Deuxième partie
« Une rumeur alarmante vient de Prague. »
Journal de Göbbels, 28 mai 1942
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La bombe explose, et souffle instantanément les vitres du tramway d’en face. La Mercedes décolle d’un mètre. Des éclats frappent Kubiš au visage et le projettent en arrière. Un nuage de fumée inonde l’espace. Des cris jaillissent du tramway. Une veste de SS, posée sur la banquette arrière, s’envole. Pendant quelques secondes, les témoins suffoqués ne verront plus qu’elle : cette veste d’uniforme flottant dans les airs au-dessus d’un nuage de poussière. Moi, en tout cas, je ne vois qu’elle. La veste comme une feuille morte décrit dans l’air d’amples circonvolutions tandis que l’écho de la déflagration s’en va tranquillement résonner jusqu’à Berlin et Londres. Seuls le son qui se propage et la veste qui volette bougent. Il n’y a aucun autre signe de vie dans le virage d’Holešovice. Je parle en secondes, désormais. La seconde suivante, ce sera autre chose. Mais là, ici, en cette matinée claire du mercredi 27 mai 1942, le temps suspend son cours, pour la deuxième fois en deux minutes, quoiqu’un peu différemment.
La Mercedes retombe lourdement sur le bitume. À Berlin, Hitler ne peut pas imaginer un instant qu’Heydrich n’honorera pas son rendez-vous de ce soir. À Londres, Beneš veut croire encore au succès d’Anthropoïde. Quel orgueil, dans les deux cas. Lorsque le pneu crevé de la roue arrière droite, dernier des quatre en suspension dans l’air, retrouve le contact du sol, le temps repart pour de bon. Heydrich porte instinctivement la main à son dos, sa main droite, celle qui tient le pistolet. Kubiš se relève. Les passagers du second tram se collent aux vitres pour voir ce qui se passe, tandis que ceux du premier toussent, crient et se bousculent pour descendre. Hitler dort encore. Beneš feuillette nerveusement les rapports de Moravec. Churchill en est déjà à son deuxième whisky. Valičík observe, du haut de la colline, la confusion qui règne sur le carrefour encombré par tous ces véhicules : une Mercedes, deux trams, deux vélos. Opálka est quelque part dans le coin mais je n’arrive pas à mettre la main dessus. Roosevelt envoie des aviateurs américains en Angleterre pour aider les pilotes de la RAF. Lindbergh ne veut pas rendre la médaille que Göring lui a décernée en 1938. De Gaulle se bat pour légitimer la France libre auprès des Alliés. L’armée de von Manstein fait le siège de Sébastopol. L’Afrika Korps a commencé l’attaque de Bir Hakeim depuis hier. Bousquet planifie la rafle du Vél’ d’Hiv’. En Belgique, les Juifs sont obligés de porter l’étoile jaune à partir d’aujourd’hui. Les premiers maquis apparaissent en Grèce. Deux cent soixante avions de la Luftwaffe sont en route pour intercepter un convoi maritime allié qui s’achemine vers l’URSS en essayant de contourner la Norvège par l’océan Arctique. Après six mois de bombardements quotidiens, l’invasion de Malte est reportée sine die par les Allemands. La veste de SS vient délicatement se poser sur les fils électriques du tram, comme un linge qu’on aurait mis à sécher. On en est là. Mais Gabčík n’a toujours pas bougé. Le clic tragique de sa Sten, bien plus que l’explosion, lui a fait l’effet d’une gifle mentale. Comme dans un rêve, il voit les deux Allemands descendre de la voiture et, comme à l’exercice, se couvrir mutuellement. Double appel croisé, Klein se retourne vers Kubiš tandis qu’Heydrich, titubant, se présente seul, face à lui, l’arme à la main. Heydrich, l’homme le plus dangereux du IIIe Reich, le bourreau de Prague, le boucher, la bête blonde, la chèvre, le Juif Süss, l’homme au cœur de fer, la pire créature jamais forgée par le feu brûlant des enfers, l’homme le plus féroce jamais sorti d’un utérus de femme, sa cible, face à lui, titubant et armé. Tiré soudain du saisissement qui l’avait paralysé, Gabčík retrouve l’acuité nécessaire à une compréhension immédiate de la situation, débarrassée de toute appréciation mythologique ou grandiloquente, ainsi qu’à une prise de décision rapide et juste, qui lui permet de faire exactement ce qu’il a de mieux à faire : il jette sa Sten et court. Les premières détonations claquent. C’est Heydrich qui lui tire dessus. Heydrich, le bourreau, le boucher, la bête blonde, etc. Mais le Reichprotektor, champion toutes catégories dans à peu près toutes les disciplines humaines, n’est manifestement pas au mieux. Il rate tout ce qu’il peut. Pour l’instant. Gabčík parvient à se jeter derrière un poteau télégraphique, qui devait être sacrément épais, puisqu’il décide de rester là. Il ne sait pas, en effet, à partir de quel moment Heydrich peut recouvrer ses facultés et tirer droit. En attendant, le tonnerre gronde. De l’autre côté, Kubiš, en essuyant le sang qui coule sur son visage et lui brouille la vue, distingue la silhouette géante de Klein qui s’avance vers lui. Quelle folie, ou quel effort de lucidité suprême lui rappelle l’existence de son vélo ? Il saisit le cadre de sa machine et l’enfourche. Tous ceux qui ont fait du vélo savent qu’un cycliste, par rapport à un homme à pied, est vulnérable pendant les dix, quinze, mettons vingt premiers mètres au démarrage, après quoi il le distancera irrémédiablement. Kubiš, vu la décision que son cerveau lui fait prendre, doit avoir ça en tête. En effet, au lieu de s’enfuir dans la direction exactement opposée à celle de Klein, comme il aurait semblé naturel à environ 99 % du genre humain confronté à une situation semblable, c’est-à-dire une situation où il s’agit de, très rapidement, prendre la fuite face à un nazi armé qui a au moins une bonne raison de vous en vouloir à mort, il choisit de pédaler vers le tramway, d’où les passagers suffocants ont commencé à s’extraire, décrivant un angle, par rapport à Klein, inférieur à 90°. Je n’aime pas me mettre dans la tête des gens mais je crois pouvoir expliquer le calcul de Kubiš, qui est d’ailleurs peut-être double. D’une part, pour conjurer la relative lenteur du démarrage, et prendre de la vitesse le plus rapidement possible, il engage sa bicyclette dans le sens de la descente. Il a très vraisemblablement estimé que pédaler en côte avec un SS énervé dans son dos ne serait pas une option payante. D’autre part, pour avoir une chance, même infime, de s’en sortir vivant, il doit répondre à deux exigences contradictoires : ne pas s’exposer et se mettre hors de portée des tirs ennemis. Mais pour se mettre hors de portée, il faut d’abord franchir une certaine distance qui reste irréductiblement à découvert. Kubiš fait le pari inverse de Gabčík, il tente sa chance maintenant. Mais il ne s’en remet pas exactement au hasard : ce tramway, dont les parachutistes redoutaient la présence inopportune depuis qu’ils avaient arrêté leur choix sur le virage d’Holešovice, Kubiš décide de s’en servir. Les passagers qui en sont descendus sont trop peu nombreux pour faire une foule, mais il va quand même essayer de les utiliser comme un rideau. Je suppose qu’il ne compte pas trop sur les scrupules d’un SS pour ne pas tirer à travers un groupe de civils innocents mais au moins la visibilité du tireur sera réduite. Ce plan d’évasion me paraît génialement conçu, surtout si l’on songe que l’homme à qui il appartient vient d’être soufflé par une déflagration, qu’il a du sang dans les yeux, et qu’il a disposé d’à peu près trois secondes pour l’élaborer. Cependant il reste un moment où Kubiš ne peut s’en remettre qu’à la chance pure, celui qui le sépare du rideau des passagers suffocants. Or, le hasard, comme souvent, ma foi, décide de distribuer équitablement ses hoquets : Klein, encore choqué par l’explosion, se crispe sur son arme, le percuteur, la gâchette, la culasse ou je ne sais quoi, qui s’enraye à son tour. Le plan de Kubiš va donc réussir ? Non, car le rideau des passagers se dresse un peu trop compact devant lui. Dans le tas, certains ont déjà repris leurs esprits et, qu’ils soient allemands, sympathisants, avides d’exploit ou de récompense, ou bien terrorisés à l’idée qu’on puisse les accuser de complicité, ou encore, pour les autres, tout simplement tétanisés et incapables de bouger d’un centimètre, ils ne semblent pas disposés à s’écarter sur son passage. Qu’un seul d’entre eux ait manifesté la velléité de l’appréhender, j’en doute, mais peut-être ont-ils arboré un air vaguement menaçant. On en arrive donc à cette scène burlesque (dans chaque épisode, il en faut une, semble-t-il) où Kubiš, à vélo, tire des coups de feu en l’air pour se frayer un passage à travers les usagers du tram éberlués. Et il passe. Klein, stupide, comprend que sa proie lui échappe, se souvient qu’il a un patron à protéger et se retourne vers Heydrich, qui continue à tirer. Mais soudain, le corps du Reichsprotektor tourne sur lui-même et s’effondre. Klein accourt. Le silence qui suit l’arrêt des coups de feu ne tombe pas dans l’oreille d’un sourd. Gabčík décide que s’il veut à son tour tenter sa chance, c’est maintenant ou jamais. Il quitte l’abri précaire de son poteau télégraphique et se remet à courir. Il a déjà récupéré toutes ses facultés et lui aussi parvient à réfléchir : pour optimiser les chances de Kubiš, il doit prendre une direction différente. Du coup, lui attaque la côte. L’analyse n’est pas, toutefois, absolument sans faille puisque ce faisant, il se dirige vers le poste d’observation de Valičík. Mais Valičík, pour l’instant, n’est pas identifié comme un participant à l’opération. Heydrich parvient à se redresser sur un coude. À Klein qui vient à sa rencontre, il aboie : « Rattrape le Schweinehund ! » Klein parvient enfin à armer son foutu pistolet et alors la poursuite s’engage. Il tire devant lui et Gabčík, muni du Colt 9 mm qu’il avait fort heureusement en réserve de la Sten, riposte. Je ne sais pas combien de mètres il possède d’avance. À ce moment-là, je ne pense pas que Gabčík tire, pour ainsi dire par-dessus l’épaule, pour toucher son adversaire, mais plutôt pour l’avertir qu’il y a un risque à se rapprocher trop près de lui. Au pas de course, les deux hommes laissent derrière eux le carrefour livré au chaos. Mais devant eux, une silhouette se profile, de plus en plus nette : c’est Valičík qui vient à leur rencontre. Gabčík le voit courir l’arme au poing, s’arrêter pour viser, puis s’écrouler avant d’avoir tiré.
« Do píči ! » Au moment où il tombe, la cuisse traversée par une violente douleur, Valičík ne peut rien se dire d’autre que : « Merde, mais quel con ! » Touché par une balle de l’Allemand, pas de chance. Maintenant, le géant SS n’est déjà plus qu’à quelques mètres. Valičík se croit foutu. Il n’aura pas le temps de récupérer son arme, qu’il a laissée tomber. Mais lorsque Klein parvient à sa hauteur, miracle : il ne ralentit pas. Soit que l’Allemand accorde à Gabčík une importance prioritaire, soit que, trop concentré sur sa cible, il n’a pas vu que Valičík était armé et prêt à lui tirer dessus, ou bien il ne l’a pas vu tout court, il passe devant lui sans s’arrêter, ni même lui jeter un coup d’œil. Valičík peut s’estimer heureux, mais il peste malgré tout : si ça se trouve, il s’est pris une balle perdue. Quelle dérision. Lorsqu’il se retourne, les deux hommes ont disparu.
En bas, la situation est à peine moins confuse. Une jeune femme blonde, cependant, a compris la situation. Elle est allemande et elle a reconnu Heydrich, qui gît en travers de la route en se tenant le dos. Avec l’autorité que donne la conviction d’appartenir à une race de chefs, elle arrête une voiture et ordonne aux deux occupants d’emmener le Reichprotektor à l’hôpital le plus proche. Le chauffeur proteste : sa voiture est chargée de boîtes de bonbons qui encombrent toute la banquette arrière. « Déchargez-la ! Sofort ! » aboie la blonde. Nouvelle scène surréelle, rapportée par le chauffeur en personne : les deux Tchèques, manifestement peu emballés, commencent à décharger les boîtes de bonbons, comme au ralenti, tandis que la jeune femme blonde, jolie et élégante dans son tailleur, tourne autour d’Heydrich à terre en lui gazouillant des phrases en allemand qu’il semble ne pas entendre. Mais il est dit que c’est le jour de cette Allemande. Un autre véhicule survient au carrefour, que d’un coup d’œil elle juge plus fonctionnel. C’est une petite camionnette Tatra qui livre du cirage et de la cire à parquet. La blonde court vers elle en lui criant de s’arrêter.
— Qu’est-ce qui se passe ?
— Un attentat !
— Et alors ?
— Vous devez conduire Herr Obergruppenführer à l’hôpital.
— Mais… pourquoi moi ?
— Votre voiture est vide.
— Mais c’est que ça ne va pas être très confortable, il y a des caisses de cirage, ça sent mauvais, ce n’est pas convenable de transporter le Protecteur dans des conditions pareilles…
— Schnell !
Pas de chance pour le travailleur en Tatra, c’est lui qui s’y colle. Un agent de police, survenu entre-temps, amène Heydrich en le soutenant. On voit que le Reichprotektor essaie de marcher droit mais il n’y parvient pas. Du sang coule de son uniforme déchiré. Il installe péniblement son corps trop grand sur le siège du passager avant, serrant dans une main son revolver, dans l’autre sa serviette. La camionnette démarre et se met à rouler dans la descente. Mais le chauffeur se rend compte que l’hôpital est de l’autre côté, alors il fait demi-tour. La manœuvre n’échappe pas à Heydrich qui lui crie : « Wohin fahren wir ? » Mon faible niveau d’allemand me permet de comprendre la question : où allons-nous ? Le chauffeur comprend aussi, mais ne parvient pas à se souvenir comment on dit « hôpital » (Krankenhaus) alors il ne répond rien, et alors Heydrich se met à éructer en le menaçant de son arme. Heureusement, la camionnette est revenue à son point de départ. Le chauffeur aperçoit la jeune femme blonde, qui est encore là et qui, en les apercevant, accourt aussitôt. Le chauffeur explique. Mais Heydrich marmonne quelque chose à la blonde. Il ne peut pas rester à l’avant, c’est trop bas pour lui. Alors on l’aide à sortir, puis on l’installe à l’arrière, à plat ventre, au milieu des caisses de cire et des boîtes de cirage. Heydrich demande qu’on lui donne sa serviette. On la jette à côté de lui. La Tatra se remet en route. Heydrich se tient toujours le dos d’une main, et se cache le visage de l’autre.
Pendant ce temps, Gabčík court toujours. La cravate au vent, les cheveux décoiffés, on dirait Cary Grant dans La Mort aux trousses ou Belmondo dans L’Homme de Rio. Mais évidemment, Gabčík, même très bien entraîné, n’a pas l’endurance surnaturelle que l’acteur français affichera dans son rôle extravagant. Gabčík, contrairement à Belmondo, ne peut pas courir indéfiniment. Il est parvenu, en slalomant dans le quartier résidentiel alentour, à prendre un peu d’avance sur son poursuivant, sans toutefois le semer. Mais chaque fois qu’il tourne à l’angle d’une rue, il possède quelques secondes durant lesquelles il disparaît de son champ de vision. Il doit en tirer profit. À bout de souffle, il avise un magasin ouvert et se jette dedans, exactement dans ce laps de temps où Klein ne peut l’apercevoir. Malheureusement pour lui, il n’a pas pu lire le nom de l’établissement : boucherie Brauner. Lorsque haletant il demande au commerçant de l’aider à se cacher, celui-ci se précipite dehors, aperçoit Klein qui déboule et, sans dire un mot, lui montre sa boutique du doigt. Non seulement ce Brauner est un Tchèque allemand, mais il a de surcroît un frère dans la Gestapo. Très mauvaise pioche, donc, pour Gabčík qui se retrouve acculé dans l’arrière-boutique d’une boucherie nazie. Mais Klein, durant la poursuite, a eu tout le temps de noter que le fugitif est armé. Il n’entre pas, s’abrite derrière un petit poteau de jardin et se met à tirer comme un fou à l’intérieur. Depuis qu’il attendait derrière son poteau télégraphique qu’Heydrich arrête de lui tirer dessus, la situation de Gabčík n’a donc pas tellement progressé. Cependant, soit qu’il se souvienne de ses qualités de tireur, soit qu’un simple SS de deux mètres l’impressionne moins que le bourreau de Prague en personne, il se sent nettement plus réactif. Il se découvre une seconde, distingue un bout de silhouette qui dépasse, ajuste, tire, et Klein s’écroule, touché à la jambe. Sans plus attendre, Gabčík jaillit, passe devant l’Allemand à terre, se jette dans la rue, et se remet à courir. Mais dans le dédale des ruelles pavillonnaires, il est perdu. Arrivé au carrefour suivant, il se fige. Au bout de la rue qu’il s’apprêtait à remonter, il distingue la naissance du virage. Dans sa fuite éperdue, il a tourné en rond, et il est en train de revenir à son point de départ. On dirait un cauchemar de Kafka en accéléré. Il s’engouffre dans l’autre rue du croisement, qui descend, elle, et se précipite vers la rivière. Et moi qui boite dans les rues de Prague et qui remonte Na Poříčí en traînant la jambe, je le regarde courir au loin.
La Tatra arrive à l’hôpital. Heydrich est jaune, il tient à peine sur ses jambes. On le porte immédiatement dans la salle d’opération et on lui enlève sa veste. Torse nu, il toise l’infirmière qui s’enfuit sans demander son reste. Il reste seul, assis sur la table d’opération. Je donnerais cher pour savoir combien de temps exactement dure cette petite solitude. Survient un homme en imper noir. Il voit Heydrich, ouvre de grands yeux ronds, jette un coup d’œil circulaire à la pièce et repart aussitôt téléphoner : « Non, ce n’est pas une fausse alerte ! Envoyez-moi un escadron de SS immédiatement. Oui, Heydrich ! Je répète : le Reichprotektor est là et il est blessé. Non, je ne sais pas. Schnell ! » Puis un premier médecin, tchèque, lui succède. Il est blanc comme un linge mais commence aussitôt à examiner la blessure, avec une pince et des tampons. Elle fait huit centimètres de long, et contient quantité d’éclats et de petites saletés. Heydrich ne bronche pas pendant que la pince fouille la plaie. Un second médecin, allemand, fait irruption dans la pièce. Il demande ce qui se passe, et aperçoit Heydrich. Aussitôt il claque des talons et crie : « Heil ! » On reprend l’examen de la blessure. Le rein n’a pas été touché, la colonne vertébrale non plus, le diagnostic préliminaire semble encourageant. On installe Heydrich sur une chaise roulante et on l’amène en radiographie. Dans les couloirs, des SS investissent l’hôpital. Les premières mesures de sécurité sont prises : on barbouille de peinture blanche toutes les fenêtres donnant sur l’extérieur pour se mettre à l’abri des tireurs d’élite, et on va disposer des mitrailleuses lourdes sur le toit. Et naturellement, on vire les malades encombrants. Heydrich se lève de sa chaise et va s’installer tout seul devant l’appareil à rayons X, déployant des efforts manifestes pour avoir l’air digne. La radio révèle davantage de dommages. Une côte est cassée, le diaphragme est perforé, la cage thoracique est endommagée. On décèle quelque chose logé dans la rate, un éclat de la bombe ou un bout de carrosserie. Le médecin allemand se penche vers le blessé :
— Herr Protektor, nous allons devoir vous opérer…
Heydrich, livide, fait non de la tête :
— Je veux un chirurgien de Berlin !
— Mais votre état exige… exigerait une intervention immédiate…
Heydrich réfléchit. Il comprend qu’il joue sa peau, que le temps n’est pas son allié, et accepte qu’on fasse venir le meilleur spécialiste officiant à la clinique allemande de Prague. On le reconduit immédiatement en salle d’opération. Karl Hermann Frank et les premiers membres du gouvernement tchèque commencent à arriver. Le petit hôpital de quartier connaît une effervescence comme il n’en a jamais connu et n’en connaîtra jamais plus.
Kubiš se retourne sans arrêt mais personne ne le suit. Il a réussi. Mais réussi quoi, exactement ? Pas à tuer Heydrich, qui avait l’air en pleine forme lorsqu’il l’a quitté en train d’arroser Gabčík, ni à aider Gabčík, qui lui semblait en sérieuse difficulté avec sa Sten muette. Quant à se mettre hors de danger, il en saisit naturellement le caractère tout provisoire. La traque va commencer d’une minute à l’autre, et son signalement ne sera pas bien compliqué : un homme à vélo blessé au visage. On fait difficilement plus repérable. Encore un dilemme à résoudre : le vélo lui permet une mobilité précieuse pour s’éloigner au plus vite du secteur de l’attentat, mais il le rend beaucoup trop exposé à n’importe quel contrôle. Kubiš décide de s’en débarrasser. Il réfléchit en pédalant. Contourne le lieu de l’attentat et va déposer son véhicule devant le magasin de chaussures Bata dans le quartier du vieux Libeň. Il aurait été préférable de changer de secteur mais à chaque seconde passée dehors, il peut se faire arrêter. C’est pourquoi il choisit de trouver refuge chez son contact le plus proche, la famille Novák. Il pénètre un immeuble de logements ouvriers et grimpe les escaliers quatre à quatre. Une voisine l’interpelle : « Vous cherchez quelqu’un ? » Il se cache maladroitement le visage.
— Mme Nováková.
— Elle est absente mais je viens de la quitter, elle revient tout de suite.
— Je vais l’attendre.
Kubiš sait que la brave Mme Nováková ne ferme pas sa porte pour que lui et ses amis puissent débarquer quand bon leur semble. Il entre dans l’appartement et se jette sur le canapé. Première seconde de répit dans cette très longue et très éprouvante matinée.
L’hôpital de banlieue Bulovka ressemble désormais à la chancellerie du Reich, au bunker d’Hitler et au siège de la Gestapo réunis. Les troupes de choc SS disposées autour, dans, sur et sous le bâtiment sont prêtes à affronter une division de blindés soviétiques. On attend le chirurgien. Frank, l’ancien libraire de Karlovy Vary, grille cigarette sur cigarette, comme s’il allait être papa. En fait, il rumine : il va falloir informer Hitler.
En ville, c’est le branle-bas de combat : dans Prague, on dirait que tout ce qui porte un uniforme a été pris d’une irrépressible envie de courir dans tous les sens. L’agitation est à son maximum, l’efficacité à peu près nulle. Si Gabčík et Kubiš avaient voulu prendre le train à la gare Wilson (débaptisée) pour quitter la ville dans les deux heures qui ont suivi l’attentat, ils auraient pu le faire sans être inquiétés.
Gabčík, justement, plus mal parti, a maintenant moins de problèmes : il doit trouver un imperméable puisque son signalement va mentionner qu’il n’en a pas, ayant abandonné le sien au pied de la Mercedes, et il a conservé toute son intégrité physique : il n’a aucune blessure corporelle, ni visible ni invisible. A force de courir, il atteint le quartier de Žižkov. Là, il reprend son souffle et son calme, achète un bouquet de violettes et sonne chez le professeur Zelenka, membre de Jindra, l’organisation de résistance des Sokols. Il offre le bouquet de violettes à Mme Zelenka et emprunte un imper, puis il repart. Ou bien il emprunte l’imper chez les Svatoš, qui avaient déjà prêté leur serviette, laissée elle aussi dans le virage, mais les Svatoš habitent plus loin, au cœur de la ville, près de la place Wenceslas ; ici, les témoignages ne sont pas clairs et je m’y perds un peu. Quoi qu’il en soit, il se rend ensuite au domicile des Fafek, où un bain chaud l’attend et où il retrouve sa très jeune fiancée, Libena. Que font-ils, que disent-ils, je l’ignore. Mais nous savons que Libena était au courant de tout. Elle a dû être très heureuse de le revoir vivant.
Kubiš se lave le visage, Mme Novák lui applique de la teinture d’iode, la voisine, bonne pâte, lui prête une chemise de son mari pour qu’il puisse se changer, une chemise blanche à rayures bleues. On complète son déguisement avec un uniforme de cheminot, emprunté à M. Novák. Dans sa tenue d’ouvrier, son visage tuméfié attirera moins l’attention : les travailleurs sont plus sujets aux accidents que les messieurs en costume, c’est bien connu. Reste un problème : il faudrait aller récupérer la bicyclette laissée devant Bata. C’est trop près du virage, la police va la trouver très vite. Ça tombe bien, la petite Jindriska, la benjamine des Novák, déboule, toute joyeuse, de l’école sans doute, et elle a faim, on déjeune tôt en Tchécoslovaquie. Pendant qu’elle va lui préparer son repas, sa maman lui confie une mission : « Un monsieur de ma connaissance a laissé sa bicyclette devant le magasin Bata. Vas-y et ramène-la dans la cour. Et si quelqu’un te demande à qui est cette bicyclette, ne lui réponds pas, il a eu un accident et il pourrait avoir des ennuis… » La jeune fille s’élance, sa mère lui crie : « Et n’essaie pas de t’en servir, tu ne sais pas ! Et fais attention aux autos !…. »
Un quart d’heure plus tard, elle revient avec le vélo. Une dame l’a interrogée, mais, respectant les consignes, elle n’a rien dit. Mission accomplie. Kubiš peut s’en aller, le cœur plus tranquille. Enfin tranquille, façon de parler, évidemment, aussi tranquille que peut l’être quelqu’un qui se sait voué à devenir l’un des deux hommes les plus recherchés du Reich dans les heures, les minutes à venir.
La situation de Valičík, dans la mesure où sa participation n’a pas encore été clairement établie, est peut-être un peu moins délicate. Mais se balader dans une Prague en état d’alerte maximal, boiteux et blessé par balle, ne permet évidemment pas d’envisager l’avenir proche avec sérénité. Il trouve refuge chez un collègue et ami d’Alois Moravec, comme lui employé aux chemins de fer, comme lui résistant et protecteur de parachutistes, et comme lui marié à une femme parfaitement dévouée à ceux qui combattent l’occupant. C’est elle qui fait entrer Valičík, très pâle, qu’elle connaît bien pour l’avoir déjà souvent reçu, hébergé et caché, mais qu’elle appelle Mirek, parce qu’elle ignore sa véritable identité. En revanche, toute la ville bruissant déjà de la rumeur, elle lui demande aussitôt : « Mirek, vous êtes au courant ? Il y a eu un attentat contre Heydrich. » Valičík relève la tête : « Il est mort ? » Pas encore, lui dit-elle, et Valičík rebaisse la tête. Mais elle ne peut s’empêcher de lui poser la question qui lui brûle les lèvres : « Vous êtes dans le coup ? » Valičík a la force de sourire : « Quelle idée ! J’ai un cœur bien trop tendre pour ça. » Elle a eu l’occasion de jauger l’étoffe dont est fait cet homme-là et, par conséquent, comprend qu’il ment. Valičík, d’ailleurs, ne le fait que par réflexe, et n’espère pas être cru. Elle ne réalise pas tout de suite qu’il boite, mais lui demande s’il a besoin de quelque chose. « Un café très fort, s’il vous plaît. » Valičík demande encore s’il est possible d’aller faire un tour en ville pour lui rapporter ce qu’on raconte. Puis il va prendre un bon bain, lui aussi, parce qu’il a mal aux jambes. La femme et le mari se disent qu’il a peut-être trop marché. Ce n’est que le lendemain matin, lorsqu’ils trouveront des taches de sang sur ses draps, qu’ils comprendront qu’il a été blessé.
Vers midi, le chirurgien arrive à l’hôpital, et l’opération commence aussitôt.
À midi et quart, Frank déglutit et appelle Hitler. Comme prévu, le Führer n’est pas content du tout. Le pire est lorsque Frank doit lui avouer qu’Heydrich circulait sans escorte, dans une Mercedes décapotable non blindée. À l’autre bout du fil, pour changer, ça hurle. Les vociférations hitlériennes peuvent se diviser en deux parties : d’une part, ce ramassis de chiens que constitue le peuple tchèque va payer cher son audace. D’autre part, comment Heydrich, son meilleur élément, un homme d’une telle envergure, d’une telle importance pour le bon fonctionnement du Reich tout entier, tout entier, parfaitement, a-t-il pu être assez crétin pour faire preuve d’une négligence aussi coupable, oui, coupable ! C’est bien simple, il faut immédiatement :
1. Fusiller 10 000 Tchèques.
2. Promettre 1 000 000 de Reichsmark à quiconque aidera à l’arrestation des criminels.
Hitler a toujours été friand de chiffres, et si possible de chiffres ronds.
Dans l’après-midi, Gabčík, accompagné de Libena, parce qu’un couple a toujours l’air moins suspect qu’un homme seul, va s’acheter un chapeau tyrolien, pour faire allemand, un petit chapeau vert avec une plume de faisan. Et, sans attendre, son déguisement approximatif fonctionne au-delà de ses espérances : un SS en uniforme l’interpelle. Il lui demande du feu. Gabčík, cérémonieusement, sort son briquet et lui allume sa cigarette.
Moi aussi, je m’en allume une. Je me sens un peu comme un graphomane neurasthénique errant dans Prague. Je vais peut-être faire une petite pause.
Mais pas de pause qui tienne. Il faut passer ce mercredi.
Le commissaire Pannwitz, l’homme à l’imper noir entrevu à l’hôpital, que la Gestapo avait envoyé aux nouvelles, est chargé de l’enquête. À relever les indices laissés sur le lieu du crime, une Sten, une sacoche avec à l’intérieur une bombe antichar de fabrication anglaise, l’origine de l’attentat ne fait pas mystère : c’est signé Londres. Il fait son rapport à Frank, qui rappelle Hitler. Ce n’est pas la Résistance intérieure qui a fait le coup. Frank déconseille les représailles massives, qui suggéreraient l’existence d’une forte opposition au sein de la population locale. Des exécutions individuelles de suspects ou de complices, avec leur famille, pour faire bonne mesure, ramèneront l’événement à ses justes proportions : une action individuelle, organisée de l’étranger. Il s’agit avant tout de conjurer auprès de l’opinion publique l’impression déplaisante que l’attentat est l’expression d’une révolte nationale. Etonnamment, Hitler se laisse plus ou moins convaincre par cette incitation relative à la modération. Les représailles massives sont provisoirement suspendues. Pourtant, sitôt raccroché, Hitler éructe auprès d’Himmler. Alors comme ça, les Tchèques n’aiment pas Heydrich ? Eh bien on va leur trouver pire ! Là, évidemment, un temps de réflexion s’impose, puisque trouver pire qu’Heydrich, c’est difficile. Hitler et Himmler se creusent la tête. Il y a bien quelques Waffen SS de haut rang qui seraient assez indiqués pour organiser une boucherie mais ils sont tous mobilisés sur le front de l’Est, où, en ce printemps 1942, ils ont fort à faire. Finalement, ils se rabattent sur le choix de Kurt Dalüge parce que celui-ci se trouve opportunément à Prague pour des raisons médicales. L’ironie veut que Dalüge, chef des polices régulières du Reich et fraîchement nommé Oberstgruppenführer, soit un rival direct d’Heydrich. Sauf qu’il est très loin d’avoir son envergure. Heydrich ne le nomme jamais autrement que « l’abruti ». S’il se réveille, il va être très vexé. Dès qu’il sera rétabli, il faudra songer à lui donner une promotion.
Il se réveille, justement. L’opération s’est bien passée. Le chirurgien allemand est plutôt optimiste. Certes, il a fallu procéder à l’ablation de la rate, mais il n’y a eu aucune complication à signaler. La seule chose un peu surprenante, ce sont ces espèces de mèches de cheveux trouvées dans la plaie et dispersées dans le corps. Les docteurs ont mis du temps à comprendre d’où cela provenait : c’est le siège en cuir de la Mercedes, éventré sous le choc, qui était rembourré avec du crin de cheval. À la radiographie, on craignait que des petits éclats de métal ne se soient logés dans les organes vitaux. Il n’en est rien, et le gotha germanopragois commence à respirer. Lina, qui n’a été prévenue qu’à 15 heures, est à ses côtés. Groggy, il articule faiblement, en s’adressant à sa femme : « Prends soin de nos enfants. » À ce moment-là, lui ne semble pas très sûr de son futur.
La tante Moravec est folle de joie. Elle fait irruption chez son concierge et demande : « Vous êtes au courant pour Heydrich ? » Oui, ils sont au courant, à la radio, on ne parle que de ça. Mais on donne aussi le numéro de série du deuxième vélo abandonné sur les lieux. Son vélo. Ils ont oublié de l’effacer. Sa joie retombe immédiatement et se transforme en plainte amère. Blême, elle reproche aux garçons leur négligence. Mais elle n’en est pas moins résolue à leur venir en aide. Cette petite dame est décidément une femme d’action et ce n’est pas le moment de se lamenter. Elle ne sait pas où ils sont, elle doit les retrouver. Infatigable, elle repart.
On placarde partout en ville les affiches rouges bilingues utilisées dès qu’il y a une communication à faire à la population locale, et celle-ci restera sans aucun doute comme le clou de la collection, qui proclame :
« 1. LE 27 MAI 1942 A ÉTÉ COMMIS À PRAGUE UN ATTENTAT CONTRE LE REICHPROTEKTOR PAR INTÉRIM, SS OBERGRUPPENFUHRER HEYDRICH.
Pour l’arrestation des coupables une récompense de dix millions de couronnes est prévue. Quiconque héberge ces criminels, leur fournit une aide ou, les connaissant, ne les dénonce pas sera fusillé avec toute sa famille.
2. Dans la région de l’Oberlandrat de Prague, l’état de siège est proclamé par la lecture de cette ordonnance à la radio. Les mesures suivantes sont arrêtées :
a) Défense à la population civile, sans exception, de sortir dans la rue du 27 mai 21 h au 28 mai 6 h ;
b) Fermeture absolue des auberges et restaurants, cinémas, théâtres, lieux de distraction, et arrêt de tout trafic sur la voie publique pendant les mêmes heures ;
c) Quiconque, en dépit de cette interdiction, apparaîtra dans la rue, sera fusillé s’il ne s’arrête pas à la première sommation ;
d) D’autres mesures sont prévues et, au besoin, seront annoncées par la radio. »
À partir de 16 h 30, cette ordonnance est lue à la radio allemande. À partir de 17 heures, la radio tchèque commence à la diffuser toutes les demi-heures. À partir de 19 h 40 toutes les dix minutes, et de 20 h 20 à 21 heures, toutes les cinq minutes. Je suppose que ceux qui ont vécu cette journée à Prague, s’ils sont toujours vivants aujourd’hui, peuvent encore réciter par cœur le texte dans son intégralité. À 21 h 30, l’état de siège est étendu à tout le Protectorat. Entre-temps Himmler a rappelé Frank pour confirmer les nouvelles directives d’Hitler : exécuter immédiatement les cent personnalités les plus significatives parmi les otages incarcérés à toutes fins utiles depuis l’arrivée d’Heydrich à Prague en octobre de l’année dernière.
À l’hôpital, on vide les armoires de toute la morphine qu’on peut trouver pour soulager le grand blessé.
Le soir venu, une rafle démente s’organise. 4 500 hommes des SS, SD, NSKK, Gestapo, Kripo, et autres Schupo, plus trois bataillons de la Wehrmacht, investissent la ville. Avec le concours de la police tchèque, ce sont plus de 20 000 hommes qui participent à l’opération. Toutes les voies d’accès sont neutralisées, tous les grands axes sont bloqués, les rues sont barrées, les immeubles perquisitionnés, les gens contrôlés. Je vois partout des hommes armés sauter de camions débâchés, courir en colonne d’un bâtiment à l’autre, envahir les cages d’escalier dans le martèlement des bottes et le cliquetis de l’acier, tambouriner aux portes, crier des ordres en allemand, sortir les gens de leur lit, retourner leur appartement, les rudoyer en leur aboyant dessus. Les SS, tout spécialement, semblent avoir complètement perdu le contrôle de leurs nerfs et arpentent les rues comme des fous furieux, tirant sur les fenêtres allumées ou simplement restées ouvertes, s’attendant à tout instant à être pris pour cible par des tireurs embusqués. Prague est plus qu’en état de siège. On dirait la guerre. L’opération de police, telle qu’elle est menée, plonge la ville dans un chaos indescriptible. 36 000 appartements sont visités dans la nuit, pour un rendement dérisoire, en regard des moyens déployés. On arrête 541 personnes dont trois ou quatre vagabonds, une prostituée, un délinquant juvénile et, tout de même, un chef de la Résistance communiste mais qui n’a aucun lien avec Anthropoïde. On en relâche 430 immédiatement. Et on ne trouve aucune trace de parachutistes clandestins. Pis, on n’a pas l’ombre d’un début de piste. Gabčík, Kubiš, Valičík et leurs amis ont dû passer une drôle de nuit. Je me demande si l’un d’eux est parvenu à dormir. Ça m’étonnerait beaucoup. Moi, en tout cas, je dors très mal en ce moment.
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Au deuxième étage de l’hôpital, entièrement vidé de tous les malades, Heydrich est allongé dans son lit, faible, les sens engourdis, le corps endolori, mais conscient. La porte s’ouvre. Un garde laisse entrer sa femme, Lina. Il essaie de lui sourire, il est content qu’elle soit là. Elle aussi est soulagée de voir son mari alité, très pâle, mais vivant. Hier, lorsqu’elle l’a vu juste après l’opération, inconscient et tout blanc, elle a cru qu’il était mort ; et lorsqu’il s’est réveillé, son état ne valait guère mieux. Elle n’a pas cru les paroles rassurantes des docteurs. Et si les parachutistes n’ont pas trouvé le sommeil, sa nuit à elle n’a pas été bonne non plus.
Ce matin, elle lui apporte une soupe chaude dans un thermos. Hier victime d’un attentat, aujourd’hui déjà dans la peau d’un convalescent. La bête blonde a la peau dure. Il va s’en sortir, comme toujours.
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Mme Moravec vient chercher Valičík. Le brave cheminot chez qui il a dormi ne veut pas le laisser partir comme ça. Il lui donne un livre à lire dans les tramways, pour pouvoir se cacher le visage : Trente ans de journalisme, de H. W. Steed. Valičík le remercie. Après son départ, la femme du cheminot range sa chambre et, en faisant son lit, trouve du sang sur les draps. Je ne connais pas la gravité de sa blessure, mais je sais que tous les médecins du Protectorat sont tenus, par ordonnance, de déclarer à la police toute blessure par balle, sous peine de mort.
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Réunion de crise derrière les murs noirs du palais Peček. Le commissaire Pannwitz résume : considérant les indices recueillis sur le lieu du crime, ses premières conclusions sont qu’il s’agit d’un attentat planifié par Londres et exécuté par deux parachutistes. C’est aussi l’avis de Frank. Mais Dalüge, nommé de la veille, redoute au contraire que l’attentat ne soit le signal d’un soulèvement national organisé. Il ordonne, à titre de mesures préventives, de fusiller à tour de bras et de rameuter tous les effectifs de police de la région pour renforcer la présence policière en ville. Frank est vert. De toute évidence, l’attentat est signé Beneš, et quand bien même ce ne serait pas le cas ! Politiquement, il se fout de savoir si la Résistance intérieure est impliquée ou non : « L’impression qu’il s’agit d’une révolte nationale doit disparaître de l’opinion mondiale ! Nous devons dire qu’il s’agit d’une action individuelle. » De plus, une campagne d’arrestations et d’exécutions massives risque de désorganiser la production. « Dois-je vous rappeler l’importance vitale de l’industrie tchèque pour l’effort de guerre allemand, Herr Oberstgruppenführer ? » (Pourquoi ai-je inventé cette phrase ? Sans doute parce qu’il l’a vraiment prononcée.) Le vizir pensait son heure venue. Au lieu de ça, on lui impose ce Dalüge, qui n’a aucune expérience d’homme d’Etat, qui ne connaît rien aux dossiers du Protectorat et qui doit à peine savoir situer Prague sur une carte. Frank n’est pas contre une démonstration de force : faire régner la terreur dans les rues, ça ne mange pas de pain, et ça le connaît. Mais il a retenu les leçons politiques de son maître : pas de bâton sans carotte. La rafle hystérique de la nuit dernière a bien montré l’inutilité de ce genre d’action. Une bonne campagne d’appel à la délation, bien menée, sans lésiner, donnera autrement plus de résultats.
Frank quitte la réunion. Il a assez perdu de temps avec Dalüge. Un avion l’attend pour l’emmener séance tenante à Berlin, où il a rendez-vous avec Hitler. Il espère que le génie politique du Führer ne le cédera pas à sa rage proverbiale. Vu l’entretien téléphonique d’hier, il a intérêt à être convaincant. Dans l’avion, Frank prépare soigneusement l’exposé des mesures qu’il préconise. Afin de ne pas passer pour un mou, il recommande d’envahir la ville avec des chars, de déployer des régiments, de couper quelques têtes, mais, encore une fois, d’éviter les représailles de masse. Il conseille plutôt de peser sur Hácha et son gouvernement en les menaçant de supprimer l’autonomie du Protectorat et de faire passer tous les organismes tchèques, de toute nature, sous contrôle allemand. Plus toutes les mesures d’intimidation habituelles, pressions, chantage, vexations, etc. mais, pour l’instant, sous forme d’ultimatum. L’idéal serait d’arriver à faire en sorte que les Tchèques eux-mêmes leur livrent les parachutistes.
Les préoccupations de Pannwitz sont différentes. Son domaine est l’investigation, pas la politique. Il collabore avec deux superdétectives envoyés par Berlin, qui sont encore éberlués par les « proportions catastrophiques » du chaos qu’ils ont trouvé en arrivant. Devant Dalüge, ils se taisent, mais se plaignent à Pannwitz d’avoir eu besoin d’une escorte pour rallier leur hôtel sains et saufs. Sur le comportement de chiens enragés des SS, leur diagnostic est sans appel : « Ils sont complètement fous. Ils ne vont même pas pouvoir retrouver leur chemin pour sortir du chaos qu’ils sont en train de créer, et encore moins trouver les assassins. » Il faut procéder avec plus de méthode. En moins de vingt-quatre heures, les trois enquêteurs ont déjà obtenu des résultats non négligeables : grâce aux témoignages recueillis, ils sont en mesure de reconstituer assez exactement le déroulement de l’attentat, et possèdent, quoique encore un peu vague (ces foutus témoins ne peuvent jamais se mettre d’accord sur ce qu’ils ont vu !), un signalement des deux terroristes. Mais pour les conduire à eux, ils n’ont aucun début de piste. Alors, ils cherchent. Loin de l’agitation de la rue, ils épluchent les dossiers de la Gestapo.
Et ils trouvent cette vieille photo ramassée sur le cadavre du vaillant capitaine Morávek, le dernier des Trois Rois, le chef de réseau abattu à l’issue d’une fusillade dans un tramway, il y a deux mois. Sur cette photo, le beau Valičík a l’air inexplicablement bouffi. Mais c’est Valičík quand même. Les policiers ne disposent d’aucun indice qui relie cet homme à l’attentat. Ils peuvent passer au dossier suivant ou décider d’exploiter cette photographie à tout hasard. Si on était dans un Maigret, on appellerait ça du flair.
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Hanka, jeune femme tchèque et agent de liaison, sonne chez les Moravec. On l’introduit dans la cuisine. Elle y trouve, assis dans un fauteuil, Valičík, qu’elle connaît depuis l’époque où il était serveur à Pardubice, la ville où elle vit avec son mari. Toujours aussi affable, il lui sourit en s’excusant : il s’est tordu la cheville et ne peut pas se lever.
Hanka est chargée de transmettre le rapport de Valičík au groupe de Bartoš, resté à Pardubice, pour que celui-ci puisse informer Londres à l’aide de « Libuše », le précieux émetteur. Valičík demande à la jeune femme de ne pas mentionner sa blessure. En tant que responsable de « Silver A », le capitaine Bartoš est toujours officiellement son chef de mission. Mais il désapprouve l’attentat depuis le début. En quelque sorte, Valičík s’est, de lui-même, transféré de « Silver A » à « Anthropoïde ». Vu la tournure des événements, il estime n’avoir plus de comptes à rendre qu’à ses deux amis, Gabčík et Kubiš, dont il espère qu’ils sont saufs, à Beneš en personne, à la rigueur, et à Dieu, peut-être (on m’a dit qu’il était croyant).
La jeune femme file à la gare. Mais avant de prendre son train, elle tombe en arrêt devant une nouvelle affiche rouge. Elle téléphone immédiatement aux Moravec : « Vous devriez venir voir quelque chose d’intéressant. » Sur l’affiche s’étale la photo de Valičík, et en dessous : 100 000 couronnes de récompense. Suit une description relativement imprécise du parachutiste – et c’est une chance qui s’ajoute au fait que la photo est peu ressemblante. Son nom de famille est mentionné, mais le prénom et la date de naissance (qui le rajeunit de cinq ans) sont erronés. Une petite note, à la fin, rappelle ce qui fait toute la saveur des avis de recherche : « La récompense sera remise avec la plus grande discrétion. »
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Mais il y a mieux à voir que cette affiche.
Bata a bâti son empire avant guerre. Parti d’une petite fabrique de chaussures dans sa ville de Zlín, il a développé une immense entreprise qui compte des magasins partout dans le monde et d’abord en Tchécoslovaquie. Pour fuir l’occupation allemande, il a émigré aux Etats-Unis. Mais pendant l’exil du patron, les magasins restent ouverts. Sur la grande avenue Wenceslas, tout en bas, au n° 6, se dresse un immeuble qui est une gigantesque boutique Bata. En vitrine, ce matin, ce ne sont pas des chaussures qui sont exposées mais d’autres articles. Un vélo, deux sacoches en cuir et, sur un portemanteau, un imper et un béret, les pièces à conviction trouvées sur les lieux du crime, accompagnées d’un appel à témoin. Les passants qui s’arrêtent devant la vitrine peuvent lire :
« Considérant la récompense promise de dix millions de couronnes pour les indications qui mèneront à l’arrestation des coupables et qui sera payée intégralement, il convient d’indiquer que les questions suivantes se posent :
1. Qui peut donner des informations sur les criminels ?
2. Qui s’est aperçu de leur présence sur les lieux du crime ?
3. À qui appartiennent les objets décrits et, avant tout, à qui manque cette bicyclette de dame, le manteau, le béret et la serviette ?
Quiconque pourrait fournir les informations demandées et ne les communiquerait pas volontairement à la police sera fusillé avec sa famille, aux termes de l’ordonnance du 27 mai sur la proclamation de l’état de siège.
Toutes les personnes peuvent être assurées que leurs indications seront reçues de manière strictement confidentielle.
En outre, dès le 28 mai 1942, il est du devoir de tous les propriétaires de maison, d’appartement et d’hôtel, etc., de déclarer à la police toutes les personnes dans le Protectorat entier dont le séjour n’aurait pas encore été annoncé aux commissariats de police. L’infraction à cette prescription sera punie de mort.
SS-Obergruppenführer
Chef de la police
auprès du Reichprotektor
de Bohême-Moravie
K. H. Frank »
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Le gouvernement tchèque en exil déclare que l’attentat perpétré contre le monstre Heydrich est à la fois un acte de vengeance, un rejet du joug nazi et un symbole donné à tous les peuples d’Europe oppressés. Les coups tirés par les patriotes tchèques sont un témoignage de solidarité envoyé aux Alliés et de foi en la victoire finale qui retentira dans le monde entier. De nouvelles victimes parmi les Tchèques tombent déjà sous les balles des pelotons d’exécution allemands. Mais ce nouvel accès de fureur nazie sera encore brisé par la résistance inflexible du peuple tchèque et ne fera que renforcer sa volonté et sa détermination.
Le gouvernement tchèque en exil encourage la population à cacher les héros inconnus et menace d’un juste châtiment quiconque les trahirait.
229
Dans sa boîte postale de Zurich, le colonel Moravec reçoit un télégramme envoyé par l’agent A54 : « Wunderbar – Karl ». Paul Thümmel, alias A54, alias René, alias Karl, n’a jamais rencontré Gabčík et Kubiš et n’a pas participé directement aux préparatifs de l’attentat. Mais avec ce simple mot, il se fait l’écho du sentiment de joie puissante éprouvé à l’annonce de la nouvelle par tous les combattants du nazisme dans le monde.
230
On sonne chez le concierge. C’est Ata, le jeune fils Moravec, qui vient chercher Valičík. Le concierge ne veut pas qu’il parte. Il pourrait vivre dans le grenier, au cinquième, personne n’irait le chercher là-haut… Valičík aime bien les gâteaux que lui fait la femme du concierge, il dit qu’ils sont aussi bons que ceux de sa mère. Ici, il joue aux cartes en écoutant la BBC. Le premier soir, il est allé se cacher dans la cave parce qu’un agent de la Gestapo est passé dans l’immeuble. Mais il se sent en sécurité chez ces gens. Alors pourquoi ne pas rester ? insiste le concierge. Valičík lui explique qu’il a reçu des ordres, que c’est un soldat, qu’il est tenu d’obéir et qu’il doit rejoindre ses camarades. Le concierge n’a pas à s’inquiéter, on leur a trouvé un abri sûr. Seulement, il y fait très froid. Il leur faudra des couvertures et des vêtements chauds. Valičík prend son manteau, se met une paire de lunettes vertes sur le nez et suit Ata qui doit le conduire à sa nouvelle cachette. Il oublie chez le concierge le livre que son hôte précédent lui avait prêté. A l’intérieur du livre, il y a inscrit le nom du propriétaire. Celui-ci aura la vie sauve grâce à cet oubli.
231
Capitulation et servilité sont les deux mamelles du pétainisme, un art dans lequel le vieux président Hácha, ni plus ni moins gâteux que son homologue français, est décidément passé maître. En témoignage de sa bonne volonté, il décide, au nom du gouvernement fantoche dont il a la charge, de doubler la récompense offerte pour la capture des assassins. Les têtes de Gabčík et Kubiš passent donc à dix millions de couronnes chacune.
232
Les deux hommes qui se présentent à la porte de l’église ne viennent pas pour assister à la messe. L’église orthodoxe Saint-Charles-Borromée, aujourd’hui rebaptisée église des Saints-Cyril-et-Méthode, est un édifice massif accroché au flanc de la rue Resslova, cette rue en pente qui part de la place Charles et descend vers le fleuve, en plein cœur de Prague. L’instituteur Zelenka, alias « oncle Hajsky » de l’organisation Jindra, est reçu par le père Petřek, prêtre orthodoxe. Il lui amène un ami. C’est le septième. C’est Gabčík. On le fait pénétrer par une trappe dans la crypte de l’église. Là, au milieu des casiers de pierre où jadis on rangeait les morts, il retrouve ses amis : Kubiš, Valičík, mais aussi le lieutenant Opálka, et trois autres parachutistes, Bublík, Švarc et Hrubý. Un par un, Zelenka les a rassemblés ici, parce que la Gestapo continue sans relâche à perquisitionner les appartements en ville mais n’a pas encore eu l’idée de fouiller les églises. Il n’y a qu’un seul parachutiste dont on n’a aucune nouvelle : Karel Čurda est introuvable, personne ne sait où il est, s’il se cache ou s’il a été arrêté, et si même il est encore vivant.
L’arrivée de Gabčík fait sensation dans la crypte. Ses camarades se précipitent pour l’embrasser. Il reconnaît Valičík, teint en brun, affublé d’une fine moustache brune, et Kubiš, l’œil gonflé, le visage encore marqué, qui manifestent le plus bruyamment leur joie de le revoir. Gabčík, brisé par l’émotion, pleure, ou rit aux éclats. Il est évidemment très heureux de retrouver ses amis à peu près sains et saufs. Mais il est tellement désolé par la tournure des événements. A peine les retrouvailles achevées, Gabčík commence une litanie amère à laquelle ses amis vont devoir s’habituer : mélange d’excuses et de lamentations, il maudit cette foutue Sten qui s’est enrayée au moment où il tenait Heydrich en joue. Tout est ma faute, dit-il. Je l’avais devant moi, c’était un homme mort. Et puis cette merde de Sten… C’est trop con. Mais il est blessé, tu l’as eu, Jan ? Gravement ? Tu crois ? Les gars, je suis tellement désolé. Tout est ma faute. J’aurais dû le finir au Colt. Ça tirait partout, j’ai couru, et l’autre géant à mes trousses… Gabčík s’en veut mortellement et ses amis ne parviennent pas à le consoler. C’est pas grave, Jozef. C’est déjà énorme, ce qu’on a fait, tu te rends compte ? Le bourreau en personne ! Vous l’avez blessé ! Heydrich est blessé, c’est vrai, il l’a vu tomber, mais on dit qu’il se remet doucement à l’hôpital. D’ici un mois, il sera de retour aux affaires, peut-être même avant, c’est sûr, c’est increvable, ces bêtes-là. De toute façon, les nazis ont toujours une chance insolente pour échapper aux attentats (je me rappelle Hitler, en 1939, qui doit tenir son discours annuel à sa fameuse brasserie de Munich entre 20 heures et 22 heures mais qui quitte la salle à 21 h 07 pour ne pas rater son train, et la bombe qui explose à 21 h 30, tuant huit personnes). Anthropoïde a lamentablement échoué, voilà ce qu’il pense, et c’est sa faute. Jan n’a rien à se reprocher. Il a jeté la grenade, il a manqué la voiture mais c’est lui qui a blessé Heydrich. Heureusement que Jan était là. Ils n’ont pas rempli leur mission mais grâce à lui, ils ont quand même touché la cible. On sait maintenant que Prague n’est pas Berlin et que les Allemands ne peuvent pas s’y comporter comme chez eux. Mais faire peur aux Allemands, ce n’était pas ça, l’objectif d’Anthropoïde. Peut-être après tout cet objectif était-il trop ambitieux : jamais on n’a abattu un dignitaire nazi de ce niveau-là. Mais non, qu’est-ce que je raconte ! Sans cette saloperie de Sten, il lui aurait fait son affaire, à ce porc… La Sten, la Sten !…. Une vraie merde, je vous dis.
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L’état d’Heydrich s’est brutalement et inexplicablement dégradé. Une forte poussée de fièvre s’est emparée du protecteur. Himmler est accouru à son chevet. Le long corps d’Heydrich est étendu sans forces sous un mince drap blanc trempé de sueur. Les deux hommes philosophent sur la vie et la mort. Heydrich cite une phrase tirée de l’opéra de son père : « Le monde est un orgue de Barbarie que Notre Seigneur fait tourner et nous devons tous danser sur sa musique. »
Himmler demande des explications aux docteurs. La guérison du patient leur semblait en bonne voie mais soudain une violente infection s’est déclarée. La bombe contenait peut-être du poison ou ce sont les crins du siège de la Mercedes qui ont pénétré la rate, il y a plusieurs hypothèses, ils ne sauraient dire laquelle est la bonne. Mais si, comme ils le croient, il s’agit d’un début de septicémie, l’infection va très rapidement se propager et la mort survenir dans les quarante-huit heures. Pour sauver Heydrich, il faudrait quelque chose que le Reich ne possède nulle part sur tout son immense territoire : de la pénicilline. Et ce n’est pas l’Angleterre qui va leur en fournir.
234
Le 3 juin, l’émetteur Libuše reçoit ce message de félicitation, adressé à Anthropoïde :
« De la part du président. Je suis très heureux que vous soyez parvenu à maintenir le contact. Je vous remercie sincèrement. Je constate votre absolue détermination, et celle de vos amis. Cela me prouve que la nation entière fait bloc. Je peux vous assurer que cela portera ses fruits. Les événements de Prague ont un grand impact ici et font beaucoup pour la reconnaissance de la résistance du peuple tchèque. »
Mais Beneš ne sait pas que le meilleur est à venir. Et aussi le pire.
235
Anna Maruščáková est une jeune et jolie ouvrière qui s’est fait porter pâle aujourd’hui à son travail. Aussi, lorsque avec le courrier de l’après-midi on apporte une lettre qui lui est adressée, le directeur de l’usine, sans se gêner, l’ouvre et la lit. Elle provient d’un jeune homme et voici ce qu’elle dit :
Chère Ania,
Excuse-moi de t’écrire avec autant de retard, mais j’espère que tu comprendras, car tu sais que j’ai beaucoup de soucis. Ce que je voulais faire, je l’ai fait. Lors du jour fatal, j’ai dormi à Čabárna. Je vais bien, je viendrai te voir cette semaine, et ensuite nous ne nous reverrons plus jamais.
Milan
Le patron de l’usine est un sympathisant nazi, ou bien même pas, juste un individu habité par cette mentalité ignoble qui sévit toujours un peu partout et s’exprime si bien dans les pays occupés. Il décide qu’il y a peut-être quelque chose de louche et transmet la lettre à qui de droit. À la Gestapo, l’enquête piétine tellement que l’on cherche un os à ronger. On traite le dossier avec une diligence d’autant plus grande qu’après plus de trois mille arrestations, on n’a toujours rien de sérieux, et on découvre très vite qu’il s’agit d’une affaire de cœur : l’auteur de la lettre est un jeune homme marié – sans doute souhaite-t-il mettre un terme à une relation extra-conjugale. Les détails de l’histoire ne sont pas très clairs, mais il est vrai que certaines phrases de la lettre peuvent prêter à équivoque – peut-être même ce jeune homme voulait-il suggérer à demi-mot un engagement imaginaire dans la Résistance, afin d’impressionner sa maîtresse, ou bien cherchait-il simplement à créer un climat de mystère pour rompre sans avoir à se justifier. Toujours est-il qu’il n’a rien à voir, de près ou de loin, avec Gabčík, Kubiš et leurs amis. Ils n’ont jamais entendu parler de lui, et il n’a jamais entendu parler d’eux. Mais la Gestapo est tellement en mal de piste qu’elle décide de creuser celle-ci, qui la mène à Lidice.
Lidice est un petit village paisible et pittoresque d’où sont issus deux Tchèques qui se sont enrôlés dans la RAF. En fait de piste, c’est tout ce que les Allemands arrivent à trouver. Il est évident qu’ils font fausse route, même pour eux. Mais la logique nazie a quelque chose d’impénétrable. Ou plutôt c’est très simple : ils trépignent et il leur faut du sang.
Je contemple longuement la photo d’Anna. La pauvre jeune fille pose comme pour un portrait d’Harcourt, alors qu’il s’agit d’une photo d’identité sur son livret de travail. Plus je scrute ce portrait et plus je la trouve belle. Elle ressemble un peu à Natacha, le front haut, la bouche bien dessinée, avec ce même air de douceur et d’amour dans les yeux, très légèrement assombri peut-être par la prémonition d’un bonheur déçu.
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« Messieurs, s’il vous plaît… » Frank et Dalüge sursautent. Dans le couloir, tout est parfaitement silencieux et je ne sais plus depuis combien de temps ils tournent en rond. Ils entrent dans la chambre d’hôpital en retenant leur souffle. Le silence y est encore plus écrasant. Lina est là, hiératique, blême. Ils s’approchent du lit à pas de loup, comme s’ils avaient peur de réveiller un fauve ou un serpent. Mais le visage d’Heydrich reste impassible. Sur le registre de l’hôpital, on inscrit l’heure du décès : 4 h 30, et la cause de la mort : infection due à une blessure.
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« Puisque c’est l’occasion qui fait non pas seulement le larron mais aussi l’assassin, les comportements héroïques consistant à rouler dans une voiture découverte et sans blindage ou à marcher dans les rues sans escorte ne sont que de la foutue stupidité et ne servent pas le moins du monde les intérêts du pays. Qu’un homme aussi irremplaçable qu’Heydrich expose inutilement sa personne au danger, c’est idiot et stupide ! Les hommes de l’importance d’Heydrich devraient savoir qu’ils sont éternellement des cibles de foire et qu’ils sont un certain nombre à guetter la moindre occasion de les abattre. »
Göbbels assiste à un spectacle qu’il va être amené à revoir de plus en plus souvent jusqu’au 2 mai 1945 : Hitler tentant de dominer sa colère en prenant un ton sentencieux pour faire la leçon à la terre entière, sans y parvenir. Himmler approuve silencieusement. Il n’a pas l’habitude de contredire son Führer et de plus, il est aussi en colère que lui, contre les Tchèques et contre Heydrich. Bien sûr, Himmler se méfiait de l’ambition de son bras droit. Mais sans lui, privé des compétences de cette implacable machine de terreur et de mort, il se sait plus vulnérable. Avec Heydrich, il perd un rival potentiel mais surtout un atout maître dans son jeu. Heydrich, c’était son valet de trèfle. Et on connaît l’histoire : lorsque Lancelot quitte le royaume de Logres, c’est le début de la fin.
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Pour la troisième fois, Heydrich fait solennellement le trajet qui le mène au Hradchine, mais cette fois, dans son cercueil. Une scénographie wagnérienne a été orchestrée pour l’occasion. Le cercueil, drapé dans un gigantesque étendard SS, est déposé sur un chariot à canon. Une procession aux flambeaux part de l’hôpital. Une file interminable de véhicules semi-chenillés avance lentement dans la nuit. À bord, des Waffen-SS en armes brandissent des torches qui illuminent la route. Sur les bas-côtés, des soldats au garde-à-vous saluent le convoi tout au long du chemin. La présence d’aucun civil n’a été autorisée et, à vrai dire, personne parmi la population ne souhaite se hasarder dehors. Frank, Dalüge, Böhme, Nebe, casqués et en tenue de combat, font partie de la garde d’honneur qui accompagne le cercueil à pied. Au terme d’un trajet commencé le 27 mai à 10 heures, Heydrich parvient enfin à destination. Pour la dernière fois, il franchit les vantaux ouvragés, passe sous la statue à la dague et pénètre dans l’enceinte du château des rois de Bohême.
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J’aimerais bien passer mes journées avec les parachutistes, dans la crypte, rapporter leurs discussions, décrire comment leur vie quotidienne s’organise dans la froidure et l’humidité, ce qu’ils mangent, ce qu’ils lisent, ce qu’ils entendent de la rumeur de la ville, ce qu’ils font avec leur petite amie lorsqu’elle leur rend visite, leurs projets, leurs doutes, leurs peurs, leurs espoirs, à quoi ils rêvent, ce qu’ils pensent. Mais ce n’est pas possible parce que je n’ai presque rien là-dessus. Je ne sais même pas comment ils ont réagi quand on est venu leur annoncer la mort d’Heydrich, alors que cela aurait dû constituer l’un des temps forts de mon livre. Je sais que les parachutistes avaient si froid dans cette crypte que le soir venu, certains installaient leur matelas dans la galerie qui surplombait la nef de l’église où il faisait un peu plus tiède. C’est assez mince. Je sais quand même que Valičík était fiévreux (sans doute du fait de sa blessure) et que Kubiš faisait partie de ceux qui essayaient de trouver le sommeil dans l’église plutôt que dans la crypte. Enfin, en tout cas, qu’il a essayé au moins une fois.
Inversement, je dispose d’une documentation colossale sur les funérailles nationales organisées pour Heydrich, de son départ du château de Prague à la cérémonie de Berlin en passant par le transport en train. Des dizaines de photos, des dizaines de pages de discours prononcés en hommage au grand homme. Mais la vie est mal faite parce que je m’en fous un peu. Je ne vais pas recopier l’éloge funèbre de Dalüge (savoureux malgré tout parce que les deux hommes se haïssaient), ni l’interminable apologie qu’Himmler fait de son subordonné. Je vais plutôt suivre Hitler, dans sa volonté de faire court :
« Je me contenterai de quelques mots pour rendre hommage au défunt. C’était l’un des meilleurs nationaux-socialistes, l’un des plus ardents défenseurs de l’idée du Reich allemand, l’un des plus grands adversaires de tous les ennemis du Reich. Il est tombé en martyr pour la préservation et la protection du Reich. En tant que chef du parti et führer du Reich allemand, je te décerne, mon cher camarade Heydrich, la plus haute décoration que je puisse attribuer : la médaille de l’ordre allemand. »
Mon histoire est trouée comme un roman mais dans un roman ordinaire, c’est le romancier qui décide de l’emplacement des trous, droit qui m’est refusé parce que je suis l’esclave de mes scrupules. Je feuillette les photos du cortège funéraire traversant le pont Charles, remontant la place Wenceslas, passant devant le Muséum. Je vois les belles statues de pierre qui bordent le pont se pencher sur les svastikas et je suis vaguement écœuré. Je préfère aller installer mon matelas dans la galerie de l’église, s’il reste une petite place.
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C’est le soir et tout est calme. Les hommes sont rentrés du travail et dans les petites maisons, les lumières s’éteignent l’une après l’autre, d’où s’exhalent encore les bonnes odeurs des repas du dîner, mêlées toutefois à des relents de chou un peu âcre. La nuit tombe sur Lidice. Les habitants vont se coucher de bonne heure car demain, comme toujours, il faudra se lever tôt pour aller à la mine ou à l’usine. Mineurs et métallos dorment déjà lorsqu’un bruit lointain de moteurs en marche se fait entendre. Le bruit, lentement, se rapproche. Des camions bâchés avancent en file indienne dans le silence de la campagne. Puis les moteurs se taisent. Et c’est un cliquetis continu qui leur succède. Le cliquetis s’étire dans les rues comme un liquide s’engouffrant dans des tubes. Des ombres noires se répandent partout dans le village. Puis, lorsque les silhouettes se sont agglutinées en groupes compacts et que chacun a rejoint sa position, le cliquetis cesse. Une voix humaine déchire la nuit. C’est un signal crié en allemand. Et alors ça commence.
Les habitants de Lidice, tirés de leur sommeil, ne comprennent rien à ce qui leur arrive, ou ne le comprennent que trop bien. On les arrache à leur lit, on les sort de chez eux à coups de crosse, on les rassemble tous sur la place du village, devant l’église. Près de cinq cents hommes, femmes, enfants, habillés à la hâte, se retrouvent, ahuris et terrifiés, encerclés par des hommes en uniforme de la Schutzpolizei. Ils ne peuvent pas savoir qu’il s’agit d’une unité qu’on a fait venir spécialement de Halle-an-der-Saale, la ville natale d’Heydrich. Mais ils savent déjà que demain, personne n’ira au travail. Puis les Allemands commencent à effectuer ce qui deviendra bientôt leur occupation favorite : ils se mettent à trier. Les femmes et les enfants sont enfermés dans l’école. Les hommes sont conduits dans un corps de ferme et entassés dans une cave. Débute alors l’attente interminable, et l’angoisse absolue qui dévore les visages. À l’intérieur de l’école, les enfants pleurent. Dehors, les Allemands se déchaînent. Ils pillent et saccagent, consciencieusement et frénétiquement, chacune des quatre-vingt-seize maisons, et tous les édifices publics, église comprise. Les livres et les tableaux, jugés inutiles, sont jetés par les fenêtres, entassés sur la place et brûlés. Pour le reste, ils récupèrent des radios, des vélos, des machines à coudre… Ce travail leur prend plusieurs heures, au terme desquelles Lidice est transformé en champ de ruines.
À 5 heures du matin, ils reviennent les chercher. Les habitants découvrent le spectacle de leur village mis sens dessus dessous et les policiers qui continuent à courir partout en criant et en emportant tout ce qu’ils peuvent. Les femmes et les enfants sont embarqués dans des camions qui prennent la direction de Kladno, la ville voisine. Pour les femmes, c’est une étape avant Ravensbrück. Les enfants seront séparés de leur mère et gazés à Chelmno, exception faite d’une poignée d’entre eux jugés aptes à la germanisation, qui seront adoptés par des familles allemandes. Les hommes sont rassemblés devant un mur sur lequel on a disposé des matelas. Le plus jeune a 15 ans, le plus vieux 84. On en aligne cinq, et on les fusille. Puis cinq autres, et ainsi de suite. Les matelas servent à éviter que les balles ne ricochent. Mais les hommes de la Schupo n’ont pas l’expérience des Einsatzgruppen. Avec les pauses, le ramassage des corps, la reformation du peloton, ça n’en finit pas, les heures passent, pendant lesquelles chacun attend son tour. Pour aller plus vite, on décide de doubler la cadence, et on les abat dix par dix. Le maire de la ville, chargé d’identifier les habitants un par un avant leur exécution, fait partie de la dernière série. Grâce à lui, les Allemands épargnent neuf hommes qui ne sont pas du village, mais simplement en visite chez des amis et piégés par le couvre-feu ou invités par de la famille et hébergés pour la nuit. Ils seront quand même exécutés à Prague. Lorsque dix-neuf travailleurs rentrent de leur service de nuit, ils trouvent leur village ravagé, leur famille disparue, les cadavres de leurs amis encore chauds. Et comme les Allemands sont encore là, ils sont, eux aussi, immédiatement fusillés. Même les chiens sont abattus.
Mais ce n’est pas fini. Hitler a décidé que Lidice servirait de défouloir cathartique et symbolique à sa rage de vengeance. La frustration engendrée par l’incapacité du Reich à trouver et punir les assassins d’Heydrich provoque une hystérie systémique au-delà de toute mesure. L’ordre est de rayer Lidice de la carte, littéralement. Le cimetière est profané, les vergers sont retournés, tous les bâtiments sont incendiés et on jette du sel sur la terre pour être sûr que rien ne repousse. Le village n’est plus qu’un brasier infernal. Des bulldozers sont en route pour raser les ruines. Il ne doit rester aucune trace, pas même de l’emplacement du village.
Hitler veut montrer ce qu’il en coûte de défier le Reich, et Lidice lui sert de victime expiatoire. Mais il vient de commettre une grave erreur. Ayant depuis longtemps perdu le sens de toute mesure, ni Hitler ni aucun membre de l’appareil nazi n’a réalisé quel retentissement mondial va provoquer la publicité donnée volontairement à la destruction de Lidice. Jusque-là, les nazis, s’ils ne cherchaient qu’avec mollesse à dissimuler leurs crimes, appliquaient tout de même une discrétion de façade qui permettait à certains, s’ils le désiraient, de se voiler la face quant à la nature profonde du régime. Avec Lidice, le masque de l’Allemagne nazie tombe pour le monde entier. Dans les jours qui suivent, Hitler va comprendre. Pour une fois, ce ne sont pas ses SS qui vont se déchaîner, mais une entité dont il n’appréhende sans doute pas tout le pouvoir : l’opinion mondiale. Les journaux soviétiques déclarent que, désormais, les gens se battront avec aux lèvres le nom de Lidice. Et ils ont raison. En Angleterre, les mineurs de Birmingham lancent une quête en faveur de la reconstruction future du village, et trouvent un slogan qui va faire le tour du monde : « Lidice vivra ! » Aux Etats-Unis, au Mexique, à Cuba, au Venezuela, en Uruguay, au Brésil, on rebaptise des places, des quartiers, des villages même, du nom de Lidice. L’Egypte, l’Inde, manifestent officiellement leur solidarité. Des écrivains, des compositeurs, des cinéastes, des dramaturges, rendent hommage à Lidice dans leurs œuvres. Les journaux, les radios, les télévisions relaient. À Washington, le secrétaire de la Navy déclare : « Si les générations futures nous demandent pourquoi nous nous sommes battus dans cette guerre, nous leur raconterons l’histoire de Lidice. » Sur les bombes larguées par les Alliés au-dessus des villes allemandes, on écrit au pinceau le nom du village martyr et à l’Est, sur les tourelles de canon des T34, les soldats soviétiques font pareil. Hitler, en réagissant comme le vulgaire psychopathe qu’il est, et non comme le chef d’Etat qu’il est aussi pourtant, va connaître avec Lidice sa plus formidable défaite dans un domaine dont il pensait être le maître : à la fin du mois, la guerre de la propagande, au niveau international, est irrémédiablement perdue.
Mais le 10 juin 1942, ni lui ni personne n’en a encore conscience, et surtout pas Gabčík et Kubiš. La nouvelle de la destruction du village plonge les deux parachutistes dans l’horreur et le désespoir. Plus que jamais, la culpabilité les ronge. Ils ont beau se dire qu’ils ont rempli leur mission, que la bête est morte, qu’ils ont débarrassé la Tchécoslovaquie et le monde de l’une de ses créatures les plus maléfiques, ils ont l’impression d’avoir eux-mêmes tué les habitants de Lidice, et aussi que tant qu’Hitler ne les saura pas morts, les représailles continueront indéfiniment. Enfermés dans leur crypte, ils ressassent tout ça dans leurs pauvres têtes brisées par la tension nerveuse et parviennent à la seule conclusion possible : il faut se rendre. Leur cerveau en feu imagine un scénario délirant : ils vont aller demander à être reçus par Emanuel Moravec, le Laval tchèque. Une fois introduits, ils lui remettront une lettre expliquant qu’ils sont responsables de l’attentat, l’abattront, et se tueront dans son bureau. Il faut toute la patience, l’amitié, la force de persuasion, la diplomatie du lieutenant Opálka, de Valičík et de leurs camarades qui partagent leur séjour dans la crypte pour qu’ils renoncent à ce projet insensé. D’abord, c’est infaisable techniquement. Ensuite, les Allemands ne les croiront pas sur leur bonne mine. Enfin, quand bien même ils parviendraient à réaliser leur plan, la terreur et les massacres avaient commencé bien avant la mort d’Heydrich, et continueraient bien après la leur. Rien ne changerait. Leur sacrifice serait complètement vain. Gabčík et Kubiš en pleureraient de rage et d’impuissance. Mais ils finissent par se laisser convaincre. Toutefois, ils n’arrivent toujours pas à se persuader que la mort d’Heydrich a servi à quelque chose.
J’écris peut-être ce livre pour leur faire comprendre qu’ils se trompent.
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« Polémique sur le net tchèque
Un site internet conçu pour intéresser les jeunes Tchèques à l’histoire du village de Lidice, entièrement détruit par les nazis en juin 1942, propose un jeu interactif consistant à “brûler Lidice dans un laps de temps le plus court possible”. »
(Libération, 6 septembre 2006)
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La Gestapo obtient si peu de résultats qu’on dirait qu’elle ne cherche même plus les assassins d’Heydrich. Elle cherche des boucs émissaires pour expliquer son incurie et elle croit en avoir trouvé un. C’est un fonctionnaire du ministère du Travail qui, le 27 mai au soir, a autorisé le départ d’un train rempli de travailleurs tchèques à destination de Berlin. Vu que les trois parachutistes restent introuvables, cette piste en vaut bien une autre, et la Gestapo a donc « établi » que les trois assassins (oui, l’enquête a quand même un peu progressé, ils savent maintenant qu’ils étaient trois) étaient à bord. Les hommes du palais Peček sont même en mesure de donner des précisions tout à fait étonnantes : les fugitifs se sont tenus cachés sous les banquettes durant le trajet et ont profité d’une brève escale à Dresde pour descendre du train et disparaître dans la nature. Certes, l’idée que les terroristes aient pu quitter le pays pour aller se réfugier en Allemagne peut sembler légèrement audacieuse mais il en faut plus pour faire reculer la Gestapo. En revanche, le fonctionnaire n’est pas décidé à se laisser faire, et sa défense les prend de court : oui, il a bien autorisé le départ du train, mais c’est suite à la demande expresse du ministère de l’Air à Berlin. Autant dire de Göring. De plus, ce fonctionnaire méticuleux a conservé copie de l’autorisation de circulation tamponnée par les services de police de Prague. S’il y a eu erreur, la Gestapo devra donc assumer sa part de responsabilité. Au palais Peček, on décide de ne pas insister avec cette histoire.
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C’est le commissaire Pannwitz, ce vieux briscard, un fin connaisseur de l’âme humaine manifestement, qui trouve une idée pour débloquer la situation. Pannwitz part de ce constat : le climat de terreur créé délibérément depuis le 27 mai est contre-productif. La terreur, il n’a rien contre, n’était qu’elle a un inconvénient : elle produit un effet absolument décourageant sur tous les délateurs de bonne volonté. Plus de deux semaines après l’attentat, personne ne va prendre le risque de venir expliquer à la Gestapo qu’il a des informations mais que jusqu’ici, il hésitait à les livrer. Il faut promettre – et accorder – une amnistie à tous ceux qui viendraient de leur plein gré faire des révélations sur l’affaire, quand bien même ils seraient impliqués.
Frank se laisse convaincre : il décrète une amnistie pour quiconque livrera, sous cinq jours, des informations permettant la capture des assassins. Après, il ne pourra plus contenir la soif de sang d’Hitler et d’Himmler.
Mme Moravec, lorsqu’elle l’apprend, comprend immédiatement ce que cela signifie : les Allemands jouent leur va-tout. Si d’ici cinq jours personne ne dénonce les garçons, ils seront à l’abri de la délation et leurs chances de survie augmenteront considérablement. En effet, une fois la période d’amnistie expirée, plus personne n’osera aller voir la Gestapo. Nous sommes le 13 juin 1942. Le même jour, un inconnu passe chez elle, mais il n’y a personne. L’homme demande au concierge si elle n’a pas laissé une serviette pour lui. Il est tchèque mais il ne donne pas le code, « Jan ». Le concierge répond qu’il n’est au courant de rien. L’inconnu repart. Karel Čurda a failli refaire surface.
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La tante Moravec a envoyé sa famille quelques jours à la campagne mais elle-même a trop à faire à Prague. Elle lave le linge, repasse, fait les commissions, court partout. Pour ne pas attirer l’attention, elle se fait aider par la femme du concierge. Il ne faut pas qu’on la voie trop souvent avec des colis plein les bras. D’un autre côté, le lieu où se cachent les parachutistes doit rester secret. Alors les deux femmes se donnent rendez-vous place Charles, et la concierge lui remet les sacs de provisions au milieu de la foule et des parterres de fleurs. Ensuite, la tante descend la rue Resslova, entre dans l’église et disparaît. Une autre fois, elles montent dans le même tramway mais la concierge descend deux ou trois stations avant l’arrêt, en laissant ses sacs, et la tante les récupère. Dans la crypte, elle apporte des gâteaux tout chauds sortis du four, des cigarettes, de l’alcool à brûler pour faire fonctionner un vieux réchaud, et des nouvelles du monde extérieur. Les garçons sont tous un peu malades à cause du froid mais le moral est meilleur. La mort d’Heydrich ne peut pas faire oublier Lidice mais tout de même, ils réalisent progressivement la portée de ce qu’ils ont accompli. Valičík accueille la tante en robe de chambre. C’est vrai qu’il a l’air un peu pâlot mais il porte désormais une fine moustache qui, ma foi, lui donne un genre distingué. Il lui demande des nouvelles de Moula, son chien. Moula va bien, les concierges l’ont confié à une famille qui a un grand jardin. Le visage de Kubiš a dégonflé et même Gabčík retrouve un peu de sa gaieté naturelle. La petite communauté des sept s’organise : ils ont fait une passoire avec un tricot de corps, ils aimeraient bien faire du café. La tante promet qu’elle va essayer d’en trouver. Pendant ce temps, l’instituteur Zelenka travaille avec la Résistance sur des plans d’exfiltration très hypothétiques. Anthropoïde avait été conçue comme une mission suicide et personne n’avait vraiment imaginé que la question du retour se poserait. Dans un premier temps, il faudrait tous les transférer à la campagne. Mais la Gestapo est toujours sur les dents, la ville est en état d’alerte maximum, il faut attendre. C’est bientôt la Saint-Adolf et pour fêter ça (car, précision utile, Adolf est le prénom du lieutenant Opálka), la tante voudrait trouver des escalopes. Elle aimerait bien aussi leur faire un bouillon aux boulettes de foie. C’est bien simple, les garçons ne l’appellent plus « tante » mais « maman ». Sept hommes surentraînés réduits à l’inaction, aussi vulnérables que des enfants, cloîtrés dans cette cave humide, s’en remettent entièrement à cette petite dame maternante. « Il faut tenir jusqu’au 18 », se répète-t-elle. Nous sommes le 16.
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Karel Čurda se tient debout sur le trottoir, tout en haut de la rue Bredovska, aujourd’hui rebaptisée Růžová, la rue rose, que les Tchèques, en souvenir, appellent aussi « la rue des prisonniers », et qui débouche sur la Gare centrale, ex-gare Wilsonovo. En face, le palais Peček est une imposante bâtisse en pierre grise, lugubre et parfaitement inquiétante, qui fait angle. Cet immeuble massif a été édifié après la Première Guerre mondiale par un banquier tchèque qui possédait la quasi-totalité des mines de charbon en Bohême du Nord. Peut-être l’anthracite qui recouvre la façade du bâtiment était-elle comme un rappel de l’origine charbonneuse de sa fortune. Mais le banquier a cédé mines et palais au gouvernement, préférant prudemment quitter le pays pour se rendre en Angleterre juste avant l’invasion allemande. Aujourd’hui encore, le palais Peček est un bâtiment officiel qui abrite le ministère du Commerce et de l’Industrie. Mais en 1942, c’est le quartier général de la Gestapo pour la Bohême-Moravie. Près de mille employés y travaillent aux tâches les plus noires, dans des couloirs si sombres que, même en plein jour, on croirait qu’il fait nuit. Situé au cœur de la capitale, doté d’un équipement ultramoderne, avec une imprimerie, un laboratoire, une poste pneumatique et un central téléphonique, l’édifice est, d’un point de vue fonctionnel, absolument optimal pour la police nazie. Ses nombreux sous-sols et caves ont été, comme il se doit, savamment aménagés. La maison est dirigée par le Docteur Geschke, un jeune Standartenführer dont la seule vue en photo me glace le sang, avec sa balafre, sa peau de femme, ses yeux fous, ses lèvres cruelles, sa raie sur le côté et son crâne à demi rasé. Bref, le palais Peček est l’image même de la terreur nazie à Prague et il faut un certain courage, ne serait-ce que pour stationner devant le bâtiment. Karel Čurda n’en manque pas mais c’est qu’il est motivé par vingt millions de couronnes. Il faut du courage pour dénoncer ses camarades. Et il faut bien peser le pour et le contre. Rien ne lui garantit que les nazis tiendront parole. Il s’apprête à jouer sa vie à quitte ou double : la fortune ou la mort. Mais Čurda est un aventurier. C’est par goût de l’aventure qu’il s’est enrôlé dans les forces tchécoslovaques libres. C’est ce même goût de l’aventure qui l’a fait se porter volontaire pour des missions spéciales dans le Protectorat. Cependant son retour au pays ne lui a pas plu, la clandestinité n’ayant finalement rien d’attrayant. Depuis l’attentat, il vit chez sa mère, en province, dans la petite ville de Kolín, à 60 kilomètres à l’est de Prague. Auparavant il a quand même eu le temps de rencontrer un maximum de personnes impliquées dans la Résistance, dont Kubiš et Valičík, avec lesquels il a participé à l’opération Škoda à Pilsen, ainsi que Gabčík et Opálka, qu’il a croisés à plusieurs reprises au gré des changements de planques à Prague. Il connaît, entre autres, l’appartement des Svatoš, qui ont fourni un vélo et une serviette pour l’attentat. Il connaît aussi et surtout l’adresse des Moravec. Je ne sais pas pourquoi il est passé chez eux il y a trois jours. Avait-il déjà l’intention de trahir ? Ou bien cherchait-il à reprendre contact avec le réseau dont il était sans nouvelles ? Mais pourquoi être revenu à Prague, sinon pour la récompense ? N’était-il pas plus en sécurité chez sa mère, dans la pittoresque petite ville de Kolín ? À vrai dire, pas vraiment : Kolín, en 1942, est un centre administratif allemand ; c’est là aussi que l’on regroupe les Juifs de Bohême centrale, et la gare sert de nœud ferroviaire pour les déportations vers Terezín. Il est donc possible que Čurda n’ait pas voulu mettre plus longtemps sa famille en danger – outre sa mère, sa sœur vivait à Kolín – et qu’il soit revenu à Prague pour y chercher soutien et refuge auprès de ses camarades. De quel poids pèse alors la porte close qu’il a trouvée en allant frapper chez les Moravec ? Et pourtant, la tante Moravec l’attendait, puisque, au concierge qui lui a parlé d’un mystérieux visiteur, elle a demandé s’il venait de Kolín. Mais elle était sortie… Nous ne pouvons jamais savoir qui, du hasard malin et facétieux ou des puissantes forces d’une volonté en marche, fait que les choses adviennent comme elles adviennent. Quoi qu’il en soit, ce mardi 16 juin 1942, Karel Čurda semble avoir pris sa décision. Il ne sait pas où se cachent ses camarades parachutistes. Mais il en sait bien assez.
Karel Čurda traverse la rue, se présente à la sentinelle qui garde le lourd portail de bois, dit qu’il a des révélations à faire, gravit les grosses marches recouvertes d’un tapis rouge qui le mènent dans le vaste hall d’entrée, et s’engouffre dans le ventre de pierre du palais noir.
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Quand et pourquoi les Moravec père et fils sont-ils rentrés à Prague, je l’ignore. Aussitôt partis, aussitôt revenus, une mise au vert de quelques jours, l’impatience du jeune fils, sans doute, à aider les parachutistes ou à ne pas laisser sa mère toute seule. Et le travail du père, peut-être. On dit qu’il n’était au courant de rien mais je ne peux pas le croire. Lorsque sa femme accueillait des parachutistes chez eux, il voyait bien que ce n’étaient pas des scouts. Et d’ailleurs il a fait appel plusieurs fois à ses amis pour trouver qui un vêtement, qui un vélo, qui un docteur, qui une cachette… Toute la famille a donc participé à la lutte, y compris l’aîné, réfugié en Angleterre, pilote dans la RAF, dont on est sans nouvelles et qui mourra le 7 juin 1944 quand son chasseur s’écrasera au lendemain du Débarquement, dans presque deux ans, c’est-à-dire, par les temps qui courent, une éternité.
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Čurda a franchi le Rubicon mais il n’est pas exactement accueilli en triomphateur. Après toute une nuit d’interrogatoire, durant laquelle la Gestapo a aussitôt reconnu l’importance capitale de son témoignage en le tabassant avec mesure, il attend sagement sur un banc de bois, dans l’un de ces couloirs sombres, que l’on statue sur son sort. Laissé seul un moment avec lui, l’interprète réquisitionné lui pose la question :
— Pourquoi avoir fait cela ?
— Je n’en pouvais plus de tous ces meurtres d’innocents.
Et aussi pour vingt millions de couronnes. Qu’il va toucher.
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Ce que toute famille redoute en ces années de fer et d’horreur survient un matin chez les Moravec. On sonne à la porte, et c’est la Gestapo. Les Allemands collent la mère, le père et le fils au mur, puis saccagent frénétiquement l’appartement. « Où sont les parachutistes ? » aboie le commissaire allemand, et le traducteur qui l’accompagne traduit. Le père répond doucement qu’il ne connaît personne. Le commissaire retourne voir dans les chambres. Mme Moravec demande si elle peut aller aux toilettes. Un agent de la Gestapo la gifle. Mais juste après, celui-ci est appelé par son chef et disparaît. Elle insiste auprès du traducteur, qui l’y autorise. Elle sait qu’elle dispose seulement de quelques secondes. Aussi va-t-elle prestement s’enfermer dans la salle de bains. Elle sort sa capsule de cyanure, et la croque sans hésiter. Elle meurt instantanément.
De retour dans le salon, le commissaire demande où est la femme. Le traducteur lui explique. L’Allemand comprend immédiatement. Fou de rage, il se rue dans la salle de bains en enfonçant la porte d’un coup d’épaule. Mme Moravcová est encore debout, elle a un sourire sur les lèvres. Puis elle s’affaisse. « Wasser ! » hurle le commissaire. Ses hommes apportent de l’eau et tentent désespérément de la ranimer, mais elle est morte.
Mais son mari est encore en vie. Et son fils est encore en vie. Ata voit les hommes de la Gestapo transporter le corps de sa mère. Le commissaire s’approche de lui en souriant. Ata et son père sont arrêtés et emmenés, en pyjama.
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Ils l’ont atrocement torturé, évidemment. Il paraît qu’ils lui ont apporté la tête de sa mère flottant dans un bocal. « Tu vois cette caisse, Ata… » Les paroles de Valičík lui sont sûrement revenues en mémoire. Mais une caisse n’a pas de mère.
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Je suis Gabčík, enfin. Comment disent-ils ? J’habite mon personnage. Je me vois au bras de Libena marcher dans Prague libérée, les gens rient et parlent tchèque et m’offrent des cigarettes. Nous sommes mariés, elle attend un enfant, j’ai été promu capitaine, le président Beneš veille sur la Tchécoslovaquie réunifiée, Jan vient nous voir avec Anna au volant d’une Škoda dernier cri, il porte sa casquette de travers, nous allons boire une bière dans une kaviareň au bord de l’eau en fumant des cigarettes anglaises, nous rions aux éclats en repensant au temps de la lutte. Tu te souviens de la crypte ? Qu’est-ce qu’il faisait froid ! C’est un dimanche au bord de l’eau, j’enlace ma femme, Josef vient nous rejoindre, et Opálka avec sa fiancée de Moravie dont il nous a tant parlé, les Moravec sont là aussi, et le colonel qui m’offre un cigare, et Beneš qui nous apporte des saucisses, il offre des fleurs aux filles, il veut faire un discours en notre honneur, Jan et moi nous défendons, non, non, pas encore un discours, Libena rit, elle me taquine gentiment, elle m’appelle son héros et Beneš commence son discours dans l’église de Vyšerhad, il fait frais, je suis en costume de marié, j’entends les gens qui rentrent dans l’église derrière moi, j’entends les gens et Nezval qui récite un poème, une histoire de Juif, de Golem, de Faust sur la place Charles, avec des clés en or et les enseignes de la rue Nerudova, et des nombres sur un mur forment ma date de naissance avant d’être éparpillés par le vent…
Je ne sais pas quelle heure il peut être.
Je ne suis pas Gabčík et je ne le serai jamais. Je résiste in extremis à la tentation du monologue intérieur et, ce faisant, me sauve peut-être du ridicule en cet instant décisif. La gravité de la situation ne constitue pas une excuse, je sais très bien l’heure qu’il est et je suis parfaitement réveillé.
Il est 4 heures. Je ne dors pas dans les casiers de pierre réservés aux moines morts de l’église des Saints-Cyril-et-Méthode.
Dans la rue, des formes noires recommencent leur ballet furtif, sauf que nous ne sommes plus à Lidice mais au cœur de Prague. Il est beaucoup trop tard pour avoir des regrets désormais. Les camions bâchés arrivent de toutes les directions, dessinant les branches d’une étoile dont le noyau serait l’église. Sur un écran de contrôle, nous verrions les traînées lumineuses des véhicules converger lentement vers la cible mais s’arrêter avant d’avoir opéré leur jonction. Les deux principaux points de stationnement sont les rives de la Vltava et la place Charles, aux deux extrémités de la rue Resslova. On éteint les feux et on coupe les moteurs. De sous les bâches jaillissent les troupes de choc. Devant chaque porte cochère, sur chaque bouche d’égout, un SS prend son poste. Des mitrailleuses lourdes sont installées sur les toits. La nuit, prudemment, se retire. Les premières lueurs de l’aube ont déjà commencé à blanchir le ciel parce que l’heure d’été n’a pas encore été inventée et que Prague, quoique légèrement plus à l’ouest que Vienne, par exemple, est suffisamment tournée vers l’est pour que la froidure des matins clairs la saisisse très tôt dans son sommeil. Le pâté de maisons est déjà encerclé quand arrive le commissaire Pannwitz escorté d’un petit groupe d’agents à lui. L’interprète qui l’accompagne hume la bonne odeur diffusée par les parterres de fleurs de la place Charles (pour être encore là après avoir permis à Mme Moravec d’aller se suicider aux toilettes, ce doit être un très bon interprète). Le commissaire Pannwitz est chargé du bouclage et de l’arrestation ; c’est un honneur mais aussi une lourde responsabilité : il ne faut surtout pas rééditer le fiasco du 28 mai, cet invraisemblable bordel dans lequel, fort heureusement, il n’a pris aucune part. Si tout se passe bien, ce sera le couronnement de sa carrière ; si l’opération se solde par autre chose que l’arrestation ou la mort des terroristes, il aura à coup sûr de graves problèmes. Dans cette histoire, tout le monde joue gros, même du côté allemand où l’absence de résultats devient facilement du sabotage aux yeux des chefs, d’autant plus lorsqu’il s’agit de dissimuler leurs propres erreurs ou d’étancher leur soif de victimes (ici les deux facteurs opèrent en se combinant). Des boucs émissaires coûte que coûte, telle aurait pu être la devise du Reich ; aussi Pannwitz ne ménage-t-il pas sa peine pour rester du bon côté de la barrière, comment lui en vouloir ? C’est un flic de métier qui procède avec méthode. Il a donné des instructions extrêmement strictes à ses hommes. Silence absolu. Plusieurs cordons de sécurité. Maillage du quartier très serré. Personne ne tire sans son autorisation. Il nous les faut vivants. Non pas qu’on lui en tienne rigueur si jamais il les tue mais un ennemi capturé vivant, c’est la promesse de dix nouvelles arrestations. Les morts ne sont pas bavards. Quoique, d’une certaine façon, le cadavre de la Moravcová a su trouver les mots. Pannwitz ricane-t-il intérieurement ? À l’heure d’arrêter enfin les assassins d’Heydrich qui ridiculisent toutes les polices du Reich depuis trois semaines, il doit en tout cas ressentir une certaine nervosité. Après tout, il ignore ce qui l’attend à l’intérieur. Prudemment, il envoie un homme pour se faire ouvrir la porte de la cure. Personne à cet instant ne peut savoir que le silence qui recouvre Prague vit ses dernières minutes. L’agent sonne. Un long moment s’écoule. Puis les gonds finissent par tourner. Un Sacristain ensommeillé apparaît dans l’encadrure. Il est frappé et menotté avant d’avoir pu ouvrir la bouche. Il faut lui expliquer cependant le but de cette visite matinale. On souhaite voir l’église. L’interprète traduit. Le groupe traverse un couloir, se fait ouvrir une seconde porte et pénètre dans la nef. Les hommes en noir se déploient comme des araignées, à cette différence qu’ils ne grimpent pas aux murs mais que l’écho de leurs pas résonne en ricochant sur les hautes parois de pierre. Ils cherchent partout mais ne trouvent personne. Il reste à fouiller la galerie qui surplombe la nef. Pannwitz repère un escalier en spirale derrière une grille fermée à clé. Il demande la clé au sacristain qui jure qu’il ne l’a pas. Pannwitz fait briser la serrure à coups de crosse. Au moment où l’on ouvre la grille, un objet sphérique quoique légèrement oblong roule dans l’escalier, et tandis qu’il entend le métal tinter sur les marches, Pannwitz comprend tout, j’en suis sûr. Il comprend qu’il a découvert le repaire des parachutistes, qu’ils sont réfugiés dans la chambre du chœur, qu’ils sont armés et qu’ils ne vont pas se rendre. La grenade explose. Un rideau de fumée s’abat sur l’église. Simultanément, des Sten entrent en action. L’un des agents présents, le plus zélé de tous d’après l’interprète, pousse un hurlement. Pannwitz donne immédiatement l’ordre de se replier mais ses hommes, aveugles et désorientés, se mettent à courir et à tirer dans tous les sens, pris sous un feu croisé de haut en bas. La bataille de l’église vient de commencer. Visiblement, les visiteurs ne s’étaient pas préparés à ça. Ils ont peut-être cru que ce serait facile puisque d’habitude la seule odeur du cuir de leurs imperméables suffit à pétrifier n’importe qui. L’effet de surprise est donc total en faveur des défenseurs. Tant bien que mal, la Gestapo ramasse ses blessés et parvient à évacuer. Les tirs cessent de part et d’autre. Pannwitz va chercher un escadron SS qu’il lance à l’assaut et qui reçoit le même accueil. Là-haut, d’invisibles tireurs connaissent leur affaire. Parfaitement positionnés pour couvrir tous les angles de la nef, ils prennent leur temps, visent avec soin, tirent avec parcimonie et touchent souvent. Chaque rafale fait crier l’envahisseur. L’escalier étroit et incommode rend la galerie aussi peu accessible que la plus solide barricade. L’assaut se solde par un deuxième repli. Pannwitz comprend qu’il est illusoire de vouloir les prendre vivants. Pour ajouter au chaos ambiant, quelqu’un ordonne aux mitrailleuses postées sur le toit d’en face d’ouvrir le feu. Les MG42 vident leurs chargeurs sur les vitraux qui volent en éclats.
Dans la galerie, trois hommes sont douchés par une pluie de verre chamarré, trois hommes seulement, ce sont Kubiš d’« Anthropoïde », Opálka d’« Out Distance » et Bublík de « Bioscope », qui savent très exactement ce qu’ils ont à faire : barrer l’accès à l’escalier (c’est Opálka qui s’y colle), économiser les munitions, croiser leurs tirs et tuer tout ce qu’ils peuvent. Dehors, les assaillants se laissent gagner par la fébrilité. Lorsque les mitrailleuses se taisent, des vagues d’assaut déferlent dans la nef. On entend Pannwitz qui crie : « Attacke ! Attacke ! » De courtes rafales judicieusement délivrées suffisent à les repousser. Les Allemands se précipitent dans l’église et ressortent aussitôt en couinant comme des chiots. Entre deux vagues les mitrailleuses allemandes crachent, elles, de longues et lourdes rafales qui rongent la pierre et déchiquettent tout le reste. Lorsque la parole est aux mitrailleuses lourdes, Kubiš et ses deux compagnons ne sont pas en mesure de riposter mais sont contraints de laisser passer l’orage en se protégeant du mieux qu’ils peuvent, abrités derrière de larges colonnes. Heureusement pour eux, les assaillants ne peuvent pas non plus s’exposer à ce tir de couverture, de sorte que l’action des MG42 neutralise aussi bien l’attaque que la défense. La situation est donc très précaire pour les trois parachutistes mais les minutes passent, qui deviennent des heures, et ils tiennent.
Lorsque Karl Hermann Frank débarque sur les lieux, il pensait peut-être naïvement que tout serait déjà terminé, au lieu de quoi il découvre avec stupéfaction l’invraisemblable chaos qui règne dans la rue et Pannwitz qui transpire sous son costume civil et sa cravate trop serrée. « Attacke ! Attacke ! » Les vagues d’assaut s’écrasent les unes après les autres. Le visage des blessés exprime leur soulagement quand on les tire de cet enfer pour les mener au centre de secours. Frank en revanche arbore une mine très contrariée. Le ciel est bleu, il fait très beau, mais le tonnerre des armes a dû réveiller toute la population. Qui sait ce qu’on va raconter en ville ? Tout ça ne sent pas bon. Comme le veut une procédure multiséculaire, dans les situations de crise, le chef incendie son subordonné. Il exige qu’on neutralise les terroristes séance tenante. Une heure plus tard, les balles continuent à siffler de tous les côtés. Pannwitz redouble d’excitation : « Attacke ! Attacke ! » Mais les SS ont compris qu’ils ne prendront jamais l’escalier alors ils changent de tactique. Il faut nettoyer le nid d’en bas. Tirs de couverture, assaut, fusillade, jets de grenades jusqu’à ce que des lanceurs plus adroits ou plus chanceux fassent mouche. Après trois heures d’affrontements, une série d’explosions éclate dans les travées du chœur et le silence se fait enfin. Pendant de longues minutes, personne n’ose bouger. Finalement, on se décide à aller voir là-haut. Le soldat désigné pour monter l’escalier attend avec résignation et néanmoins anxiété la rafale qui va l’étendre raide mais celle-ci ne vient pas. Il s’engage dans la galerie. Lorsque la fumée se dissipe, il découvre trois corps inanimés. Parmi eux un cadavre et deux blessés inconscients. Opálka est mort mais Bublík et Kubiš respirent encore. Sitôt informé, Pannwitz appelle une ambulance. L’occasion est inespérée, il faut sauver ces hommes pour pouvoir les interroger. L’un d’eux a les jambes brisées, l’autre n’est pas en meilleur état. L’ambulance fonce dans les rues de Prague sirène hurlante. Mais lorsqu’elle arrive à l’hôpital, Bublík est mort. Vingt minutes plus tard, Kubiš succombe à ses blessures.
Kubiš est mort. Je regrette d’avoir à écrire ça. J’aurais aimé mieux le connaître. J’aurais voulu pouvoir le sauver. Il paraît, d’après les témoignages, qu’au bout de la galerie il y avait une porte condamnée qui communiquait avec les immeubles voisins et qui aurait pu permettre aux trois hommes de s’échapper. Que ne l’ont-ils empruntée ! L’Histoire est la seule véritable fatalité : on peut la relire dans tous les sens mais on ne peut pas la réécrire. Quoi que je fasse, quoi que je dise, je ne ressusciterai pas Jan Kubiš le brave, l’héroïque Jan Kubiš, l’homme qui a tué Heydrich. Je n’ai pris absolument aucun plaisir à raconter cette scène dont la rédaction m’a coûté de longues semaines laborieuses, et pour quel résultat ? Trois pages de va-et-vient dans une église et trois morts. Kubiš, Opálka, Bublik, morts en héros mais morts quand même. Je n’ai même pas le temps de les pleurer car l’Histoire, cette fatalité en marche, ne s’arrête jamais, elle.
Les Allemands fouillent les décombres et ne trouvent rien. Ils déposent le cadavre du troisième homme sur le trottoir et font venir Čurda pour l’identification. Le traître baisse la tête et murmure : « Opálka. » Pannwitz se réjouit : bonne pioche. Il suppose que les deux hommes dans l’ambulance sont les deux auteurs présumés de l’attentat, dont Čurda a lâché les noms pendant son interrogatoire, Josef Gabčík et Jan Kubiš. Il ignore que Gabčík est juste sous ses pieds.
Gabčík a forcément compris quand les tirs ont cessé que son ami est mort puisque jamais ils ne se seraient livrés vivants aux mains de la Gestapo. Maintenant, aux côtés de Valičík et de deux autres camarades, Jan Hrubý de « Bioscope » et Jaroslav Švarc, de « Tin », ce dernier fraîchement envoyé par Londres pour commettre un autre attentat sur la personne, cette fois-ci, d’Emanuel Moravec le ministre collabo, il attend que les Allemands fassent irruption dans la crypte ou repartent sans les avoir débusqués.
Au-dessus d’eux, on s’agite encore mais on ne trouve toujours rien. L’église semble avoir été ravagée par un tremblement de terre, et la trappe qui donne accès à la crypte est dissimulée sous un tapis que personne n’a l’idée de soulever. Quand on ne sait pas ce qu’on cherche, évidemment, toute perquisition perd en efficacité, sans compter que les nerfs des policiers et des soldats ont été durement éprouvés. Tout le monde se dit qu’il n’y a probablement plus rien à faire ici, la mission a été remplie et Pannwitz va proposer à Frank de lever le camp. Mais un homme trouve quelque chose, néanmoins, qu’il apporte à son chef : un vêtement, je ne sais même pas si c’est une veste, un pull, une chemise ou des chaussettes, qu’il a ramassé dans un coin. L’instinct du policier se met aussitôt en alerte. Comment décide-t-il que ce vêtement n’appartient pas à l’un des trois hommes abattus dans la galerie, je l’ignore, mais il ordonne de chercher encore.
Il est 7 heures passées quand ils trouvent la trappe.
Gabčík, Valičík et leurs deux camarades sont faits comme des rats. Leur cachette devient leur prison et tout porte à croire qu’elle sera leur tombeau mais en attendant, ils vont en faire un bunker. La trappe se soulève. Lorsque les jambes d’un uniforme SS apparaissent, ils lâchent à leur tour une courte rafale, comme la signature du sang-froid qui les habite. Hurlement. Les jambes disparaissent. Leur situation est très mauvaise et désespérée mais aussi assez solide, d’une certaine manière, au moins à court terme, plus encore que dans la galerie. Kubiš et ses deux camarades bénéficiaient d’une position en surplomb qui leur permettait de dominer les agresseurs. Ici, c’est l’inverse, puisque l’assaillant arrive par le haut, mais l’étroitesse de la voie d’accès oblige les SS à descendre un par un, laissant tout le temps aux défenseurs de les ajuster pour les abattre l’un après l’autre. C’est un peu le même principe qu’aux Thermopyles, si on veut, sauf que la tâche remplie par Léonidas ici a déjà été accomplie par Kubiš. Protégés par d’épais murs de pierre, Gabčík, Valičík, Hrubý et Švarc disposent donc d’un peu de temps, au moins pour réfléchir. Comment sortir de là ? Au-dessus d’eux, ils entendent : « Rendez-vous, il ne vous sera fait aucun mal. » L’unique accès de la crypte est cette trappe. Il y a aussi la meurtrière horizontale, à quelque trois mètres au-dessus du sol : ils disposent d’une échelle pour l’atteindre mais elle est trop étroite pour laisser passer un homme, et de toute façon elle donne directement sur la rue Resslova envahie par des centaines de SS. « Vous serez traités comme des prisonniers de guerre. » Il y a bien aussi ces quelques marches qui mènent à une ancienne porte condamnée mais celle-ci, en admettant qu’on arrive à la briser, ne donnerait accès qu’à l’intérieur de la nef qui grouille d’Allemands. « On me dit de vous dire que vous devez vous rendre. Donc je vous le dis. Que rien ne vous arrivera de fâcheux, qu’on vous traitera comme des prisonniers de guerre. » Les parachutistes reconnaissent la voix du prêtre, le père Petřek, qui les a accueillis et cachés dans son église. L’un d’eux répond : « Nous sommes des Tchèques ! Nous ne nous rendrons jamais, vous entendez, jamais, jamais ! » Ce n’est sans doute pas Gabčík, qui aurait précisé : « des Tchèques et des Slovaques » ; à mon avis, c’est Valičík. Mais une voix répète : « Jamais ! » et ponctue d’une rafale. Là, je reconnais plus le style de Gabčík (mais la vérité, c’est que je n’en sais rien du tout).
Toujours est-il que la situation est bloquée. Personne ne peut ni entrer ni sortir de la crypte. Dehors, des haut-parleurs répètent en boucle : « Rendez-vous et sortez les mains en l’air. Si vous ne vous rendez pas, nous allons faire sauter toute l’église et vous serez ensevelis sous les décombres. » À chaque annonce, les occupants de la crypte répondent par une salve. La Résistance, bien que fréquemment dénuée de parole, s’exprime aussi avec une merveilleuse éloquence. Dehors, on demande à des SS alignés en rang de se porter volontaires pour descendre dans la crypte. Personne ne moufte. Le commandant réitère, menaçant. Quelques soldats, livides, s’avancent. Le reste est désigné d’office. On choisit à nouveau un homme pour descendre par la trappe. Même punition : une rafale dans les jambes, un horrible hurlement, un estropié de plus chez les surhommes. Si les parachutistes disposent de munitions en quantité, ça peut durer longtemps.
La vérité, c’est que je ne veux pas finir cette histoire. Je voudrais suspendre éternellement ce moment où les quatre hommes dans la crypte décident de ne pas se résigner et de creuser un tunnel. Sous l’espèce de vasistas-meurtrière, avec je ne sais quels outils, ils constatent que le mur, placé au-dessous du niveau du sol, est fait de briques qui s’effritent et se descellent aisément. Peut-être après tout y a-t-il un moyen, peut-être, si nous pouvons creuser dans la pierre. Derrière le fragile mur de brique, ils atteignent de la terre meuble qui les fait redoubler d’effort. Combien peut-il y avoir jusqu’à une canalisation, un égout, un chemin qui mènerait au fleuve ? Vingt mètres ? dix mètres ? Moins ? Les sept cents SS sont dehors le doigt sur la détente, paralysés ou surexcités par le trac et la peur de ces quatre hommes, par la perspective d’avoir à déloger des ennemis retranchés, décidés et pas impressionnés, qui savent se battre et dont ils ignorent d’ailleurs le nombre, comme s’il pouvait y avoir des bataillons entiers là-dedans (la crypte fait quinze mètres de long) ! Dehors, on s’agite dans tous les sens et Pannwitz donne des ordres. Dedans on creuse avec l’énergie du désespoir, peut-être s’agit-il de lutter pour lutter et rien d’autre, peut-être personne ne croit-il à ce plan d’évasion insensé, délirant, pré-hollywoodien, mais moi j’y crois. Les quatre hommes piochent, se relaient-ils pour piocher, tandis qu’on entend la sirène des pompiers dans la rue ? Ou peut-être n’y a-t-il pas de sirène, je dois consulter à nouveau le témoignage du pompier qui a participé à cette journée terrible. Gabčík ahane en piochant dans la terre, il transpire maintenant, lui qui avait si froid depuis des jours, je suis sûr que c’est lui qui a eu l’idée du tunnel, il est tellement optimiste de nature, et c’est lui qui creuse aussi, il ne supporte pas l’inaction, l’attente mortelle d’un destin fatal, non, pas sans rien faire, pas sans essayer quelque chose. Kubiš ne sera pas mort pour rien. Il ne sera pas dit que Kubiš est mort pour rien. Avaient-ils commencé à creuser pendant l’assaut de la nef, profitant du tumulte des explosions pour couvrir le bruit des coups de pioche ? Je l’ignore aussi. Comment peut-on savoir tant de choses et si peu à la fois sur des gens, une histoire, des événements historiques avec lesquels on vit depuis des années ? Mais au fond de moi je sais qu’ils vont réussir, je le sens, ils vont se tirer de ce guêpier, ils vont échapper à Pannwitz, Frank sera fou de rage et l’on fera des films sur eux.
Où est ce foutu témoignage du pompier ?
Aujourd’hui nous sommes le 27 mai 2008. Quand les pompiers arrivent, vers 8 heures, ils voient des SS partout et un cadavre sur le trottoir car personne n’a cru bon d’enlever le corps d’Opálka. On leur explique ce qu’on attend d’eux. C’est Pannwitz qui a eu cette idée lumineuse : les enfumer, ou si ça ne marche pas, les noyer comme des rats. Aucun pompier ne souhaite se charger de cette besogne, au lieu de quoi on entend l’un d’eux siffler dans les rang : « Alors là, faut pas compter sur nous. » Le chef des pompiers s’étrangle : « Qui a dit ça ? » Mais quel homme serait entré chez les pompiers pour se charger d’un travail pareil ? Un volontaire est donc désigné d’office pour aller enfoncer la grille qui obstrue la meurtrière. Elle tombe au bout de quelques coups. Frank applaudit. Une nouvelle bataille s’engage alors autour de cet orifice horizontal, long de moins d’un mètre de long sur trente centimètres de haut à vue d’œil, trou noir ouvrant sur l’inconnu et la mort pour les Allemands, trait de lumière tout aussi mortel pour les occupants de la crypte. Cette lucarne devient la case de l’échiquier convoitée par toutes les pièces encore debout pour obtenir un avantage positionnel décisif dans une partie où les blancs (car ici ce sont les noirs qui commencent et bénéficient de l’initiative) joueraient la défense à un contre cent.
28 mai 2008. Les pompiers parviennent à glisser leur lance à incendie dans l’orifice de la meurtrière. Le tuyau est branché sur une borne à incendie. Les pompes sont activées. L’eau s’écoule par la meurtrière.
29 mai 2008. L’eau commence à monter. Gabčík, Valičík et leurs deux compagnons ont les pieds dans l’eau. Dès qu’une ombre s’approche de la meurtrière, ils décochent une rafale. Mais l’eau monte.
30 mai 2008. L’eau monte un peu mais très lentement. Frank s’impatiente. Les Allemands jettent des grenades lacrymogènes dans la crypte pour enfumer les occupants mais ça ne marche pas parce que les grenades tombent dans l’eau. Pourquoi n’ont-ils pas essayé ça dès le début ? Mystère. Je n’exclus pas qu’ils agissent, comme souvent, dans le désordre et la précipitation. Pannwitz m’a l’air d’un homme très réfléchi mais ce n’est pas lui, je suppose, qui a la main sur toutes les opérations militaires, et puis après tout, peut-être cède-t-il lui aussi à la panique. Gabčík et ses camarades ont les pieds dans l’eau mais à ce rythme, ils seront morts de vieillesse avant d’être noyés.
1er juin 2008. Frank est extrêmement nerveux. Plus le temps passe, plus il craint que les parachutistes ne trouvent un passage pour s’échapper. L’eau pourrait même les y aider s’ils arrivaient à repérer une fuite en suivant l’endroit où elle s’écoule, puisque manifestement la crypte ne se distingue pas par une étanchéité à toute épreuve. À l’intérieur, on s’organise. L’un s’occupe de ramasser les grenades et de les renvoyer dans la rue. Un autre s’acharne sur le tunnel qu’ils ont commencé à creuser. Un troisième, armé d’une échelle, s’en sert pour repousser la lance à incendie de la meurtrière. Le dernier balance des rafales dès qu’on s’approche. De l’autre côté du mur de pierre, des soldats et des pompiers courbés en deux sont chargés de ramasser la lance et de la remettre en place en évitant les balles.
2 juin 2008. Les Allemands installent un gigantesque projecteur pour éblouir les occupants de la crypte et les empêcher de viser. Avant même qu’il soit allumé, une rafale, comme une ponctuation ironique, le met hors service.
3 juin 2008. Les Allemands s’obstinent à vouloir glisser des tuyaux dans la crypte, pour les noyer ou les enfumer, mais à chaque fois les occupants utilisent l’échelle comme un bras télescopique pour les repousser. Je ne comprends pas pourquoi ils ne pouvaient pas faire passer leurs tuyaux par la trappe, restée béante à ma connaissance, à l’intérieur de la nef. Peut-être les tuyaux étaient-ils trop courts ou bien l’accès par la nef impraticable avec le type de matériel requis ? Ou bien est-ce une improbable providence qui ôte toute lucidité tactique aux assaillants ?
4 juin 2008. Les parachutistes ont de l’eau jusqu’aux genoux. Dehors, on a fait venir Čurda et Ata Moravec. Ata refuse de parler mais Čurda lance à travers la fente : « Rendez-vous, les gars ! Ils m’ont bien traité. Vous serez des prisonniers de guerre, tout ira bien. » Gabčík et Valičík reconnaissent la voix, ils savent désormais qui les a trahis. Ils envoient la réponse habituelle : une rafale. Ata a la tête baissée, le visage tuméfié, l’air absent d’un jeune homme déjà à demi entré dans le monde des morts.
5 juin 2008. Après quelques mètres, la terre du tunnel devient dure. Les parachutistes arrêtent-ils de creuser pour se concentrer sur le tir ? Je ne peux pas le croire. Ils s’acharnent sur la terre. Ils creuseront avec leurs ongles s’il le faut.
9 juin 2008. Frank n’en peut plus. Pannwitz réfléchit. Il doit bien y avoir un autre accès. On déposait les moines morts dans la crypte. Par où descendait-on les corps ? On continue à fouiller l’église, on déblaie les décombres, on arrache les tapis, on démolit l’autel, on sonde la pierre, on cherche partout.
10 juin 2008. Et on trouve encore. Sous l’autel, on dégage une lourde dalle qui sonne creux. Pannwitz fait venir les pompiers et leur demande de briser la dalle. Un plan de coupe montrerait les pompiers piocher la pierre en surface tandis que les parachutistes piochent la terre en sous-sol. Le tableau s’intitulerait : « course contre la mort à cent contre un ».
13 juin 2008. Vingt minutes se sont passées, pendant lesquelles les pompiers se sont escrimés en vain sur la dalle. Ils bredouillent en mauvais allemand aux soldats en armes qui se tiennent derrière eux qu’il leur est impossible d’entamer la pierre avec les outils dont ils disposent. Les SS excédés les renvoient et apportent de la dynamite. Les artificiers s’affairent autour de la dalle puis, lorsque tout est prêt, on évacue l’église. Dehors, on fait reculer tout le monde. Dessous, les parachutistes se sont sûrement arrêtés de creuser. Le silence qui suit le vacarme a dû les alerter. Quelque chose se prépare, ils en ont fatalement conscience. La déflagration vient le confirmer. Un nuage de poussière s’abat sur eux.
16 juin 2008. Pannwitz ordonne qu’on déblaie les gravats. La dalle s’est brisée en deux. Un agent de la Gestapo passe la tête dans le trou béant. Aussitôt, les balles sifflent autour de lui. Pannwitz sourit d’un air satisfait. Ils ont trouvé l’entrée. On fait descendre des SS mais se pose encore le problème de la voie d’accès : un escalier de bois exigu empêche à nouveau de laisser passer plus d’un homme à la fois. Les premiers infortunés SS sont abattus comme des quilles. Mais désormais, les parachutistes doivent surveiller trois brèches différentes. Profitant que leur attention est détournée de la meurtrière, un pompier se saisit de l’échelle au moment où l’un des occupants repoussait un tuyau pour la énième fois et parvient à la hisser à l’extérieur. Dehors, Frank applaudit. Le pompier sera récompensé pour son zèle (mais puni à la Libération).
17 juin 2008. La situation se complique horriblement. Les défenseurs sont désormais privés de leur bras télescopique de fortune et leur bunker prend eau de toute part, au sens propre comme au figuré. À partir du moment où les SS disposent de deux voies d’accès, en plus du danger représenté par la meurtrière, les parachutistes comprennent que c’est la fin. Ils savent qu’ils sont foutus. Ils arrêtent de creuser, si ce n’était déjà fait, pour se concentrer uniquement sur le tir. Pannwitz ordonne une nouvelle vague d’assaut par l’entrée principale, tandis qu’on balance des grenades dans la crypte et qu’on essaie de faire descendre à nouveau un homme par la trappe. Dedans, les Sten crachent tout ce qu’elles peuvent pour repousser les agresseurs. La confusion est totale, c’est Fort Alamo et ça dure, ça dure, ça n’en finit pas, ça arrive de tous les côtés, par la trappe, par l’escalier, par la meurtrière, et pendant que les grenades tombent dans l’eau et n’explosent pas, les quatre hommes vident leurs chargeurs sur tout ce qui bouge.
18 juin 2008. Ils arrivent à leur dernier chargeur et c’est le genre de chose dont on s’aperçoit très vite, je suppose, même et surtout dans le feu de l’action. Les quatre hommes n’ont pas besoin de se parler. Gabčík et son ami Valičík échangent un sourire, j’en suis sûr, je les vois. Ils savent qu’ils se sont bien battus. Il est midi quand quatre détonations mates trouent le tumulte des armes, qui cesse immédiatement. Le silence retombe enfin sur Prague comme un linceul de poussière. Chez les SS, tout le monde s’est arrêté, personne n’ose plus tirer ni même bouger. On attend. Pannwitz est tout raide. Il fait signe à un officier SS qui, hésitant, très loin de la mâle assurance qu’il devrait pourtant statutairement afficher en toute circonstance, demande à deux de ses hommes d’aller voir. Ils descendent prudemment les premières marches et s’arrêtent. Comme deux petits garçons, ils se retournent vers leur commandant qui leur fait signe de continuer, weiter, weiter ! Tous les observateurs présents dans l’église les suivent du regard en retenant leur souffle. Ils disparaissent dans la crypte. De longues secondes se passent encore puis on entend un appel, littéralement, d’outre-tombe, en allemand. L’officier bondit le revolver au poing et s’engouffre dans l’escalier. Il ressort, le pantalon mouillé jusqu’aux cuisses, et crie : « Fertig ! » C’est fini. Quatre corps flottent dans l’eau, ceux de Gabčík, Valičík, Švarc et Hrubý, tués de leur propre main pour ne pas tomber dans celles de l’ennemi. À la surface de l’eau flottent des billets de banque déchirés et des papiers d’identité déchirés aussi. Parmi les objets éparpillés, un réchaud, des vêtements, des matelas, un livre. Sur les murs, des traces de sang, sur les marches de l’escalier en bois, des flaques de sang (celui-là au moins est allemand). Et des douilles, mais pas une cartouche : ils s’étaient gardé la dernière pour eux.
Il est midi, il a fallu près de huit heures aux huit cents SS pour venir à bout de sept hommes.
251
Mon histoire touche à sa fin et je me sens complètement vide, pas seulement vidé mais vide. Je pourrais m’arrêter là mais non, ici, ça ne marchera pas comme ça. Les gens qui ont participé à cette histoire ne sont pas des personnages ou en tout cas s’ils le sont devenus par ma faute, je ne souhaite pas les traiter comme tels. Avec lourdeur, sans faire de littérature ou tout au moins sans désir d’en faire, je dirai ce qu’il est advenu de ceux qui, le 18 juin 1942 à midi, étaient encore en vie.
Quand je regarde les actualités, quand je lis le journal, quand je rencontre des gens, quand je fréquente des cercles d’amis et de connaissances, quand je vois comment chacun se débat et se glisse comme il peut dans les sinuosités absurdes de la vie, je me dis que le monde est ridicule, émouvant et cruel. C’est un peu la même chose pour ce livre : l’histoire est cruelle, les protagonistes émouvants et je suis ridicule. Mais je suis à Prague.
Je suis à Prague, je le pressens, pour la dernière fois. Les fantômes de pierre qui peuplent la ville m’entourent comme toujours de leur présence menaçante, bienveillante ou indifférente. Je vois passer sous le pont Charles le corps sculptural-évanescent d’une jeune femme brune à la peau blanche, une robe d’été collée sur son ventre et ses cuisses, l’eau ruisselant sur sa poitrine dénudée avec sur ses seins, comme dans un coffre ouvert, des formules magiques en train de s’effacer. L’eau du fleuve lave le cœur des hommes emportés par le courant. Le cimetière est déjà fermé, comme d’habitude. De la rue Liliova me parvient l’écho des sabots d’un cheval heurtant les pavés. Dans les contes et légendes de la vieille Prague des alchimistes, il est dit que le Golem reviendra quand la ville sera en danger. Le Golem n’est pas revenu protéger les Juifs ni les Tchèques. L’homme de fer, figé dans sa malédiction séculaire, n’a pas bougé non plus quand ils ont ouvert Terezín, quand ils ont tué les gens, quand ils ont spolié, brimé, torturé, déporté, fusillé, gazé, exécuté de toutes les manières possibles. Lorsque Gabčík et Kubiš ont débarqué, il était déjà bien tard, le désastre était là, l’heure n’était plus qu’à la vengeance. Elle fut éblouissante mais par eux, par leurs amis et par leur peuple cher, bien cher payée.
Leopold Trepper, chef du réseau « Orchestre Rouge », organisation légendaire ayant opéré en France, avait observé une chose : lorsqu’un résistant tombait entre les mains de l’ennemi et se voyait offrir la possibilité de coopérer, il pouvait accepter ou non. S’il acceptait, il avait encore la possibilité de limiter les dégâts et d’en dire le moins possible, de tergiverser, de lâcher les informations au compte-gouttes, de gagner du temps. C’est la stratégie qu’il adopta lorsqu’il se fit arrêter, et c’est aussi ce que fit A54. Mais dans les deux cas il s’agissait de professionnels, d’espions de très haut niveau. La plupart du temps, celui qui acceptait de se faire retourner, même s’il avait jusque-là résisté aux pires tortures, dès l’instant qu’il craquait, dès l’instant qu’il avait pris sa décision, alors, je me souviens de son expression, Trepper avait constaté que celui-là, le plus souvent, « se roulait dans la trahison comme dans la boue ». Karel Čurda ne s’est pas contenté de mettre la Gestapo sur la trace des auteurs de l’attentat mais a également fourni les noms de tous les contacts qu’il avait et de tous les gens qui lui étaient venus en aide depuis son retour au pays. Il a vendu Gabčík et Kubiš mais il a donné tous les autres. Rien ne l’obligeait à mentionner l’existence de « Libuše », l’émetteur radio, par exemple. Au lieu de quoi, il a lancé la Gestapo sur la piste des deux derniers rescapés du groupe de Valičík, « Silver A », le capitaine Bartoš et le radiotélégraphiste Potuček. La piste mène à Pardubice, où Bartoš, cerné, se suicide comme ses camarades au terme d’une course-poursuite dans la ville. Sur lui, malheureusement, on trouve un petit carnet avec des tas d’adresses. Ainsi Pannwitz peut-il continuer à dérouler la pelote. Le fil passe par un tout petit village du nom de Ležaky qui devient le Nagasaki de Lidice. Le 26 juin, le radiotélégraphiste Potuček, dernier des parachutistes encore vivant, émet l’ultime dépêche de « Libuše » : « Le village de Ležaky où je me trouvais avec mon poste émetteur a été rasé. Les gens qui nous avaient aidés ont été arrêtés [seules deux petites filles blondes aptes à la germanisation survivront]. Grâce à leur soutien, j’ai pu me sauver et sauver la station. Ce jour-là, Freda [Bartoš] n’était pas à Ležaky. Je ne sais pas où il est et lui ne sait pas où je suis actuellement. Mais j’espère que nous réussirons à nous retrouver. Maintenant je reste seul. Prochaine émission le 28 juin à 23 heures. » Il erre dans les forêts, se fait repérer dans un autre village, parvient encore à s’échapper en s’ouvrant la route à coups de revolver mais, traqué, affamé, épuisé, il est finalement capturé et fusillé le 2 juillet près de Pardubice. J’ai dit que c’était le dernier parachutiste mais ce n’est pas vrai : il reste Čurda le traître qui touche son argent, change de nom, se marie avec une Allemande de souche et devient agent double à temps plein pour le compte de ses nouveaux maîtres. Pendant ce temps, A54, le superagent allemand, est envoyé à Mauthausen, où il parvient à différer sans cesse son exécution en jouant les Schéhérazade. Mais tous n’ont pas autant d’histoires à raconter.
Ata Moravec et son père, Anna Malinová, la fiancée de Kubiš, Libena Fafek, celle de Gabčík, 19 ans, sans doute enceinte, avec toute sa famille, et les Novák, les Svatoš, les Zelenka, Piskáček, Khodl, j’en oublie tant, le prêtre orthodoxe de l’église et toute sa hiérarchie, les gens de Pardubice, tous ceux qui de près ou de loin ont été convaincus d’avoir aidé les parachutistes sont arrêtés, déportés, fusillés ou gazés. L’instituteur Zelenka a toutefois le temps de croquer sa capsule de cyanure lors de son arrestation. On dit que Mme Nováková, la mère de la jeune fille à la bicyclette, est devenue folle avant d’être emmenée à la chambre à gaz avec ses enfants. Ils sont très peu à être passés à travers les mailles du filet comme le concierge des Moravec. Même Moula le chien, dont Valičík lui avait confié la garde, s’est laissé mourir de chagrin d’avoir perdu son maître, dit-on. Encore l’animal avait-il accompagné Valičík dans ses repérages. Mais s’ajoutent aussi tous ceux qui n’avaient aucun rapport avec l’attentat, des otages, des Juifs, des prisonniers politiques exécutés en représailles, des villages entiers, Anna Maruščaková et son amant, dont la correspondance innocente a engendré le massacre de Lidice, et aussi les familles des parachutistes dont le seul crime était de leur être affiliées, des Kubiš et des Valičík par poignées, tous déportés et gazés à Mauthausen. Seule la famille de Gabčík, son père, ses sœurs, échappèrent au massacre grâce à leur nationalité slovaque, car la Slovaquie était un Etat satellite mais pas un Etat occupé et pour préserver les apparences de son indépendance, elle ne s’est pas résolue à exécuter des compatriotes, même pour complaire à son menaçant allié. Il reste qu’au total, des milliers de personnes périrent des conséquences de l’attentat. Mais parmi elles, on dit que tous ceux qui furent jugés pour avoir apporté aide et soutien aux parachutistes déclarèrent bravement qu’ils ne regrettaient rien et, à la face des nazis qui les jugeaient, qu’ils étaient fiers de mourir pour leur pays. Les Moravec ne trahirent pas leur concierge. Les Fafek ne trahirent pas la famille Ogoun qui survécut également. Respect pour ces hommes et ces femmes de bonne volonté, voilà à peu près ce que je voulais dire, ce que je ne voulais pas oublier de dire, avec toute ma maladresse, avec toute l’inhérente maladresse des hommages ou des condoléances.
Aujourd’hui Gabčík, Kubiš et Valičík sont des héros dans leur pays où leur mémoire est régulièrement célébrée. Ils ont chacun une rue à leur nom, à proximité du lieu de l’attentat, et il existe en Slovaquie un petit village du nom de Gabčíkovo. Ils continuent même à monter en grade à titre posthume (je crois qu’ils sont capitaines, actuellement). Ceux qui les ont aidés directement ou indirectement ne sont pas aussi connus et, exténué par les efforts désordonnés que j’aurai produits pour rendre hommage à tous ces gens, je tremble de culpabilité en songeant aux centaines, aux milliers de ceux que j’ai laissés mourir anonymes, mais je veux penser que les gens existent même si on n’en parle pas.
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Le plus juste hommage rendu par les nazis à la mémoire d’Heydrich ne fut pas le discours prononcé par Hitler aux funérailles de son serviteur zélé mais probablement ceci : en juillet 1942 débute le programme d’extermination de tous les Juifs de Pologne, avec l’ouverture de Belzec, Sobibor et Treblinka. De juillet 1942 à octobre 1943, plus de 2 millions de Juifs et près de 50 000 Roms vont périr dans le cadre de ce programme. Le nom de code donné au programme est Aktion Reinhard.
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À quoi pense ce travailleur tchèque au volant de sa camionnette en ce matin d’octobre 1943 ? Il roule dans les rues sinueuses de Prague, une cigarette aux lèvres, et sans doute sa tête est-elle pleine de soucis. Derrière, il entend sa cargaison qui bringuebale, des cageots ou des caisses en bois qui glissent et heurtent les parois du véhicule au rythme des virages. En retard ou pressé d’en finir avec sa corvée pour aller boire un verre avec ses camarades, il roule vite sur le mauvais tarmac abîmé par la neige. Il ne voit pas la petite silhouette blonde qui court sur le trottoir. Lorsque celle-ci se précipite sur la route avec la soudaineté dont seuls les enfants sont capables, il freine mais il est trop tard. La camionnette percute l’enfant qui va rouler dans le caniveau. Le conducteur ne sait pas encore qu’il vient de tuer le petit Klaus, fils aîné de Reinhard et Lina Heydrich, ni qu’il va être déporté pour ce fatal moment d’inattention.
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Paul Thümmel, alias René, alias Karl, alias A54, a pu survivre à Terezín jusqu’en avril 45. Mais maintenant que les Alliés sont aux portes de Prague, les nazis évacuent le pays et ne souhaitent pas laisser de témoins gênants derrière eux. Lorsqu’on vient le chercher pour être fusillé, Paul Thümmel demande à son camarade de cellule de transmettre ses compliments au colonel Moravec, s’il en a l’occasion. Il ajoute ce message : « Ce fut un réel plaisir de travailler avec les services de renseignement tchécoslovaques. Je regrette que cela doive se terminer ainsi. Mon réconfort est que tout ceci n’aura pas été accompli en vain. » Le message sera transmis.
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— Comment avez-vous pu trahir vos camarades ?
— Je pense que vous auriez fait la même chose pour un million de marks, Votre Honneur !
Arrêté par la Résistance près de Pilsen pendant les derniers jours de la guerre, Karel Čurda est jugé et condamné à mort. Il est pendu en 1947. Il monte sur l’échafaud en lançant au bourreau des plaisanteries obscènes.
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Mon histoire est finie et mon livre devrait l’être, mais je découvre qu’il est impossible d’en finir avec une histoire pareille. C’est mon père, encore, qui m’appelle pour me lire un texte qu’il a recopié au musée de l’Homme, où il sortait d’une exposition sur Germaine Tillion, anthropologue et résistante, déportée à Ravensbrück, récemment décédée. Le texte disait ceci :
« Les expériences de vivisection sur 74 jeunes détenues constituent l’une des plus sinistres particularités de Ravensbrück. Les expériences, menées d’août 42 à août 43, consistaient en des opérations très mutilantes visant à reproduire les blessures qui avaient coûté la vie à Reinhardt Heydrich, le gauleiter de Tchécoslovaquie. Le professeur Gerhardt, n’ayant pu le sauver d’une gangrène gazeuse, souhaitait prouver que l’emploi des sulfamides n’y aurait rien changé. Il inocula donc volontairement des germes infectieux aux jeunes femmes dont beaucoup moururent. »
Je passe sur les approximations (« gauleiter », « Tchécoslovaquie », « gangrène gazeuse »…) Je sais donc que cette histoire ne se terminera jamais vraiment pour moi, que je continuerai toujours à apprendre des choses en relation avec cette affaire, avec l’extraordinaire histoire de l’attentat organisé contre Heydrich le 27 mai 1942 par des parachutistes tchécoslovaques venus de Londres. « Surtout, ne cherchez pas à être exhaustif », disait Barthes. Voilà une recommandation qui m’avait complètement échappé…
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C’est un paquebot aux armatures rouillées qui glisse sur la Baltique comme un poème de Nezval. Derrière lui, Josef Gabčík laisse les côtes sombres de la Pologne et quelques mois drapés dans les ruelles de Cracovie. Avec lui, d’autres fantômes de l’armée tchécoslovaque sont enfin parvenus à embarquer pour la France. Ils circulent à bord, fatigués, inquiets, incertains, joyeux pourtant à la perspective de se battre enfin contre l’envahisseur, sans rien savoir encore de la Légion étrangère, de l’Algérie, de la campagne française ou du brouillard de Londres. Dans les coursives étroites, ils se bousculent maladroitement, à la recherche d’une cabine, d’une cigarette ou d’une connaissance. Gabčík, accoudé, regarde la mer, si étrange à ceux qui viennent d’un pays enclavé comme le sien. C’est sans doute pourquoi son regard n’est pas dirigé vers l’horizon, trop facile représentation symbolique de son avenir, mais vers la ligne de flottaison du bâtiment, là où les va-et-vient de l’eau ondulent et s’écrasent sur la coque, puis s’écartent, puis s’écrasent de nouveau, en un mouvement de balancier hypnotique et trompeur. « Tu as du feu, camarade ? » Gabčík reconnaît l’accent morave. Il éclaire de son briquet le visage du compatriote. Une fossette au menton, des lèvres épaisses pour fumer, et dans les yeux, c’est frappant, un peu de la bonté du monde. « Je m’appelle Jan », dit-il. Une volute se disperse dans l’air. Gabčík sourit sans répondre. Ils auront tout le temps, durant la traversée, de faire connaissance. D’autres ombres se sont mêlées aux ombres des soldats en civil qui arpentent le navire, vieillards déboussolés, dames seules au regard voilé, enfants sages qui tiennent leur petit frère par la main. Une jeune femme qui ressemble à Natacha se tient sur le pont, les mains posées sur le bastingage, une jambe repliée jouant avec l’ourlet de sa jupe, et moi aussi, peut-être, je suis là.
[1] Certains prétendent que « bouffer le tapis » est une expression en allemand comparable à « manger son chapeau » en français et que les correspondants étrangers, à l’époque, ont eu le tort de la comprendre au sens propre, ce qui valut à Hitler d’être gratifié de cette légende burlesque. Pourtant, je me suis renseigné et n’ai trouvé trace nulle part de cette expression idiomatique.