La troisième piste

Passionné de musique classique, insatiable collectionneur de disques rares, Brian Ventura n’est pas homme à s’éloigner de New York sans avoir pris la précaution de transférer sur son baladeur numérique un florilège de ses œuvres préférées. Mais quel va être son choix, ce mardi 13 février 2007 ?

– Voyons, voyons…

Ventura se branche sur le site Internet ClassicsToday et consulte le catalogue des enregistrements disponibles. Une idée s’impose rapidement à son esprit.

– Du piano. Oui, c’est ça, des pièces qui exigent une dextérité exceptionnelle.

Après une longue hésitation, le mélomane choisit de recopier, via le logiciel iTunes, les Douze Études d’exécution transcendante de Franz Liszt, l’un des sommets de la difficulté pianistique. Robert Schumann n’a-t-il pas dit en son temps que seuls dix à douze artistes dans le monde étaient capables de les exécuter correctement ? Il ne reste plus à l’internaute qu’à sélectionner un interprète. Les noms de plusieurs virtuoses apparaissent sur l’écran : Sviatoslav Richter, György Cziffra, Claire-Marie Le Guay… Ventura poursuit sa recherche. Jusqu’à ce qu’il découvre qu’un enregistrement de Joyce Hatto figure également sur la liste.

– Tiens, Hatto, pourquoi pas ?

Ventura clique sur le fichier et commence à l’importer sur son iPod. La première étude, « Preludio », en do majeur, dure à peine une minute. La seconde, « Molto vivace », est un morceau d’anthologie.

– Magnifique ! commente Ventura pour lui-même.

L’étude suivante, « Paysage », inspirée des Odes et ballades de Victor Hugo, est une plage de repos qui inspire la rêverie et la méditation. Casque collé aux oreilles, Ventura se délecte de la cascade de notes cristallines. Il se renverse dans son fauteuil et croise les mains derrière la tête. Un instant plus tard, son regard glisse machinalement sur l’écran de son ordinateur. Il ferme les yeux, les ouvre à nouveau. Le nom de Joyce Hatto a brusquement disparu du fichier au profit de celui de Laszlo Simon, un obscur pianiste hongrois.

– Curieux !

Le logiciel attribue également à Simon l’interprétation des neuf études suivantes, Hatto n’apparaissant plus en référence. Suspectant une erreur technique, Ventura répète toute l’opération depuis le début. Et l’anomalie se reproduit à l’identique. Alors, pour en avoir le cœur net, il puise dans sa collection et exhume le disque en vinyle sur lequel Simon a gravé le chef-d’œuvre de Liszt. Il l’écoute attentivement. Puis, il se rend sur le site Amazon.com et sélectionne la même pièce de piano, mais jouée cette fois par Joyce Hatto. Sur les deux enregistrements, le timbre de l’instrument, le style et le tempo des interprètes sont en tout point semblables. Autre bizarrerie incompréhensible : les légers bruits de studio, que le mélomane détecte en arrière-fond, sont eux aussi identiques.

– C’est inouï !

Ventura consulte ensuite sur Internet une banque de données discographiques. L’enregistrement du Hongrois date de 1987, celui de la pianiste britannique lui étant postérieur de plusieurs années.

– Incroyable, on dirait que Hatto a copié le disque de Simon !

Bouleversé, Ventura éprouve le besoin impérieux de communiquer à ses amis sa stupéfiante découverte. La plupart d’entre eux ayant quitté New York, il adresse un courriel détaillé à Jed Distler, un journaliste de Gramophone, la prestigieuse revue anglaise de musique classique à laquelle il est abonné.

Sans mesurer encore toute la portée de son acte, Brian Ventura vient de mettre au jour le plus grand scandale de toute l’histoire de la musique enregistrée.


 

Quand Joyce Hatto meurt, le 29 juin 2006, à l’âge de soixante-dix-sept ans, des critiques lui rendent un hommage appuyé. Ainsi, Richard Dyer, du Boston Globe, parle de « la plus grande pianiste dont personne ait jamais entendu parler ». Dans les colonnes de Gramophone, Jeremy Nicholas évoque « une des plus grandes pianistes que la Grande-Bretagne ait jamais produites ». Et, pour ne pas être en reste, Ates Orga n’hésite pas à écrire sur MusicWeb que « Joyce Hatto était, d’un point de vue musical, l’arrière-petite-fille de Liszt et la petite-fille de Busoni et Paderewski, et, d’un point de vue poétique, la nièce de Rachmaninov ».

Malgré les éloges de ces thuriféraires, à l’heure de son décès Joyce Hatto est pourtant presque tombée dans l’oubli. Rares, en effet, sont ceux qui conservent le souvenir de l’avoir applaudie en concert. Affectée d’un cancer des ovaires, percluse de douleurs, cloîtrée avec son mari dans une demeure isolée proche de Cambridge, la virtuose s’est retirée de la vie publique en 1976, à l’âge de quarante-huit ans. Ce qui ne l’a pas empêchée de consacrer encore le meilleur de son temps à la musique. Devenue une stakhanoviste de la discographie, elle a enregistré pas moins de cent dix-neuf albums en une quinzaine d’années.

Sa mort survenue, l’ampleur et la diversité de sa production suscitent des interrogations. Comment, en effet, une femme gravement handicapée par la maladie a-t-elle pu déployer une telle énergie ? Où a-t-elle puisé les ressources pour interpréter avec un égal bonheur les œuvres de compositeurs aussi différents que Mozart, Messiaen, Scarlatti, Haydn ou Prokofiev ?

Balançant entre mythe et réalité, les rares éléments biographiques la concernant déconcertent ses admirateurs. Jalonné d’anecdotes improbables, ponctué de faits douteux, le déroulement de sa carrière soulève plus de questions qu’il n’apporte de réponses. Ainsi, la légende n’est-elle pas trop belle quand l’artiste évoque les heures sombres de son enfance, vécues à Londres durant la Seconde Guerre mondiale ? Tandis que le Blitz ravage la ville, la pianiste en herbe, alors âgée de douze ans, trouve refuge sous un piano à queue ayant appartenu à Rachmaninov, son père, antiquaire, le lui ayant offert dans le but de l’abriter des bombes !

Au cours des années 1950 et 1960, Joyce Hatto se produit une vingtaine de fois en concert en Grande-Bretagne, sans toutefois accéder à une réelle notoriété. En 1956, elle épouse William Barrington-Coupe, l’administrateur de la firme Saga, pour laquelle elle enregistre quelques disques, notamment les étranges et complexes Variations symphoniques d’Arnold Bax.

Au milieu de la décennie suivante, alors que les effets du mal qui la ronge commencent à se manifester, un critique musical désobligeant lui reproche de s’exhiber en public. L’artiste, profondément blessée, décide d’abandonner définitivement la scène. Elle tient parole, renonce aux concerts et aux enregistrements. Vingt ans de silence s’écoulent. Puis, contre toute attente, tel un Phénix, elle renaît de ses cendres. Au tournant du siècle, alors qu’une poignée de virtuoses se partagent gloire et fortune, la malade tombée dans l’oubli enregistre un album sous le label Concert Artist, la compagnie créée par son mari. Noyé parmi des milliers d’autres, il passe inaperçu. Hatto récidive bientôt sur un rythme haletant. Succédant aux vinyles, des CD enrichissent sans cesse son impressionnante discographie. La pianiste septuagénaire a-t-elle vaincu la maladie ? Par quel miracle a‐t-elle recouvré force et inspiration ? D’autant que l’ampleur inégalée de son registre et la qualité exceptionnelle de ses interprétations la placent désormais parmi les artistes majeurs de son temps.


 

Le mercredi 14 février 2007, dans la salle de rédaction de la revue Gramophone, à Londres, Jed Distler prend place comme chaque matin devant son ordinateur. Comme chaque matin, sa première tâche consiste à ouvrir la boîte de réception de sa messagerie électronique. Et, comme chaque matin, il constate qu’elle est saturée de courriels indésirables. Le journaliste les passe rapidement en revue et s’apprête à jeter la plupart d’entre eux dans sa corbeille quand un message expédié de New York retient son attention. Il émane d’un certain Brian Ventura, qui se prétend musicologue et collectionneur. Distler parcourt le texte, un doigt à moitié enfoncé sur la touche « effacer ». Puis, il le relit et esquisse un sourire. À la différence de l’avalanche de courriels sans intérêt qu’il reçoit d’habitude, celui-là, au moins, a le mérite de piquer sa curiosité.

– Joyce Hatto soupçonnée d’avoir piraté un disque de Laszlo Simon !

Comme il n’est pas surchargé de travail, Distler s’amuse à vérifier l’hypothèse improbable de son correspondant. Il clique sur le site de ClassicsToday, sélectionne les Douze Études d’exécution transcendante de Litz interprétées par Joyce Hatto et contrôle l’écran de son ordinateur. Parvenu à la troisième séquence, ses yeux s’écarquillent. Comme le lui a signalé Ventura, le logiciel iTunes attribue l’interprétation de « Paysage » et des neuf morceaux suivants au pianiste hongrois.

Une heure plus tard, durant la conférence de rédaction, Distler rapporte à ses collègues et à James Inverne, son rédacteur en chef, l’étrange expérience matinale à laquelle il s’est livré.

– As-tu vérifié par toi-même ? demande Inverne.

– Oui. Le type de New York a raison. D’autant que Simon a enregistré les Études de Liszt douze ans avant que Hatto ne grave sa version.

– Il doit s’agir d’une erreur de la banque de données. Je téléphonerai à un responsable de ClassicsToday pour avoir des éclaircissements.

– Fais-le tout de suite, suggère un journaliste impatient.

– Ça sent le scoop, s’enthousiasme déjà un autre.

– D’accord, je m’en charge, concède Inverne. Pendant ce temps, va à la sonothèque, demande-t-il à Distler. Et sors-en tous les enregistrements des Études réalisés par Joyce Hatto.

Vingt minutes plus tard, le journaliste, le teint légèrement empourpré, dépose fébrilement une petite pile de coffrets sur la table de la salle de conférences.

– Voilà. La version originale est sortie sous le label Concert Artist, référence CACD 9084-2. Ce disque a été réédité. Puis une seconde version a été publiée quelques années plus tard en tant qu’édition révisée et définitive. Elle était accompagnée d’un autre livret et d’un nouveau numéro de référence, CACD 9259-2.

Distler se laisse lourdement tomber sur une chaise et s’éponge le front. Le rédacteur en chef pose une main sur son épaule.

– Ça ne va pas, Jed ? Tu veux un verre d’eau ou un café ?

– À la sonothèque, j’ai pris le temps d’écouter les premières mesures de la cinquième étude, « Feux Follets ».

– D’accord. Et après ?

Le journaliste reprend son souffle et tapote nerveusement les emballages des CD.

– Le style est différent sur les trois disques.

– Pourquoi est-ce surprenant ? Tous les pianistes évoluent.

– Ce n’est pas logique. Il est indiqué sur le dos de la pochette que le deuxième album est une réédition du premier. Ils devraient être identiques. Or ce n’est pas le cas. Tout est différent : le timbre, le tempo, la façon d’attaquer les touches.

– En es-tu bien sûr ? insiste le chef de la rédaction.

– La première étude du troisième disque est encore plus bizarre.

– Pourquoi ?

– Elle ne ressemble en rien aux autres. Elle ne ressemble en rien au phrasé habituel de Joyce Hatto.

Une chape de silence terrasse d’un coup la rédaction. Au bout d’un moment, James Inverne intervient, la gorge nouée.

– Je viens, pour ma part, de m’entretenir par téléphone avec le directeur artistique de ClassicsToday. D’après lui, il est techniquement impossible que le nom d’un musicien puisse se substituer à un autre par erreur. Il approfondit ses recherches et me tient au courant.

– Ça voudrait dire que Hatto a piraté Simon ? demande timidement une secrétaire de rédaction.

– Ne nous emballons pas, temporise Inverne. Écoutons ensemble les trois enregistrements.

Au terme d’un examen comparatif, les journalistes de Gramophone conviennent unanimement qu’il est invraisemblable qu’un seul et même interprète puisse être l’auteur des trois albums. Par prudence, sachant qu’à peine publiée l’information va déclencher un énorme scandale, James Inverne choisit de s’entourer d’un maximum de garanties. Il contacte Andrew Rose, un ancien ingénieur de la BBC, capable mieux que quiconque de décortiquer un son, et, le cas échéant, de retracer sa provenance. Dès qu’il a obtenu son accord pour expertiser les disques litigieux, le responsable de Gramophone charge Jed Distler de suivre l’affaire et de préparer un article de fond quand il aura réuni un maximum d’éléments concluants.


 

Comme de nombreux Anglais, Andrew Rose a choisi de couler des jours heureux dans le sud-ouest de la France. Plus précisément à Saint-Méard-de-Gurçon, un village de huit cents âmes situé entre la vallée de l’Isle et la Dordogne. La maison qui abrite Pristine Audio, son entreprise de postproduction musicale, est une majestueuse bâtisse nichée au cœur du village, face à l’église. Au premier étage, dans une vaste pièce blanchie à la chaux, Rose a entassé magnétophones, platines, ordinateurs, écrans plats et haut-parleurs surdimensionnés. Sous le regard éberlué de Jed Distler, l’ingénieur jongle avec les boutons et les curseurs de son imposante console numérique. Un premier verdict tombe deux heures après avoir commencé sa première expertise.

– OK. Je vous confirme que dix des douze pistes du premier album de Hatto proviennent bien du disque de Laszlo Simon, sorti en 1987.

– Pouvez-vous le prouver d’une manière incontestable ?

Rose pianote sur le clavier d’un ordinateur. Il sélectionne des fichiers, les ouvre et les affiche côte à côte sur un écran.

– Regardez. À partir des deux disques, j’ai transféré les cinq premières mesures de la troisième étude sous forme d’oscillogrammes.

– Ils me semblent identiques, constate Distler, fasciné.

Effectivement, les courbes vertes se superposent parfaitement quand l’ingénieur les déplace à l’aide de la souris.

– Savez-vous quel est l’écart réel de tempo entre les deux versions ?

– Infime, j’imagine.

– Il est de quarante-quatre millièmes de seconde, pour être précis. Autant dire nul. Aucun musicien au monde n’est capable de répéter le même morceau avec une telle précision. Ce qui prouve bien qu’il s’agit d’une copie.

Rose affiche d’autres représentations graphiques et les aligne sous les premières.

– Voici les mêmes mesures, mais jouées par d’autres pianistes. En l’occurrence Christopher Taylor et Michael Ponti.

Cette fois, les schémas diffèrent en amplitude et en longueur.

– C’est fascinant.

– Vous n’avez encore rien vu. Les plages correspondant aux neuf études suivantes présentent toutes une caractéristique intéressante.

– Laquelle ? demande le journaliste, les yeux rivés sur l’écran.

– La texture du son est identique sur les deux albums, mais leur durée varie.

– Comment expliquez-vous ce phénomène ?

– Le tempo a été accéléré ou ralenti grâce à une manipulation numérique, effectuée lors de la copie.

– Dans quelle proportion ? demande Distler.

– De 15,112 % en moyenne.

– Dans le but de les démarquer de l’œuvre originale, j’imagine ? hasarde Distler.

– Pour éviter, en effet, que des oreilles trop affûtées ne découvrent le pot aux roses. Maintenant, accordez-moi une heure ou deux pour que je décortique tranquillement le troisième album, celui dit « révisé et définitif ».

Le cerveau bourdonnant d’idées confuses, le journaliste se dirige déjà vers la porte.

– Allez donc jeter un coup d’œil sur l’ancien monastère du village, conseille l’ingénieur. Il date du XIIsiècle. C’est un pur chef-d’œuvre. À moins que vous ne préfériez visiter les caves de la région. La dégustation d’un verre de bergerac devrait vous mettre de bonne humeur. Et peut-être donner un ton plus léger à votre article. Je pense qu’il en aura besoin.


 

Quand Jed Distler réapparaît dans le studio, la goutte au nez, le soleil bascule sur l’horizon et des ombres rougeoyantes glissent lentement sur les toits médiévaux du village.

– Avez-vous apprécié les charmes de la Dordogne ? lui lance l’expert, sourire aux lèvres.

– Je m’y installerais bien volontiers. Où en êtes-vous ?

– J’ai fouillé Internet à la recherche d’autres interprétations des Études de Liszt. Et j’ai découvert que le pianiste Minoru Ojima a été piraté.

– Sur le troisième CD de Joyce Hatto ?

– Oui, intégralement. Avec un tempo ralenti de deux secondes. Et l’étude n° 5, dans la pseudo-réédition, est elle aussi une copie du Japonais.

– Aucun doute n’est possible ?

– Aucun. L’enregistrement d’Ojima date de 1993.

Jed Distler s’ébouriffe les cheveux et se laisse tomber sur un coin de canapé encombré de partitions.

– De mieux en mieux. Mais, dites-moi, j’ai réfléchi un peu à la question.

– Je vous écoute.

– Comment se fait-il qu’en dehors de mon correspondant américain, personne ne se soit aperçu plus tôt de la supercherie ?

– C’est un peu compliqué, mais je vais essayer de vous expliquer le processus. Les logiciels de lecture de fichiers MP3, comme iTunes, identifient les CD de manière très particulière. Via Internet, sans même que l’utilisateur s’en aperçoive, ils envoient à des bases de données comme Gracenote ou Freedb une empreinte numérique du CD calculée à partir du nombre de pistes et de leurs durées respectives, au soixante-quinzième de seconde près. Ces empreintes permettent alors aux bases de données de retrouver le CD correspondant, puis de renvoyer à l’utilisateur le nom du disque, des morceaux et de l’interprète.

– J’ignorais la procédure, confesse Distler. Est-ce valable dans tous les cas ?

– Oui, sauf si le disque n’est pas répertorié. Ce qui, évidemment, est inconcevable lorsqu’il s’agit de stars mondialement connues, comme Horowitz, Kempf ou Richter. Ou, dans une moindre mesure, de… Laszlo Simon ou de Joyce Hatto !

– D’accord. Cela signifie que, si l’ordre ou la durée des morceaux ont été modifiés, même légèrement, les bases de données deviennent impuissantes à identifier les sources.

– C’est exact. Ainsi les noms des interprètes authentiques n’apparaissent pas sur les écrans des ordinateurs et des baladeurs.

– Je vois ! s’exclame Distler. Alors comment expliquez-vous que deux plages du premier CD de Hatto soient lisibles directement ?

– Ah ! là, vous soulevez un lièvre, ricane Rose. Pour moi, c’est une énigme.

– Vous n’avez pas d’explication ?

– Je n’ai qu’une hypothèse.

– Auriez-vous la bonté d’éclairer ma lanterne ?

– Imaginez qu’un mélomane repère des similitudes flagrantes entre les disques de Hatto et ceux interprétés par un autre artiste.

– Oui.

– Imaginez maintenant que ce mélomane ne soit pas un délateur, mais qu’il veuille malgré tout rétablir la vérité. Comment s’y prendrait-il ?

Distler hausse les épaules avec un brin d’agacement. Aussi l’ingénieur vient-il rapidement à son secours :

– Je pense qu’il essaierait de modifier la base de données.

– Il poserait une bombe à retardement dans le système, afin que le pirate se fasse prendre un jour ou l’autre, risque le journaliste.

– C’est exactement ce que je ferais si j’étais à sa place.


 

Le lendemain matin, Jed Distler regagne Londres et sa rédaction. Compte tenu de la gravité de l’accusation qu’il s’apprête à porter, James Inverne, le rédacteur en chef de la revue Gramophone, décide de confier à un laboratoire universitaire indépendant le soin de réaliser une contre-expertise. Quelques jours plus tard, le Research Centre for the History and Analysis of Records Music confirme l’expertise d’Andrew Rose, et démontre avec d’autres méthodes que des mazurkas de Chopin présentées comme interprétées par Joyce Hatto sont en fait des exécutions du pianiste franco-américain Eugen Indjic.

La bombe éclate dans le courant du mois de février 2007. Titré « Chefs-d’œuvre de la contrefaçon, le scandale Joyce Hatto », l’article rend compte de l’enquête de Jed Distler et s’achève par une question : combien de disques la faussaire a-t‐elle pillés pour constituer son impressionnante discographie, riche de cent dix-neuf albums ? L’article renvoie aussi les lecteurs au site de l’ingénieur du son, sur lequel sont disponibles des extraits sonores et les diagrammes comparatifs des Douze Études de Liszt.

Du jour au lendemain, la presse britannique d’abord, puis la plupart des médias internationaux s’emparent de cette affaire. Autrefois unanimement célébré par la critique, le nom entaché de Joyce Hatto fait à présent l’objet de l’opprobre général. « Indignité », « déshonneur », « honte de l’histoire de la musique classique et de l’édition phonographique » sont les expressions qui reviennent le plus souvent dans la presse tabloïde. Tandis que la rédaction de Gramophone est prise d’assaut, des cars de télévision traversent la Manche pour intervenir en direct depuis la Dordogne, chaque journaliste sollicitant une interview d’Andrew Rose. Pour nombre d’internautes, dépister les emprunts de Joyce Hatto se transforme désormais en jeu. Dix jours après la révélation du scandale, le journal Le Devoir, de Montréal, publie une première liste. Ainsi tout ou partie de l’intégrale de Ravel, justement encensée de toutes parts, était celle du pianiste français Roger Muraro, parue chez Accord. Le Deuxime Concerto de Brahms est celui de Vladimir Ashkenazy, les Deuxième et Troisième de Rachmaninov ceux de Yefim Bronfman, le Deuxième de Saint-Saëns celui de Jean-Philippe Collard. La profusion de concordances est telle que chacun se demande bientôt si Joyce Hatto a même participé, d’une manière ou d’une autre, à ses propres enregistrements.

Dans un premier temps, William Barrington-Coupe, soixante-seize ans, le veuf de la pianiste et fondateur-gérant de la firme Concert Artist, se mure dans le silence. Puis il nie tout en bloc. Enfin, quand les preuves des falsifications s’accumulent et que le scandale devient planétaire, il consent à accorder un entretien à Jed Distler.

– Je suis le seul responsable. Joyce n’y était pour rien. Elle ignorait tout de mes méthodes frauduleuses, plaide d’une voix douce le producteur.

– Racontez-moi la genèse de toute l’affaire, s’il vous plaît, demande le journaliste.

– Très bien. Comme vous le savez, dès 1983, l’apparition du Compact Disc a rapidement relégué les cassettes audio au rayon des accessoires. Les enregistrements de Joyce ont progressivement été retirés du commerce et les critiques les ont peu à peu ignorés. J’ai essayé de les faire transférer sur des supports numériques. Sans succès. La qualité était médiocre. J’ai alors décidé de produire de nouveaux albums sous forme de CD, pour reconstituer peu à peu l’œuvre de ma femme.

Distler hésite une seconde.

– Qui était gravement malade, je crois.

– Oui, soupire William Barrington-Coupe, la chimiothérapie l’épuisait. C’est pourquoi elle exécutait avec difficulté les passages qui exigeaient une grande dextérité technique. Pour suppléer ses faiblesses, et sans l’en avertir, j’ai commencé à emprunter à d’autres pianistes des fragments de leurs enregistrements.

– Vous commettiez un délit. Vous vous exposiez à de lourdes sanctions. Vous preniez aussi le risque de ruiner la réputation et la carrière de votre épouse, ce qui s’est produit, malheureusement. Aviez-vous bien pris toute la mesure des dangers que vous encouriez en vous lançant dans cette aventure ?

Sans manifester d’émotion, le producteur poursuit d’une voix lasse et égale.

– Dans mon esprit, je n’avais pas le choix. Je voulais réhabiliter mon épouse, qui avait été chassée des salles de concert par des critiques irresponsables. Et puis, le procédé n’était pas nouveau. Souvenez-vous d’Elisabeth Schwarzkopf chantant les notes les plus hautes à la place de Kirsten Flagstad dans le Tristan et Isolde édité par EMI.

– Certes, approuve Distler. Mais dans ce cas, les deux divas s’étaient mises d’accord. Flagstad n’a pas pillé Schwarzkopf en cachette.

William Barrington-Coupe repose sa tasse de thé et grimace un sourire.

– J’ai cherché à répertorier des pianistes dont le style était proche de celui de ma femme. Laszlo Simon était de ceux-là. Puis, au fur et à mesure que les forces de Joyce déclinaient, les emprunts ont occupé de plus en plus de place.

– Nous savons que des albums entiers ont été intégralement copiés.

– La production de Joyce était devenue inexploitable. Je continuais de la duper en lui faisant exécuter des œuvres difficiles, que je feignais d’enregistrer dans le studio que j’avais fait construire chez nous, à Royston, dans le fond du jardin. Je lui apportais ses nouveaux disques à peine pressés et les articles élogieux qui saluaient leur sortie.

Le producteur regarde son interlocuteur droit dans les yeux et souffle d’une voix soudain plus forte :

– Joyce est partie sereine. J’ai allégé les dernières années de son existence. Elle est morte convaincue de faire partie des meilleurs pianistes de son temps. Ce qui, vous en conviendrez, était la vérité.

Distler agite le poignet comme pour balayer l’argument.

– J’ai du mal à imaginer que votre épouse ne se soit pas aperçue de la supercherie. Son oreille de musicienne aurait dû détecter aussitôt la différence entre son jeu et celui des autres interprètes.

– La thérapie l’avait affectée. La chimiothérapie et les médicaments qu’elle ne cessait d’ingurgiter avaient fini par détériorer la finesse de son ouïe.

Les yeux du producteur s’embuent.

– En fait, pour dire la vérité, ma femme était devenue quasiment sourde.

– Excusez-moi, soupire Distler. Je suis désolé.

– En avons-nous fini ? demande soudain Barrington-Coupe, exténué par la conversation.

– Vous avez néanmoins pris toutes les précautions pour dissimuler le piratage, poursuit le journaliste en guise de réponse. Notamment en modifiant numériquement le tempo des enregistrements.

– Je devais bien trouver une astuce pour que le nom de l’interprète n’apparaisse pas sur les albums de Joyce. Sinon, à quoi tout cela aurait-il servi ?

– Naturellement. Mais vous avez trompé le public et spolié de leurs droits quantité de pianistes !

– J’en suis profondément navré, croyez-le. Je fais amende honorable. Je me suis déjà engagé auprès des maisons de disques à détruire toute ma production. Je renonce d’ailleurs à poursuivre mes activités. Je suis fatigué. J’aspire à la paix.

Comprenant que l’entretien est terminé et que le producteur n’ajoutera rien de plus, Distler s’apprête à prendre congé.

– Sachez encore, jeune homme, que je suis très heureux d’avoir été démasqué, conclut William Barrington-Coupe. La culpabilité m’accablait. Après la mort de Joyce, j’avais hâte de ne plus avoir à porter ce fardeau. C’est maintenant chose faite. Grâce à vous.


 

Quelques semaines plus tard, on apprend que l’étendue du piratage est proprement hallucinante. Les œuvres de quatre-vingt-onze pianistes ont été utilisées pour créer de toutes pièces la légende Joyce Hatto, « une des plus grandes pianistes que la Grande-Bretagne ait jamais produites ».

Réunie au grand complet, la rédaction de Gramophone décide de débattre de la question, avant de publier un article de synthèse. Dès le début de la discussion, les avis sont partagés. Si les uns s’apitoient sur le sort de William Barrington-Coupe qui aurait agi par amour pour sa femme, les autres se montrent d’emblée beaucoup plus réservés.

– La grande affaire romantique de la musique classique est-elle devenue la grande escroquerie de la musique classique ? s’interroge James Inverne. À vous de me le dire.

– Il n’y a pas de mystère, pérore David Leecock, un critique à barbe blanche respecté de toute la rédaction. Barrington-Coupe a prémédité son plagiat dès le début, et dans les moindres détails. Prenons les éléments dans l’ordre chronologique, si vous voulez bien. Avant de se lancer dans le piratage, Barrington a attendu que les prestigieux professeurs de sa femme et les chefs de renom sous la direction desquels elle avait joué aient disparu les uns après les autres.

– Il redoutait que des témoins gênants mettent en doute l’authenticité des CD de sa femme, intervient une petite blonde dans le fond de la salle.

– Exactement, Lili. Souvenez-vous, par exemple, de la célèbre interview que Joyce Hatto aurait accordée, en 1973, au compositeur Sir Granville Bantock.

– Bantock ne tarissait pas d’éloges à son égard. Il la qualifiait même de « concertiste-née » et de « génie du clavier » si je m’en souviens bien.

– Et, comme par hasard, l’interview n’a été rendue publique qu’en 2002.

– Une fois que Bantock reposait six pieds sous terre, conclut la blonde.

– Autre chose, David ? demande Inverne.

– Barrington a mis toutes les chances de son côté pour ne pas se faire prendre, s’entête le critique. C’est pourquoi il ne recopiait que des disques souvent introuvables en Grande-Bretagne et aux États-Unis.

– Nous sommes bien d’accord, l’interrompt Inverne.

Une femme entre deux âges, chignon gris tiré sur la nuque, se lève pour prendre la parole.

– Pour ma part, je me suis amusée à éplucher le passé de Barrington. Et j’ai découvert une chose plutôt cocasse qui ne joue pas non plus en sa faveur.

– Nous t’écoutons.

– Au début des années soixante, Barrington-Coupe avait inscrit au catalogue de Lyrique, la compagnie qu’il venait de créer, le Cinquième Concerto de Beethoven avec Stavos Piradis au piano. Or, selon Ernst Lumpe, le musicologue et historien du disque, Piradis n’était autre que Sergio Florentino, qui est devenu au fil des rééditions de l’album Paul Procopolis, puis Eric Silver, avant de se transformer en Albert Cohen, Randolf Greenberg et Johann von Kurtz. Autrement dit, par appât du gain, Barrington a gravé sept disques différents issus du même enregistrement. Sept disques avec sept interprètes, dont six étaient tout droit sortis de son imagination. Ce type est foncièrement malhonnête. Et il se moque du monde en prétendant avoir triché par amour pour sa femme.

Quand les rires, qui ont secoué un instant la salle de rédaction, retombent peu à peu, Jed Distler intervient à son tour.

– Autre chose. Comme vous le savez sans doute, Barrington-Coupe a été traduit en justice pour fraude fiscale, en 1966. Au terme d’un procès interminable, il a été condamné à payer au Trésor une amende de 8 000 livres, et à purger une peine d’un an de prison.

– C’est bien ce que je disais, enchérit la femme au chignon, ce type est un escroc.

– Savez-vous combien Barrington vendait de disques, quand il était à la tête de Concert Artist ? demande Inverne à la cantonade.

– Il limitait les tirages de chaque titre à mille exemplaires, répond Distler.

– Bien. Admettons maintenant qu’il ne vendait que les deux tiers de sa production. Pour les cent dix-neuf albums soi-disant interprétés par sa femme, il a dû écouler sur le marché environ quatre-vingt-dix mille exemplaires.

– Presser un CD coûte à peu près 1 livre sterling et peut en rapporter 12 ou 13, précise Distler.

– Grâce à son petit trafic, William Barrington-Coupe a donc dû empocher frauduleusement près de un million de livres ! Notre homme, le cœur brisé par la maladie de sa femme, roulait sur l’or !

– Inutile de lui chercher plus longtemps des circonstances atténuantes, tempête quelqu’un. Lynchons-le sur la place publique !

L’article, que publie Gramophone la semaine suivante, est en effet une charge impitoyable contre le producteur véreux. Preuves à l’appui, il récapitule les phases du procédé technique ayant permis la fraude, et répertorie dans le détail l’ensemble des œuvres piratées. Néanmoins, pour faire bonne mesure, James Inverne rappelle aussi que Joyce Hatto, ancienne élève d’Alfred Cortot et de Clara Haskil, était une pianiste d’un talent incontestable. Talent que viennent confirmer nombre de musiciens ayant eu l’occasion de jouer à ses côtés.

Enfin, l’article soulève une question d’ordre plus général : à l’heure où Internet permet la circulation incontrôlée des flux musicaux, existe-t-il un moyen de protéger les auteurs contre toutes formes de piratage ? Ou la mondialisation des biens culturels a-t-elle à jamais ouvert la boîte de Pandore ?


 

Bien que, dans cette affaire rocambolesque, les experts de la police scientifique ne soient pas intervenus, l’analyse des voix et des bandes-son fait maintenant partie de la panoplie des techniques dont ils disposent pour combattre le crime.

Chevrotante ou assurée, cassée ou cristalline, de fausset ou de baryton, une voix se reconnaît entre cent. Mais chaque individu dispose-t-il pour autant d’une signature personnelle et unique, d’une « empreinte vocale » comme il possède des empreintes digitales ? La question divise la communauté scientifique, alors que la justice doit se prononcer de plus en plus souvent sur la base d’indices sonores : écoutes judiciaires, appels d’urgence, scènes de braquage enregistrées par les systèmes de surveillance des banques.

Éclaircir les mystères de la voix : voilà ce que cherche à faire le laboratoire audio créé en France il y a une quinzaine d’années au sein de la police technique et scientifique, et où une centaine d’enregistrements sont traités chaque année.

– Même de vrais jumeaux ont des conduits vocaux différents, affirme la responsable de l’établissement, Dalloul Wehbi, docteur ès sciences physiques. La voix ne varie pas une fois atteint l’âge adulte. Si la qualité de l’enregistrement est suffisante, on peut en tirer des conclusions sans risque d’erreur.

Pour ce faire, l’expert établit un profil vocal dans un espace-temps à l’aide d’un oscilloscope spécialement adapté. Il visualise la représentation graphique du son sur un écran et l’enregistre pour la comparer à d’autres échantillons. Il peut aussi étudier le signal de parole au moyen d’un analyseur de spectre. Ce scanneur sophistiqué couvre en fréquences une bande très large, bien supérieure à celle audible par des oreilles humaines. L’analyseur statistique informatisé permet également de déterminer les invariants, c’est-à-dire les caractéristiques constantes et propres à chaque voix. Enfin dans l’ensemble descriptif, les experts font ressortir les éventuels tics langagiers qui ponctuent le discours. Ainsi, pour répertorier le vocabulaire d’Oussama ben Laden, Dalloul Wehbi a-t-elle repassé des dizaines de fois ses messages, diffusés par la chaîne de télévision qatarie Al-Jazira, après les attentats contre les tours du World Trade Center de New York. « Inique », « mécréants », « Djihad », « Israël qui tue les nôtres », « pharaon », « Bush qui assassine nos enfants en Irak » ont été les termes récurrents qui ont permis d’identifier les interventions ultérieures du terroriste, bien que l’authenticité des messages fût contestée par plusieurs agences de renseignements. Wehbi a également détecté chez Ben Laden des problèmes d’élocution et des difficultés respiratoires à travers ses reprises de souffle de plus en plus longues. Et, au fil des quatre minutes et quinze secondes de l’enregistrement du 10 avril 2002, elle avait repéré en bruit de fond le bip d’alarme d’un appareil de dialyse !