilité. Un pour cent seulement des explosifs en vente libre aux États-Unis possède ce système de puce.
Ridley tire de sa poche un stylo et une feuille de papier.
– Redonnez-moi l’ordre des couleurs, s’il vous plaît. J’alerte immédiatement les services douaniers.
Renseignement pris à Washington, la succession des couleurs contenues dans chacune des puces correspond au code 8DEO2A146. Ce cryptogramme permet d’identifier le fabricant de l’explosif et le nom de la marque sous laquelle il a été vendu. Plus efficace encore, il permet de déterminer le lieu, la date et l’heure de sa fabrication, ainsi que le numéro du lot mis en circulation. En d’autres termes, Ridley et Sukuda disposent maintenant du moyen de retracer le parcours de la dynamite. De l’usine d’origine jusqu’aux rayons du détaillant.
Après avoir passé une dizaine d’appels téléphoniques, les inspecteurs obtiennent enfin l’information qu’ils désirent. Le lot d’explosif, utilisé contre le pick-up de Christy, a été livré à un grand magasin de Virginie-Occidentale. Un de ceux qui offrent une gamme complète de matériaux de construction aux entreprises comme aux particuliers. Sukuda contacte aussitôt le gérant sur son portable.
– Pour se procurer des explosifs, nos clients doivent produire une pièce d’identité que nous photocopions et archivons. Chez nous, croyez-moi, nous ne lésinons pas sur la sécurité, précise le responsable du magasin, avec dans la voix une légitime pointe de fierté.
– Ces précautions vous honorent, approuve Peggy, flatteuse. Vous êtes donc en mesure de me fournir la liste de tous ceux qui ont acheté de la dynamite codée 8DEO2A146 au cours de ces dernières semaines ?
– Naturellement. Accordez-moi quelques minutes. Sitôt que je mets la main sur le document, je vous l’envoie par fax.
Quinze noms figurent sur la liste. Les inspecteurs la parcourent, le cœur battant.
– Regardez là, le huitième nom ! s’exclame Ridley. Peter Salinger ! L’oncle de Jim Christy. Il a fait ses emplettes dans la grande surface quinze jours avant l’attentat.
– Notre enquête prend un nouveau départ, jubile le sergent, en décrochant son téléphone pour, cette fois, appeler le juge et obtenir de lui un mandat de perquisition.
La déconvenue des policiers est grande quand, contre toute attente, Peter Salinger les invite, sourire aux lèvres, à pénétrer dans son pavillon et à fouiller où bon leur semble. Elle augmente encore quand celui qui leur apparaît comme leur unique suspect confirme avoir acheté des explosifs pour dégager les souches d’arbres qui obstruaient le terrain dont il est propriétaire à l’entrée de la ville.
– J’ai stocké tout ça dans le garage. Vous pouvez vérifier.
Le produit, posé en évidence sur une étagère, est un cocktail industriel à base de nitrate.
– Cessez de vous payer notre tête, menace Ridley. Vous savez pertinemment que nous sommes ici pour saisir la dynamite que vous avez achetée, il y a trois semaines, en Virginie-Occidentale. Celle qui vous a servi à faire sauter le pick-up de Christy.
Comme Salinger nie farouchement avoir fait cette acquisition, bien que la liste des clients fournie par le magasin prouve le contraire, les policiers demandent à Al Borske de contrôler le contenu du garage. Au bout de quelques heures, l’expert trouve des câbles bleu et jaune soigneusement enroulés dans le fond d’une caisse à outils. De retour dans son laboratoire, il les soumet à la spectrographie infrarouge pour en déterminer les composants chimiques. Les résultats des analyses indiquent que les câbles sont en tout point identiques à ceux retrouvés sous l’épave du pick-up.
La perquisition du garage permet également aux inspecteurs de faire main basse sur un carnet, dissimulé à l’intérieur d’un pneu usagé. Il contient un relevé des horaires de travail de la victime. Des graphologues de la police confirment que l’écriture est bien celle du suspect.
Autre élément incriminant : avant de prendre sa retraite, Salinger avait été mécanicien automobile durant plusieurs années. Fort de ses compétences, il avait pris l’habitude d’entretenir le véhicule de son neveu. Une semaine avant l’explosion, ce dernier lui avait signalé une défaillance survenue sur les feux arrière et lui avait demandé d’y remédier. Ayant le Ford à disposition, Salinger avait eu le temps de confectionner la bombe et de la fixer sous le siège du conducteur. Connaissant l’emploi du temps de son neveu, il ne lui restait plus, la nuit du meurtre, qu’à se glisser dans le parking de l’usine pour relier la charge au détonateur. Scott Valera, la seconde victime de l’explosion, n’était pas inclus dans le projet meurtrier.
Mis en état d’arrestation, accusé du meurtre avec préméditation de son neveu et de tentative de meurtre sur Valera, Peter Salinger est déféré devant un grand jury. Confronté aux pièces à conviction fournies par Al Borske, notamment aux marqueurs contenus dans l’engin explosif, l’avocat du prévenu est dans l’incapacité d’innocenter son client, qui est condamné à une peine de réclusion à perpétuité.
Pour des raisons économiques, mais aussi politiques, le marquage des produits explosifs a été abandonné, quelques années plus tard, aux États-Unis, la Suisse étant le seul pays imposant encore ce système de traçage.
Peu après l’énoncé du verdict, les inspecteurs se retrouvent comme à leur habitude dans un snack-bar de seconde zone pour y avaler rapidement un sandwich. Sukuda tente d’alléger l’atmosphère qui plombe la pause déjeuner.
– Affaire classée. Peter Salinger est sous les verrous pour le restant de ses jours.
– Sans avoir rien livré de son secret, souligne Ridley avec amertume. Tout au long du procès, il s’est obstinément refusé à révéler son mobile. Pour quelle raison a-t-il tué son neveu ? Le mystère reste entier.
Sukuda repousse son assiette sur un coin du comptoir.
– Une chose me semble singulièrement bizarre dans cette affaire.
– Je vous écoute.
– Admettons que Salinger n’ait pas été dénoncé par les marqueurs codés et que son crime soit resté impuni.
– D’accord.
– Quand vous avez rencontré son épouse, elle vous a dit qu’elle et son mari envisageaient de prendre à leur charge plusieurs des enfants de Jim Christy.
– C’est exact. La cadette et les jumeaux.
– En tuant son neveu, Salinger savait donc qu’il allait s’imposer une lourde charge. C’est paradoxal.
– Vous avez raison, réfléchit Ridley. À moins qu’il n’ait envisagé son arrestation. Dans ce cas, il aurait volontairement laissé reposer le fardeau sur les seules épaules de son épouse.
– Comme pour l’associer à sa punition.
– C’est entendu. Mais pour quelle raison aurait-il fait cela ?
– Pourquoi n’irions-nous pas, tout simplement, poser la question à Sandra Salinger ? propose Sukuda.
Vingt minutes plus tard, les inspecteurs prennent place dans le salon de Mme Salinger.
– Pourquoi Peter a-t-il assassiné Jim ? Vous n’êtes pas les seuls à vous interroger, gémit Sandra. La famille, les amis, les voisins, la ville entière me harcèlent depuis que Peter a été reconnu coupable et condamné. Par respect pour lui, je refuse de fournir la moindre explication.
Peggy se cale confortablement dans le fond de son siège. Puis, affichant un sourire jovial, elle se lance dans une courte allocution.
– Comme vous le savez, madame Salinger, la mission des policiers est de faire respecter la loi et d’arrêter les criminels. Pas de fouiller dans la conscience des citoyens. Les prêtres et les psychanalystes font d’ailleurs ça beaucoup mieux que nous.
Sandra renifle bruyamment.
– Merci pour votre compréhension.
Le sergent regarde sa montre et tapote le bras de son coéquipier.
– Déjà 15 heures ! N’avez-vous pas rendez-vous au tribunal avec le procureur pour l’affaire Randall ?
Ridley croise le regard de sa coéquipière.
– Merci de me le rappeler. J’avais complètement oublié.
L’inspecteur se lève d’un bond, salue Sandra, quitte le pavillon, se glisse derrière le volant de sa voiture et patiente en allumant un cigare.
– Nous voilà entre femmes, constate Sukuda, en étirant voluptueusement son immense carcasse.
– Je nous fais un petit café ? propose Sandra, ragaillardie.
– Avec plaisir, j’en ai bien besoin.
Une heure plus tard, après avoir parlé à bâtons rompus avec le sergent, Sandra s’absente du salon quelques minutes. Quand elle revient, elle brandit un carnet en moleskine qu’elle jette sur la table basse.
– Tout est parti de ce maudit cahier. Je le tenais caché dans un tiroir à double fond de ma coiffeuse depuis près de trente ans. Et Peter l’a découvert en bricolant, il y a trois mois.
– Que contient-il ? demande Sukuda, sur un ton faussement détaché.
– Une folie de jeunesse que j’avais bêtement consignée au jour le jour.
Rongeant son frein, Peggy trempe les lèvres dans sa tasse de café. Une longue minute de silence s’égrène avant que Sandra ne se décide à poursuivre.
– À l’époque, Jim avait dix-huit ans J’en avais neuf de plus. Je n’étais pas encore sa tante, puisqu’il n’a épousé Jeannette que trois ans plus tard.
– Une passion ? hasarde Sukuda.
– Je l’ai appelée plus tard le « coup de foudre de Noël ». Cette année-là, la municipalité avait érigé un immense sapin devant l’hôtel de ville. Des flocons de neige tourbillonnaient dans le ciel. Un orchestre jouait les derniers tubes disco. Tout le monde dansait. Je n’ai jamais su comment je me suis retrouvée dans les bras de Jim. Ce que je sais, par contre, c’est que je n’ai plus touché terre pendant six mois.
– Étiez-vous déjà mariée avec Peter ?
Sandra feint d’être effarouchée par la question.
– Bien sûr que non. Inutile d’en ajouter. La différence d’âge qui me séparait de Jim suffisait amplement à faire scandale.
– Autre temps, autres mœurs.
– Après des escapades amoureuses au Canada et à New York, tout est rentré dans l’ordre. Jim est retourné auprès de sa petite fiancée, qui, quelques mois plus tard, après mon mariage avec Peter, est devenue ma nièce. En dehors d’une tendre amitié, que nous n’avons cessé de partager, il ne s’est plus jamais rien passé depuis entre Jimmy et moi.
– Mais votre carnet secret racontait votre liaison par le menu, j’imagine.
Un sourire juvénile flotte un instant sur le visage de Sandra Salinger.
– Dans les moindres détails. Pour un peu, j’en rougirais.
– Quelle a été la réaction de Peter quand il a appris la vérité, vingt-cinq ans après les faits ?
– Il s’est contenté de poser le carnet bien en évidence sur la table de la cuisine et n’a fait aucun commentaire. Il n’a rien voulu entendre non plus à mes explications. Mais au fond de moi, j’ai compris ce jour-là qu’un doute s’était installé et lui rongeait le cœur.
– Peter s’était-il mis en tête que, depuis l’internement de sa femme, Jim entretenait à nouveau une liaison avec vous ?
– N’allais-je pas chez lui tous les après-midi ? Certes, je l’aidais à s’occuper de la maison et des enfants. Mais vu de l’extérieur, nous avions reconstitué une espèce de couple.
– Si bien que Peter a voulu éliminer un rival ?
– Oui. Un rival imaginaire, confirme Sandra, les larmes aux yeux.
– Jalousie, vengeance, murmure pour elle-même Peggy Sukuda.
Les mobiles du crime. Dans ce cas, le sexe était une vieille histoire. Mais ne sommes-nous pas tous hantés par nos fantômes ?