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Cet été, au zoo de Kiev, un homme est entré dans la fosse au lion. À un visiteur qui voulait le retenir, il a dit, en enjambant la barrière : « Dieu me sauvera. » Et il s’est fait dévorer vivant. Si j’avais été là, je lui aurais dit : « Il ne faut pas croire tout ce qu’on raconte. »

Dieu n’a été d’aucune utilité aux gens qui sont morts à Babi Yar.

En russe, yar signifie ravin. Babi Yar, le « ravin de la grand-mère », était un immense dénivelé naturel situé à la périphérie de Kiev. Il n’en reste aujourd’hui qu’un fossé gazonné, assez peu profond, entourant une impressionnante sculpture érigée dans un style très socialiste à la mémoire des morts qui sont tombés là. Mais lorsque j’ai voulu m’y rendre, le chauffeur de taxi qui m’y conduisait a tenu à me montrer jusqu’où, à l’époque, s’étendait Babi Yar. Il m’a mené à une espèce de fossé boisé, où, m’a-t-il expliqué, par l’intermédiaire d’une jeune Ukrainienne qui m’accompagnait et me servait de traductrice, l’on jetait les corps qui dévalaient du talus. Puis nous sommes remontés dans la voiture et il m’a déposé à l’emplacement du mémorial, situé à plus d’un kilomètre.

Entre 1941 et 1943, les nazis ont fait du « fossé de la grand-mère » ce qui est probablement le plus grand charnier de toute l’histoire de l’humanité : comme l’indique la plaque commémorative, traduite en trois langues (ukrainien, russe et hébreu), ici ont péri plus de cent mille personnes, victimes du fascisme.

Plus d’un tiers ont été exécutées en moins de quarante-huit heures.

Ce matin de septembre 1941, les Juifs de Kiev se rendirent par milliers au lieu de rassemblement où ils avaient été convoqués, avec leurs petites affaires, résignés à être déportés, sans se douter du sort que l’Allemand leur réservait.

Ils comprirent tous trop tard, certains dès leur arrivée, d’autres seulement au bord de la fosse. Entre ces deux moments, la procédure était expéditive : les Juifs remettaient leurs valises, leurs objets de valeur, et leurs papiers d’identité, qui étaient déchirés devant eux. Puis ils devaient passer entre deux rangées de SS sous une pluie de coups. Les Einsatzgruppen les frappaient à grands coups de matraque ou de gourdin, en faisant preuve d’une violence extrême. Si un Juif tombait, ils lâchaient les chiens sur lui, ou il était piétiné par la foule affolée. Au sortir de ce couloir infernal, débouchant sur un terrain vague, les Juifs éberlués étaient sommés de se déshabiller entièrement, puis étaient conduits complètement nus au bord d’un fossé gigantesque. Là, les plus obtus ou les plus optimistes devaient laisser toute espérance. L’absolue terreur qui les envahissait à cet instant précis les faisait hurler. Au fond du fossé s’empilaient les cadavres.

Mais l’histoire de ces hommes, de ces femmes et de ces enfants ne s’arrête pas tout à fait au bord de cet abîme. En effet, dans un souci d’efficacité très allemand, les SS, avant de les abattre, faisaient d’abord descendre leurs victimes au fond de la fosse, où les attendait un « entasseur ». Le travail de l’entasseur ressemblait presque en tout point à celui des hôtesses qui vous placent au théâtre. Il menait chaque Juif sur un tas de corps, et lorsqu’il lui avait trouvé une place, le faisait étendre sur le ventre, vivant nu allongé sur des cadavres nus. Puis un tireur, marchant sur les morts, abattait les vivants d’une balle dans la nuque. Remarquable taylorisation de la mort de masse. Le 2 octobre 1941, l’Einsatzgruppe en charge de Babi Yar pouvait consigner dans son rapport : « Le Sonderkommando 4a, avec la collaboration de l’état-major du groupe et de deux commandos du régiment Sud de police, a exécuté 33 771 Juifs à Kiev, les 29 et 30 septembre 1941. »

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J’ai eu vent d’une histoire extraordinaire qui s’est déroulée à Kiev pendant la guerre. Elle a eu lieu à l’été 1942, et ne concerne aucun des acteurs d’« Anthropoïde » ; elle n’a donc pas sa place, a priori, dans mon roman. Mais c’est un des grands avantages du genre que la liberté presque illimitée qu’il confère au raconteur.

À l’été 1942, donc, l’Ukraine est administrée par les nazis avec la brutalité qui les caractérise. Cependant, les Allemands ont souhaité organiser des matchs de foot entre les différents pays occupés ou satellisés à l’Est. Or, il advient bientôt qu’une équipe se distingue, engrangeant les victoires contre ses adversaires roumains ou hongrois : le FC Start, monté à la va-vite à partir de l’ossature du défunt Dynamo Kiev, interdit depuis les débuts de l’occupation mais dont les joueurs ont été rappelés pour l’occasion.

La rumeur des succès de cette équipe parvient aux Allemands, qui décident d’organiser un match de prestige à Kiev, entre l’équipe locale et l’équipe de la Luftwaffe. Les joueurs ukrainiens sont tenus, lors de la présentation des équipes, d’effectuer le salut nazi.

Le jour du match, les deux équipes pénètrent dans le stade, plein à craquer, et les joueurs allemands tendent le bras en criant : « Heil Hitler ! » Les joueurs ukrainiens tendent le bras à leur tour, et c’est sans doute une déception pour le public qui, bien évidemment, voit dans ce match l’occasion d’une démonstration de résistance symbolique à l’envahisseur. Mais au lieu de ponctuer leur geste du « Heil Hitler » convenu, les joueurs referment le poing, replient leur bras sur la poitrine, et crient : « Vive la culture physique ! » Le slogan, imprégné d’une connotation soviétique, fait exploser le public.

À peine le match commencé, un attaquant ukrainien se fait fracturer la jambe par un joueur allemand. Or, à l’époque, il n’y a pas de remplaçants. Le FC Start doit donc jouer le match à dix. En supériorité numérique, les Allemands ouvrent le score. Ça se présente très mal. Cependant, les joueurs de Kiev refusent d’abdiquer. Ils égalisent sous les vivats de la foule. Puis ils marquent un second but et le stade explose.

À la mi-temps, le général Ebherardt, superintendant de Kiev, rend visite aux joueurs ukrainiens dans leur vestiaire, et leur tient ce discours : « Bravo, vous avez pratiqué un excellent jeu et nous avons apprécié. Seulement, maintenant, durant la seconde mi-temps, vous devrez perdre. Vous le devez ! L’équipe de la Luftwaffe n’a jamais perdu, spécialement en territoires occupés. C’est un ordre ! Si vous ne perdez pas, vous serez exécutés. »

Les joueurs ont écouté en silence. De retour sur le terrain, sans concertation préalable, après un bref moment d’incertitude, ils prennent leur décision : ils jouent. Ils marquent un but, puis un autre, et finissent par l’emporter 5-1. Le public ukrainien est en délire. Le côté allemand gronde. Des coups de feu sont tirés en l’air. Mais personne parmi les joueurs n’est encore inquiété, car les Allemands pensent qu’ils vont laver l’affront sur le terrain.

Trois jours plus tard, un match revanche est organisé dont la promotion est faite à grand renfort d’affiches. Entre-temps, les Allemands font venir en catastrophe des joueurs professionnels de Berlin pour renforcer leur équipe.

Le second match démarre. Le stade est à nouveau plein à craquer, mais cette fois des troupes de SS sont déployées autour, officiellement afin de maintenir l’ordre. Les Allemands ouvrent encore le score. Mais les Ukrainiens ne lâchent rien, et l’emportent 5-3. À la fin du match, les supporters ukrainiens délirent de joie, mais les joueurs sont livides. Les Allemands tirent des coups de feu. La pelouse est envahie. Dans la confusion, trois joueurs ukrainiens disparaissent dans la foule. Ils survivront à la guerre. Le reste de l’équipe est arrêté et quatre joueurs sont immédiatement emmenés à Babi Yar, où ils sont exécutés. À genoux devant la fosse, le capitaine et gardien de but, Nikolaï Trusevich, a le temps de crier, avant de recevoir une balle dans la nuque : « Le sport rouge ne mourra jamais ! » Par la suite, les autres joueurs seront assassinés à leur tour. Aujourd’hui, un monument leur est dédié devant le stade du Dynamo.

Il existe un nombre incroyable de versions de ce « match de la mort » légendaire. Certaines affirment qu’il y eut encore un troisième match durant lequel les Ukrainiens l’emportèrent… 8-0 ! et que c’est seulement à l’issue de ce match que les joueurs furent arrêtés et exécutés. Mais la version que je livre ici me semble la plus crédible, et de toute façon, toutes s’accordent sur les grandes lignes. J’ai peur d’avoir commis quelques inexactitudes, parce que je n’ai pas pris le temps de mener une enquête approfondie sur un sujet qui n’a pas de rapport direct avec Heydrich, mais je ne voulais pas parler de Kiev sans raconter cette incroyable histoire.

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Sur le bureau d’Hitler, les rapports du SD s’entassent, pour dénoncer le scandaleux laxisme qui règne dans le Protectorat. Relations du Premier ministre tchèque Aloïs Eliáš avec Londres, actes de sabotage, réseaux de Résistance encore actifs, multiplication des propos séditieux entendus en public, marché noir en pleine expansion, baisse de la production de 18 %, la situation telle qu’elle est brossée par les hommes d’Heydrich semble explosive. Or, avec l’ouverture du front russe, le rendement de l’industrie tchèque, l’une des meilleures d’Europe, commence à prendre un caractère vital pour le Reich. Il faut que les usines Škoda tournent à plein régime pour soutenir l’effort de guerre.

Tout paranoïaque qu’il est, Hitler n’est sans doute pas totalement dupe : il doit savoir qu’Heydrich, qui convoite la place de Neurath, le protecteur de Bohême-Moravie, a tout intérêt à noircir le tableau pour discréditer la politique du vieux baron. Mais en même temps, Hitler n’aime pas les mous (ni les barons, d’ailleurs). Et les dernières nouvelles sont la goutte d’eau qui fait déborder le vase. Un appel au boycott des journaux d’occupation, lancé depuis Londres par Beneš et sa clique, a été remarquablement suivi par la population locale pendant toute une semaine. En soi, le mal n’est pas bien grand, mais il s’agit d’une démonstration magistrale de l’influence qu’a conservée le gouvernement tchèque en exil, et cela révèle un état d’esprit général déplaisant pour l’occupant. Quand on se souvient de la haine qu’Hitler voue à Beneš, on devine sans mal dans quelle rage cette information l’a plongé.

Hitler sait qu’Heydrich est un arriviste prêt à tout pour parvenir à ses fins, mais cela ne le choque pas, et pour cause. Lui-même a-t-il jamais été autre chose ? Hitler respecte Heydrich parce qu’il marie férocité et efficacité. Si l’on y ajoute une loyauté jamais démentie envers le Führer, nous obtenons les trois termes qui donnent la formule du nazi parfait. Sans parler de ce pur physique d’Aryen. Himmler a beau être le « fidèle Heinrich », il ne peut pas rivaliser sur ce plan. Il est donc probable qu’Hitler admire Heydrich. Avec Staline, ce serait alors l’une des seules personnes vivantes qui ait eu cet honneur. Il semble aussi qu’Hitler n’ait pas eu peur d’Heydrich, ce qui, pour un paranoïaque comme lui, semble étonnant. Peut-être voulait-il attiser la concurrence entre Heydrich et Himmler. Peut-être pensait-il, comme il l’avait confié à son Reichsführer, que le dossier sur la supposée judéité d’Heydrich était une garantie certaine de son dévouement. Ou peut-être la bête blonde incarnait-elle à ce point l’idéal nazi qu’Hitler ne pouvait envisager aucune trahison, aucune défection, chez cet homme-là.

Toujours est-il qu’il a dû appeler Bormann pour organiser une réunion de crise dans son QG de Rastenburg. Sont convoqués sur-le-champ : Himmler, Heydrich, Neurath et son adjoint Frank, le libraire des Sudètes.

Frank arrive le premier. C’est un homme d’environ 50 ans, grand, affublé d’une tête de mafieux aux rides déjà très creusées. Au cours du déjeuner, il dresse à Hitler un tableau du Protectorat qui confirme en tout point les rapports du SD. Himmler et Heydrich débarquent ensuite. Heydrich fait un brillant exposé dans lequel il pose les problèmes et propose des solutions. Hitler est favorablement impressionné. Neurath, retardé par le mauvais temps, arrive le lendemain, lorsque son sort est scellé. Hitler procède avec lui comme il le fait avec ses généraux lorsqu’il veut leur retirer un commandement : vacances forcées pour raisons de santé. La place de protecteur est à prendre.

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27 septembre 1941, l’agence de presse tchèque, contrôlée par les Allemands, publie ce communiqué :

« Le Protecteur du Reich de Bohême-Moravie, ministre du Reich et citoyen d’honneur Herr Konstantin von Neurath a considéré qu’il était de son devoir de solliciter du Führer un congé prolongé pour raisons de santé. Dans la mesure où l’état de guerre actuel nécessite le service à temps plein du Protecteur du Reich, Herr von Neurath a demandé au Führer de lui retirer temporairement ses fonctions, et de nommer un remplaçant pour toute la durée de son absence. Vu les circonstances, le Führer ne pouvait manquer d’accéder à la demande du Protecteur et a nommé l’Obergruppenführer et Général de Police Heydrich au poste de Protecteur de Bohême-Moravie pour toute la durée de la maladie du ministre du Reich von Neurath. »

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Pour occuper un poste aussi prestigieux, Heydrich a été promu Obergruppenführer, le deuxième plus haut grade dans la hiérarchie SS, si l’on excepte le titre de Reichsführer, réservé à Himmler. Seul le grade d’Oberstgruppenführer le surpasse, que personne n’a encore atteint en septembre 1941 (ils seront seulement quatre, à la fin de la guerre, à y être parvenus).

Heydrich savoure donc cette étape décisive dans son irrésistible quoique méandreuse ascension. Il téléphone à sa femme, apparemment pas d’emblée séduite par l’idée de s’installer à Prague (elle prétend lui avoir dit : « Oh, si seulement tu étais devenu facteur ! », mais elle révélera par la suite une fatuité qui s’accorde mal avec l’expression d’un tel regret). Et Heydrich de répondre : « Essaie de comprendre ce que ça représente pour moi ! Ça va me changer des sales besognes ! Je vais enfin être autre chose que la poubelle du Reich ! » Poubelle du Reich, c’est comme ça qu’il définissait ses fonctions de chef de la Gestapo et du SD, fonctions qu’il va pourtant continuer à remplir avec toujours la même efficacité.

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Heydrich débarque à Prague le jour même où sa nomination est annoncée au peuple tchèque. Son avion se pose à l’aéroport de Ruzyně en fin de matinée, ou en début d’après-midi, à bord d’un trimoteur Junker modèle Ju 52.

Il descend à l’hôtel Esplanade, l’un des plus beaux de la ville, mais ne s’y attarde pas puisque le soir même, Himmler peut lire le rapport que son collaborateur lui envoie par télétype :

« À 15 h 10, l’ex-Premier ministre Eliaš a été arrêté comme prévu.

À 18 h, également comme prévu, l’arrestation de l’ex-ministre Havelka a eu lieu.

À 19 h, la radio tchèque a annoncé ma nomination par le Führer.

Eliaš et Havelka sont actuellement interrogés. Pour des raisons diplomatiques, je dois faire convoquer une assemblée spéciale pour traduire le Premier ministre Eliaš devant un tribunal populaire. »

Eliaš et Havelka sont les deux membres les plus importants du gouvernement tchèque qui collabore avec les Allemands sous la présidence du vieil Hácha. Or ils entretiennent des contacts réguliers avec Beneš à Londres, ce que les services d’Heydrich n’ignorent pas. C’est pourquoi ils vont être immédiatement condamnés à mort, mais après réflexion, Heydrich décide de ne pas exécuter la sentence tout de suite. Cela, naturellement, n’est qu’un sursis.

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Le lendemain matin, à 11 heures, la cérémonie d’investiture d’Heydrich a lieu au château Hradčany, le Hradchine en allemand. L’immonde Karl Hermann Frank, le libraire des Sudètes devenu général SS et secrétaire d’Etat, l’accueille en grande pompe dans la cour du château, au son de l’hymne nazi, le Horst Wessel Lied joué par un orchestre spécialement convoqué pour l’occasion. Heydrich passe en revue la garde, tandis qu’on hisse, à côté du drapeau à croix gammée, une seconde bannière, signe qu’un barreau supplémentaire vient de se gravir sur l’échelle de la terreur : le drapeau noir frappé des deux S runiques flotte sur le château et la ville. Désormais, la Bohême-Moravie devient quasi officiellement le premier Etat SS.

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Le jour même, deux grands chefs de la Résistance tchèque, le général d’armée Josef Bílý et le général de division Hugo Vojta, qui fomentaient un soulèvement armé, sont fusillés. Le général Bílý tombe sous les balles du peloton après avoir crié : « Longue vie à la République tchécoslovaque ! Tirez, bande de chiens ! » Ces deux hommes – deux de plus – n’ont aucun véritable rôle dans mon histoire, mais j’aurais l’impression de les mépriser si je ne citais pas leur nom.

Avec Bílý et Vojta, dix-neuf ex-officiers de l’armée tchèque sont exécutés, dont quatre autres généraux. Et les premières mesures tombent dans les jours qui suivent : l’état d’urgence est décrété partout dans le pays. Tout rassemblement, à l’intérieur comme à l’extérieur, est interdit, en vertu de la loi martiale. Les tribunaux n’ont plus que deux options : l’acquittement ou la peine de mort, quels que soient les chefs d’inculpation. Des condamnations à mort sont prononcées à l’encontre de Tchèques ayant distribué des tracts, pratiqué le marché noir, ou simplement écouté des radios étrangères. Les affiches rouges bilingues annonçant chaque nouvelle mesure se multiplient sur les murs. Les Tchèques apprennent très vite qui est leur nouveau maître.

Et parmi eux, les Juifs, bien sûr, l’apprennent encore plus vite. Le 29 septembre, Heydrich décrète la fermeture des synagogues et l’arrestation des Tchèques qui, pour protester contre l’obligation récente faite aux Juifs de porter une étoile jaune, en arborent une eux-mêmes. En 1942, en France, on observera des manifestations de solidarité similaires, et l’on déportera « avec leurs amis juifs » les imprudents qui s’y seront risqués. Mais dans le Protectorat, tout ceci n’est qu’un prélude.

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Le 2 octobre 1941, Heydrich expose au palais Čzernín, aujourd’hui hôtel Savoy, situé à l’extrémité de l’enceinte du Château, les grandes orientations de sa politique à venir en tant que protecteur de Bohême-Moravie par intérim. Debout, les mains appuyées sur les bords d’un pupitre en bois, sa croix de fer accrochée sur le cœur, son alliance elle aussi bien visible à la main gauche, il prend la parole devant les principaux représentants des forces d’occupation. Son visage dégage un air de compétence et d’autorité. Son discours se veut pédagogique avec les compatriotes qui composent son auditoire :

« Pour des raisons tactiques et de conduite de la guerre, nous ne devrons pas chauffer le Tchèque à blanc sur certains points, ni l’amener à croire qu’il n’a pas d’autre issue que la révolte. »

C’est le premier point de sa politique, qui n’en compte que deux : la carotte et le bâton. Le bâton suit, dans un balancement dialectique à l’équilibre incertain :

« Le Reich n’entend pas raillerie et il est maître chez lui. Cela veut dire que pas un seul Allemand ne doit laisser passer quelque chose à un Tchèque, de la même façon qu’à un Juif dans le Reich ; pas un Allemand ne doit dire que le Tchèque est quand même quelqu’un de convenable. Si quelqu’un déclare cela, nous devons le renvoyer – si nous ne formons pas un front uni contre la “tchèquerie”, le Tchèque trouvera toujours une voie pour tricher. »

Ensuite Heydrich, peu habitué à faire des discours et loin encore d’être un Cicéron, passe à la phase illustratio :

« L’Allemand ne peut se permettre de se mettre un coup dans le nez en public, au restaurant. Soyons francs là-dessus : que l’on se soûle et que l’on puisse se relâcher, personne n’a rien contre, mais on le fera entre quatre murs ou au mess des officiers. Le Tchèque doit voir que l’Allemand se tient droit, en service comme dans le civil, qu’il est un seigneur, et un maître, de la tête aux pieds. »

Après ce curieux exemple, le propos se fait plus concret, et menaçant :

« Je dois sans aucune ambiguïté et avec une dureté inébranlable faire comprendre aux citoyens de ce pays, Tchèques ou autres, qu’ils ne peuvent pas ignorer le fait qu’ils font partie du Reich et qu’en tant que tels, ils doivent faire allégeance au Reich. C’est une priorité absolue dictée par la guerre. Je veux être sûr que chaque ouvrier tchèque fait le maximum en faveur de l’effort de guerre allemand. Cela implique, pour être clair, que l’ouvrier tchèque sera nourri dans la mesure où il fait son travail. »

Le volet social et économique étant réglé, le nouveau protecteur par intérim aborde ensuite la question raciale, dont il peut à bon droit se réclamer d’ores et déjà comme l’un des tout premiers spécialistes au sein du Reich :

« Il est évident que nous devons traiter le peuple tchèque d’une façon entièrement différente de celle dont nous traitons des peuples d’autres races, tels que les Slaves. Les Tchèques de race germanique doivent être traités avec fermeté, mais avec justice. Il nous les faut guider avec la même humanité que notre propre peuple, si nous voulons les garder définitivement dans le Reich et les fondre avec nous. Pour déterminer qui est apte à la germanisation, j’ai besoin d’un inventaire racial.

Nous avons toutes sortes de populations ici. Pour ceux qui sont de bonnes races et sont bien disposés envers nous, les choses seront simples, ils seront germanisés. À l’opposé, ceux des races inférieures avec des intentions hostiles, nous devons nous en débarrasser. Il y a toute la place qu’il faut pour eux, à l’Est.

Entre ces deux extrêmes, il y a ceux dont nous devons examiner les cas attentivement. Nous avons des populations racialement inférieures mais favorablement disposées. Pour cette espèce, nous devrons les déplacer dans le Reich ou ailleurs, mais en nous assurant qu’ils ne se reproduisent plus, car nous n’avons aucun intérêt à leur développement. A terme, cette part d’éléments non germanisables, que l’on peut estimer à environ la moitié de la population, pourrait plus tard être transférée dans l’Arctique, où nous construisons les camps de concentration des Russes.

Il reste un groupe : ceux qui sont racialement acceptables mais idéologiquement hostiles. Ceux-là sont les plus dangereux, parce qu’ils appartiennent à une race de chefs. Nous devons nous demander très sérieusement ce que nous devons faire d’eux. Nous pouvons reloger certains d’entre eux au sein du Reich, dans un environnement purement allemand, pour les germaniser et les rééduquer. Si cela s’avère impossible, nous devrons les coller contre un mur, car je ne peux me permettre de les transférer à l’Est, où ils formeraient une couche dirigeante qui se retournerait contre nous. »

Je crois qu’il a bien fait le tour de tous les cas de figure. À noter cette discrète et euphémistique métonymie, « à l’Est », dont l’auditoire ignore encore qu’elle signifie : en Pologne, à Auschwitz.

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Le 3 octobre à Londres, la presse libre tchécoslovaque prend acte du changement politique à Prague avec ce titre :

« Meurtres de masse dans le Protectorat »

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Un homme d’Heydrich a officié sur place il y a deux ans déjà : Eichmann, après avoir si bien travaillé en Autriche, s’est vu confier la direction du Bureau central pour l’émigration juive de Prague, en 1939, avant de se voir promu responsable des affaires juives au siège du RSHA à Berlin. Aujourd’hui, il revient à Prague, rappelé par son maître. Mais en deux ans, les choses ont bien changé. Désormais, lorsque Heydrich organise une conférence, c’est pour discuter de « la Solution finale de la question juive » dans le Protectorat, et non plus d’« émigration ». Les données sont les suivantes : 88 000 Juifs vivent dans le Protectorat, dont 48 000 dans la capitale, 10 000 à Brno, 10 000 à Ostrava. Heydrich décide que Terezín fera un camp de transit idéal. Eichmann prend des notes. Les transports seront rapides, deux ou trois trains par jour, à raison de mille personnes par train. Selon une méthode éprouvée, chaque Juif sera autorisé à prendre avec lui un bagage sans cadenas contenant jusqu’à 50 kg d’affaires personnelles et, afin de simplifier la tâche des Allemands, de la nourriture pour deux à quatre semaines.

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Par la radio et par les journaux, les nouvelles du Protectorat parviennent jusqu’à Londres. Le sergent Jan Kubiš écoute ce que lui rapporte un ami parachutiste de la situation au pays. Meurtres, meurtres, meurtres. Quoi d’autre ? Depuis qu’Heydrich est arrivé, chaque jour est un jour de deuil. On pend, on torture, on déporte. Quels détails monstrueux sont parvenus à plonger Kubiš dans cette stupeur, aujourd’hui ? Comme une mécanique enrayée, il secoue la tête en répétant : « Comment est-ce possible ? Comment est-ce possible ?…. »

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Je suis allé à Terezín, une fois. Je voulais voir cet endroit parce que c’est là que Robert Desnos est mort. Revenu d’Auschwitz, passé par Buchenwald, Flossenburg, Flöha, il a échoué, le 8 mai 1945, à Terezín libéré, au terme d’épuisantes marches de la mort durant lesquelles il aura contracté le typhus qui allait l’emporter. Il est mort le 8 juin 1945, mort comme il a vécu, libre, dans les bras d’un jeune infirmier et d’une jeune infirmière tchèques qui aimaient le surréalisme et admiraient son œuvre. Encore une histoire dont je voudrais faire tout un livre : les deux jeunes gens s’appelaient Josef et Alena…

Terezín, Theresienstadt en allemand, était « une ville fortifiée construite par l’impératrice d’Autriche pour défendre le quadrilatère bohémien des convoitises du roi de Prusse Fréderic II ». Quelle impératrice ? Je ne sais pas, j’emprunte la phrase, parce qu’elle me plaît, à Pierre Volmer, compagnon de Desnos et témoin de ses derniers jours. Marie-Thérèse ? Bien sûr : Theresienstadt, la ville de Thérèse.

En novembre 1941, Heydrich fait transformer la ville en ghetto, et la caserne en camp de concentration.

Mais ce n’est pas, loin de là, tout ce qu’il faut dire sur Terezín.

Terezín n’était pas un ghetto comme les autres.

Le camp servait de camp de transit, c’est entendu : les Juifs regroupés là attendaient d’être déportés vers l’Est, en Pologne ou dans les pays baltes. Le premier convoi est parti pour Riga le 9 janvier 1942 : mille personnes, dont cent cinq survivront. Le deuxième, une semaine plus tard, pour Riga lui aussi, mille personnes, seize survivants. Le troisième, en mars, mille personnes, sept survivants. Le quatrième, mille personnes, trois survivants. Rien de notable, somme toute, dans cette gradation effrayante vers les 100 %, marque terrible de la très renommée efficacité allemande.

Mais pendant que les déportations continuent, le ghetto de Terezín doit servir de Propagandalager, c’est-à-dire de ghetto-vitrine pour les observateurs étrangers. Les habitants du ghetto devront faire bonne figure lors des visites des observateurs du CICR (le Comité international de la Croix-Rouge).

À Wannsee, Heydrich déclare que les Juifs allemands décorés lors de la Première Guerre, les Juifs allemands de plus de 65 ans, et certains Juifs célèbres, les Prominenten, trop célèbres pour disparaître du jour au lendemain sans laisser de trace, doivent être installés à Terezín, dans des conditions décentes, afin de ménager l’opinion allemande, tout de même quelque peu éberluée, en 1942, par la politique du monstre qu’elle n’a pourtant cessé d’acclamer depuis 1933.

Pour que Terezín puisse servir d’alibi, il faudra qu’en façade les Juifs aient l’air correctement traités. C’est pourquoi les nazis autorisent les Juifs du ghetto à organiser une vie culturelle relativement développée : spectacles et arts sont encouragés, sous le contrôle vigilant des SS qui leur demandent en plus d’arborer leur plus beau sourire. Les représentants de la Croix-Rouge, favorablement impressionnés lors de leurs visites d’inspection, remettront des rapports très positifs sur le ghetto, sa vie culturelle, et la façon dont les prisonniers sont traités. Sur les 140 000 Juifs qui vivront à Terezín durant la guerre, seuls 17 000 survivront. D’eux, Kundera écrit :

« Les Juifs de Terezín ne se faisaient pas d’illusions : ils vivaient dans l’antichambre de la mort ; leur vie culturelle était étalée par la propagande nazie comme alibi. Auraient-ils dû pour autant renoncer à cette liberté précaire et abusée ? Leur réponse fut d’une totale clarté. Leur vie, leurs créations, leurs expositions, leurs quatuors, leurs amours, tout l’éventail de leur vie avait, incomparablement, une plus grande importance que la comédie macabre des geôliers. Tel fut leur pari. » Il ajoute, à toute fin utile : « Tel devrait être le nôtre. »

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Le président Beneš est extrêmement soucieux, il n’est pas besoin de diriger des services secrets pour s’en apercevoir. Londres évalue sans arrêt la contribution apportée à l’effort de guerre par les différents mouvements clandestins des pays occupés. Or, tandis que, conséquence de « Barbarossa », la France bénéficie de l’entrée en action des groupes communistes, l’activité de la Résistance tchèque, quant à elle, est pratiquement égale à zéro. Depuis qu’Heydrich a pris les rênes du pays, les mouvements clandestins tchèques sont tombés les uns après les autres, et le peu qui reste est largement infiltré par la Gestapo. Cette inefficacité met Beneš dans une position très inconfortable : pour l’instant, même en cas de victoire, l’Angleterre ne veut pas entendre parler d’une remise en question des accords de Munich. Cela signifie que, même en cas de victoire, la Tchécoslovaquie ne serait rétablie que dans ses frontières d’après septembre 1938, amputée des Sudètes, loin de son intégrité territoriale primitive.

Il faut faire quelque chose. Le colonel Moravec écoute les plaintes amères de son président. Cette insistance humiliante avec laquelle les Anglais comparent l’apathie des Tchèques au patriotisme des Français, des Russes, même des Yougoslaves ! Ça ne peut plus durer.

Mais comment faire ? L’état de désorganisation dans laquelle elle est plongée rend vaine toute injonction à la Résistance intérieure d’accroître ses activités. La solution est donc ici, en Angleterre. Les yeux de Beneš ont dû briller, et je l’imagine tapant du poing sur la table, lorsqu’il a expliqué à Moravec ce à quoi il songeait : une action spectaculaire contre les nazis – un assassinat préparé dans le plus grand secret par ses commandos parachutistes.

Moravec comprend le raisonnement de Beneš : puisque la Résistance intérieure est moribonde, alors il faut envoyer du renfort de l’extérieur – des hommes armés, entraînés et motivés qui accompliront une mission dont les résonances seront à la fois internationales et nationales. En effet, il s’agira d’une part d’impressionner les Alliés en leur montrant qu’il ne faut pas compter pour rien la Tchécoslovaquie, d’autre part de stimuler le patriotisme tchèque pour faire renaître la Résistance de ses cendres. Je dis « patriotisme tchèque », mais je suis sûr que Beneš a dit « tchécoslovaque ». Je suis sûr aussi que c’est lui qui a demandé impérativement à Moravec de choisir un Tchèque et un Slovaque pour cette opération. Deux hommes pour symboliser l’unité indivisible des deux peuples.

Toutefois, avant d’en arriver là, il faut déjà déterminer la cible. Moravec pense aussitôt à son homonyme, Emanuel Moravec, le ministre le plus engagé dans la voie de la collaboration, sorte de Laval tchèque. Mais c’est une figure trop locale, la résonance internationale serait nulle. Karl Hermann Frank est un peu plus connu, sa férocité et sa haine des Tchèques est légendaire, et puis c’est un Allemand, et un SS. Il pourrait faire une bonne cible. Mais après tout, tant qu’à choisir un Allemand, et un SS…

J’imagine ce qu’a dû représenter, tout spécialement pour le colonel Moravec, chef des services secrets tchèques, la perspective d’assassiner l’Obergruppenführer Heydrich, protecteur par intérim de Bohême-Moravie, le bourreau de son peuple, le boucher de Prague, et aussi le chef des services secrets allemands, en quelque sorte son homologue.

Oui, tant qu’à faire, pourquoi pas Heydrich ?….

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J’ai lu un livre génial qui a pour arrière-plan l’attentat contre Heydrich. C’est un roman écrit par un Tchèque, Jiří Weil, qui s’intitule Mendelssohn est sur le toit.

Le roman tire son titre du premier chapitre qui se lit presque comme une histoire drôle : des ouvriers tchèques sont sur le toit de l’Opéra, à Prague, pour déboulonner une statue de Mendelssohn, le compositeur, parce qu’il est juif. C’est Heydrich, épris de musique classique et récemment nommé protecteur de Bohême-Moravie, qui en a donné l’ordre. Mais il y a toute une rangée de statues et Heydrich n’a pas précisé laquelle était Mendelssohn. Or, à part Heydrich, il semble que personne, même parmi les Allemands, ne soit capable de le reconnaître. Mais personne n’oserait déranger Heydrich pour ça. Le SS allemand qui supervise l’opération décide donc d’indiquer aux ouvriers tchèques la statue qui a le plus grand nez, puisqu’on cherche un Juif. Mais catastrophe : c’est Wagner qu’on commence à déboulonner !

La méprise sera évitée de justesse, et, dix chapitres plus loin, la statue de Mendelssohn finalement abattue. Malgré leurs efforts pour ne pas l’abîmer, les ouvriers tchèques lui casseront une main en la couchant. Cette anecdote cocasse est fondée sur des faits réels : la statue de Mendelssohn a bien été renversée en 1941, et a eu, comme dans le roman, une main cassée. Je me demande si la main a été recollée depuis. En tout cas les pérégrinations du pauvre SS préposé aux déboulonnages, imaginées par un homme qui a vécu à cette période, sont un sommet de burlesque typique de la littérature tchèque, toujours imprégnée de cet humour si particulier, doucereux et subversif, dont le saint patron est Jaroslav Hašek, l’immortel auteur des aventures du brave soldat Chvéïk.

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Moravec observe l’entraînement de ses commandos parachutistes. Des soldats en treillis courent, sautent et tirent. Il remarque un petit homme agile et énergique, qui terrasse tous ses adversaires au corps à corps. Il demande à l’instructeur, un vieil Anglais ayant servi dans les colonies, comment l’homme se débrouille avec les explosifs. « Un expert », répond l’Anglais. Et avec des armes à feu ? « Un artiste ! » Son nom ? « Jozef Gabčík. » Un nom à consonance slovaque. Il est immédiatement convoqué.

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Le colonel Moravec s’adresse aux deux parachutistes qu’il a sélectionnés pour la mission « Anthropoïde », le sergent Jozef Gabčík et le sergent Anton Svoboda, un Slovaque et un Tchèque, selon le souhait du président Beneš :

« Vous êtes informés, par la radio et par les journaux, des assassinats insensés qui se commettent chez nous, à la maison. Les Allemands tuent les meilleurs des meilleurs. Cependant cet état de fait n’est que le signe de la guerre, donc il ne faut pas se plaindre, ni pleurer, mais combattre.

Chez nous, les nôtres ont combattu et maintenant ils se trouvent dans une situation qui limite leurs possibilités. Notre tour est venu de les aider de l’extérieur. Une des tâches de cette aide extérieure vous sera confiée. Le mois d’octobre est le mois de notre fête nationale, la plus triste depuis notre indépendance. Il faut marquer cette fête d’une manière éclatante. Il a été décidé que cela se ferait par un acte qui entrerait dans l’histoire, au même titre que les assassinats commis contre les nôtres.

À Prague se trouvent deux personnes qui incarnent cette extermination : Karl Hermann Frank et Heydrich, le nouvel arrivant. D’après nous, et conformément à l’avis de nos chefs, il faut faire en sorte que l’un d’eux paie pour tous, pour montrer que nous rendons coup pour coup. C’est la mission dont vous allez être chargés. Vous allez donc retourner chez nous à deux, pour vous soutenir l’un l’autre. Cela sera nécessaire car, pour des raisons qui vous apparaîtront claires, vous devrez réaliser votre tâche sans la collaboration de nos compatriotes restés au pays. Si je vous dis sans cette collaboration, je veux dire par là qu’une telle aide sera exclue jusqu’à l’accomplissement du travail. Après, vous recevrez d’eux pleine assistance. Vous devez décider vous-mêmes la façon d’accomplir votre tâche et le temps que vous y mettrez. Vous serez parachutés à un endroit qui offre les possibilités maximales d’atterrissage. Vous serez équipés de tout ce que nous pourrons vous offrir. Telle que nous connaissons la situation au pays, vous recevrez le soutien de ceux de nos compatriotes auxquels vous ferez appel. Mais, de votre côté, il faudra agir avec prudence et réflexion. Il est inutile que je répète que votre mission est d’une grande importance historique, et que le risque est grand. Elle dépend des conditions que vous ferez naître par votre adresse. Nous en reparlerons quand vous rentrerez de l’entraînement spécial qui vous attend. Comme je vous l’ai dit, la tâche est sérieuse. Vous devez donc la considérer d’un cœur franc et loyal. Si vous gardez des doutes sur ce que j’ai exposé, dites-le. »

Gabčík et Svoboda n’ont aucun doute, et si le haut commandement hésitait peut-être encore sur le choix de la cible, comme semble le laisser entendre le discours de Moravec, ils savent déjà, eux, de quel côté leur cœur balance. C’est le bourreau de Prague, le boucher, la bête blonde, qui doit payer.

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Le capitaine Šustr s’adresse à Gabčík : « Les nouvelles ne sont pas bonnes. » Suite à son accident de parachute, lors d’un saut d’entraînement, Svoboda, le deuxième homme d’« Anthropoïde », le Tchèque, souffre toujours de migraines persistantes. Il a été envoyé à Londres, où un médecin l’a examiné. Gabčík doit finir sa préparation tout seul, mais il sait que la mission « Anthropoïde » est d’ores et déjà ajournée. Son partenaire ne partira pas avec lui. « Voyez-vous quelqu’un parmi nos hommes susceptible de le remplacer ? » demande le capitaine. « Oui, mon capitaine, je vois quelqu’un », répond Gabčík.

Jan Kubiš peut faire son entrée sur la grande scène de l’Histoire.

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Maintenant, je vais sacrifier au portrait des deux héros avec d’autant moins de réticences que je n’ai qu’à traduire de l’anglais les rapports d’évaluation élaborés par l’armée britannique.

 

JOZEF GABČÍK :

 

Soldat vif d’esprit et discipliné.

Ne possède pas les capacités intellectuelles de certains, lent dans l’acquisition des connaissances.

Absolument fiable et très enthousiaste, doté de beaucoup de bon sens.

Confiance en lui pour les opérations pratiques mais manque de confiance s’il s’agit d’un travail intellectuel.

Bon meneur d’hommes quand assuré de ses arrières et obéit aux ordres jusque dans les moindres détails. Il est étonnamment bon en signalisation.

Se révèle aussi posséder des connaissances techniques pouvant être utiles (a travaillé dans une usine de gaz toxiques).

Entraînement physique : TB

Terrain : B

Corps à corps : TB

Maniement des armes : B

Explosifs : B (86 %)

Communications : TB (12 mots/mn en morse)

Rapports : TB

Lecture et tracé de carte : AB (68 %)

Conduite :

vélo oui

moto non

voiture oui

 

JAN KUBIŠ :

 

Un bon soldat fiable, calme.

Entraînement physique : TB

Terrain : B

Corps à corps : TB

Maniement des armes : B

Explosifs : B (90 % ; lent dans l’exécution + instructions)

Communications : B

Rapports : B

Lecture et tracé de carte : TB (95 %)

Conduite : vélo moto voiture.

 

Quelle fut ma joie d’enfant quand je suis tombé sur ce document, au musée de l’armée à Prague, seule Natacha pourrait le dire, elle qui m’a vu recopier fébrilement les précieuses fiches.

Ces fiches permettent déjà d’esquisser l’opposition de style et de caractère entre les deux amis : Gabčík, le petit, est un sanguin énergique, tandis que Kubiš, le grand, est débonnaire et réfléchi. Tous les témoignages qui me sont parvenus vont en effet dans ce sens. Concrètement, cela annonce telle répartition des tâches : à Gabčík le fusil mitrailleur ; à Kubiš les explosifs.

Par ailleurs, ce que je sais de Gabčík m’incline à penser que l’officier qui a établi son rapport d’évaluation a scandaleusement sous-estimé l’étendue de ses capacités intellectuelles. D’ailleurs, mon impression est corroborée par son chef, le colonel Moravec, qui écrit dans ses Mémoires :

« Au cours de l’instruction, il s’est révélé talentueux, malin, et souriant, même dans les situations les plus difficiles. Il était franc, cordial, entreprenant et plein d’initiative. À natural born leader. Il surmonta toutes les difficultés de l’entraînement sans jamais se plaindre et avec d’excellents résultats. »

Concernant Kubiš, en revanche, Moravec confirme qu’il était « lent dans ses mouvements, mais endurant et persévérant. Ses instructeurs ont bien rendu compte de son intelligence et de son imagination. Il était très discipliné, discret et fiable. Il était également très calme, réservé et sérieux, en complète opposition avec le tempérament joyeux et extraverti de Gabčík ».

Je tiens à ce livre, Master of Spies, obtenu du déstockage d’une bibliothèque de l’Illinois, comme à la prunelle de mes yeux. Le colonel Moravec avait bien des choses à raconter. Si je m’écoutais, je recopierais son livre en entier. Des fois, je me sens comme un personnage de Borges mais moi non plus, je ne suis pas un personnage.

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« Si vous êtes assez chanceux pour échapper à la mort lors de l’attentat, vous aurez deux options : essayer de survivre à l’intérieur du pays ou tenter de passer la frontière et rejoindre votre base à Londres. Les deux possibilités sont extrêmement douteuses en raison des réactions à prévoir de la part des Allemands. Mais pour être totalement honnête, le plus probable est que vous soyez tué sur les lieux de l’action. »

Moravec reçoit séparément les deux hommes, pour leur tenir le même discours. Gabčík et Kubiš répondent sans aucune émotion apparente.

Pour Gabčík, la mission est une opération de guerre, et les risques de se faire tuer font partie de son travail.

Kubiš remercie le colonel de l’avoir choisi pour une mission de cette importance.

Les deux hommes déclarent qu’ils préféreront la mort plutôt que tomber entre les mains de la Gestapo.

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Vous êtes tchèque ou slovaque. Vous n’aimez pas qu’on vous dise quoi faire ni qu’on fasse du mal aux gens, c’est pourquoi vous décidez de quitter votre pays pour aller rejoindre ailleurs des compatriotes qui résistent à l’envahisseur. Vous passez par le nord ou par le sud, la Pologne ou les Balkans, et vous rejoignez la France par mer, au prix de nombreuses complications.

En arrivant, les complications se compliquent encore. La France vous oblige à vous engager dans sa Légion et vous envoie en Algérie ou à Tunis. Mais vous rejoignez finalement une division tchécoslovaque qui se forme dans une ville où l’on enferme les réfugiés espagnols et vous allez vous battre aux côtés des Français quand ils sont à leur tour agressés par l’ogre hitlérien. Vous vous battez avec courage et vous êtes de tous les reculs et de toutes les défaites, vous couvrez la retraite qui n’en finit pas de reculer, tandis que les avions vrombissent dans le ciel, vous participez à cette longue agonie, la Débâcle, pour vous c’est la première, et la dernière. Dans le sud de la France vaincue, c’est la pagaille, vous réussissez à nouveau à vous embarquer, et cette fois vous atterrissez en Angleterre. Comme vous avez montré votre courage et résisté héroïquement à ce même envahisseur, comblant ainsi le vide historique de mars 1939, le président Beneš en personne vous décore au milieu d’un champ. Vous êtes fourbu dans votre uniforme froissé mais vous êtes au côté de votre ami lorsque Beneš accroche une médaille à votre manteau. Puis c’est Churchill himself, appuyé sur sa canne, qui vous passe en revue. Vous avez combattu l’envahisseur et, incidemment, sauvé l’honneur de votre pays. Mais vous ne souhaitez pas en rester là.

Vous rejoignez les forces spéciales et vous entraînez dans des châteaux nommés House, Manor, ou Villa, à travers toute l’Ecosse et l’Angleterre. Vous sautez, vous tirez, vous luttez, vous dégoupillez. Vous êtes bon. Vous êtes tout à fait charmant. Vous êtes bon camarade et vous plaisez aux filles. Vous flirtez avec les petites Anglaises. Vous buvez le thé chez leurs parents qui vous trouvent charmant. Vous continuez à vous entraîner en vue de la plus grande mission qu’un pays ait jamais confiée à deux hommes seuls. Vous croyez en la justice, et vous croyez en la vengeance. Vous êtes valeureux, volontaire et doué. Vous êtes prêt à mourir pour votre pays. Vous devenez quelque chose qui grandit en vous et progressivement commence déjà à vous dépasser, mais vous restez aussi tellement vous-même. Vous êtes un homme simple. Vous êtes un homme.

Vous êtes Jozef Gabčík ou Jan Kubiš, et vous allez entrer dans l’Histoire.

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Chaque gouvernement en exil réfugié à Londres possède, au sein de son armée reconstituée, sa propre équipe de foot, et des matchs amicaux sont régulièrement organisés. Aujourd’hui, sur le terrain, la France et la Tchécoslovaquie s’affrontent. Comme toujours, le public, composé de soldats de toutes nationalités et de tous grades, est venu nombreux. L’ambiance est joviale ; les encouragements fusent dans une ambiance d’uniformes colorés. Au milieu de la foule vociférante, sur les gradins, on peut apercevoir Gabčík et Kubiš, coiffés de leur calot marron, qui discutent avec animation. Leurs lèvres bougent très vite et leurs mains aussi. On devine une conversation technique et compliquée. Peu concentrés sur la partie, ils s’interrompent cependant lorsqu’une action dangereuse fait s’élever la clameur du stade. Ils suivent alors la phase de jeu jusqu’à son terme, puis reprennent leur discussion avec le même entrain, au milieu des cris et des chants.

La France ouvre le score. Le camp français manifeste bruyamment sa satisfaction.

Peut-être leur attitude, qui tranche avec celle des autres spectateurs tous profondément absorbés par le match, se remarque-t-elle. En tout cas, parmi les soldats des forces libres tchécoslovaques, on commence à jaser à propos de la mission spéciale qu’ils ont acceptée. Cette opération qu’ils préparent dans le plus grand secret entoure les deux hommes d’une sorte de prestige d’autant plus mystérieux qu’ils refusent de répondre à aucune question, même émanant de leurs plus vieux camarades, ceux de l’évacuation par la Pologne, ceux de la Légion française.

Gabčík et Kubiš discutent à n’en pas douter de leur mission. Sur le terrain, la Tchécoslovaquie presse pour revenir au score. Au point de pénalty, le numéro 10 récupère la balle, arme sa frappe mais écrase son tir, repoussé par un défenseur français. L’avant-centre, en embuscade, reprend du gauche et délivre une frappe sèche sous la barre. Le gardien, battu, roule dans la poussière. La Tchécoslovaquie égalise, le stade explose. Gabčík et Kubiš se sont tus. Ils sont vaguement contents. Les deux équipes se séparent sur un match nul.

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Le 19 novembre 1941, lors d’une cérémonie organisée dans les ors de la cathédrale Saint-Guy, au cœur du Hradčany, sur les hauteurs de Prague, le président Hácha remet solennellement les sept clés de la Ville à son nouveau maître, Heydrich. La pièce où sont entreposées ces grandes clés ouvragées est également celle où l’on garde la couronne de saint Wenceslas, le joyau le plus précieux de la nation tchèque. Il y a une photo où l’on voit Heydrich et Hácha debout devant la couronne, posée sur un coussin finement brodé. On raconte qu’à cette occasion, Heydrich n’a pas pu résister, il a mis la couronne sur sa tête. Or une vieille légende raconte que quiconque coiffe la couronne indûment doit mourir dans l’année, ainsi que son fils aîné.

En réalité, si l’on observe la photo, on voit un Hácha qui, de son air de vieux hibou chauve, regarde l’emblème royal avec méfiance, tandis qu’Heydrich, quant à lui, semble faire montre d’un respect un peu contraint, et je le soupçonne de ne pas se sentir littéralement transporté par ce qu’il pourrait très bien juger être de la verroterie folklorique. En clair, je me demande si la cérémonie ne l’emmerde pas passablement.

Il n’a jamais été attesté de façon certaine, semble-t-il, qu’Heydrich ait bien coiffé la couronne en cette occasion. Je pense que certains ont voulu croire à cet épisode pour en faire rétrospectivement un acte d’hubris qui ne pouvait pas rester impuni. En fait, je ne crois pas qu’Heydrich se soit cru soudain dans un opéra wagnérien. J’en veux pour preuve qu’il a rendu trois clés sur les sept à Hácha, en guise de témoignage d’amitié, pour donner l’illusion que l’occupant allemand était prêt à partager la direction du pays avec le gouvernement tchèque. Outre le fait que, pour le coup, il s’agissait d’un geste symbolique absolument dépourvu d’aucune réalité, le côté demi-mesure de cet échange de clés fait perdre à la scène toute sa démesure potentielle. On est là dans la diplomatie la plus protocolaire, c’est-à-dire la plus bas de gamme et dénuée de signification. Heydrich doit avoir hâte que ça se termine pour rentrer jouer avec ses enfants ou travailler à la Solution finale.

Et cependant… si l’on y regarde de plus près, on voit la main droite d’Heydrich, sur la photo, partiellement masquée par le coussin sur lequel est posée la couronne. Heydrich a ôté son gant, sa main droite est nue tandis que la gauche est restée gantée. Cette main droite s’avance vers quelque chose. Posé devant la couronne, dépassant à moitié du coussin, sur la photo, un sceptre. Or, même si ce qui se joue ici est caché par ce coussin, on croit deviner, il y a de fortes raisons de penser que la main touche, ou va toucher, le sceptre. Et cet élément nouveau me fait réinterpréter l’expression qu’arbore le visage d’Heydrich. On peut en fait y voir tout aussi bien de la convoitise qui cherche à se dominer. Je pense qu’il n’a pas mis la couronne sur la tête parce que nous ne sommes pas dans un film de Charlie Chaplin, mais je suis sûr aussi qu’il a pris le sceptre, pour le soupeser d’un air négligent : c’est évidemment moins démonstratif, mais c’est quand même du concentré de symbole, et Heydrich, tout pragmatique qu’il était, avait aussi un goût prononcé pour les attributs du pouvoir.

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Jozef Gabčík et Jan Kubiš trempent des biscuits dans le thé que leur a préparé leur logeuse, Mme Ellison. Tous les Anglais souhaitent participer, d’une façon ou d’une autre, à l’effort de guerre. Aussi, lorsque l’on a proposé à Mme Ellison d’héberger ces deux garçons, a-t-elle accepté avec plaisir. D’autant plus qu’ils sont charmants. Je ne sais pas où et comment il a appris, mais Gabčík est pour ainsi dire fluent en anglais. Volubile et charmeur, il fait la conversation, et Mme Ellison est enchantée. Kubiš, moins à l’aise avec la langue, est plus discret, mais il sourit de son air débonnaire, et sa bonté naturelle n’échappe pas à leur hôte. « Vous prendrez bien encore un peu de thé ? » Les deux hommes, assis côte à côte sur le même canapé, acquiescent poliment. Ils ont de toute façon déjà traversé suffisamment d’épreuves pour ne jamais laisser passer une occasion de s’alimenter. Ils laissent fondre les petits gâteaux sous leur palais, j’imagine des genres de speculos. Soudain, on sonne à la porte. Mme Ellison se lève, mais le bruit de la serrure la précède. Deux jeunes filles apparaissent. « Come in, darlings, venez, que je vous présente ! » Gabčík et Kubiš se lèvent à leur tour. « Lorna, Edna, voici Djôseph and Yann, ils vont habiter ici quelque temps. » Les deux jeunes filles s’avancent, souriantes. « Messieurs, je vous présente mes deux grandes filles. » À ce moment précis, les deux soldats doivent se dire que tout de même, il arrive parfois qu’il y ait un peu de justice en ce bas monde.

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« Ma mission consiste en substance à être envoyé dans mon pays natal avec un autre membre de l’Armée tchécoslovaque, afin de commettre un acte de sabotage ou de terrorisme en un lieu et selon des modalités qui dépendront de ce que nous trouverons et des circonstances données. Je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour obtenir le résultat recherché, non seulement dans mon pays natal mais aussi en dehors. Je mettrai tout en œuvre, en mon âme et conscience, pour pouvoir remplir cette mission avec succès, pour laquelle je me suis porté volontaire. »

Le 1er décembre 1941, Gabčík et Kubiš signent ce qui ressemble à un document type. Je me demande s’il était valable pour tous les parachutistes de toutes les armées basées en Grande-Bretagne.

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Albert Speer, architecte d’Hitler et ministre de l’Armement, devrait plaire à Heydrich. Raffiné, élégant, séducteur, intelligent, il tranche avec le niveau culturel des autres dignitaires. Ce n’est pas un éleveur de poulets comme Himmler, ni un illuminé comme Rosenberg, ni un gros porc comme Göring ou Bormann.

Speer est de passage à Prague. Heydrich lui fait visiter la ville en voiture. Il lui montre l’Opéra, sur le toit duquel manque désormais la statue de Mendelssohn. Speer partage son goût de la musique classique. Pourtant les deux hommes ne s’apprécient pas. Speer, l’intellectuel distingué, voit en Heydrich l’exécuteur des basses œuvres d’Hitler, celui à qui l’on confie le sale boulot, et qui l’accomplit sans ciller : une brute cultivée. Heydrich, quant à lui, voit en Speer un homme compétent dont il admire les qualités, mais qui reste un civil, snob et manucuré. Il lui reproche, exactement à l’inverse, de ne pas assez mettre les mains dans la merde.

Speer a été mandaté par Göring, en tant que ministre de l’Armement, pour réclamer d’Heydrich qu’il fournisse 16 000 travailleurs tchèques supplémentaires à l’effort de guerre allemand. Heydrich se fait fort de répondre à la demande dans les plus brefs délais. Il explique à Speer que les Tchèques sont déjà matés, rien à voir avec la France, par exemple, infestée de résistants communistes et de saboteurs.

L’inquiétante file des Mercedes officielles franchit le pont Charles. Speer s’extasie devant les entrelacs d’édifices gothiques et baroques. Tandis que les rues défilent, l’architecte reprend le dessus sur le ministre. Il songe à divers aménagements urbains : cette immense surface inexploitée, dans le quartier de Letna, pourrait servir de terrain à la construction d’un nouveau siège pour le gouvernement allemand. Heydrich ne bronche pas, mais il n’aime pas l’idée qu’on puisse l’obliger à quitter le Hradchine, château des rois de Bohême où il peut se prendre pour un monarque. À Strahov, près du monastère qui possède l’une des plus belles bibliothèques d’Europe, Speer verrait bien sortir de terre une grande université allemande. Il a également beaucoup d’idées pour complètement réaménager les rives de la Moldau. Il préconise par ailleurs la destruction pure et simple de cette petite réplique de la tour Eiffel qui trône sur Petřin, la plus haute colline de la ville. Heydrich explique à Speer qu’il souhaite faire de Prague la capitale culturelle du Reich allemand. Il ne peut s’empêcher de mentionner avec fierté l’œuvre d’ouverture qu’il a programmée pour la saison musicale à venir : un opéra de son père. « Excellente idée », répond poliment Speer, qui ignore tout de la production du papa. « La première est prévue pour quand ? » demande l’architecte. Le 26 mai. Sa femme, dans la deuxième voiture, détaille la tenue de sa voisine, Lina. Les deux épouses se battent froid, paraît-il. Pendant deux heures, les Mercedes noires continuent à sillonner les artères de la ville. À la fin de la visite, Speer a déjà oublié la date.

26 mai 1942. La veille.

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Gabčík le Slovaque et Kubiš le Morave ne sont jamais allés à Prague, et c’est aussi un critère de sélection. En effet, l’assurance qu’ils n’y connaissent personne garantit qu’ils ne seront pas reconnus. Mais leur ignorance de jeunes provinciaux constitue aussi un handicap. Ils ne bénéficient pas de la connaissance du terrain. Aussi leur formation intensive inclut-elle l’étude cartographique de leur belle capitale.

Gabčík et Kubiš planchent donc sur une carte de Prague, pour y mémoriser l’emplacement des places principales et des grandes artères. À cette date ils n’ont jamais foulé le pont Charles, la place de la Vieille Ville, le Petit Côté, la place Wenceslas, la place Charles, la rue Nerudova, la colline de Petřin, celle de Strahov, les rives de la Vltava, la rue Resslova, la cour du château Hradčany, le cimetière du château Vyšehrad où Vitězslav Nezval, auteur de l’immortel recueil Prague aux doigts de pluie, n’est pas encore enterré, les îles tristes sur le fleuve avec leurs cygnes et leurs canards, la rue Wilsonova qui longe la Gare centrale, la place de la République et sa tour poudrière. Ils n’ont jamais vu de leurs propres yeux les tours bleutées de la cathédrale de Týn, ni l’horloge astronomique de l’hôtel de ville, avec ses petits automates qui s’animent toutes les heures. Ils n’ont pas encore bu un chocolat au café Louvre ou une bière au café Slavia. Ils ne se sont pas fait toiser par la statue de l’homme de fer rue Platnerska. Les lignes sur la carte pour l’instant ne leur évoquent rien de plus que des noms qu’ils ont entendus enfants ou des objectifs militaires. À les voir étudier la topographie du site qui doit constituer le théâtre de leur mission, n’était l’uniforme, on pourrait croire à des vacanciers qui apportent un soin méticuleux à la préparation de leur voyage.

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Heydrich reçoit une délégation de bouseux tchèques, et l’accueil est glacial. Il écoute silencieusement leurs promesses serviles de coopération, puis leur explique que les fermiers tchèques sont des saboteurs : ils trichent sur l’inventaire du bétail et du grain. Dans quel but ? C’est évident : alimenter le marché noir. Heydrich a déjà commencé à exécuter des bouchers, grossistes, et autres tenanciers de bar, mais pour lutter efficacement contre ce fléau qui contribue à affamer la population, seul un contrôle parfaitement efficace de la production agricole peut obtenir des résultats significatifs. En conséquence de quoi, Heydrich menace : tous les fermiers qui ne rendront pas un compte exact de leur production se verront confisquer leurs fermes. Les bouseux sont tétanisés. Ils savent que même si Heydrich décidait d’écorcher vifs les contrevenants sur la place de la Vieille Ville, personne ne viendrait les défendre. Se rendre complice du marché noir, c’est être un affameur du peuple, et sur ce point le peuple soutient les mesures d’Heydrich qui réussit donc un tour de force politique : faire régner la terreur et appliquer une mesure populaire en même temps.

Une fois les bouseux partis, Karl Hermann Frank, son secrétaire d’Etat, souhaite dresser séance tenante une liste de fermes à confisquer. Mais Heydrich l’invite à tempérer ses ardeurs : ne seront confisquées que les fermes des fermiers jugés impropres à la germanisation.

C’est vrai, on n’est pas chez les soviets, quand même !

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La scène s’est peut-être passée dans le bureau lambrissé d’Heydrich. Heydrich s’affaire dans ses dossiers. On frappe à la porte. Un homme en uniforme entre, l’air affolé, un papier à la main.

— Herr Obergruppenführer, la nouvelle vient de tomber ! L’Allemagne déclare la guerre aux Etats-Unis !

Heydrich ne cille pas. L’homme lui tend la dépêche. Il la lit en silence.

Un long moment s’écoule.

— Quels sont vos ordres, Herr Obergruppenführer ?

— Emmenez une brigade à la gare et déboulonnez la statue de Wilson.

— …

— Demain matin, je ne veux plus voir cette saloperie. Exécution, Major Pomme !

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Le président Beneš sait qu’il devra faire face à ses responsabilités et s’y prépare peut-être, quelle que soit, si l’opération « Anthropoïde » réussit, l’ampleur des représailles que déchaîneront à coup sûr les Allemands. Gouverner, c’est choisir, et la décision est prise. Mais prendre une décision est une chose, l’assumer en est une autre. Et Beneš, qui a fondé la Tchécoslovaquie avec Tomáš Masaryk en 1918 et qui, vingt ans plus tard, n’a pas su éviter le désastre de Munich, sait que la pression de l’Histoire est énorme, et que le jugement de l’Histoire est le plus terrible de tous. Tous ses efforts, désormais, visent à restaurer l’intégrité du pays qu’il a créé. La libération de la Tchécoslovaquie, malheureusement, n’est pas de son ressort. C’est la RAF et c’est l’Armée rouge qui décideront du sort des armes. Certes, Beneš a pu fournir sept fois plus de pilotes à la RAF que la France. Et le record d’avions abattus est détenu par Josef František : l’as de l’aviation anglaise est un Tchèque. Beneš n’en tire pas peu de fierté. Mais il sait aussi qu’en temps de guerre, le poids d’un chef d’Etat ne se mesure qu’au nombre de ses divisions. En conséquence de quoi, les activités du président Beneš se réduisent presque uniquement à une diplomatie humiliante : il s’agit de donner des gages de bonne volonté aux deux seules puissances qui résistent encore à l’ogre allemand, sans garantie que ces puissances finiront par l’emporter. Il est vrai que face aux bombardements de 1940, l’Angleterre a tenu le choc, et remporté, au moins provisoirement, la bataille des airs. Il est vrai que l’Armée rouge, après avoir reculé jusqu’à Moscou, a stoppé l’avance de l’envahisseur quand celui-ci touchait au but. L’Angleterre et l’URSS, après avoir chacune évité l’effondrement de justesse, semblent aujourd’hui en mesure de contrer un Reich invincible jusque-là. Mais nous sommes fin 1941. La Wehrmacht est quasiment au faîte de sa puissance. Aucune défaite significative n’est encore venue remettre en cause son apparente invincibilité. Stalingrad est encore très loin, loin, très loin les images du soldat allemand vaincu les yeux baissés dans la neige. Beneš ne peut que parier sur une issue incertaine. Bien sûr, l’entrée en guerre des Etats-Unis représente un formidable espoir, mais les GI’s n’ont pas encore traversé l’Atlantique, loin s’en faut, et le Japon les accapare assez pour qu’ils négligent le sort d’un petit pays d’Europe centrale. Beneš fait donc son propre pari pascalien : son dieu est un dieu à deux têtes, l’Angleterre et l’URSS, et il parie sur leur survie. Mais plaire à ces deux têtes en même temps n’est pas chose facile. L’Angleterre et l’URSS, bien sûr, sont alliées, et Churchill, malgré son anticommunisme de naissance, fera preuve pendant toute la guerre d’une loyauté indéfectible, d’un point de vue militaire, envers l’ours soviétique. Pour l’après-guerre, si après-guerre il y a et si les Alliés la gagnent, ce sera forcément une autre histoire.

Beneš tente un gros coup avec « Anthropoïde » afin d’impressionner favorablement les deux géants européens. Il a reçu l’aval et le soutien logistique de Londres, et c’est en étroite collaboration avec Londres que l’opération a été montée. Mais il ne faut pas froisser la susceptibilité des Russes, c’est pourquoi Beneš a décidé d’informer Moscou du lancement d’« Anthropoïde ». Maintenant, la pression est donc à son comble : Churchill et Staline attendent de voir. Le futur de la Tchécoslovaquie est entre leurs mains ; il vaut mieux ne pas les décevoir. Si c’est l’Armée rouge qui libère son pays, surtout, il veut pouvoir se poser en interlocuteur crédible face à Staline, d’autant qu’il redoute le poids des communistes tchèques.

Beneš pense probablement à tout ça quand son secrétaire vient l’avertir :

— Monsieur le Président, le colonel Moravec est là avec deux jeunes gens. Il dit qu’il a rendez-vous, mais sa visite n’est pas mentionnée sur le planning d’aujourd’hui.

— Faites entrer.

Gabčík et Kubiš ont été amenés en taxi sans savoir où on les conduisait, dans les rues de Londres, et ils sont maintenant reçus par le président en personne. Sur le bureau de celui-ci, la première chose qu’ils remarquent est une petite réplique de Spitfire en étain. Ils saluent au garde-à-vous. Beneš voulait les rencontrer avant leur départ. Mais il ne souhaitait pas qu’un document officiel garde la trace de cette rencontre car gouverner, c’est aussi prendre des précautions. Maintenant, les deux hommes sont en face de lui. Pendant qu’il leur parle de l’importance historique de leur mission, il les observe. Il est frappé par leur air juvénile – Kubiš surtout fait très jeune, même s’il n’a qu’un an de moins que Gabčík – et par la touchante simplicité de leur détermination. Soudain, pour quelques minutes, il oublie ses considérations géopolitiques, il ne pense plus à l’Angleterre ni à l’URSS, ni à Munich, ni à Masaryk, ni aux communistes, ni aux Allemands, et à peine à Heydrich. Il s’absorbe complètement dans la contemplation de ces deux soldats, de ces deux garçons dont il sait que, quelle que soit l’issue de leur mission, ils n’ont pas une chance sur mille d’en sortir vivants.

Je ne connais pas les derniers mots qu’il leur adresse. « Bonne chance », ou « Dieu vous garde », ou « le monde libre compte sur vous », ou « vous emportez avec vous l’honneur de la Tchécoslovaquie », ou quelque chose comme ça, probablement. D’après Moravec, il a les larmes aux yeux lorsque Gabčík et Kubiš quittent son bureau. Sans doute pressent-il le futur terrible. Le petit Spitfire, impassible, garde le nez en l’air.

141

Lina Heydrich, depuis qu’elle a rejoint son mari à Prague, est aux anges. Elle écrit dans ses Mémoires : « Je suis une princesse et je vis dans un pays de contes de fées. »

Pourquoi ?

D’abord parce que Prague, en effet, est une ville de contes de fées. Ce n’est pas par hasard que Walt Disney s’est inspiré de la cathédrale de Týn pour dessiner le château de la reine dans La Belle au bois dormant.

Ensuite parce que, évidemment, à Prague, la reine, c’est elle. Son mari est propulsé du jour au lendemain au rang de quasi-chef d’Etat. Dans ce pays de contes de fées, il est le vice-roi d’Hitler, et fait partager à sa femme tous les honneurs dus à son rang. En tant qu’épouse du protecteur, Lina jouit d’une considération que ses parents, les von Osten, n’ont jamais rêvée pour elle ni pour eux. Il est loin le temps où elle tenait tête à son père qui voulait rompre ses fiançailles parce que Reinhard s’était fait chasser de l’armée. Maintenant, grâce à lui, la vie de Lina n’est qu’une suite sans fin de réceptions, d’inaugurations, de manifestations officielles où tout le monde lui témoigne la plus grande déférence. Je la vois sur une photo prise lors d’un concert donné au Rudolfinium pour l’anniversaire de Mozart. Apprêtée, coiffée, maquillée, en robe blanche de soirée et parée de bagues, bracelets, longues boucles d’oreilles, au milieu d’hommes sérieux en smoking qui sollicitent son mari à ses côtés, souriant, détendu et sûr de sa position, elle se tient debout, les mains sagement posées l’une sur l’autre, un air de contentement extatique sur le visage.

Mais ce n’est pas seulement Prague. Désormais, la position de son mari lui permet de fréquenter la haute société du Reich. Himmler, depuis longtemps déjà, lui témoigne son amitié, mais maintenant elle connaît aussi les Göbbels et les Speer, et elle a même eu l’honneur suprême de rencontrer le Führer, qui a émis ce commentaire en la voyant au bras de son mari : « Quel beau couple ! » Elle fait désormais partie du gratin. Et Hitler lui fait des compliments.

Et puis elle a son château à elle : un palais confisqué à un Juif, à 20 kilomètres au nord de Prague, entouré d’un vaste domaine qu’elle entreprend d’aménager avec ferveur. En fait de princesse, elle devient châtelaine. Mais tout comme la reine de la Belle au bois dormant, elle est méchante. Elle rudoie son personnel, insulte tout le monde lorsqu’elle est de mauvaise humeur, et si son humeur est bonne, ne parle à personne. Pour effectuer les vastes travaux qu’elle engage dans sa résidence princière, elle exploite une abondante main-d’œuvre qu’elle fait venir de camps de concentration et qu’elle traite à peu près aussi mal. Elle supervise les travaux en costume d’amazone, une cravache à la main. Elle fait régner un climat de terreur, de sadisme et d’érotisme.

À part ça, elle s’occupe de ses trois enfants et se félicite de l’affection que leur témoigne Reinhard. Il adore spécialement la petite dernière, Silke. Et engrosse sa femme pour un quatrième. Fini aussi le temps où elle couchait avec Schellenberg, son bras droit. Fini le temps où il n’était jamais à la maison. À Prague, il rentre presque tous les soirs. Il lui fait l’amour, fait du cheval, et joue avec les enfants.

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Gabčík et Kubiš vont embarquer dans l’Halifax qui doit les ramener à la maison. Mais avant, ils ont certaines formalités à remplir. Derrière son guichet, un sous-officier anglais leur demande de se déshabiller. Quel que soit le lieu où ils toucheront le sol, il n’est pas prévu qu’ils courent la campagne tchèque en habit de parachutiste anglais. Ils ôtent donc leur uniforme. « Complètement », ajoute le sous-officier une fois qu’ils sont en caleçon. Les deux hommes, disciplinés, obtempèrent. Ils sont donc totalement à poil lorsqu’on étale tout un choix de vêtements devant eux. Sans se départir de sa sobriété à la fois britannique et militaire, le sous-officier leur fait l’article comme un vendeur de chez Harrod’s, commentant avec fierté les produits qu’il leur présente : « Costumes made in Tchécoslovaquie. Chemises made in Tchécoslovaquie. Sous-vêtements made in Tchécoslovaquie. Chaussures made in Tchécoslovaquie. Vérifiez la pointure. Cravates made in Tchécoslovaquie. Choisissez la couleur. Cigarettes made in Tchécoslovaquie. Plusieurs marques disponibles. Allumettes made in… Dentifrice made in… »

Une fois habillés, on leur remet à chacun de faux papiers, dûment tamponnés.

Les deux hommes sont prêts. Le colonel Moravec les attend au pied de l’Halifax dont les moteurs sont déjà en route. Cinq autres parachutistes partent avec eux dans le même avion, mais avec des destinations et des missions différentes. Moravec sert la main de Kubiš en lui souhaitant bonne chance. Mais lorsqu’il se tourne vers Gabčík, celui-ci demande à lui parler en privé quelques instants. Moravec grimace intérieurement. Il a peur d’une défection de dernière minute, et regrette soudain ce qu’il a dit aux deux garçons lorsqu’il les a choisis : qu’ils n’hésitent pas à lui dire franchement s’ils ne se sentaient pas à la hauteur de la tâche qui leur était confiée. Il avait ajouté qu’il n’y aurait rien de honteux à changer d’avis. Il le pense toujours, mais au pied de l’avion, cela tomberait au plus mal. Il faudrait faire redescendre Kubiš et reporter le départ le temps de trouver un remplaçant à Gabčík. La mission serait ajournée jusqu’à Dieu sait quand. Gabčík commence par des précautions oratoires de mauvais augure : « Colonel, je suis très embarrassé de vous demander ça… » Mais la suite dissipe les craintes de son chef : « J’ai laissé une note de dix livres à notre restaurant. Vous serait-il possible de la régler pour moi ? » Moravec, soulagé, rapporte dans ses Mémoires qu’il ne sut qu’acquiescer de la tête. Gabčík lui tend la main. « Vous pouvez compter sur nous, colonel. Nous remplirons notre mission selon les ordres », furent finalement ses derniers mots avant de disparaître dans la carlingue.

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Les deux hommes ont rédigé leurs dernières volontés juste avant de s’envoler, et j’ai sous les yeux ces deux magnifiques documents griffonnés à la hâte. Maculés de taches d’encre et de ratures, ils sont quasiment identiques. Datés tous les deux du 28 décembre 1941, divisés tous les deux en deux parties, rajoutés tous les deux de quelques lignes en diagonales. Gabčík et Kubiš demandent que l’on prenne soin de leur famille s’ils venaient à mourir. À cet effet, chacun indique une adresse, en Slovaquie, en Moravie. Tous les deux sont orphelins, et n’ont ni femme ni enfant. Mais je sais que Gabčík a des sœurs, que Kubiš a des frères. Puis ils demandent également que l’on prévienne leurs petites amies anglaises en cas de décès. La feuille de Gabčík mentionne le nom de Lorna Ellison ; celle de Kubiš, Edna Ellison. Les deux hommes étaient devenus des frères, alors ils sortaient avec des sœurs. Glissée dans le livret militaire de Gabčík, une photo de Lorna, parvenue jusqu’à nous. Le profil d’une jeune femme brune, aux cheveux frisés, qu’il ne reverra pas.

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Rien ne me dit que ce sont les Anglais du SOE (le Special Operation Executive) qui ont fourni leurs habits à Gabčík et Kubiš. Bien au contraire, il est plus probable que la question des vêtements ait été réglée par les services tchèques de Moravec. Donc il n’y a pas de raison que le sous-officier qui s’occupe de ça soit anglais. Quelle fatigue…

145

Le commissaire général administrateur de Biélorussie, en poste à Minsk, se plaint des exactions commises par les Einsatzgruppen d’Heydrich. Il déplore que la liquidation systématique des Juifs le prive d’une précieuse main-d’œuvre. En outre, il proteste auprès d’Heydrich quand il constate que des Juifs anciens combattants décorés sont déportés dans son ghetto de Minsk. Il lui soumet une liste de Juifs à libérer, tout en dénonçant l’absence de discernement des Einsatzgruppen qui tuent tout ce qui leur tombe sous la main. Il reçoit cette réponse : « Vous conviendrez avec moi qu’il y a, dans la troisième année de la guerre, même pour la police et les services de sécurité, des tâches plus importantes pour l’effort de guerre que de courir partout pour s’occuper des exigences des Juifs, perdre du temps à faire des listes et distraire tous mes collègues de missions bien plus urgentes. Si j’ai demandé une enquête sur les personnes de votre liste, ce n’est que pour prouver, une fois pour toutes et par écrit, que de telles attaques sont infondées. Je regrette, six ans et demi après l’entrée en vigueur des lois raciales de Nuremberg, d’avoir encore à justifier mes services. »

Au moins, ça a le mérite d’être clair.

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« Cette nuit-là, à une altitude de deux mille pieds, un énorme avion Halifax vrombissait dans le ciel au-dessus de la campagne glacée de Tchécoslovaquie. Les quatre hélices brassaient des lambeaux de nuages épars, les rabattant contre les flancs noirs et humides de l’appareil, et, du fuselage glacé, Jan Kubiš et Josef Gabchik aperçurent leur terre natale à travers le panneau de sortie, en forme de cercueil, ouvert dans le plancher de l’appareil. »

C’est ainsi que commence le roman d’Alan Burgess, Sept hommes à l’aube, écrit en 1960. Et dès les premières lignes, je sais qu’il n’a pas écrit le livre que je veux écrire. Je ne sais pas si Gabčík et Kubiš ont pu voir quelque chose de leur terre natale, à sept cents mètres d’altitude, dans la nuit noire de décembre 1941, et quant à l’image du cercueil, je souhaite éviter autant que faire se peut les métaphores trop lourdes.

« Ils vérifièrent machinalement le mécanisme et les sangles de largage automatique de leur harnachement de parachutistes. Dans quelques minutes, ils plongeraient dans les ténèbres, sachant qu’ils étaient les premiers parachutistes lâchés au-dessus de la Tchécoslovaquie, et que leur mission était l’une des plus rares et des plus risquées qui aient jamais été imaginées. »

Je sais tout ce qu’on peut savoir sur ce vol. Je sais ce que Gabčík et Kubiš avaient dans leur paquetage : un couteau pliant, un pistolet avec deux chargeurs et douze cartouches, une capsule de cyanure, un morceau de chocolat, des tablettes d’extrait de viande, des lames de rasoir, une fausse carte d’identité et des couronnes tchèques. Je sais qu’ils portaient des vêtements civils fabriqués en Tchécoslovaquie. Je sais qu’ils n’ont rien dit pendant le vol, conformément aux ordres qu’ils avaient reçus, à part « salut » et « bonne chance » à leurs camarades parachutistes. Je sais que leurs camarades parachutistes se doutaient, bien que leur objectif fût top secret, qu’ils étaient envoyés au pays pour tuer Heydrich. Je sais que c’est Gabčík qui, pendant le trajet, a fait la meilleure impression au dispatcher, l’officier chargé de contrôler le bon ordre des largages. Je sais qu’avant le décollage, on leur a fait à tous rédiger un testament à la hâte. Je connais naturellement les noms de chacun des membres des deux autres équipes qui les accompagnaient, ainsi que la nature de leurs missions respectives. Il y avait sept parachutistes dans l’avion, et je connais également la fausse identité de chacun d’eux. Gabčík et Kubiš, par exemple, s’appelaient respectivement Zdeněk Vyskočil et Ota Navrátil, et leurs faux papiers indiquaient comme profession : serrurier et ouvrier. Je sais à peu près tout ce qu’on peut savoir sur ce vol et je refuse d’écrire une phrase comme : « Ils vérifièrent machinalement le mécanisme et les sangles de largage automatique de leur harnachement de parachutistes. » Bien qu’ils l’aient fait, sans aucun doute.

« Le plus grand des deux, âgé de 27 ans, mesurait environ 1,75 m. Il avait des cheveux blonds et sous des sourcils bien marqués, ses yeux gris, profondément enfoncés, regardaient le monde avec fermeté. Ses lèvres bien nettes, bien dessinées », etc. J’arrête là. C’est dommage que Burgess ait perdu son temps avec de tels clichés, car par ailleurs, il était incontestablement très bien documenté. J’ai relevé deux erreurs flagrantes dans son livre, concernant la femme d’Heydrich, qu’il appelle Inga au lieu de Lina, et la couleur de sa Mercedes, qu’il s’obstine à voir verte au lieu de noire. J’ai également repéré des épisodes douteux, que je soupçonne Burgess d’avoir inventés, comme cette sombre histoire de croix gammées tatouées sur les fesses au fer rouge. Mais j’ai par ailleurs appris beaucoup de choses sur la vie de Gabčík et Kubiš à Prague pendant les mois qui ont précédé l’attentat. Il faut dire que Burgess avait un avantage sur moi : vingt ans après les faits, il a pu rencontrer des témoins encore vivants. Quelques-uns, en effet, avaient survécu.

147

Bref, finalement, ils ont sauté.

148

Selon Edouard Husson, un universitaire réputé qui prépare une biographie sur Heydrich, tout, dès le début, est allé de travers.

Gabčík et Kubiš sont largués très loin de l’endroit prévu. Ils devaient atterrir à côté de Pilsen, ils se retrouvent à quelques kilomètres… de Prague. Après tout, me direz-vous, c’est là que se trouve leur objectif, et c’est autant de temps gagné. C’est à de telles réflexions qu’on voit bien que vous ne connaissez rien à la clandestinité. Leurs contacts dans la Résistance intérieure les attendent à Pilsen. À Prague, ils n’ont aucune adresse. Ce sont les gens de Pilsen qui doivent les introduire. Donc ils sont à proximité de Prague, et c’est bien là qu’ils doivent se rendre, mais en passant par Pilsen. Ils ressentent tout autant que vous l’absurdité de cet aller-retour, qui est pourtant nécessaire.

Ils le ressentent lorsqu’on leur apprend où ils sont, car sur le coup, ils n’en ont pas la moindre idée. Ils se retrouvent dans un cimetière. Ils ne savent pas où cacher leurs parachutes, et Gabčík boite bas car il s’est fracturé un orteil en posant le pied sur son sol natal. Ils marchent sans savoir où ils vont, en laissant des traces. Ils dissimulent rapidement leurs parachutes sous un tas de neige. Ils savent que le jour va bientôt se lever, qu’ils sont gravement exposés, et qu’ils doivent se cacher quelque part.

Ils trouvent un abri rocheux dans une carrière de pierres. Protégés de la neige et du froid mais pas de la Gestapo, ils savent qu’ils ne peuvent pas rester, mais ils ne savent pas où aller. Etrangers dans leur pays, perdus, blessés, déjà recherchés sûrement par ceux qui n’auront pas manqué d’entendre dans le ciel les moteurs de l’avion qui les a amenés, les deux hommes décident d’attendre, que faire d’autre ? Penchés sur une carte, qu’espèrent-ils ? Y repérer l’emplacement de cette minuscule carrière ? Leur mission menace d’avorter à peine amorcée, ou bien, en admettant qu’ils ne soient jamais découverts, ce qui est une supposition ridicule, de ne jamais commencer.

Et en effet, ils sont découverts.

C’est un garde-chasse qui les trouve au petit matin. Il a entendu l’avion dans la nuit, il a trouvé les parachutes sous la neige, il a suivi les traces dans la neige. Il est entré dans la grotte. Et il leur dit : « Bonjour, les gars ! » en toussotant.

Selon Edouard Husson, tout est allé de travers dès le début, mais la chance aussi les a bien servis. Le garde-chasse, qui sait qu’il risque sa vie, est un brave homme, et il va les aider.

149

C’est une longue chaîne résistante qui commence avec ce garde-chasse et qui va mener nos deux héros jusqu’à Prague, et l’appartement des Moravec.

La famille Moravec se compose du père, de la mère, et du fils cadet, Ata, tandis que l’aîné est parti en Angleterre piloter un Spitfire. Ce sont des homonymes du colonel Moravec, aucun lien de parenté, mais, comme lui, ils combattent l’occupation allemande.

Et ils ne sont pas les seuls. Gabčík et Kubiš vont rencontrer beaucoup de ces petites gens prêts à risquer leur vie pour leur venir en aide.

150

C’est un combat perdu d’avance. Je ne peux pas raconter cette histoire telle qu’elle devrait l’être. Tout ce fatras de personnages, d’événements, de dates, et l’arborescence infinie des liens de cause à effet, et ces gens, ces vrais gens qui ont vraiment existé, avec leur vie, leurs actes et leurs pensées dont je frôle un pan infime… Je me cogne sans cesse contre ce mur de l’Histoire sur lequel grimpe et s’étend, sans jamais s’arrêter, toujours plus haut et toujours plus dru, le lierre décourageant de la causalité.

Je regarde une carte de Prague sur laquelle sont pointés tous les appartements des familles qui ont aidé et hébergé les parachutistes, engagement qu’elles ont presque toutes payé de leur vie. Hommes, femmes et enfants, naturellement. La famille Svatoš, à deux pas du pont Charles ; la famille Ogoun, près du Château ; les familles Novák, Moravec, Zelenka, Fafek, situées plus à l’est. Chaque membre de chacune de ces familles mériterait son propre livre, le récit de son engagement dans la Résistance jusqu’à Mauthausen et son tragique dénouement. Combien de héros oubliés dorment dans le grand cimetière de l’Histoire… Des milliers, des millions de Fafek et de Moravec, de Novák et de Zelenka…

Ceux qui sont morts sont morts, et il leur est bien égal qu’on leur rende hommage. Mais c’est pour nous, les vivants, que cela signifie quelque chose. La mémoire n’est d’aucune utilité à ceux qu’elle honore, mais elle sert celui qui s’en sert. Avec elle je me construis, et avec elle je me console.

Aucun lecteur ne retiendra cette liste de noms, pourquoi le ferait-il ? Pour que quoi que ce soit pénètre dans la mémoire, il faut d’abord le transformer en littérature. C’est moche mais c’est comme ça. Je sais déjà que seuls les Moravec, et peut-être les Fafek, trouveront place dans l’économie narrative de mon récit. Les Svatoš, Novák, Zelenka, sans compter tous ceux dont j’ignore le nom ou l’existence, retourneront à leur oubli. Mais après tout, un nom n’est qu’un nom. Je pense à eux tous. Je veux leur dire. Et si personne ne m’entend, ce n’est pas grave. Ni pour eux, ni pour moi. Un jour peut-être, d’ailleurs, quelqu’un qui aura besoin de réconfort écrira l’histoire des Novák et des Svatoš, des Zelenka ou des Fafek.

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Le 8 janvier 1942, Gabčík boitillant et Kubiš foulent le sol sacré de Prague pour la première fois, et je suis sûr qu’ils s’émerveillent de la beauté baroque de la cité. Aussitôt, néanmoins, se posent à eux les trois grands problèmes du clandestin : logement, ravitaillement, papiers. Londres les a certes dotés de fausses cartes d’identité mais ce n’est pas, loin s’en faut, suffisant. Dans le Protectorat de Bohême-Moravie, en 1942, il est en effet absolument vital de pouvoir produire un permis de travail, et surtout, si l’on est surpris dans la journée à flâner dans les rues, comme ce sera souvent le cas dans les mois qui viennent pour les deux hommes, une bonne raison de ne pas travailler. C’est au docteur qui soigne le pied de Gabčík que la Résistance locale s’adresse : il diagnostique un ulcère au duodénum à Gabčík, et une inflammation de la vésicule biliaire à Kubiš, ce qui permet d’établir leur incapacité de travail. Ainsi, leurs papiers sont en règle. Ils ont de l’argent. Reste la question de l’hébergement. Mais ce n’est pas, comme ils vont le découvrir avec plaisir, les gens de bonne volonté qui manquent en cette époque noire.

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Il ne faut pas croire tout ce qu’on raconte, spécialement si ce sont des nazis qui le racontent : en général, soit ils prennent leurs désirs pour des réalités et se trompent lourdement, comme le gros Göring, soit ils mentent éhontément à des fins de propagande, comme Göbbels trismégiste, que Joseph Roth appelait « le haut-parleur personnifié ». Et souvent, les deux à la fois.

Heydrich n’échappe pas à ce tropisme nazi. Lorsqu’il prétend avoir décapité et mis hors d’état de nuire la Résistance tchèque, il le pense probablement sincèrement, et il n’a pas tout à fait tort, mais il se vante un peu quand même. Quand Gabčík heurte maladroitement le sol de son pays natal et se blesse, dans la nuit du 28 décembre 1941, l’état de la Résistance dans le Protectorat est préoccupant, mais pas complètement désespéré. Il lui reste quelques atouts à faire valoir.

Tout d’abord, Tři králové, « les trois rois », grande organisation de mouvements unifiés de la Résistance tchèque, quoique durement frappée à la tête, est encore opérationnelle. Les trois rois, ce sont les chefs de l’organisation, trois anciens officiers de l’armée tchécoslovaque. En janvier 1942, deux sont tombés : l’un a été fusillé à l’arrivée d’Heydrich, l’autre se fait torturer dans les geôles de la Gestapo. Mais il en reste un, Václav Morávek (avec un k à la fin, si bien qu’on ne le confondra ni avec le colonel Moravec, ni avec la famille Moravec, ni avec Emanuel Moravec, le ministre de l’Education). Il porte des gants hiver comme été parce qu’il s’est sectionné un doigt en se laissant glisser le long d’un câble de paratonnerre pour échapper à un contrôle de la Gestapo. Il est le dernier des trois rois, fait preuve d’une activité intense, coordonne ce qui reste de son réseau, et s’expose à toujours plus de risques. Il attend ce que son organisation demande depuis des mois : l’envoi par Londres de parachutistes.

C’est par lui que transitent vers Londres les incroyables informations fournies par l’un des plus grands espions de la Seconde Guerre mondiale, un officier allemand de très haut niveau travaillant pour l’Abwehr, Paul Thümmel, nom de code A54, alias René. À lui tout seul, il a pu prévenir le colonel Moravec de l’agression nazie contre la Tchécoslovaquie, contre la Pologne, contre la France en mai 1940, contre la Grande-Bretagne lors du plan d’invasion en juin 1940, contre l’URSS en juin 1941. Malheureusement, les pays concernés n’ont pas toujours su ou pu tenir compte de telles informations. Mais la qualité de ces renseignements impressionne grandement Londres, et c’est par le canal tchèque qu’il les fait parvenir, car A54 officie à Prague et, prudent, ne souhaite qu’un seul interlocuteur. Il représente donc un formidable atout dans la manche de Beneš, qui dépense sans compter pour alimenter sa précieuse source.

Enfin, à l’autre bout de la chaîne, les petites mains de la Résistance, ces gens comme vous et moi à ceci près qu’ils acceptent de risquer leur vie en cachant des gens, stockant du matériel, portant des messages, forment une armée des ombres tchèque, non négligeable, sur laquelle on peut encore compter.

Gabčík et Kubiš ne sont que deux pour remplir leur mission, mais en fait, ils ne sont pas seuls.

153

Dans un appartement de Prague, dans le quartier de Smíchov, deux hommes attendent. Une sonnerie les fait sursauter. L’un d’eux se lève et va ouvrir. Un homme d’assez grande taille pour l’époque entre. C’est Kubiš.

— Je suis Ota, dit-il.

— Et moi Jindra, lui répond l’un des hommes.

Jindra est le nom de l’un des plus actifs groupes de résistance, organisé à l’intérieur d’une association de sport et de culture physique, les Sokols.

On sert du thé au nouvel arrivant. Les trois hommes observent un silence pesant, que finit par rompre celui qui s’est présenté au nom de l’organisation :

— Je voudrais vous faire remarquer que la maison est gardée et que chacun de nous a quelque chose dans sa poche.

Kubiš sourit et sort un pistolet de son veston (en fait, il en a un autre dans la manche) :

— Moi aussi j’aime les jouets, dit-il.

— D’où venez-vous ?

— Je ne peux pas vous le dire.

— Pourquoi ?

— Notre mission est secrète.

— Mais vous avez déjà confié à plusieurs personnes que vous veniez d’Angleterre…

— Et alors ?

Un silence, je suppose.

— Ne soyez pas étonné de notre méfiance, nous ne manquons pas d’agents provocateurs dans ce pays.

Kubiš ne répond rien, il ne connaît pas ces gens, il a peut-être besoin de leur aide, mais il a manifestement décidé qu’il n’avait pas de comptes à leur rendre.

— Connaissez-vous en Angleterre des officiers tchèques ?

Kubiš consent à lâcher quelques noms. Il répond plus ou moins de bonne grâce à d’autres questions susceptibles de l’embarrasser. L’autre homme intervient alors. Il lui montre la photo de son beau-fils parti à Londres. Kubiš le reconnaît, ou ne le reconnaît pas, mais il semble à l’aise, puisqu’il l’est. Celui qui s’est présenté sous le nom de Jindra reprend la parole :

— Est-ce que vous êtes de Bohême ?

— Non, de Moravie.

— Quelle coïncidence, moi aussi !

Encore un silence. Kubiš sait qu’il passe un test.

— Et pourriez-vous me dire de quel endroit ?

— Des environs de Třebíč, répond Kubiš, de mauvaise grâce.

— Je connais le coin. Savez-vous ce qu’il y a d’extraordinaire à la gare de Vladislav ?

— Il y a un superbe massif de rosiers. Je suppose que le chef de gare aime les fleurs.

Les deux hommes commencent à se détendre. Kubiš finit par ajouter :

— Ne prenez pas ombrage de mon silence sur notre mission. Je ne peux vous dire que son nom de code : « Anthropoïde ».

Ce qui reste de la Résistance tchèque prend ses désirs pour des réalités, et, une fois n’est pas coutume, elle n’a pas tort :

— Vous êtes venus pour tuer Heydrich ? demande celui qui se fait appeler Jindra.

Kubiš sursaute :

— Comment le savez-vous ?

La glace est rompue. Les trois hommes se resservent du thé. Tout ce qui compte encore de résistants à Prague va se mettre au service de deux parachutistes venus de Londres.

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Pendant quinze ans, j’ai détesté Flaubert, parce qu’il me semblait responsable d’une certaine littérature française, dénuée de grandeur et de fantaisie, qui se complaisait dans la peinture de toutes les médiocrités, s’abîmant avec délice dans le réalisme le plus emmerdant, se délectant d’un univers petit-bourgeois qu’elle prétendait dénoncer. Et puis j’ai lu Salammbô, qui est immédiatement entré dans la liste de mes dix livres préférés.

Quand j’ai eu l’idée de remonter au Moyen Age pour exposer en quelques scènes les origines du contentieux tchéco-allemand, j’ai voulu chercher quelques exemples de romans historiques dont l’action remontait au-delà de l’ère moderne et j’ai repensé à Flaubert.

Dans sa correspondance, pendant qu’il rédige Salammbô, Flaubert s’inquiète : « C’est l’Histoire, je le sais bien, mais si un roman est aussi embêtant qu’un bouquin scientifique… » Il a aussi l’impression d’écrire « dans un style académique déplorable » et puis « ce qui (le) turlupine, c’est le côté psychologique de (son) histoire », d’autant plus qu’il s’agit de « donner aux gens un langage dans lequel ils n’ont pas pensé ! » En matière de documentation : « À propos d’un mot ou d’une idée, je fais des recherches, je me livre à des divagations, j’entre dans des rêveries infinies […]. » Ce problème va de pair avec celui de la véracité : « Quant à l’archéologie, elle sera “probable”. Voilà tout. Pourvu que l’on ne puisse pas me prouver que j’ai dit des absurdités, c’est tout ce que je demande. » Pour le coup, je suis désavantagé : il est plus facile de me prendre en défaut sur la plaque d’immatriculation d’une Mercedes des années 1940 que sur le harnachement d’un éléphant du IIIe siècle avant J.-C…

Quoi qu’il en soit, je ressens un certain réconfort à l’idée que Flaubert, écrivant son chef-d’œuvre, a ressenti ces angoisses et s’est posé ces questions avant moi. Et c’est encore lui qui me rassure quand il écrit : « Nous valons plus par nos aspirations que par nos œuvres. » Cela signifie que je peux rater mon livre. Tout devrait aller plus vite maintenant.

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C’est incroyable, je viens encore de trouver un roman sur l’attentat. Ça s’appelle Like a Man, d’un certain David Chacko. Le titre est censé être la traduction approximative du mot grec Anthropoïde. L’auteur est extrêmement bien documenté, il m’a donné l’impression d’avoir utilisé tout ce qu’on sait à ce jour sur l’attentat et sur Heydrich pour en faire des épisodes de roman. Même des théories très peu connues (et certes parfois sujettes à caution), telles que l’hypothèse de la bombe empoisonnée, se retrouvent dans sa trame narrative. Sa connaissance du dossier m’a grandement impressionné, considérant la foule de détails qu’il a rassemblés, dont j’incline à penser qu’ils sont véridiques, puisque dans la mesure de mon propre savoir, je n’ai pas pu le prendre en défaut une seule fois. À ce propos, il m’a obligé à nuancer mon appréciation de Sept hommes à l’aube, le roman d’Alan Burgess, que j’avais jugé assez fantaisiste. J’avais notamment émis le plus grand scepticisme à propos des croix gammées marquées au fer rouge sur le cul de Kubiš. J’avais également relevé avec condescendance une erreur grossière sur la couleur de la Mercedes d’Heydrich, présentée comme verte. Or, le roman de David Chacko confirme, et les croix gammées, et la couleur. Comme, par ailleurs, je ne l’ai pas vu se tromper une seule fois, même sur des détails très pointus dont je pensais, dans un accès d’orgueil à bien y songer légèrement délirant, qu’ils étaient peut-être connus de moi seul, j’accorde forcément beaucoup de crédit à tout ce qu’il peut raconter. Du coup, je m’interroge : cette Mercedes, pourtant, je l’ai vue noire, j’en suis sûr, aussi bien au musée de l’armée à Prague, où la voiture était exposée, et puis sur les nombreuses photos que j’ai pu consulter. Evidemment, sur une photo en noir et blanc, on peut confondre du noir avec du vert foncé. D’autre part, une petite polémique a couru à propos de la voiture exposée : le musée la présentait comme l’original, ce que certains ont contesté, affirmant qu’il s’agissait en fait d’une Mercedes maquillée à l’identique (avec le pneu crevé et la portière arrière droite déchiquetée), une reproduction. Cela dit, même s’il s’agissait d’une réplique, j’imagine qu’ils ont fait attention à la couleur ! Bon, j’accorde sans doute une importance exagérée à ce qui n’est en fin de compte qu’un élément de décor, je le sais bien. Il me semble que c’est un symptôme classique chez les névrosés. Je dois être psychorigide. Passons.

Quand Chacko écrit : « On pouvait accéder au château par différentes voies mais Heydrich, le showman, passait toujours par l’entrée principale, où se trouvait la garde », je suis fasciné par tant d’assurance. Je me demande : « Comment le sait-il ? Comment peut-il en être sûr ? »

Un autre exemple. C’est un dialogue entre Gabčík et le cuisinier tchèque d’Heydrich. Le cuisinier renseigne Gabčík sur la protection dont bénéficie Heydrich à son domicile privé : « Heydrich dédaigne toute protection, mais les SS prennent leur boulot au sérieux. C’est leur chef, vous comprenez. Ils le traitent comme un dieu. Il est l’image de ce à quoi ils aspirent tous à ressembler. La bête blonde. C’est comme ça qu’ils l’appellent dans le service. Vous ne serez capable de bien comprendre les Allemands que lorsque vous aurez compris qu’ils voient ça comme un compliment. »

L’art de Chacko réside ici dans sa faculté à intégrer une information historique – Heydrich était bel et bien surnommé la bête blonde – dans une réplique qui vaut déjà en elle-même par sa finesse psychologique, et surtout, d’un point de vue littéraire, par sa pointe finale. D’une manière générale, d’ailleurs, Chacko excelle dans les dialogues : c’est par leur truchement essentiellement qu’il opère le passage de l’Histoire au roman. Et je dois dire, moi qui répugne pourtant à employer ce procédé, que c’est très réussi, je me suis vraiment fait accrocher par plusieurs passages. Quand Gabčík répond au cuisinier, qui vient de lui faire une description terrifiante d’Heydrich : « Ne vous en faites pas, c’est un être humain. Il y a un moyen de le prouver », je jubile comme devant un western italien.

Bon, certes, les scènes où il décrit Gabčík en train de se faire sucer au milieu du salon ou Kubiš en train de se branler dans la salle de bains sont sans doute inventées. Je sais que Chacko ne sait pas si Gabčík s’est fait sucer ni, si c’est le cas, dans quelles circonstances, et encore moins où et quand Kubiš s’est branlé : par définition, ce genre de scène ne comporte aucun témoin – sauf rares exceptions – et Kubiš n’avait aucune raison de rapporter ses branlettes à qui que ce soit et il n’a pas laissé de journal. Mais l’auteur assume parfaitement la dimension psychologique de son roman, bourré de monologues intérieurs, et donc en décrochage avec une exactitude historique à laquelle inversement il ne prétend pas, puisque le livre s’ouvre sur la formule « toute ressemblance avec des faits etc. ne serait que pure coïncidence ». Chacko a donc voulu faire avant tout un roman, certes très bien documenté, mais sans être esclave de sa documentation. S’appuyer sur une histoire vraie, en exploiter au maximum les éléments romanesques, mais inventer allégrement quand cela peut servir la narration sans avoir de comptes à rendre à l’Histoire. Un tricheur habile. Un prestidigitateur. Un romancier, quoi.

C’est vrai qu’à bien regarder les photos, j’ai un doute sur la couleur. L’exposition remontant à plusieurs années, ma mémoire me trahit peut-être. Je la vois tellement noire, cette Mercedes ! C’est peut-être mon imagination qui me joue des tours. Le moment venu, il faudra que je tranche. Ou que je vérifie. D’une façon ou d’une autre.

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J’ai demandé à Natacha, pour la Mercedes. Elle aussi, elle l’a vue noire.

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Plus la puissance d’Heydrich s’accroît, plus il se comporte comme Hitler. Désormais, comme son Führer, il inflige à ses collaborateurs de longs discours enflammés sur le destin du monde. Frank, Eichmann, Böhme, Müller, Schellenberg, écoutent sagement les commentaires délirants de leur chef quand il se penche sur un planisphère :

« Les Scandinaves, les Néerlandais et les Flamands sont de race germanique… le Proche-Orient et l’Afrique seront partagés avec les Italiens… les Russes seront rejetés au-delà de l’Oural et leur pays sera colonisé par des paysans-soldats… l’Oural sera notre frontière à l’est. Nos recrues y feront leur année de service et seront formées à la guérilla comme gardes-frontière. Celui qui ne combattra pas sans trêve pourra s’en aller, je ne lui ferai rien… »

Vertige du pouvoir par la violence, sans doute, Heydrich, comme son maître, se prend déjà pour le maître du monde. Mais il y a encore une guerre à gagner, des Russes à vaincre, et une liste de princes héritiers à évincer longue comme le bras. Même en étant très optimiste, et s’il est vrai que l’étoile d’Heydrich n’en finit plus de monter dans la nuit noire du Reich, tout ceci reste donc très prématuré.

On sait que depuis le début, la lutte a toujours été féroce entre les dauphins d’Hitler. Où se place Heydrich dans ce marigot ? Beaucoup, fascinés par l’aura maléfique du personnage, et arguant de sa météorique ascension, sont persuadés qu’il aurait fini par succéder au Führer, ou pris sa place.

En 1942, toutefois, la route est encore longue vers le sommet suprême. Heydrich est plus que jamais courtisé par le premier rideau des prétendants, Göring, Bormann, Göbbels, tous tentent de l’arracher à Himmler, qui veille jalousement sur son bras droit. Mais même s’il a pris une autre dimension avec sa nomination à Prague et la charge de la Solution finale qui lui a été dévolue, Heydrich n’est pas encore tout à fait à leur niveau. Göring, bien que distancé dans la course au dauphin, est toujours officiellement numéro deux du régime et successeur désigné d’Hitler. Bormann a remplacé Rudolf Hess à la tête du parti et auprès du Führer. La propagande de Göbbels est plus que jamais l’arc-boutant du régime. Himmler dirige les Waffen SS dont les divisions combattantes se couvrent de gloire sur tous les fronts, et il contrôle entièrement tout le système concentrationnaire, deux domaines qui échappent largement aux prérogatives d’Heydrich.

Même si son poste de protecteur lui permet désormais de court-circuiter la voie hiérarchique et d’avoir un accès direct à Hitler, Heydrich ne se décide toujours pas à supplanter Himmler : il sait que son chef, si insignifiant qu’il puisse paraître, ne doit pas être sous-estimé, et de plus, sa position de numéro deux dans la SS lui permet de s’abriter derrière lui le cas échéant, en attendant le jour où il sera devenu si puissant qu’il ne redoutera plus personne.

Les rivaux directs d’Heydrich sont donc encore pour un temps d’une moindre envergure : ce sont Alfred Rosenberg, ministre des territoires de l’Est et théoricien de la colonisation dans ces territoires ; Oswald Pohl, contrôleur général des camps de concentration, comme lui responsable d’un « office central » (Haupt Amt, le HA dans RSHA ) au sein de la SS ; Hans Frank, gouverneur général de Pologne, son homologue à Varsovie ; ou encore Canaris, chef de l’Abwehr, son homologue dans la Wehrmacht… Certes, en cumulant les fonctions et les attributions, son pouvoir dépasse largement le leur, pris un par un. Mais, chacun dans son domaine, ils en restreignent l’étendue. Vu sous cet angle, il faut ajouter Dalüge, chef de la police générale, autre « office central » dépendant directement d’Himmler dans l’organigramme SS. Evidemment, son action se limite aux tâches de gendarmerie, de maintien de l’ordre, de droit commun, mais il n’empêche, l’Orpo, la Schupo, la Kripo, sans avoir la puissance ni le noir prestige de la Gestapo, n’en constituent pas moins des polices qui échappent au contrôle d’Heydrich.

Donc la route est encore longue. Mais Heydrich, il l’a déjà suffisamment montré, n’est pas homme à se décourager facilement.

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J’ai retrouvé cette anecdote dans beaucoup de livres : Himmler assistant à une séance d’exécution à Minsk s’est évanoui lorsqu’il a été éclaboussé du sang de deux jeunes filles abattues juste sous ses yeux. C’est à la suite de cette scène pénible qu’il aurait pris conscience de la nécessité de trouver un autre moyen, moins éprouvant pour les nerfs des exécuteurs, de poursuivre le travail d’élimination des Juifs et autres Untermenschen.

Mais, si j’en crois mes notes, la fin des exécutions coïncide avec une semblable prise de conscience opérée par Heydrich, lui aussi en visite d’inspection, un jour où il était accompagné de « Gestapo Müller », son subordonné.

Les Einsatzgruppen à l’œuvre procédaient toujours plus ou moins de la même manière : ils faisaient creuser une gigantesque tranchée, amenaient des centaines et même des milliers de Juifs ou de supposés opposants ramassés dans les villes ou les villages des environs, les alignaient au bord, et les abattaient à la mitrailleuse. Parfois, ils les mettaient à genoux pour leur tirer une balle dans la nuque. Mais la plupart du temps, ils ne se donnaient même pas la peine de vérifier que tout le monde était mort, et certains se sont fait enterrer vivants. Quelques-uns ont survécu, abrités derrière un cadavre, à moitié morts eux-mêmes, attendant la nuit pour remonter à la surface en grattant la terre sous laquelle ils étaient ensevelis (mais ces cas sont restés miraculeux). Plusieurs témoins ont décrit le spectacle de ces corps entassés les uns sur les autres, masse grouillante d’où s’échappaient les cris et les gémissements des agonisants. Les tranchées étaient ensuite rebouchées. Au total, avec cette méthode primaire, les Einsatzgruppen ont liquidé environ un million et demi de personnes, Juifs ou autres, mais Juifs très majoritairement.

Heydrich a assisté, en compagnie tantôt d’Himmler, tantôt d’Eichmann, tantôt de Müller, à plusieurs de ces exécutions. Lors de l’une d’elles, une jeune femme lui a tendu son bébé pour qu’il le sauve. La mère et l’enfant ont été abattus juste devant lui. Heydrich, plus hermétique qu’Himmler à aucune forme de sensiblerie, ne s’est pas évanoui. Mais, tout de même impressionné par la cruauté de la scène, s’est interrogé sur la pertinence d’un tel mode d’exécution. Et comme Himmler, il s’est inquiété de l’effet désastreux sur le moral et les nerfs de ses valeureux SS. Ce disant, il a mis la main à sa gourde et a avalé une rasade de slivovice. La slivovice est une eau-de-vie tchèque faite à base de prune, c’est très fort, et de l’avis de nombreux Tchèques, pas très bon. Gros buveur, Heydrich a dû y prendre goût depuis son installation à Prague.

Il aura mis tout de même un certain temps avant d’arriver à cette conclusion que ses Einsatzgruppen ne constituaient pas forcément la solution idéale pour régler la question juive. Lorsque, dès juillet 1941, il a effectué sa première inspection avec Himmler, à Minsk déjà, où les deux hommes se sont rendus par le train spécial du Reichsführer, Heydrich, tout comme son chef, n’a rien trouvé à redire à la tuerie à laquelle il a assisté. Ils auront eu besoin de plusieurs mois pour comprendre l’un et l’autre qu’un tel procédé faisait entrer le nazisme et l’Allemagne dans une sphère de barbarie qui risquait d’attirer au IIIe Reich la condamnation des générations futures. Il fallait faire quelque chose pour remédier à cela. Mais le processus de tuerie était si engagé que le seul remède qu’ils trouvèrent fut Auschwitz.

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Etonnamment, pendant cette sombre, cette horrible période, le nombre des mariages tchèques ne cesse d’augmenter. En fait, il y a une raison à cela. Le Service du Travail obligatoire ne concerne encore, au début 1942, que les célibataires. Du coup, on relève une augmentation significative de citoyens tchèques qui se marient à la hâte. Mais cela, évidemment, n’échappe pas à l’œil inquisiteur des services d’Heydrich. Il est donc décidé que le STO tchèque s’étende à tous les citoyens tchèques mâles sans restriction. Et ce sont des dizaines de milliers de travailleurs tchèques, mariés ou célibataires, qui sont envoyés de force aux quatre coins du Reich pour servir de main-d’œuvre partout où il y en a besoin, c’est-à-dire partout, puisque la Wehrmacht avale les travailleurs allemands par millions. Ils y croisent des Polonais, des Belges, des Danois, des Hollandais, des Norvégiens, des Français, etc.

Cette politique n’est d’ailleurs pas sans effets secondaires. Dans l’un des nombreux rapports du RSHA qui atterrissent invariablement sur le bureau d’Heydrich, on peut lire :

« De divers endroits dans le Reich, où des millions de travailleurs étrangers sont employés, nous entendons parler de cas de relations sexuelles avec des femmes allemandes. Le danger d’affaiblissement biologique est en augmentation constante. Le nombre de plaintes concernant des jeunes femmes de sang allemand recherchant des travailleurs tchèques en vue de relations sentimentales continue de se multiplier. »

Je suppose qu’Heydrich, à la lecture de ce rapport, fait la moue. Baiser des étrangères ne l’a jamais dérangé, lui. Mais que des femmes aryennes en chaleur cherchent à s’accoupler avec des métèques, voilà qui le dégoûte sûrement, et c’est une raison supplémentaire de mépriser les femmes en général. Il est certain, cependant, que Lina ne pourrait jamais faire une chose pareille, même pour se venger de ses infidélités : Lina est une vraie Allemande, de sang pur, de sang noble, qui préférerait se tuer plutôt que de coucher avec un Juif, un nègre, un Slave, un Arabe ou toute autre race inférieure. Pas comme ces truies sans conscience, qui ne méritent pas d’être allemandes. Il te les foutrait toutes au bordel, et plus vite que ça, ou dans ces élevages d’Aryens, ces haras où de jeunes blondes attendent de s’accoupler avec des étalons SS. Il ferait beau voir qu’elles se plaignent.

Je me demande comment les nazis accommodaient leur doctrine avec la beauté des Slaves : non seulement on trouve en Europe de l’Est les plus belles femmes du continent, mais en plus elles sont souvent blondes aux yeux bleus. D’ailleurs, lorsque Göbbels a eu sa liaison avec Lida Baarová, splendide actrice tchèque, il ne semble pas trop s’être posé de questions sur la pureté de la race. Mais sans doute pensait-il que sa beauté fatale la rendait apte à la germanisation. Quand on songe au physique dégénéré de la plupart des dignitaires nazis – et Göbbels avec son pied bot en est l’un des plus beaux spécimens –, on ne peut que rire en songeant à cette crainte d’« affaiblissement de la race » qui les travaillait tant. Mais pour Heydrich, évidemment, c’est différent. Lui n’est pas un petit nabot brun, et son physique porte haut l’étendard de la germanité. Y croyait-il ? Je pense que oui. On croit toujours très facilement ce qui nous flatte et nous arrange. Je repense à cette phrase de Paul Newman : « Si je n’avais pas eu les yeux bleus, je n’aurais jamais fait une telle carrière. » Je me demande si Heydrich pensait la même chose.

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Une fois de plus, je suis tombé par hasard sur une fiction relative à Heydrich. Cette fois-ci, il s’agit d’un téléfilm, Le Crépuscule des aigles, tiré d’un roman, Fatherland, de Robert Harris. Le personnage principal est joué par Rutger Hauer, l’acteur hollandais consacré par son rôle immortel de répliquant dans Blade Runner, de Ridley Scott. Ici, il joue le rôle d’un commandant SS qui sert dans la police criminelle (la Kripo).

L’histoire se déroule dans les années 1960. Le Führer règne toujours sur l’Allemagne. Berlin a été reconstruit selon les plans d’Albert Speer et ressemble à une cité qui mélange les styles baroque, Art nouveau, mussolinien et franchement futuriste. La guerre continue avec la Russie mais tout le reste de l’Europe est sous la domination du IIIe Reich. Cependant, l’époque est au dégel des relations avec les Etats-Unis. Kennedy doit rencontrer Hitler dans les jours qui viennent pour signer un accord historique. Dans cette fiction, c’est le père, Joseph Patrick, et non le fils, John Fitzgerald, qui a été élu président. Or, le père de JFK n’a jamais caché ses sympathies nazies. Le récit repose donc sur le principe du : « Et si… ? » Il bâtit une histoire alternative à partir d’une hypothèse, ici celle de la pérennité du régime hitlérien. On appelle ça une uchronie.

En l’occurrence, celle-ci prend la forme d’une intrigue policière : de hauts dignitaires nazis se font mystérieusement assassiner. Avec l’aide d’une journaliste américaine, venue couvrir la visite de Kennedy, l’inspecteur SS joué par Rutger Hauer découvre le lien entre tous ces meurtres : Bühler, Stuckart, Luther, Neumann, Lange… tous ont participé à une mystérieuse réunion tenue vingt ans plus tôt, en janvier 1942, organisée à Wannsee par Heydrich en personne. Heydrich, dans les années 1960, est devenu ministre, Reichsmarchall à la place de Göring, et plus ou moins le numéro deux du régime. Hitler, pour ne pas compromettre l’accord qu’il doit signer avec Kennedy, entend faire définitivement disparaître tous ceux qui ont participé à la réunion, afin que son ordre du jour ne soit jamais révélé. C’est là, en effet, le 20 janvier 1942, que la Solution finale a été officiellement entérinée par tous les ministères concernés de près ou de loin. C’est là, sous l’égide d’Heydrich, assisté de son fidèle adjoint Eichmann, qu’a été planifiée l’extermination par gazage de onze millions de Juifs.

L’un des participants, Franz Luther, à l’époque représentant de Ribbentrop pour les Affaires étrangères, ne veut pas mourir. Il possède des preuves irréfutables du génocide des Juifs et entend les monnayer aux Américains en échange de l’asile politique. Le monde entier, en effet, vit dans l’ignorance du génocide : officiellement, les Juifs européens ont bien été déportés, mais ils ont été réinstallés en Ukraine, où la proximité du front russe empêche aucun observateur international de se rendre pour vérifier. Luther, juste avant de se faire assassiner à son tour, contacte la journaliste américaine, qui parvient in extremis, alors qu’Hitler est sur le point d’accueillir Kennedy en grande pompe, à faire remettre les précieux documents au président américain. Du coup, la rencontre entre Kennedy et Hitler est annulée, les Etats-Unis reprennent le combat contre l’Allemagne et le IIIe Reich finit par s’effondrer, avec vingt ans de retard.

Cette fiction fait de la conférence de Wannsee en quelque sorte l’instant crucial de la Solution finale. Certes, ce n’est pas à Wannsee que la décision a été prise. Certes, les Einsatzgruppen d’Heydrich tuent déjà par centaines de milliers sur le front de l’Est. Mais c’est Wannsee qui officialise le génocide. Il ne s’agit plus de confier la tâche plus ou moins en douce (si tant est qu’on puisse tuer des millions de personnes en douce) à quelques unités d’assassins, mais de mettre toutes les infrastructures politiques et économiques du régime au service du génocide.

La réunion elle-même a duré à peine deux heures. Deux heures pour régler essentiellement des questions juridiques : que faire des demi-Juifs ? des quarts de Juifs ? des Juifs décorés de la Première Guerre ? Des Juifs mariés à des Allemandes ? Faudra-t-il indemniser les veuves aryennes de ces Juifs en leur accordant une pension ? Comme dans toutes les réunions, les seules décisions qui sont vraiment prises sont celles qui ont été décidées au préalable. En fait, pour Heydrich, il s’agissait juste d’informer tous les ministères du Reich qu’ils allaient devoir œuvrer en vue d’un objectif : l’élimination physique de tous les Juifs d’Europe.

J’ai sous les yeux le tableau distribué par Heydrich aux participants de la conférence, qui détaille le nombre de Juifs à « évacuer », pays par pays. Le tableau se divise en deux parties. La première regroupe les pays du Reich, parmi lesquels on relève que l’Estonie est déjà judenfrei, alors que le Gouvernement général (c’est-à-dire la Pologne) possède encore plus de 2 millions de Juifs. La seconde, qui donne une idée de l’optimisme nazi prévalant encore début 1942, rassemble les pays satellites (Slovaquie 88 000 Juifs, Croatie 40 000 Juifs…) ou alliés (Italie y compris Sardaigne 58 000 Juifs…), mais aussi des pays neutres (Suisse 18 000, Suède 8 000, Turquie partie européenne 55 500, Espagne 6 000…) ou ennemis (les deux seuls d’Europe qui restent à cette date : l’URSS, déjà largement envahie il est vrai, 5 millions de Juifs, dont Ukraine, entièrement occupée, près de 3 millions, et l’Angleterre, 330 000 Juifs, mais très loin d’être envahie). Par la persuasion ou par la force, il était donc prévu d’obliger absolument tous les pays européens à déporter leurs Juifs. Total inscrit au bas de la page : plus de onze millions. La mission sera à moitié remplie.

Eichmann a raconté ce qui s’est passé après la conférence. Une fois les représentants des ministères partis, il n’est plus resté qu’Heydrich et ses deux plus proches collaborateurs, Eichmann lui-même et « Gestapo » Müller. Ils sont passés dans un petit salon aux boiseries élégantes. Heydrich s’est servi un cognac, qu’il a dégusté en écoutant de la musique classique (du Schubert, je crois), et les trois hommes ont fumé un cigare ensemble. Eichmann a rapporté qu’Heydrich était d’excellente humeur.

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Hier, Raoul Hilberg est mort. C’était le père des « fonctionnalistes », ces historiens qui pensent que l’extermination des Juifs n’a pas été réellement préméditée, mais plutôt dictée par les circonstances, contrairement aux « intentionnalistes », pour lesquels le projet était clair et net depuis le début, c’est-à-dire, en gros, depuis la rédaction de Mein Kampf en 1924.

À l’occasion de sa mort, Le Monde publie des extraits d’une interview qu’il avait donnée en 1994, où sont reprises les grandes lignes de sa théorie :

« J’estime que les Allemands ignoraient, au départ, ce qu’ils feraient. C’est comme s’ils conduisaient un train dont la direction générale allait dans le sens d’une violence croissante contre les Juifs, mais dont la destination exacte n’était pas définie. N’oublions pas que le nazisme, bien plus qu’un parti, était un mouvement qui devait toujours aller de l’avant, sans jamais s’arrêter. Confrontée à une tâche qui n’avait jamais eu de précédent, la bureaucratie allemande ne savait que faire : c’est là que se situe le rôle d’Hitler. Il fallait que quelqu’un, au sommet, donnât un feu vert à des bureaucrates conservateurs par nature. »

L’un des arguments majeurs des intentionnalistes est cette phrase d’Hitler, tenue dans un discours public, en janvier 1939 : « Si la finance juive internationale en Europe et hors d’Europe réussit à nouveau à précipiter les peuples dans une guerre mondiale, le résultat n’en sera pas la bolchevisation de la terre et la victoire du judaïsme, mais bien l’extermination de la race juive en Europe. » Inversement, l’indice le plus révélateur qui tendrait à donner raison aux fonctionnalistes est que pendant longtemps les nazis ont réellement cherché des territoires pour y déporter les Juifs : Madagascar, l’océan Arctique, la Sibérie, la Palestine – Eichmann a même rencontré, à plusieurs reprises, des militants sionistes. Mais ce sont les aléas de la guerre qui leur auraient fait abandonner tous ces projets. Le transport des Juifs à Madagascar, notamment, ne pouvait être envisagé tant que le contrôle des mers n’était pas assuré, c’est-à-dire tant que la guerre avec la Grande-Bretagne se prolongeait. Et c’est la tournure de la guerre à l’Est qui aurait précipité la recherche de solutions radicales. Même s’ils ne l’avouaient pas, les nazis savaient que leurs conquêtes à l’Est étaient précaires, et la formidable résistance soviétique pouvait laisser craindre, non pas le pire, car personne en 1942 n’imaginait l’Armée rouge pénétrer en Allemagne pour aller jusqu’à Berlin, mais au moins la perte des territoires occupés. Il fallait donc faire vite. Et c’est ainsi que, de fil en aiguille, la question juive a pris une dimension industrielle.

162

Un train de marchandises s’immobilise dans un crissement interminable. Sur le quai, il y a une longue rampe. Dans le ciel, on entend le croassement des corbeaux. Au bout de la rampe, il y a une grande grille, avec une inscription en allemand sur le fronton. Derrière elle, un bâtiment en pierre brune. La grille s’ouvre. On entre à Auschwitz.

163

Ce matin, Heydrich reçoit une lettre d’Himmler indigné, à propos de quelque cinq cents jeunes Allemands arrêtés par la police de Hambourg parce qu’ils s’étaient adonnés au swing, cette danse étrangère dégénérée pratiquée en écoutant de la musique de nègre :

« Je m’élève contre toute demi-mesure en la matière. Tous les meneurs sont à expédier en camp de concentration. Cette jeunesse y recevra d’abord une bonne raclée. Le séjour en camp sera assez long, deux ou trois ans. Il doit être clair qu’ils n’auront plus le droit d’étudier. C’est seulement par une action brutale que nous pourrons éviter une dangereuse propagation de ces tendances anglophiles. »

Heydrich en fera effectivement déporter une cinquantaine. Ce n’est pas parce que le Führer lui a confié la tâche historique de faire disparaître jusqu’au dernier Juif d’Europe qu’il doit négliger les petits dossiers.

164

Journal de Göbbels, 21 janvier 1942 :

« Heydrich a finalement nommé le nouveau gouvernement du Protectorat. Hacha a remis la déclaration de solidarité avec le Reich qu’Heydrich demandait. La politique qu’Heydrich a menée dans le Protectorat peut vraiment être considérée comme un modèle. Il a facilement apaisé la crise qui s’était installée et en conséquence, le Protectorat se trouve maintenant dans un bien meilleur état, au contraire des autres territoires occupés ou satellites. »

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Comme tous les jours, Hitler s’abandonne à d’interminables soliloques, et livre en fulminant ses analyses politiques à un auditoire servile et silencieux. Au détour de sa logorrhée, il aborde la situation du Protectorat :

« Neurath s’est fait complètement rouler par les Tchèques ! Encore six mois de ce régime et la production aurait chuté de 25 % ! De tous les Slaves, le Tchèque est le plus dangereux, parce que c’est un ouvrier. Il a le sens de la discipline, il est méthodique, il sait comment dissimuler ses intentions. Maintenant ils vont travailler car ils savent que nous sommes violents et sans merci. »

C’est sa façon à lui de dire qu’il est très satisfait du travail d’Heydrich.

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Peu de temps après, Hitler reçoit Heydrich à Berlin. Heydrich se retrouve donc en présence d’Hitler, ou bien est-ce l’inverse. Hitler pérore : « Nous réparerons le gâchis tchèque si nous suivons une politique cohérente avec eux. Une grande partie des Tchèques sont d’origine germanique et il n’est pas impossible de les regermaniser. » Ce discours est encore une façon d’encourager le travail du collaborateur qui lui inspire le plus de respect, avec Speer, sans doute, mais dans des genres très différents.

Avec Speer, il peut parler d’autre chose que de politique, de guerre, de Juifs. Il peut discuter de musique, de peinture, de littérature, et puis donner corps à Germania, le futur Berlin dont ils ont dessiné les plans ensemble et que son génial architecte a charge de faire sortir de terre. Speer, pour Hitler, est un bol d’air. Il est son divertissement, sa fenêtre donnant sur un monde extérieur au labyrinthe national-socialiste qu’il a créé et dans lequel il vit enfermé. Certes, Speer est encarté et entièrement dévoué à la cause. D’ailleurs, il met toute son intelligence et son talent à réorganiser la production depuis qu’il a été nommé, en sus de son titre d’architecte officiel, ministre de l’Armement. Sa loyauté, son efficacité, sont au-dessus de tout soupçon. Mais ce n’est pas pour ça qu’Hitler le préfère. En matière de loyauté, c’est Himmler, son fidèle Heinrich, comme il l’appelle, qui lui semble imbattable. Et en matière d’efficacité aussi d’ailleurs, sans doute… Mais Speer a tellement plus de classe, tellement plus d’allure dans ses costumes si bien coupés, tellement plus d’aisance dans toutes les situations. C’est pourtant l’un de ces intellectuels qu’Hitler, l’artiste raté, l’ancien clochard de Munich, devrait abhorrer. Mais manifestement, Speer lui donne ce que personne d’autre ne lui a donné : l’amitié et l’admiration d’un homme brillant dont l’aisance sociale lui vaut d’être reconnu comme tel dans tous les milieux.

Evidemment, les raisons pour lesquelles Hitler aime Heydrich sont très différentes, voire opposées. Autant Speer incarne l’élite du monde « normal » auquel Hitler n’a jamais pu appartenir, autant Heydrich est le prototype du nazi parfait : grand, blond, cruel, totalement obéissant et d’une efficacité mortelle. L’ironie du sort veut qu’il ait du sang juif, d’après Himmler. Mais la violence manifeste avec laquelle il combat et triomphe de cette part corrompue de lui-même prouve, aux yeux d’Hitler, la supériorité de l’essence aryenne sur la juive. Et si Hitler le croit vraiment d’origine juive, il n’en est que plus savoureux pour lui d’en faire l’ange exterminateur du peuple d’Israël en lui confiant la responsabilité de la Solution finale.

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Je connais bien ces images : Himmler et Heydrich, en tenues civiles, devisant avec le Führer, sur la terrasse de son nid d’aigle, le Berghof, gigantesque bunker de luxe flanqué au sommet des Alpes bavaroises. Mais j’ignorais qu’elles avaient été filmées par la maîtresse d’Hitler en personne. Je l’apprends à l’occasion d’une soirée « Eva Braun » organisée par une chaîne du câble. Pour moi, c’est un peu la fête. J’aime pénétrer autant que faire se peut dans l’intimité de mes personnages. Je revois donc avec plaisir ces images d’Heydrich reçu par Hitler, ce grand blond au nez busqué, dominant d’une tête tous ses interlocuteurs, souriant et détendu, dans son costume beige aux manches trop courtes. Mais il n’y a pas le son, et ceci, évidemment, est très frustrant. Or, les réalisateurs du documentaire sur Eva Braun ont vraiment bien fait les choses : ils ont demandé à des spécialistes de lire sur les lèvres. Et voici donc ce qu’Himmler confie à Heydrich, devant la rambarde de pierre qui surplombe la vallée ensoleillée : « Rien ne doit nous dévier de notre tâche. » D’accord. Je vois qu’ils avaient de la suite dans les idées. Je suis un peu déçu, et content à la fois. C’est mieux que rien, quand même. Et puis, qu’est-ce que j’espérais ? Il n’allait pas lui dire : « Vous savez, Heydrich, je crois que ce petit Lee Harvey Oswald fera une très bonne recrue. »

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Malgré le poids grandissant de ses énormes responsabilités dans l’organisation de la Solution finale, Heydrich ne néglige pas non plus les affaires intérieures du Protectorat. Ce mois de janvier 1942, il trouve le temps de décider un remaniement ministériel au sein du gouvernement tchèque, suspendu de fait depuis sa fracassante arrivée à Prague en septembre. La veille même de la conférence de Wannsee, soit le 19, il nomme un nouveau Premier ministre, mais cela n’a aucune espèce de signification puisque le poste ne conserve aucune réalité fonctionnelle. Les deux postes clés de ce gouvernement fantoche sont le ministère de l’Economie, confié à un Allemand dont il n’est pas utile dans cette histoire de connaître le nom, et le ministère de l’Education, attribué à Emanuel Moravec. En nommant un Allemand comme ministre de l’Economie, Heydrich impose l’allemand comme langue de travail au sein de l’équipe gouvernementale. En nommant Moravec à la tête de l’Education, il s’assure les services d’un homme dont il a su reconnaître les formidables prédispositions à collaborer. Les deux ministères sont liés par un même objectif : maintenir et développer une production industrielle qui réponde aux besoins du Reich. Pour y parvenir, le rôle du ministre de l’Economie consiste à soumettre toutes les entreprises tchèques à l’effort de guerre allemand. Le rôle de Moravec consiste, quant à lui, à développer un système éducatif ayant pour vocation unique la formation d’ouvriers. En conséquence de quoi, les enfants tchèques ne recevront en guise d’enseignement que le strict nécessaire à leur future profession, un savoir essentiellement manuel, complété par un minimum de connaissances techniques.

Le 4 février 1942, Heydrich tient ce discours qui m’intéresse parce qu’il concerne l’honorable corporation à laquelle j’appartiens :

« Il est essentiel de régler leur compte aux enseignants tchèques car le corps enseignant est un vivier pour l’opposition. Il faut le détruire, et fermer les lycées tchèques. Naturellement, la jeunesse tchèque devra alors être prise en charge en un lieu où l’on pourra l’éduquer hors de l’école et l’arracher à cette atmosphère subversive. Je ne vois pas de meilleur endroit pour cela qu’un terrain de sport. Avec l’éducation physique et le sport, nous assurerons tout à la fois un développement, une rééducation et une éducation. »

Tout un programme : cette fois, c’est le cas de le dire !

Evidemment, la possibilité de rouvrir les universités tchèques, frappées d’une interdiction de trois ans en novembre 1939 pour cause d’agitation politique, n’est même pas envisagée. Il revient à Moravec de trouver un motif pour prolonger la fermeture au-delà des trois ans écoulés.

Ce discours m’inspire trois remarques :

 

1. En Tchéquie comme ailleurs, l’honneur de l’Education nationale n’est jamais aussi mal défendu que par son ministre. Antinazi virulent à l’origine, Emanuel Moravec est devenu après Munich le collabo le plus actif du gouvernement tchèque nommé par Heydrich, et l’interlocuteur privilégié des Allemands, bien davantage qu’Emil Hácha, le vieux président gâteux. Les livres d’histoire locale ont pris l’habitude de le désigner sous le terme de « Quisling tchèque », du nom de ce fameux collaborateur norvégien, Vidkun Quisling, dont le patronyme, par antonomase, signifie désormais « collabo » dans la majorité des langues européennes.

2. L’honneur de l’Education nationale est bel et bien défendu par les profs qui, quoi qu’on puisse en penser par ailleurs, ont vocation à être des éléments subversifs, et méritent qu’on leur rende hommage pour cela.

3. Le sport, c’est quand même une belle saloperie fasciste.

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Nous touchons encore une fois aux servitudes du genre. Aucun roman normal ne s’embarrasserait, sauf à viser un effet très spécial, de trois personnages portant le même nom. Or, moi, je dois faire avec le colonel Moravec, valeureux chef des services secrets tchèques à Londres ; la famille Moravec au comportement héroïque dans la Résistance intérieure ; Emanuel Moravec, l’infâme collabo ministre. Sans compter le capitaine Václav Morávek, chef du réseau de résistance « Tři králové ». Cette homonymie regrettable doit être une pénible source de confusion pour le lecteur. Une fiction aurait tôt fait de mettre de l’ordre dans tout ça, transformant le colonel Moravec en colonel Novak, par exemple, la famille Moravec deviendrait famille Švigar, pourquoi pas, ou le traître serait rebaptisé selon un nom fantaisiste, Nutella, Kodak, Prada, que sais-je ? Naturellement, je ne veux pas jouer à ça. Ma seule concession au confort du lecteur consistera à ne pas décliner les noms propres : si la forme féminine de Moravec devrait être en toute logique Moravcová, je garderai néanmoins la forme de base pour désigner la tante Moravec, afin de ne pas redoubler une complication (les homonymies de personnages réels) par une autre (la déclinaison au féminin ou au pluriel des noms propres en langue slave). Je n’écris pas un roman russe. Et d’ailleurs, on notera que dans les traductions françaises de Guerre et Paix, Natacha Rostova redevient, ou reste, Natacha Rostov.

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Journal de Göbbels, 6 février 1942 :

« Gregory m’a fait un rapport sur le Protectorat. L’ambiance est très bonne. Heydrich a brillamment travaillé. Il a fait preuve d’intelligence politique et de circonspection, si bien qu’on ne peut plus parler de crise. Par ailleurs, Heydrich voudrait remplacer Gregory par un SS-Führer. Je ne suis pas d’accord. Gregory possède une excellente connaissance du Protectorat et de la population tchèque, et la politique du personnel qu’Heydrich mène n’est pas toujours très intelligente, et surtout pas très directive. C’est la raison pour laquelle je tiens à Gregory. »

Qui est ce Gregory, ma foi, je n’en ai pas la moindre idée. Et que l’on ne s’y trompe pas à mon ton faussement désinvolte : j’ai cherché !

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Journal de Göbbels, 15 février 1942 :

« J’ai eu une longue conversation avec Heydrich sur la situation dans le Protectorat. L’atmosphère s’y est grandement améliorée. Les mesures prises par Heydrich produisent de bons résultats. Toutefois, l’intelligentsia nous reste hostile. Dans tous les cas, le danger que représentent les éléments tchèques pour la sécurité de l’Allemagne a été complètement neutralisé. Heydrich manœuvre avec succès. Il joue au chat et à la souris avec les Tchèques et ils avalent tout ce qu’il dit. Il a lancé une série de mesures particulièrement populaires, au premier rang desquelles la répression active du marché noir. Soit dit en passant, il est tout à fait stupéfiant de voir combien de réserves alimentaires stockées par la population sa lutte contre le marché noir a fait ressortir. Il est en train de réussir une politique de germanisation forcée d’une grande partie des Tchèques. Il avance en la matière avec une extrême prudence mais il va sans aucun doute avoir des résultats admirables dans la durée. Les Slaves, souligne-t-il, ne peuvent pas être éduqués comme on éduque des Allemands. On doit soit les briser soit les faire plier en permanence. Il réussit dans la deuxième voie en un clin d’œil, et cela, avec succès (sic). Notre tâche dans le Protectorat est parfaitement claire. Neurath s’était totalement fourvoyé, ce qui explique pourquoi la crise est survenue à Prague.

Par ailleurs, Heydrich est en train de bâtir un Service de Sécurité pour tous les secteurs occupés. La Wehrmacht lui a posé un tas de problèmes à ce sujet, mais ces difficultés ont tendance à s’aplanir. Plus la situation évolue, et plus la Wehrmacht se montre incapable de régler ces questions.

Par ailleurs, Heydrich a l’expérience de certains corps de la Wehrmacht : ils ne sont pas disposés à une politique ni à une guerre national-socialistes et pour ce qui est de diriger le peuple, ils n’y comprennent absolument rien. »

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Le 16 février, le lieutenant Bartoš, chef de l’opération « Silver A », transmet, par l’intermédiaire de l’émetteur « Libuše » avec lequel son groupe a été parachuté la même nuit que Gabčík et Kubiš, les recommandations suivantes à Londres, nous permettant ainsi d’avoir une idée assez précise des difficultés rencontrées par les parachutistes dans leur vie clandestine :

« Munissez largement d’argent et habillez convenablement les groupes que vous allez envoyer. Un pistolet de petit calibre dans la poche, une serviette, difficile à trouver ici, conviennent très bien. Le poison doit être emporté dans un tube approprié, plus petit. Suivant les possibilités, parachutez les groupes dans des régions autres que celles où ils doivent se rendre. Cela rend plus malaisées les recherches des organismes de sécurité allemande. La plus grande difficulté ici est de trouver du travail. Personne n’accepte d’embaucher quelqu’un qui ne possède pas un livret de travail. Celui qui en est titulaire est placé par le Bureau du Travail. Le danger du travail obligatoire s’accroît beaucoup au printemps et on ne peut donc pas faire engager un plus grand nombre de clandestins sans augmenter le risque de découverte du système entier. C’est pourquoi j’estime plus avantageux d’utiliser au maximum ceux qui sont ici et de limiter au minimum indispensable l’arrivée de nouveaux hommes. Signé Ice. »

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Journal de Göbbels, 26 février 1942 :

« Heydrich me remet un rapport très détaillé sur la situation dans le Protectorat. Elle n’a pas vraiment changé. Mais ce qu’il en ressort très clairement est que la tactique d’Heydrich est la bonne. Il se comporte avec les ministres tchèques comme s’ils étaient ses sujets. Hacha se met complètement au service de la nouvelle politique d’Heydrich. En ce qui concerne le Protectorat, en ce moment, il ne faut pas s’en faire. »

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Heydrich n’oublie pas la culture. En mars, il organise le plus grand événement culturel de son règne : une exposition, intitulée « Das Sowjet Paradies », qu’il fait inaugurer en grande pompe par l’immonde Frank, en présence du vieux président Hácha et de son infâme ministre collabo, Emanuel Moravec.

Je ne sais pas exactement à quoi ressemble l’exposition mais l’idée est de montrer que l’URSS est un pays barbare et sous-développé aux conditions de vie absolument déplorables, tout en soulignant, évidemment, le caractère intrinsèquement pervers du bolchevisme. C’est aussi l’occasion d’exalter les victoires allemandes sur le front de l’Est, en exhibant comme des trophées des tanks et du matériel militaire pris aux Russes.

L’exposition dure quatre semaines, elle attire un demi-million de visiteurs, dont Gabčík et Kubiš. C’est sans doute la première et la seule fois que ces deux-là verront un char soviétique.

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Au début, ça m’avait semblé une histoire simple à raconter. Deux hommes doivent en tuer un troisième. Ils y parviennent, ou non, et c’est fini, ou presque. Tous les autres, pensais-je, étaient des fantômes qui allaient glisser élégamment sur la tapisserie de l’Histoire. Les fantômes, il faut s’en occuper, et cela demande beaucoup de soin mais cela, je le savais. En revanche, j’ignorais, et j’aurais dû m’en douter pourtant, qu’un fantôme n’aspire qu’à une seule chose : revivre. Et moi, je ne demande pas mieux, mais je suis tenu par les impératifs de mon histoire, je ne peux pas laisser toute la place que je voudrais à cette armée des ombres qui grossit sans cesse et qui, pour se venger peut-être du peu de soin que je lui accorde, me hante.

Mais ce n’est pas tout.

Pardubice est une ville située en Bohême de l’Est, traversée par l’Elbe. D’une population d’environ 90 000 habitants, elle présente une jolie place centrale et de beaux bâtiments style Renaissance. C’est d’ici qu’est natif Dominik Hašek, le mythique gardien, l’un des plus grands joueurs de hockey sur glace de tous les temps.

Il y a un hôtel-restaurant, assez chic, qui s’appelle Vaselka. Comme tous les soirs, il est rempli d’Allemands. Des hommes de la Gestapo sont bruyamment attablés. Ils ont bien mangé et bien bu. Ils appellent le serveur. Celui-ci s’approche, impeccable et obséquieux. Je vois qu’ils veulent du brandy. Le serveur prend la commande. L’un des Allemands porte une cigarette à ses lèvres. Le serveur sort alors un briquet de sa poche, l’allume et, en effectuant une légère courbette, offre du feu à l’Allemand.

Ce serveur est très beau. Il a été engagé très récemment. Jeune, souriant, les yeux clairs, le regard franc, les traits fins dessinant un visage massif. Ici, à Pardubice, il répond au nom de Mirek Šolc. Il n’y a rien, a priori, qui semble justifier qu’on s’intéresse à ce serveur, sauf que la Gestapo, elle, s’y intéresse.

Un beau matin, en effet, elle convoque le patron de l’hôtel. On veut avoir des renseignements sur Mirek Šolc : d’où il vient, qui il fréquente, s’il s’absente et pour aller où. Le patron répond que Šolc vient d’Ostrava, où son père tient un hôtel. Les policiers décrochent leur téléphone et appellent Ostrava. Là-bas, personne n’a entendu parler d’un hôtelier du nom de Šolc. Alors la Gestapo de Pardubice reconvoque le patron du Vaselka, et Šolc avec lui. Le patron vient seul. Il explique qu’il a renvoyé son serveur parce que celui-ci a cassé de la vaisselle. La Gestapo le relâche, et le fait suivre. Mais Mirek Šolc a disparu pour toujours.

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Tous les parachutistes ayant opéré dans le Protectorat auront utilisé un nombre incalculable de fausses identités. Miroslav Šolc était l’une d’elles. C’est à celui qui en a fait usage qu’il faut accorder maintenant toute l’attention que mérite son rôle à venir dans l’histoire. Son vrai nom est Josef Valičík, et contrairement à Mirek Šolc, c’est un nom qu’il va falloir retenir. Valičík est donc ce beau jeune homme de 27 ans qui officiait comme serveur à Pardubice. Maintenant, il est en cavale, et tente de gagner la Moravie, pour se mettre au vert chez ses parents, car Valičík est morave, comme Kubiš, mais ce n’est pas, à vrai dire, leur point commun le plus significatif. Le sergent Valičík, en effet, était dans l’Halifax qui a parachuté Gabčík et Kubiš dans la nuit du 28 décembre, mais lui appartenait à un autre groupe, nom de code « Silver A », dont la tâche consistait à être largué avec un émetteur, nom de code « Libuše », pour renouer le contact entre Londres et A54, le super-espion allemand aux informations inestimables, par l’intermédiaire de Morávek (avec un k), le dernier des trois lions, le chef de réseau au doigt sectionné.

Evidemment, rien n’a vraiment marché comme prévu. Valičík, lors du parachutage, a été séparé de ses coéquipiers, et a connu les pires difficultés pour récupérer l’émetteur : après avoir essayé de le transporter sur une luge, il a fini par rallier Pardubice en taxi, où des agents locaux lui ont trouvé cet emploi de serveur, excellente couverture, et la fréquentation du lieu par les Allemands a flatté son sens de l’ironie.

Maintenant, sa belle couverture est brûlée et c’est dommage. Mais en un sens, elle l’oblige à gagner Prague, où l’attendent d’autres parachutistes et son destin.

Si mon histoire était un roman, je n’aurais absolument pas besoin de ce personnage. Au contraire, il m’encombrerait plutôt qu’autre chose, doublonnant avec les deux héros, d’autant qu’il va se révéler aussi gai, optimiste, courageux et sympathique que le sont Gabčík et Kubiš. Mais ce n’est pas à moi de décider de quoi l’opération « Anthropoïde » a besoin. Et l’opération « Anthropoïde » va avoir besoin d’un guetteur.

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Les deux hommes se connaissent, ils sont amis depuis l’Angleterre, où ils ont partagé la même préparation avec les forces spéciales du SOE, et depuis la France peut-être, où ils ont pu se rencontrer dans la Légion étrangère ainsi que dans l’une des divisions de l’armée de libération tchécoslovaque, en combattant aux côtés des Français. Ils portent tous les deux le même prénom. Pourtant, lorsqu’ils se serrent énergiquement la main, avec une joie non dissimulée, ils se présentent :

— Bonjour, je suis Zdenek.

— Bonjour, moi aussi, je suis Zdenek !

Ils sourient de la coïncidence. Jozef Gabčík et Josef Valičík se sont vu attribuer le même faux prénom par Londres. Si j’étais paranoïaque et égocentrique, je croirais que Londres l’a fait exprès pour ajouter à la confusion de mon récit. De toute façon, cela n’a aucune importance, puisqu’ils utilisent tous les deux un nom différent quasiment pour chaque interlocuteur. Je me suis déjà un peu moqué de la légèreté avec laquelle Gabčík et Kubiš parlaient parfois ouvertement de leur mission, mais ils savaient être rigoureux quand il le fallait, et ils devaient être très professionnels pour s’y retrouver, pour se souvenir quelle identité adopter avec quel interlocuteur.

Entre parachutistes, c’est différent, bien sûr, et si Valičík et Gabčík se présentent comme s’ils se rencontraient pour la première fois, c’est uniquement pour que chacun sache comment l’autre se fait appeler, ou plutôt, puisque c’est variable, quel prénom est mentionné sur le jeu de faux papiers qu’il utilise en ce moment.

— Tu loges chez la tante ?

— Oui, mais je bouge bientôt. Où est-ce que je peux te joindre ?

— Laisse un message au concierge, il est sûr. Demande à voir sa collection de clés, ça le mettra en confiance. Le mot de passe, c’est « Jan ».

— La tante m’a dit ça, mais… « Jan », comme Jan ?

— Non, ici, il s’appelle Ota, c’est juste un hasard.

— Ah bon, d’accord.

Cette scène n’est pas forcément très utile, et en plus je l’ai pratiquement inventée, je ne crois pas que je vais la garder.

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Avec l’arrivée de Valičík à Prague, il y a une dizaine de parachutistes qui rôdent maintenant dans la ville. Chacun, en théorie, poursuit la mission pour laquelle son groupe a été envoyé. Dans un but de cloisonnement, il est souhaitable que les groupes communiquent le moins possible entre eux, afin que si l’un tombe, il n’entraîne pas les autres avec lui. Dans la pratique, c’est presque impossible. Le nombre d’adresses où les parachutistes peuvent trouver asile est limité, alors même que la prudence leur impose de déménager le plus souvent possible. De fait, lorsqu’un groupe ou un parachutiste quitte une adresse, un autre prend sa place, et tous les membres de tous les groupes se croisent plus ou moins régulièrement.

Dans l’appartement des Moravec, notamment, défile à peu près tout ce que Prague compte de parachutistes. Le père ne pose pas de questions ; la mère, qu’ils appellent affectueusement « la tante », leur fait des gâteaux ; le fils, Ata, se pâme d’admiration pour ces hommes mystérieux qui cachent des pistolets dans leurs manches.

Il résulte de ce ballet que Valičík, originellement rattaché à « Silver A », se rapproche rapidement d’« Anthropoïde ». Bientôt, il aide Gabčík et Kubiš à effectuer leurs repérages.

Il résulte aussi que Karel Čurda, du groupe « Out Distance », rencontre à peu près tout le monde : les parachutistes et ceux qui les hébergent – autant de noms à donner, autant d’adresses à indiquer.

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« J’adore Kundera, il n’empêche que j’aime moins le seul de ses romans qui se passe à Paris. Parce qu’il n’est pas vraiment dans son élément. Comme s’il avait une très belle veste, mais qu’elle était soit une demi-taille trop grande, soit une demi-taille trop petite pour lui (rires). Moi, j’y crois quand Milos et Pavel marchent dans Prague. »

Voilà ce que dit Marjane Satrapi, dans une interview donnée aux Inrocks pour la sortie de son très beau film, Persepolis. En lisant ça, je me sens vaguement inquiet. La jeune femme chez qui je feuillette le magazine et à qui je fais part de cette inquiétude me rassure : « Oui, mais toi, tu es allé à Prague, tu as vécu là-bas, tu aimes cette ville. » Oui, mais, pour Kundera, c’est la même chose avec Paris. D’ailleurs, ajoute Marjane Satrapi : « Même si je vivais encore vingt ans en France, je n’ai pas grandi ici. Il y aura toujours un petit fond de l’Iran dans mon œuvre. Evidemment, j’aime Rimbaud, mais Omar Khayam (savant et poète persan du XIIe siècle, ndlr) me parlera toujours plus. » C’est bizarre, je ne m’étais jamais posé le problème dans ces termes. Est-ce que Desnos me parle plus que Nezval ? Je ne sais pas. Je ne pense pas que Flaubert, Camus ou Aragon, me parlent plus que Kafka, Hašek ou Holan. Ni d’ailleurs que García Márquez, Hemingway ou Anatoli Rybakov. Est-ce que Marjane Satrapi sentira que je n’ai pas grandi à Prague ? Est-ce que, lorsque la Mercedes surgira du virage, elle n’y croira pas ? Elle dit encore : « Lubitsch a beau être devenu un cinéaste hollywoodien, il a toujours réinventé, refantasmé l’Europe, une Europe de Juif d’Europe de l’Est. Même quand ses films se déroulent aux Etats-Unis, pour moi ça se passe à Vienne ou à Budapest. Et c’est tant mieux. » Mais alors aurait-elle l’impression que mon récit se déroule à Paris, où je suis né, et non à Prague, vers où tout mon être pourtant aspire ? Aura-t-elle des images de la banlieue parisienne qui lui traverseront l’esprit quand je conduirai la Mercedes jusque dans ce virage d’Holešovice, près du pont de Troie, dans les faubourgs de Prague ?

Non, mon histoire commence dans une ville du nord de l’Allemagne, se poursuit à Kiel, Munich, Berlin, puis se déplace en Slovaquie orientale, passe très brièvement par la France, continue à Londres, à Kiev, retourne à Berlin, et va se finir à Prague, Prague, Prague ! Prague, la ville aux cent tours, ce cœur du monde, l’œil du cyclone de mon imaginaire, Prague aux doigts de pluie, rêve baroque d’empereur, foyer de pierre du Moyen Age, musique de l’âme s’écoulant sous les ponts, Charles IV l’empereur, Jan Neruda, Mozart et Wenceslas, Jan Hus, Jan Žižka, Joseph K., Praha s prsty deti, le chem incrusté dans le front du Golem, le cavalier sans tête de la rue Liliova, l’homme de fer une fois par siècle attendant d’une jeune fille sa libération, l’épée cachée dans une pile du pont, et aujourd’hui ces bruits de bottes qui résonnent pour combien de temps encore. Un an. Peut-être deux. Trois en fait. Je suis à Prague, pas à Paris, à Prague. Nous sommes en 1942. C’est le début du printemps et je n’ai pas de veste. « L’exotisme est une chose que je déteste », assène encore Marjane. Prague n’a rien d’exotique puisque c’est le cœur du monde, l’hyper-centre de l’Europe, puisque c’est là que, en ce printemps de 1942, va se jouer l’une des plus grandes scènes de la grande tragédie de l’univers.

Bien sûr, contrairement à Marjane Satrapi, Milan Kundera, Jan Kubiš et Jozef Gabčík, je ne suis pas un exilé politique. Mais c’est justement pour ça peut-être que je peux parler d’où je veux sans être toujours ramené à mon point de départ, parce que je n’ai pas de comptes à rendre ni à régler avec mon pays natal. Je n’ai pas pour Paris la nostalgie déchirante ou la mélancolie désenchantée des grands exilés. C’est pourquoi je peux rêver, librement, à Prague.

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Valičík aide ses deux camarades en quête du lieu idéal. Un jour qu’il arpente la ville, il attire l’attention d’un chien errant. Quelle familiarité ou quelle étrangeté l’animal décèle-t-il chez cet homme ? Il lui emboîte le pas. Valičík ne tarde pas à sentir une présence dans son dos. Il se retourne. Le chien s’arrête. Il repart. Le chien repart avec lui. Ensemble, ils traversent la ville. Lorsque Valičík rentre chez le concierge des Moravec, où il est hébergé, il l’a adopté et baptisé : quand le concierge rentre à son tour, il lui présente Moula. Désormais, ils vont faire leurs repérages ensemble et lorsque Valičík ne peut pas l’emmener, il supplie le brave concierge de lui « garder son dragon » (ce devait donc être un gros chien, ou bien un tout petit, si Valičík s’exprimait par antiphrase). Quand son maître s’absente, Moula l’attend sagement couché sous la table du salon, sans bouger pendant des heures. De fait, l’animal n’aura sans doute pas un rôle décisif dans l’opération « Anthropoïde », mais je préfère rapporter un détail inutile plutôt que prendre le risque de passer à côté d’un détail essentiel.

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Speer revient à Prague, mais cette fois, moins en grande pompe que lors de sa précédente visite. Il s’agit toujours, je suppose, de discuter main-d’œuvre, entre le ministre de l’Armement et le protecteur de l’un des plus grands pôles industriels du Reich. Au printemps 1942, plus encore qu’en décembre 1941, alors que des millions d’hommes se battent sur le front de l’Est, alors que les chars soviétiques continuent de supplanter ceux des Allemands, alors que l’aviation soviétique relève la tête et que les bombardiers anglais survolent et frappent de plus en plus fréquemment les villes allemandes, la question est vitale. Il faut toujours plus d’ouvriers pour produire plus de tanks, plus d’avions, plus de canons, plus de fusils, plus de grenades, plus de sous-marins, et ces armes nouvelles qui doivent permettre au Reich de remporter la victoire.

Cette fois-ci, Speer est dispensé de visite de la ville et de cortège officiel. Il est venu seul, sans sa femme, pour une réunion de travail avec Heydrich. Ni l’un ni l’autre n’ont le temps pour les mondanités. Speer, dont l’efficacité dans son domaine est reconnue à l’égal de celle d’Heydrich dans le sien, s’en félicite sûrement. Cependant il ne peut s’empêcher de remarquer que non seulement Heydrich, cette fois-ci, se déplace sans escorte, mais qu’il parcourt tranquillement les rues de Prague dans une voiture découverte, non blindée, sans autre garde du corps que son chauffeur. Il s’en inquiète auprès d’Heydrich, qui lui répond : « Pourquoi voulez-vous que mes Tchèques me tirent dessus ? » Heydrich n’a sans doute pas lu ce qu’écrivait le Juif Joseph Roth, écrivain viennois réfugié à Paris qui, dans un article de journal, se moquait, dès 1937, de la débauche de moyens et d’hommes mobilisés pour assurer la sécurité des dignitaires nazis. Dans cet article, il leur faisait dire : « Oui, voyez-vous, je suis devenu si grand que je suis même obligé d’avoir peur ; je suis si précieux que je n’ai pas le droit de mourir ; je crois tellement en mon étoile que je me méfie du hasard qui peut être fatal à maintes étoiles. Qui ose, gagne ! – Qui a gagné trois fois n’a plus besoin d’oser ! » Depuis, Joseph Roth ne se moque plus de personne car il est mort en 1939 mais peut-être, après tout, Heydrich avait-il lu cet article, paru dans un journal de réfugiés dissidents, donc d’éléments subversifs dont la surveillance ne devait sans doute pas échapper au SD. Toujours est-il que lui, l’homme d’action, l’athlète, le pilote, le combattant, se doit d’expliquer une partie de sa Weltanschauung à ce civil manucuré qu’est Speer : s’entourer de gardes du corps est un comportement petit-bourgeois par trop inélégant. Il abandonne cette attitude à Bormann et aux autres hiérarques du parti. De fait, il dément Joseph Roth : plutôt mourir que de laisser croire qu’il a peur.

Il n’empêche que la première réaction d’Heydrich a dû troubler Speer : pourquoi attenter à la vie d’Heydrich ? Comme si les raisons manquaient de tuer les chefs nazis en général, et Heydrich en particulier ! Speer n’est pas dupe de la popularité des Allemands dans les territoires occupés, et il pense qu’Heydrich ne l’est pas non plus. Mais l’homme semble tellement sûr de lui : Speer ne sait pas si le ton paternaliste d’Heydrich parlant de « ses » Tchèques est une fanfaronnade, ou si Heydrich est vraiment aussi fort qu’il le dit. Lui-même a peut-être des réflexes petits-bourgeois, mais dans la Mercedes décapotable qui se faufile dans les rues de Prague, il ne se sent pas tout à fait rassuré.

182

Le capitaine Morávek, dernier des trois rois encore vivant, ultime chef de l’organisation tricéphale de la Résistance tchèque, sait qu’il ne devrait pas se rendre au rendez-vous que lui a fixé son vieil ami René, alias le colonel Paul Thümmel, officier de l’Abwehr, alias A54, le plus grand espion ayant jamais travaillé pour la Tchécoslovaquie. A54 est parvenu à le prévenir : il est grillé, et ce rendez-vous est un piège. Mais Morávek pense sans doute que son audace le protège. N’est-ce pas elle qui lui a sauvé la vie tant de fois ? Celui qui a pris l’habitude d’envoyer des cartes postales au chef de la Gestapo de Prague pour signer ses exploits ne se laisse pas effrayer pour si peu. Allez savoir pourquoi, il veut en avoir le cœur net. Arrivé dans le parc de Prague où le rendez-vous a été donné, il repère son contact, mais aussi les hommes chargés de le surveiller. Il s’apprête à déguerpir, mais deux hommes en imperméable, arrivés dans son dos, l’interpellent. Je n’ai personnellement jamais assisté à une fusillade, et j’imagine mal à quoi cela peut ressembler dans une ville aussi paisible que Prague l’est aujourd’hui. Plus de cinquante coups de feu, pourtant, sont échangés dans la poursuite qui s’engage. Morávek traverse au pas de course l’un des ponts qui enjambent la Vltava (malheureusement j’ignore lequel) et saute dans un tramway en marche. Mais les hommes de la Gestapo se sont multipliés, ils arrivent de partout, c’est comme s’ils se téléportaient, il y en a aussi dans le wagon. Morávek saute du tram. Mais il est touché aux jambes. Il s’écroule sur les rails et, cerné de toutes parts, retourne son arme contre lui. C’est évidemment le moyen le plus sûr de ne rien dire à l’ennemi. Mais ses poches, elles, vont parler : sur son cadavre, les Allemands trouvent une photo d’un homme qu’ils ignorent encore être Josef Valičík.

Cette histoire signe la fin du dernier chef des « trois rois », le légendaire réseau tchèque. Elle est également une épine dans le pied d’« Anthropoïde », puisqu’à cette date, le 20 mars 1942, Valičík y est déjà étroitement associé. Elle permet également à Heydrich de signer un succès supplémentaire, à la fois en tant que protecteur de Bohême-Moravie, qui achève de décapiter l’une des plus dangereuses organisations de la Résistance encore active, remplissant ainsi la mission pour laquelle il a été envoyé, et aussi en tant que chef du SD, puisqu’il démasque un super-espion et que cet espion est un officier de l’Abwehr, le service concurrent de son rival et ancien mentor Canaris. Ce n’est pas la première ni la dernière mauvaise journée que l’Histoire traversera, mais ce 20 mars 1942 n’est définitivement pas à marquer d’une pierre blanche dans la guerre secrète que les Alliés livrent aux Allemands.

183

À Londres, on s’impatiente. Voilà cinq mois qu’« Anthropoïde » a été parachuté et depuis, quasiment aucune nouvelle. Londres sait pourtant que Gabčík et Kubiš sont encore en vie, et opérationnels. « Libuše », nom de code du seul émetteur clandestin alors en activité, transmet ce genre de renseignements, quand il en a. Par son intermédiaire, Londres décide donc d’assigner une nouvelle mission aux deux agents. De tout temps, les employeurs sont obsédés par le rendement de leurs employés. Cette mission n’annule pas la précédente, mais elle se rajoute à elle. Et de fait, la suspend. Gabčík et Kubiš sont furieux. Ils doivent aller à Pilsen, participer à une opération de sabotage.

Pilsen est une grande ville industrielle située à l’ouest du pays, assez proche de la frontière allemande, renommée pour sa bière, la fameuse Pilsner Urquell. Ce n’est pas pour sa bière, cependant, que Pilsen intéresse Londres, mais pour ses usines Škoda. En effet, Škoda, en 1942, ne produit pas des voitures, mais des canons. Un raid aérien est programmé dans la nuit du 25 au 26 avril. Il s’agit pour les parachutistes d’allumer des feux de signalisation aux quatre coins du complexe industriel pour permettre aux bombardiers anglais de repérer leur cible.

Plusieurs parachutistes, au moins quatre, se rendent donc à Pilsen, séparément, en vue de l’opération. Ils se rejoignent en ville, à un point de rendez-vous convenu à l’avance (le restaurant Tivoli, je me demande s’il existe encore) et, la nuit venue, mettent le feu à une étable et à une meule de paille, à proximité de l’usine.

Quand les bombardiers arrivent, ils n’ont plus qu’à larguer leurs bombes entre les deux points lumineux. Mais ils balancent tout à côté. La mission est un échec total, bien que les parachutistes aient parfaitement accompli ce qui leur était demandé.

Cependant, Kubiš fait la connaissance, durant son bref séjour à Pilsen, d’une jeune vendeuse, membre de la Résistance, qui aide le groupe à remplir sa mission. Où qu’il soit passé, avec sa belle gueule d’acteur américain qui pourrait être le jeune fils de Cary Grant et Tony Curtis s’ils avaient eu un enfant ensemble, Kubiš a toujours eu beaucoup de succès. Au moins, si l’opération est un échec cuisant, lui n’aura pas perdu son temps. Deux semaines plus tard, soit deux semaines avant l’attentat, il écrira une lettre à cette jeune femme, Marie Žilanová. Une imprudence de plus, sans conséquence. J’aurais bien aimé connaître le contenu de la lettre, j’aurais dû la recopier en tchèque quand je l’ai eue sous les yeux.

À leur retour à Prague, les parachutistes sont très énervés. On leur a fait courir beaucoup de dangers, au risque de compromettre leur mission principale, leur mission historique, tout ça pour quelques canons. Ils font envoyer à Londres un message aigre où ils demandent que, la prochaine fois, on leur envoie des pilotes qui connaissent la région.

À vrai dire, dans cette mission parenthèse de Pilsen, je ne suis même pas certain que Gabčík ait été présent. Je sais juste qu’il y avait Kubiš, Valičík, et Čurda.

Or, je m’avise que, à l’exception d’une elliptique allusion au chapitre 178, je n’ai pas encore parlé de Karel Čurda, qui a pourtant, historiquement et dramaturgiquement, un rôle essentiel.

184

Dans toute bonne histoire, il faut un traître. Et dans la mienne, il y en a un. Il s’appelle Karel Čurda. Il a 30 ans et je ne sais pas, d’après les photos dont je dispose, si la trahison peut se lire sur son visage. C’est un parachutiste tchèque dont le parcours ressemble à s’y méprendre à ceux de Gabčík, Kubiš ou Valičík. Engagé dans l’armée puis démobilisé après l’occupation allemande, il quitte le pays par la Pologne et rejoint la France où il s’engage dans la Légion étrangère puis intègre l’Armée tchécoslovaque en exil, et passe en Angleterre après la défaite de la France. À la différence de Gabčík, Kubiš et Valičík, cependant, il n’est pas envoyé sur le front pendant la retraite française. Mais ce n’est pas ce qui le distingue fondamentalement des autres parachutistes. En Angleterre, il se porte volontaire pour des missions spéciales et suit le même entraînement intensif. Il est parachuté sur le Protectorat avec deux autres équipiers dans la nuit du 27 au 28 mars 1942. La suite, il est encore trop tôt pour la raconter.

Mais c’est dès l’Angleterre que le drame se met en place, car c’est là qu’il aurait dû être évité : c’est là que progressivement se révèle le caractère douteux de Karel Čurda. Celui-ci boit beaucoup, et naturellement, ce n’est pas un crime. Mais lorsqu’il a trop bu, il tient des propos qui effarent ses camarades de régiment. Il dit qu’il admire Hitler. Il dit qu’il regrette d’avoir quitté le Protectorat, qu’il vivrait beaucoup mieux à l’heure qu’il est s’il y était resté. Ses camarades lui font si peu confiance, le trouvent si peu fiable, qu’ils écrivent une lettre pour signaler son comportement et ses propos au général Ingr, ministre de la Défense du gouvernement tchèque en exil. Ils ajoutent qu’il a également tenté des escroqueries au mariage dans deux familles anglaises. Heydrich, en son temps, s’était fait chasser de l’armée pour moins que ça. Le ministre transmet les informations au colonel Moravec, chef des services secrets et responsable des opérations spéciales. Et c’est précisément là que le sort de beaucoup d’hommes se scelle. Que fait Moravec ? Rien. Il se serait contenté de noter dans le dossier de Čurda que l’homme est un bon sportif aux capacités physiques certaines. En tout cas, il ne l’écarte pas de la sélection des parachutistes pour les missions spéciales. Et dans la nuit du 27 au 28 mars 1942, Čurda, avec deux autres équipiers, est largué au-dessus de la Moravie. Aidé par la Résistance locale, il parvient à rejoindre Prague.

Après la guerre, quelqu’un fera ce constat : parmi les quelques dizaines de parachutistes sélectionnés pour être envoyés en mission dans le Protectorat, la quasi-totalité s’était déclarée motivée par un sentiment patriotique. Deux seulement, dont Čurda, avaient déclaré s’être portés volontaires par goût de l’aventure, et ces deux-là ont trahi.

Mais la trahison de l’autre, par sa portée, n’aura aucune commune mesure avec celle de Karel Čurda.

185

La gare de Prague est un magnifique édifice de pierre sombre, orné de tours parfaitement inquiétantes, qui ressemble à un décor d’Enki Bilal. Aujourd’hui, 20 avril 1942, jour anniversaire du Führer, le président Hácha, au nom du peuple tchèque, fait un cadeau à Hitler : il lui offre un train médical. Par la force des choses, la cérémonie officielle, dont le point d’orgue est la visite du train par Heydrich en personne, a lieu dans la gare. Pendant qu’Heydrich visite le train, une foule de badauds est rassemblée à l’extérieur, à l’endroit même où l’on peut lire sur un panneau blanc planté dans la terre : « Ici se dressait le mémorial de Wilson, enlevé sur l’ordre du Reich-Protektor, SS-Obergruppenführer Heydrich. » Je voudrais bien dire que dans la foule se trouvent Gabčík ou Kubiš, mais je n’en sais rien, et j’en doute. Apercevoir Heydrich dans ces conditions n’a aucun intérêt pratique pour eux, puisqu’il s’agit d’un événement ponctuel, qui n’est pas amené à se reproduire, et comme l’endroit est évidemment lourdement gardé pour l’occasion, leur présence les exposerait à des risques inutiles.

Par contre, je suis presque sûr que la blague qui s’est immédiatement répandue dans toute la ville est partie d’ici. J’imagine que quelqu’un, dans la foule, sans doute un vieux Tchèque garant de l’esprit tchèque, a dit à haute voix, pour que ses voisins l’entendent : « Pauvre Hitler ! Il doit être bien malade, s’il a besoin de tout un train pour se faire soigner… » Du pur soldat Chvéïk.

186

Josef Gabčík, allongé sur son petit lit de fer, écoute au-dehors le grelot du tramway qui remonte vers Karlovo náměstí, la place Charles. Tout près d’ici, la rue Resslova, qui descend vers le fleuve, ignore encore de quelle tragédie elle sera bientôt le théâtre. Quelques traits de lumière se fraient un passage à travers les volets clos de l’appartement qui, ces jours-ci, accueille et cache le parachutiste. De temps à autre, on entend le parquet grincer dans le couloir, sur le palier, ou chez un voisin. Gabčík est aux aguets, comme toujours, mais calme. Ses yeux fixés au plafond dessinent mentalement des cartes d’Europe. Sur l’une d’entre elles, la Tchécoslovaquie a retrouvé sa place et ses frontières. Sur une autre, la peste brune a franchi la Manche pour accrocher la Grande-Bretagne à l’une des branches de sa croix gammée. Gabčík, pourtant, tout comme Kubiš, répète à qui veut l’entendre que la guerre sera terminée dans moins d’un an, et sans doute le croient-ils. Et pas comme les Allemands l’espèrent, évidemment. Déclarer la guerre à l’URSS, erreur fatale du grand Reich. Déclarer la guerre aux Etats-Unis, pour honorer son alliance avec le Japon, deuxième erreur. Il est assez ironique que si la France a été vaincue en 1940 pour n’avoir pas honoré ses engagements envers la Tchécoslovaquie en 1938, ce soit maintenant l’Allemagne qui s’apprête à perdre la guerre parce qu’elle aura honoré les siens envers le Japon. Mais un an ! C’est, rétrospectivement, faire preuve d’un optimisme touchant.

Je suis certain que ces considérations géopolitiques occupent l’esprit de Gabčík et de ses amis, les entraînant dans des discussions sans fin, la nuit, quand ils ne parviennent pas à trouver le sommeil, quand ils peuvent toutefois se détendre un peu en bavardant, à condition d’oublier l’éventualité d’une visite nocturne de la Gestapo, de cesser d’être attentif au moindre bruit dans la rue, l’escalier, la maison, de ne pas entendre dans leur tête des coups de sonnette imaginaires mais tout aussi bien de guetter les coups de sonnette réels.

C’est une autre époque celle où, chaque jour, les gens attendent avec impatience, non pas des résultats sportifs, mais des nouvelles du front russe.

Cependant le front russe n’est pas la préoccupation première de Gabčík. La chose la plus importante de la guerre, aujourd’hui, c’est sa mission. Combien sont-ils à le croire ? Gabčík et Kubiš en sont persuadés. Valičík, le beau gosse parachutiste qui va les aider, aussi. Le colonel Moravec, chef des services secrets tchèques à Londres. Le président Beneš, pour l’instant. Et moi. C’est tout, je crois. L’objectif d’Anthropoïde n’est connu de toute façon que d’une poignée d’hommes. Mais même parmi eux, certains le désapprouvent.

C’est le cas des officiers parachutistes en activité à Prague, et aussi des chefs de la Résistance intérieure (ou ce qu’il en reste) parce qu’ils redoutent les représailles en cas de succès. Gabčík, il y a peu, a eu une scène pénible avec eux. Ils voulaient le convaincre de renoncer à sa mission ou au moins de changer de cible, de prendre plutôt un éminent Tchèque collabo, Emanuel Moravec par exemple, à la place d’Heydrich. Cette crainte de l’Allemand ! Il est comme un maître qui bat son chien : le chien peut parfois refuser d’obéir à son maître mais jamais il ne parvient à se retourner contre lui.

Le lieutenant Bartoš, parachuté de Londres pour remplir d’autres missions de résistance, a voulu donner l’ordre d’annuler l’opération. C’est le plus haut gradé parmi les parachutistes à Prague. Mais ici les grades ne signifient rien. L’équipe d’Anthropoïde, composée des seuls Gabčík et Kubiš, a reçu ses instructions à Londres, du président Beneš en personne. Elle n’a plus d’ordre à recevoir de qui que ce soit. Elle n’a qu’à mener sa mission à bien, c’est tout. Gabčík et Kubiš sont des hommes, et tous ceux qui les ont côtoyés ont souligné leurs qualités humaines, leur générosité, leur bonne humeur, leur dévouement. Mais Anthropoïde est une machine.

Bartoš a fait demander à Londres de stopper Anthropoïde. En réponse, il a reçu un message codé indéchiffrable, sauf par Gabčík et Kubiš. Gabčík, allongé sur son petit lit de fer, tient le texte à la main. Personne n’a jamais retrouvé ce document qui a écrit l’Histoire. Mais en quelques lignes cryptées le destin a choisi sa route : l’objectif reste inchangé. La mission d’Anthropoïde est confirmée. Heydrich va mourir. Dehors, un tramway s’éloigne dans un grincement métallique.

187

Le Standartenführer SS Paul Blobel, en charge du Sonderkommando 4a de l’Einsatzgruppe C, celui qui avec tant de zèle s’est acquitté de sa tâche à Babi Yar, en Ukraine, est en train de devenir fou. Lorsque, dans la nuit de Kiev, il repasse en voiture devant le lieu de ses crimes et qu’il contemple à la lumière des phares le spectacle hallucinant offert par le ravin maudit, il est comme Macbeth qui voit les fantômes de ses victimes. Il faut dire que les morts de Babi Yar ne se laissent pas facilement oublier, car la terre qui a servi à les ensevelir, elle, est vivante. Elle fume, des mottes sautent comme des bouchons de champagne, tandis que des bulles, produites par les gaz des corps en décomposition, s’échappent du sol. L’odeur est horrible. Blobel, agité d’un rire dément, explique à ses visiteurs : « Voici où reposent mes trente mille Juifs ! » Et il fait un geste ample qui embrasse tout le ravin, cet immense ventre gargouillant.

Si ça continue, les morts de Babi Yar auront sa peau. Au bout du rouleau, il fait le voyage jusqu’à Berlin pour demander à Heydrich en personne de le muter ailleurs. Le chef du RSHA l’accueille comme il se doit : « Alors comme ça, vous avez mal au ventre. Vous êtes un mou. Vous êtes devenu pédé. On ne peut plus vous envoyer que dans des magasins de porcelaine. Mais je vais vous enfoncer le nez bien au fond, moi ! » Je ne sais pas s’il s’agit en allemand d’une expression idiomatique. Quoi qu’il en soit, Heydrich ne tarde pas à retrouver son calme. L’homme qu’il a en face de lui est une loque imbibée, il est devenu incapable d’assurer plus longtemps la tâche qui lui a été confiée. Il serait inutile et dangereux de le maintenir dans ses fonctions contre son gré. « Vous vous présenterez chez le Gruppenführer Müller, vous lui direz que vous voulez des vacances, il vous retirera votre commandement de Kiev. »

188

Le quartier ouvrier de Žižkov, situé dans l’est de Prague, passe pour posséder la plus forte concentration de bars de toute la ville. Il comporte également beaucoup d’églises, comme il se doit dans une capitale que l’on surnomme « la ville aux cent clochers ». Dans l’une d’elles, un prêtre se souvient qu’un jeune couple, « lorsque les tulipes étaient en fleur », était venu à sa rencontre. L’homme était de petite taille, il avait le regard perçant et les lèvres fines. La jeune fille était charmante, elle respirait la joie de vivre, je le sais. Ils avaient l’air de s’aimer. Ils voulaient se marier, mais pas tout de suite. Ils souhaitaient réserver une date précise, mais aléatoire : « quinze jours après la guerre ».

189

Je me demande bien comment Jonathan Littell sait que Blobel, le responsable alcoolique du Sonderkommando 4a de l’Einsatzgruppe C, en Ukraine, avait une Opel. Si Blobel roulait vraiment en Opel, je m’incline. J’avoue que sa documentation est supérieure à la mienne. Mais si c’est du bluff, cela fragilise toute l’œuvre. Parfaitement ! Il est vrai que les nazis se fournissaient massivement chez Opel, il est donc tout à fait vraisemblable que Blobel ait possédé, ou disposé, d’un véhicule de cette marque. Mais vraisemblable n’est pas avéré. Je radote, n’est-ce pas ? Les gens à qui je dis ça me prennent pour un maniaque. Ils ne voient pas le problème.

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Valičík et Ata, le jeune fils Moravec, viennent d’échapper miraculeusement à un contrôle de police qui s’est soldé par la mort de deux parachutistes. Ils ont trouvé asile chez le concierge de l’immeuble des Moravec, à qui ils racontent leur mésaventure. Je pourrais moi aussi la raconter, mais je me dis qu’une scène de roman d’espionnage de plus, à quoi bon ? Les romans modernes marchent à l’économie, c’est comme ça, et le mien ne saurait échapper continuellement à cette logique mesquine. Il suffit que l’on sache que c’est grâce au sang-froid de Valičík et à sa parfaite appréciation de la situation que les deux hommes n’ont pas été arrêtés, et ne sont pas morts.

Valičík, profitant de la forte impression que cette aventure et lui-même ont produite sur l’adolescent, lui dit ceci, à toutes fins utiles :

— Vois-tu cette caisse en bois, Ata ? Les Boches pourraient la battre jusqu’à ce qu’elle commence à parler. Mais toi, dans un cas pareil, tu ne dois rien dire, rien, tu comprends ?

Cela, par contre, n’est pas une réplique inutile dans l’économie narrative de cette histoire.

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Evidemment, on se sera douté que la parution du livre de Jonathan Littell, et son succès, m’ont un peu perturbé. Je peux toujours me rassurer en me disant que nous n’avons pas le même projet, je suis bien obligé de reconnaître que nos sujets sont assez proches. Je suis en train de le lire, et chaque page me donne envie d’en faire des commentaires. Il faut que je réprime cette envie. Je mentionnerai simplement qu’il y a un portrait d’Heydrich au début du livre. Je ne citerai qu’une seule phrase : « ses mains paraissaient trop longues, comme des algues nerveuses attachées à ses bras », parce que, je ne sais pas pourquoi, j’aime bien cette image.

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Je dis qu’inventer un personnage pour comprendre des faits d’histoire, c’est comme maquiller les preuves. Ou plutôt, comme dit mon demi-frère, avec qui je discute de tout cela, introduire des éléments à charge sur les lieux du crime alors que les preuves jonchent le sol

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C’est une ambiance de photo en noir et blanc qui flotte fatalement sur Prague en 1942. Les passants hommes portent des chapeaux mous et des costumes sombres, tandis que les femmes portent ces jupes cintrées qui leur donnent à toutes des airs de secrétaires. Je le sais, j’ai les photos devant moi. Enfin non, j’avoue, j’exagère un peu, pas toutes des secrétaires. Des infirmières aussi.

Des policiers tchèques, postés au milieu des carrefours pour régler la circulation, ressemblent bizarrement à des bobbies londoniens, avec leur drôle de casque, alors que l’on vient justement d’adopter la conduite à droite, allez comprendre…

Les tramways qui passent et repassent en émettant leur petit son de clochette ont l’apparence de vieux wagons de train rouge et blanc (mais comment puis-je le savoir, puisque les photos sont en noir et blanc ? Je le sais, c’est tout). Ils ont des phares ronds qui sont comme des lanternes.

Les façades des immeubles dans Nové Město arborent des néons lumineux qui font de la réclame pour toutes sortes de choses : de la bière, des marques de vêtements, et Bata, le célèbre fabricant de chaussures, évidemment, au pied de la place Wenceslas, cette place qui a tout d’une avenue géante, presque aussi longue et large que les Champs-Elysées.

À vrai dire, la ville entière semble se couvrir d’inscriptions, et pas seulement de réclames. Des V prolifèrent partout, symboles au départ de la Résistance tchèque, mais récupérés par les nazis comme une exhortation à la victoire finale du Reich en guerre. Des V sur les tramways, les voitures, parfois même gravés sur le sol, des V partout, que se disputent les forces idéologiques en présence.

Sur un mur nu, des graffittis : Židi ven, les Juifs dehors ! Dans les vitrines, des précisions rassurantes : Čiste arijský obchod, magasin purement aryen. Et au pub : Žádá se zdvořile, by se nehovořilo o politice. Il est demandé à notre aimable clientèle de s’abstenir de parler politique.

Et puis les sinistres affiches rouges, bilingues comme tous les panneaux indicateurs de la ville.

Je ne parle pas des drapeaux et autres bannières, évidemment. Jamais aucun drapeau n’aura autant dit ce qu’il veut dire que cette croix noire sur disque blanc sur fond rouge. Cela dit, quelqu’un m’a fait remarquer un jour que c’était exactement les couleurs de Darty, j’avoue que ça m’a laissé perplexe…

Quoi qu’il en soit le climat de la Prague des années 1940 ne manque sûrement pas de cachet, à défaut de sérénité. Sur les photos, on pourrait s’attendre à reconnaître Humphrey Bogart parmi les passants, ou Lida Baarová, très belle et très célèbre actrice tchèque (j’ai aussi sa photo sous les yeux, en couverture d’un magazine de cinéma), accessoirement maîtresse de Göbbels avant guerre. Drôle d’époque.

Je connais un restaurant qui s’appelle « Aux deux chats » dans la vieille ville, sous des arcades sur lesquelles une fresque représente deux chats géants dessinés de part et d’autre des arceaux, mais j’ignore où se trouve, et si même elle existe encore, l’auberge « Aux trois chats ».

Trois hommes y boivent une bière et ne discutent pas politique. Ils discutent horaires. Gabčík et Kubiš sont attablés en face d’un menuisier. Mais ce menuisier n’est pas un menuisier ordinaire. C’est le menuisier du Château, et à ce titre, il voit arriver tous les jours la Mercedes d’Heydrich. Et tous les soirs, il le voit repartir.

C’est Kubiš qui lui parle, parce que le menuisier est un Morave, comme lui. Alors son accent le rassure. « Ne t’inquiète pas, tu vas nous aider avant, mais pas pendant. Tu seras loin, quand on l’abattra. »

Ah bon ? C’est là tout le secret de l’opération « Anthropoïde » ? Même le menuisier à qui l’on demande simplement de fournir les horaires est mis au courant sans plus de façons. J’avais lu quelque part que les parachutistes n’étaient pas toujours d’une discrétion extrême. En même temps, à quoi bon peut-être trop dissimuler ? Le menuisier doit bien se douter que ces horaires qu’on lui demande sur Heydrich ne sont pas destinés à renseigner les statistiques sur la circulation des Mercedes à Prague. Et puis, je relis le témoignage du menuisier, Kubiš lui a bien dit, de son plus bel accent morave : « Pas un mot de tout ça chez toi ! » Bon, après tout, s’il l’a dit…

Le menuisier devra donc noter chaque jour l’heure d’arrivée et l’heure de départ d’Heydrich, en précisant à chaque fois s’il est accompagné ou non d’une escorte.

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Heydrich est partout, à Prague, à Berlin et, en ce mois de mai, à Paris.

Dans les salons lambrissés de l’hôtel Majestic, c’est le général de police, chef du SD, mandaté par Göring, qui reçoit les principaux officiers supérieurs des troupes d’occupation de la SS, pour les entretenir du dossier dont il a la charge, et que ni le monde ni ses hommes ne connaissent encore sous le nom de « Solution finale ».

En ce mois de mai 1942, les tueries des Einsatzgruppen ont été définitivement jugées trop éprouvantes pour les soldats qui y participent. Elles sont progressivement abandonnées au profit des chambres à gaz mobiles. Ce nouveau système est à la fois très simple et ingénieux : il s’agit de faire grimper les Juifs dans un camion dont on a retourné le pot d’échappement vers l’intérieur, et d’asphyxier les victimes au monoxyde de carbone. L’avantage est double : on peut ainsi tuer plus de Juifs d’un coup, sans trop éprouver les nerfs des exécuteurs. Il y a aussi une curiosité jugée amusante par les responsables : les corps deviennent roses. Le seul inconvénient est que les hommes en train de s’étouffer ont tendance à déféquer, et qu’il faut nettoyer les excréments qui jonchent le sol du camion après chaque gazage.

Mais ces chambres à gaz mobiles, explique Heydrich, demeurent une technique insuffisante. Il dit : « Des solutions plus grandes, plus perfectionnées et assurant plus de rendement vont venir. » Puis il ajoute abruptement, son auditoire suspendu à ses lèvres : « La condamnation à mort a été prononcée pour l’ensemble des Juifs d’Europe. » Vu que les Einsatzgruppen en sont déjà à plus d’un million de Juifs exécutés, je me demande qui, dans l’assistance, n’avait pas encore compris.

C’est la deuxième fois que je surprends Heydrich à ménager ses effets pour formuler ce type d’énoncé. Déjà, lorsqu’il informa Eichmann, peu avant Wannsee, que le Führer avait décidé l’élimination physique de tous les Juifs, il avait fait suivre cette annonce d’un silence qui avait frappé son collaborateur. Or, dans les deux cas, même si rien n’était vraiment officiel, on ne peut pas dire qu’il s’agissait d’une surprise. Plus que le plaisir de délivrer un scoop, je pense qu’Heydrich goûte celui de verbaliser l’inouï et l’impensable, comme pour donner déjà un peu de corps à l’inimaginable vérité. Voilà ce que j’ai à vous dire, vous le savez déjà, mais c’est à moi de vous le dire, et c’est à nous de le faire. Vertige de l’orateur qui doit traiter de l’innommable. Ivresse du monstre à l’évocation des monstruosités qui s’annoncent et dont il est le héraut.

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Le menuisier leur montre l’endroit où Heydrich, chaque jour, descend de sa voiture. Gabčík et Kubiš regardent autour d’eux. Ils repèrent un coin derrière une maison où ils pourraient l’attendre, et l’abattre. Mais le secteur est très fortement gardé, évidemment. Le menuisier leur assure qu’ils n’auraient pas le temps de fuir, et qu’ils ne sortiraient pas vivants du Château. Or, Gabčík et Kubiš sont prêts à mourir, depuis le début, c’est entendu. Mais maintenant ils veulent quand même essayer de s’en sortir. Ils veulent un plan qui leur préserve des chances de s’en tirer, minimes mais raisonnables, car tous les deux ont des projets pour après la guerre. Au sein de la Résistance intérieure, parmi tous les Tchèques qui risquent leur vie pour les aider, il y a de courageuses et jolies jeunes femmes. J’ignore presque tous les détails de la vie amoureuse de mes héros mais le résultat de ces quelques mois passés à Prague dans la clandestinité est que Gabčík veut épouser Libena, la fille des Fafek, et Kubiš la belle Anna Malinova aux lèvres de framboise. Après la guerre… Ils ne se bercent pas d’illusions. Ils savent qu’ils n’ont pas une chance sur mille de survivre à la guerre. Mais ils veulent jouer cette chance. Accomplir leur mission par-dessus tout, d’accord. Mais sans forcément se suicider. Pensée terrible.

Les deux hommes redescendent Nerudova, la longue rue aux enseignes d’alchimistes qui relie le Château à Malá Strana, le Petit Côté. En bas, la Mercedes doit faire un beau virage. Il faut voir.

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Contrairement à ce que pense Heydrich, la Résistance tchèque bouge encore. Et même un peu plus que ça. Pour recueillir les informations quotidiennes du menuisier qui renseigne l’équipe d’Anthropoïde sur les horaires d’Heydrich, on trouve un appartement au pied du Château, un rez-de-chaussée. Autant qu’il est nécessaire (c’est-à-dire tous les jours, je suppose) le menuisier vient frapper au carreau. Une jeune fille ouvre la fenêtre (elles sont deux à tour de rôle que le menuisier prend pour des sœurs et pour les petites amies des deux parachutistes, ce qu’elles sont peut-être). Ils n’échangent jamais un mot. Le menuisier remet son petit papier et s’en va. Aujourd’hui, il a écrit : « 9-5 (sans) ». C’est-à-dire : 9 heures. 17 heures. Sans escorte.

Gabčík et Kubiš sont confrontés à un problème insoluble. Ils n’ont aucun moyen de prévoir à l’avance la présence ou l’absence d’une escorte. Les statistiques effectuées sur la foi des rapports du menuisier ne permettent de révéler aucune alternance fixe. Des fois sans. Des fois avec. Sans : ils auront une petite chance de s’en sortir. Avec : aucune.

Pour mener à bien leur mission, les deux parachutistes vont donc s’en remettre à cette loterie atroce : choisir une date sans savoir si sans. Ou avec. Si leur mission est une mission extrêmement risquée ou bien une mission suicide.

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De virage en virage, les deux hommes, munis de leurs vélos, font et refont sans cesse le trajet du domicile d’Heydrich au Château. Heydrich habite à Panenské Břežany, une petite localité en banlieue, à un quart d’heure de voiture du centre-ville. Une portion du trajet est particulièrement isolée, c’est une longue ligne droite sans aucune habitation alentour : s’ils parviennent à immobiliser le véhicule, ils pourraient abattre Heydrich loin de tous les regards. Ils songent à arrêter la Mercedes à l’aide d’un câble d’acier tendu en travers de la route. Mais ensuite, comment fuir ? Il leur faudrait eux-mêmes une voiture, ou une moto. Or la Résistance tchèque n’en dispose d’aucune. Non, il faut faire ça en ville, en plein jour, au milieu de la foule. Et il leur faut un virage. Les pensées de Gabčík et Kubiš ne sont que courbes et lacets. Ils rêvent du virage idéal.

Et ils finissent par le trouver.

Enfin, idéal, ce n’est pas exactement le mot.

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Le virage de la rue d’Holešovice (ulice v Holešovíčkách en tchèque), situé dans le quartier de Libeň, possède plusieurs avantages. Tout d’abord il est presque en épingle à cheveux et oblige la Mercedes à fortement ralentir. Ensuite il est au pied d’une hauteur d’où peut se poster un guetteur pour prévenir de l’arrivée de la Mercedes. Enfin il est situé à mi-distance entre Paneské Břežany et le Hradčany, dans les faubourgs de Prague, pas en plein centre-ville, mais pas non plus en pleine campagne. Il ouvre donc des possibilités de fuite.

Le virage d’Holešovice possède aussi des inconvénients. Il est à un carrefour où se croisent des lignes de tramway. Si un tramway passe en même temps que la Mercedes, il y a un risque qu’il perturbe l’opération, en masquant la voiture, ou en exposant des civils.

Je n’ai jamais commis d’assassinat, mais je suppose que les conditions idéales n’existent pas, il y a un moment où il faut se décider et, de toute façon, il n’est plus temps de trouver mieux. Ce sera donc Holešovice, ce virage qui, aujourd’hui, n’existe plus, mangé par une bretelle d’autoroute et par la modernité qui se moque de mes souvenirs.

Car je me souviens, maintenant. Chaque jour, chaque heure, le souvenir se fait plus net. Dans ce virage, rue d’Holešovice, j’ai l’impression que j’attends depuis toujours.

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Je passe quelques jours de vacances dans une belle maison, à Toulon, et j’écris un peu. Cette maison n’est pas une maison ordinaire. C’est l’ancienne demeure d’un imprimeur alsacien qui a côtoyé Eluard et Elsa Triolet (et Claudel aussi) dans le cadre de ses activités professionnelles. Pendant la guerre, il était à Lyon, où il imprimait des faux papiers pour les Juifs et où il stockait le fonds des éditions de Minuit. Au même moment, son terrain de Toulon était occupé par des campements de l’armée allemande mais personne, semble-t-il, n’a habité la maison qui est restée en l’état. Les meubles et les livres n’ont pas bougé, et ils sont encore là.

Sa petite-nièce, qui connaît l’intérêt que je porte à la période, me montre un mince ouvrage qu’elle sort de la bibliothèque familiale. C’est l’édition originale du Silence de la mer, de Vercors, publié le 25 juillet 1943, « jour de la chute du tyran de Rome », comme il est mentionné en fin de volume, et dédicacé par l’auteur au grand-oncle :

 

A Madame et à Pierre Braun, avec les sentiments qui relient ceux que

Le Silence de la Mer

a submergés aux jours sombres, et en hommage sincère de

Vercors.

 

Je suis en vacances et je tiens un peu d’Histoire entre mes doigts, c’est une sensation très douce et très agréable.

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Des rumeurs alarmantes courent sur Heydrich. Il quitterait Prague. Définitivement. Demain, il doit prendre l’avion pour Berlin. On ne sait pas s’il reviendra. Ce serait évidemment un soulagement pour la population tchèque. Mais cela signerait aussi le fiasco d’Anthropoïde. Ces nouvelles sont alarmantes pour les parachutistes, et aussi, bien qu’ils ne se doutent de rien, pour… les Français. Il se murmure en effet chez les historiens que peut-être Heydrich, considérant avoir rempli sa mission de mise au pas du Protectorat, lorgne vers, nous dirions aujourd’hui, « un nouveau défi ». Après avoir sévi en Bohême-Moravie avec l’incroyable brutalité qu’on a vue, Heydrich s’occuperait de la France.

Il doit se rendre à Berlin pour discuter avec Hitler des modalités. La France s’agite, Pétain et Laval sont des larves, si Heydrich peut s’occuper de la Résistance française comme il s’est occupé de la Résistance tchèque, ce sera parfait.

Ce n’est qu’une hypothèse, étayée cependant par le passage d’Heydrich à Paris, voici quinze jours.

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En ce mois de mai 1942, Heydrich a donc passé une semaine à Paris. J’ai trouvé le compte rendu filmé de sa visite dans les archives de l’INA : un extrait des actualités françaises de l’époque, soit 59 secondes de reportage filmé consacré à la visite d’Heydrich, dont le commentaire, prononcé de cette voix nasillarde si typique des années 1940, disait ceci :

« Paris. Arrivée de M. Heydrich, général des SS, chef de la sûreté, représentant du Reich à Prague, chargé par le chef des SS et de la police allemande, M. Himmler, d’installer dans ses fonctions M. Oberg, général de division des SS et de la police en territoires occupés. On sait que la commission internationale de la police criminelle a pour président M. Heydrich et que la France a toujours été représentée à cette commission. Le général a profité de son séjour à Paris pour recevoir M. Bousquet, secrétaire général à la Police, et M. Hilaire, secrétaire général à l’administration. M. Heydrich a également pris contact avec M. Darquier de Pellepoix, qui vient d’être nommé commissaire général à la question juive, ainsi qu’avec M. de Brinon. »

Cette rencontre d’Heydrich et de Bousquet m’a toujours intrigué, j’aurais bien aimé avoir les actes de leur conversation. Après la guerre, Bousquet a longtemps pu faire croire qu’il avait tenu tête à Heydrich. Il est vrai qu’il a catégoriquement refusé de céder sur un point : les prérogatives de la police française ne doivent pas être rognées, ces prérogatives consistant essentiellement à arrêter des gens. Des Juifs, notamment. En réalité, Heydrich ne voit aucun inconvénient à ce que la police locale officie de cette manière, c’est autant de travail en moins pour les Allemands. Il confie à Oberg que d’après son expérience dans le Protectorat, une large autonomie de la police et de l’administration réalisera les meilleurs résultats. À condition, naturellement, que Bousquet dirige sa police « dans le même esprit que la police allemande ». Mais Heydrich n’a aucun doute sur le fait que Bousquet est l’homme de la situation. À l’issue de son séjour en France, il dit : « La seule personnalité qui possède à la fois jeunesse, intelligence et autorité, c’est Bousquet. Sur des hommes comme lui, nous pourrons préparer l’Europe de demain, une Europe très différente de ce qu’elle est aujourd’hui. »

Quand Heydrich annonce à René Bousquet la déportation prochaine des Juifs apatrides (c’est-à-dire non français) internés à Drancy, Bousquet propose spontanément d’y ajouter celle des Juifs apatrides internés en zone libre. On n’est pas plus serviable.

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René Bousquet, toute sa vie durant, est donc, comme chacun sait, resté l’ami de François Mitterrand, mais ce n’est pas ce qu’on lui reproche le plus.

Bousquet n’est pas un flic comme Barbie, ou un milicien comme Touvier, ni même un préfet comme Papon à Bordeaux. C’est un politique de très haut niveau destiné à une brillante carrière, mais qui choisit la voie de la collaboration et qui trempe dans la déportation des Juifs. C’est lui qui s’assure que la rafle du Vél’ d’Hiv’ (nom de code : « Vent printanier »), en juillet 1942, est bien effectuée par la police française, et non par les Allemands. Il est donc responsable de ce qui est probablement la plus grande infamie attachée à l’histoire de la nation française. Que cela s’appelle l’Etat français ne change évidemment rien à l’affaire. Combien de Coupes du monde faudrait-il remporter pour laver une telle tâche ?

Après la guerre, Bousquet passe entre les gouttes de la Sainte Epuration mais sa participation à Vichy le prive tout de même de la carrière politique à laquelle il semblait destiné. Néanmoins il ne reste pas à la rue et traîne dans plusieurs conseils d’administration, dont celui de La Dépêche du Midi, à laquelle il dicte une ligne antigaulliste très dure de… 1959 à 1971, quand même. Bref, il bénéficie de la toujours grande tolérance des classes dirigeantes envers leurs éléments les plus compromis. Par la suite, il se plaît à fréquenter, non sans malice, j’imagine, Simone Veil, rescapée d’Auschwitz et ignorante de ses activités vichystes.

Son passé finit quand même par le rattraper dans les années 1980, et en 1991, il est inculpé de crime contre l’humanité.

L’instruction est bouclée, deux ans plus tard, quand il est abattu à son domicile par un illuminé. Je me souviens très bien de ce gars-là, donnant une conférence de presse juste après avoir tué Bousquet et juste avant que les flics ne viennent l’arrêter. Je me souviens de son air satisfait, expliquant tranquillement qu’il avait fait ça uniquement pour faire parler de lui. Déjà, à l’époque, j’avais trouvé ça complètement con.

Ce spectaculaire abruti tout droit sorti d’un cauchemar comme Debord lui-même n’a jamais osé en faire nous a donc privés d’un procès qui aurait été dix fois plus intéressant que ceux de Papon et Barbie réunis, plus intéressant que ceux de Pétain et Laval, plus intéressant que Landru et Petiot, le procès du siècle. Pour ce scandaleux attentat contre l’Histoire, l’insondable crétin a pris dix ans, il en a fait sept et il est libre aujourd’hui. Je ressens une très grande répulsion et un profond mépris pour quelqu’un comme Bousquet, mais quand je pense à la bêtise de son assassin, à l’immensité de la perte que son geste représente pour les historiens, aux révélations qui n’auraient pas manqué lors du procès et dont il nous a irrémédiablement privés, je me sens submergé de haine. Il n’a pas tué d’innocents, c’est vrai, mais c’est un fossoyeur de la vérité. Et tout ça pour passer trois minutes à la télé ! Monstrueuse, stupide excroissance warholienne ! Les seuls qui auraient dû avoir un droit de regard moral sur la vie et la mort de cet homme, ce sont ses victimes, les vivants et les morts qui sont tombés dans les griffes nazies par la faute d’hommes comme lui, mais je suis sûr qu’eux le voulaient vivant. Quelle déception a dû être la leur à l’annonce de ce meurtre absurde ! La société qui produit de tels comportements, de tels aliénés, me dégoûte. « Je n’aime pas les gens indifférents à la vérité », a écrit Pasternak. Et pires encore sont les punaises qu’elle indiffère mais qui œuvrent contre elle aussi activement. Tous les secrets que Bousquet a emportés dans sa tombe… Il faut que j’arrête d’y penser, ça me rend malade.

Le procès Bousquet, cela aurait dû être l’équivalent français d’Eichmann à Jérusalem.

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Allons bon, voilà autre chose ! Je tombe sur le témoignage d’Helmut Knochen, nommé par Heydrich chef des polices allemandes en France, lors du passage de celui-ci à Paris. Il prétend révéler une confidence que lui fit Heydrich à cette occasion, et qu’il n’avait encore jamais répétée à personne. Ce témoignage date de… juin 2000, cinquante-huit ans plus tard !

Heydrich lui aurait dit : « La guerre ne peut plus être gagnée, il faudra trouver une paix de compromis et je crains qu’Hitler ne puisse l’admettre. Il faut y réfléchir. » Cette réflexion lui aurait donc été faite en mai 1942, avant Stalingrad, alors que le Reich n’a jamais semblé aussi fort !

Knochen y voit là l’extraordinaire clairvoyance d’Heydrich, qu’il considère comme beaucoup plus intelligent que tous les autres dignitaires nazis. Il comprend également qu’Heydrich envisage la possibilité de renverser Hitler. Et à partir de là, il nous livre cette théorie inédite : l’élimination d’Heydrich aurait constitué une priorité absolue pour Churchill, qui en aucun cas ne voulait qu’on le prive d’une victoire totale sur Hitler. Bref, les Anglais auraient soutenu les Tchèques parce qu’ils avaient peur qu’un nazi avisé comme Heydrich n’écarte Hitler et sauve le régime nazi grâce à une paix de compromis.

Je soupçonne que c’est dans l’intérêt de Knochen de s’associer à l’hypothèse d’un complot contre Hitler, pour minimiser son rôle bien réel dans l’appareil policier du IIIe Reich. Il est même tout à fait envisageable que soixante ans plus tard, lui-même soit convaincu de ce qu’il raconte. Pour ma part, je pense que c’est n’importe quoi. Mais je rapporte quand même.

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J’ai lu dans un forum un lecteur très convaincu qui disait à propos du personnage de Littell : « Max Aue sonne vrai parce qu’il est le miroir de son époque. » Mais non ! Il sonne vrai (pour certains lecteurs faciles à blouser) parce qu’il est le miroir de notre époque : nihiliste post-moderne, pour faire court. À aucun moment, il n’est suggéré que ce personnage adhère au nazisme. Il affiche au contraire un détachement souvent critique vis-à-vis de la doctrine national-socialiste, et en cela, on ne peut pas dire qu’il reflète le fanatisme délirant qui régnait à son époque. En revanche ce détachement qu’il affiche, cet air blasé revenu de tout, ce mal-être permanent, ce goût pour le raisonnement philosophique, cette amoralité assumée, ce sadisme maussade et cette terrible frustration sexuelle qui lui tord sans arrêt les entrailles… mais bien sûr ! Comment n’y avais-je pas pensé plus tôt ? Soudain, j’y vois clair : Les Bienveillantes, c’est « Houellebecq chez les nazis », tout simplement.

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Je crois que je commence à comprendre : je suis en train d’écrire un infra roman.

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Le moment approche, je le sens. La Mercedes est en route. Elle arrive. Il flotte dans l’air de Prague quelque chose qui me transperce jusqu’aux os. Les lacets de la route dessinent la destinée d’un homme, et d’un autre, et d’un autre, et d’un autre. Je vois des pigeons qui décollent de la tête de bronze de Jan Hus et, en arrière-plan, le décor le plus beau du monde, Notre-Dame-de-Týn, la cathédrale noire aiguisée de ses tourelles, celle-là même qui me donne envie de tomber à genoux chaque fois que je peux admirer la grise majesté de sa façade maléfique. Le cœur de Prague bat dans ma poitrine. J’entends le grelot des tramways. Je vois des hommes en uniforme vert-de-gris dont les bottes claquent sur le pavé. J’y suis presque. Je dois y aller. Il faut que je me rende à Prague. Je dois être là-bas au moment où cela va se produire.

Je dois l’écrire là-bas.

J’entends le moteur de la Mercedes noire qui file sur la route comme un serpent. J’entends le souffle de Gabčík sanglé dans son imperméable, attendant sur le trottoir, je vois Kubiš en face, et Valičík, posté en haut de la colline. Je ressens la polissure glacée de son miroir, au fond d’une poche de sa veste. Pas encore, pas encore, už nie, noch nicht.

Pas encore.

Je sens le vent qui fouette le visage des deux Allemands dans la voiture. Le chauffeur conduit si vite, je le sais, j’ai mille témoignages qui l’attestent, je ne suis pas inquiet de ce côté-là. La Mercedes file à toute allure et c’est la part la plus précieuse de mon imaginaire, celle dont je suis le plus fier, qui se glisse silencieusement dans son sillage. L’air s’engouffre, le moteur ronronne, le passager ne cesse de dire à son chauffeur, un géant, « schneller ! schneller ! » Plus vite, plus vite, mais il ignore que le temps a déjà commencé à ralentir. Bientôt le cours du monde va se figer dans un virage. La terre cessera de tourner exactement en même temps que la Mercedes.

Mais pas encore. Je sais bien qu’il est encore trop tôt. Tout n’est pas encore tout à fait à sa place. Tout n’est pas dit. Sans doute je voudrais pouvoir reculer cet instant éternellement, alors même que tout mon être tend si intensément vers lui.

Le Slovaque, le Morave et le Tchèque de Bohême attendent eux aussi et je donnerais cher pour ressentir ce qu’ils ont ressenti alors. Mais je suis bien trop corrompu par la littérature. « Je sens monter en moi quelque chose de dangereux », dit Hamlet, et même en un moment pareil, c’est encore une phrase de Shakespeare qui me vient à l’esprit. Qu’on me pardonne. Qu’ils me pardonnent. Je fais tout ça pour eux. Il a fallu démarrer la Mercedes noire, ça n’a pas été facile. Tout mettre en place, s’occuper des préparatifs, d’accord, tisser la toile de cette aventure, dresser la potence de la Résistance, envelopper le rouleau hideux de la mort dans le rideau somptueux de la lutte. Et tout ça n’est rien, évidemment. Il a fallu, au mépris de toute pudeur, m’associer à des hommes si grands qu’en regardant vers le sol ils n’auraient même pas pu soupçonner mon existence d’insecte.

Il a fallu tricher, parfois, et renier ce en quoi je crois parce que mes croyances littéraires n’ont aucune importance au regard de ce qui se joue maintenant. De ce qui va se jouer dans quelques minutes. Ici. Maintenant. Dans ce virage de Prague, rue d’Holešovice, là où plus tard, beaucoup plus tard, on construira une espèce de bretelle parce que les formes d’une ville changent plus vite, hélas, que la mémoire des hommes.

Cela n’a en fait que peu d’importance. Une Mercedes noire file sur la route comme un serpent, c’est désormais la seule chose qui compte. Je ne me suis jamais senti aussi proche de mon histoire.

Prague.

Je sens du métal qui frotte contre du cuir. Et cette anxiété qui monte chez les trois hommes, et ce calme qu’ils affichent. Ce n’est pas la mâle assurance de ceux qui savent qu’ils vont mourir, car, bien qu’ils s’y préparent, la possibilité d’en réchapper n’a jamais été écartée, ce qui rend, à mon avis, la tension psychologique encore plus insupportable. Je ne sais pas quelle incroyable résistance nerveuse il leur a fallu pour se dominer. Je recense rapidement les occasions où dans ma vie j’ai dû faire preuve de sang-froid. Quelle dérision ! À chaque fois, les enjeux étaient ridicules : une jambe cassée, une nuit au poste ou une rebuffade, voilà à peu près tout ce que j’ai risqué de ma pauvre existence. Comment pourrais-je donner ne serait-ce qu’une infime idée de ce qu’ont vécu ces trois hommes ?

Mais il n’est sans doute plus temps d’avoir ce genre d’états d’âme. Moi aussi, après tout, j’ai des responsabilités, et je dois y faire face. Rester bien calé dans le sillage de la Mercedes. Ecouter les bruits de la vie en ce matin de mai. Sentir le vent de l’Histoire qui se met doucement à siffler. Faire défiler la liste de tous les acteurs depuis l’aube des temps au XIIe siècle jusqu’à nos jours et Natacha. Puis ne conserver que cinq noms : Heydrich, Klein, Valičík, Kubiš et Gabčík.

Dans l’entonnoir de cette histoire, ces cinq-là commencent à apercevoir de la lumière.

207

Le 26 mai 1942, dans l’après-midi, à quelques heures du concert inaugural de la semaine de la musique organisée à Prague auquel il va assister et pour lequel il a programmé une œuvre de son père, Heydrich tient une conférence de presse devant les journalistes du Protectorat :

« Force m’est de constater que les incivilités, voire les indélicatesses pour ne pas dire les insolences, particulièrement envers les Allemands, sont de nouveau en hausse. Vous savez bien, messieurs, que je suis généreux et que j’encourage tous les plans de rénovation. Mais vous savez aussi que malgré toute la patience qui est la mienne, je n’hésiterai pas à frapper avec la plus extrême rigueur, si je viens à avoir le sentiment et l’impression que l’on juge le Reich faible et que l’on prend ma bonté d’âme pour de la faiblesse. »

Je suis un enfant. Ce discours est intéressant à plus d’un titre, il montre Heydrich au faîte de sa puissance, sûr de sa force, s’exprimer comme le monarque éclairé qu’il croit être, le vice-roi si fier de sa gouvernance, le maître sévère mais juste, comme si le titre de « Protecteur » s’était imprimé dans la conscience de son porteur, comme si Heydrich se prenait vraiment pour un « protecteur » – Heydrich, fier de son sens aigu de la politique, maniant la carotte et le bâton dans chacun de ses discours ; emblématique du scandale rhétorique de tous les discours totalitaires, Heydrich le bourreau, Heydrich le boucher, invoquant ingénument sa générosité et son progressisme, maniant l’antiphrase avec l’insolence et le savoir-faire des tyrans les plus roués. Mais ce n’est pas tout ça qui retient mon attention dans ce discours. Ce qui retient mon attention, c’est le terme d’« incivilités » qu’il emploie.

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Le 26 mai au soir, Libena vient voir Gabčík, son fiancé. Mais celui-ci est sorti pour se calmer les nerfs parce qu’il ne supporte plus les atermoiements des membres de la Résistance qui redoutent les conséquences de l’attentat. C’est Kubiš qui l’accueille. Elle avait apporté des cigarettes. Elle hésite un peu, puis les remet à Kubiš. « Mais, Jeniček (c’est le diminutif affectueux qu’elle emploie pour Jan, ce qui indique qu’elle connaît son nom véritable), tu ne dois pas les fumer toutes !…. » Et la jeune fille repart, sans savoir si elle reverra son fiancé.

209

Je pense que tout homme auquel la vie n’a pas réservé qu’une suite de malheurs sans fin doit connaître au moins une fois un moment qu’il considère, à tort ou à raison, comme l’apothéose de son existence, et je pense que pour Heydrich, envers qui la vie a su se montrer très généreuse, ce moment est arrivé. Par l’un de ces savoureux hasards dans lesquels, crédules, nous forgeons les destinées, il intervient la veille de l’attentat.

Lorsque Heydrich pénètre dans l’église du palais Wallenstein, tous les invités se lèvent. Il marche, solennel et souriant, le regard haut, sur un bord du tapis rouge qui doit le conduire à sa place, au premier rang. Sur l’autre bord, sa femme Lina, enceinte et radieuse, vêtue d’une robe sombre, l’accompagne. Tous les regards sont tournés vers eux et les hommes de l’assistance qui sont en uniforme font le salut nazi sur leur passage. Heydrich se laisse envahir par la majesté du lieu, je le lis dans ses yeux, il contemple avec orgueil l’autel, surmonté de fastueux bas-reliefs, au pied duquel vont bientôt prendre place les musiciens.

La musique, il s’en souvient ce soir, s’il l’avait oublié, c’est toute sa vie : elle l’accompagne depuis sa naissance et ne l’a jamais quitté. En lui l’artiste l’a toujours disputé à l’homme d’action. C’est le cours du monde qui a décidé pour lui de sa carrière. Mais la musique l’habite toujours, elle sera là jusqu’à sa mort.

Chaque invité tient dans sa main le programme de la soirée où il peut lire la mauvaise prose que le protecteur par intérim a cru bon de rédiger en guise d’introduction :

« La musique est le langage créatif de ceux qui sont artistes et mélomanes, le moyen d’expression de leur vie intérieure. Dans les temps difficiles, elle apporte le soulagement à celui qui l’écoute et elle l’encourage dans les temps de grandeur et de combat. Mais la musique est par-dessus tout la plus grande expression de la production culturelle de la race allemande. En ce sens, le festival de musique de Prague est une contribution à l’excellence du présent, conçu comme le fondement d’une vie musicale vigoureuse dans cette région au cœur du Reich pour les années à venir. » Heydrich n’écrit pas aussi bien qu’il joue du violon mais il n’en a cure, puisque c’est la musique qui est le vrai langage des âmes artistes.

La programmation est exceptionnelle. Il a fait venir les plus grands musiciens pour jouer de la musique allemande. Beethoven, Haendel, Mozart aussi bien, sans doute, pour une fois, a-t-on échappé à Wagner ce soir-là (je n’en suis pas sûr car je n’ai pas pu me procurer le programme complet). Mais c’est lorsque s’élèvent les notes du concerto pour piano en do mineur de Bruno Heydrich, son père, jouées par les anciens élèves du conservatoire de Halle, accompagnés par un célèbre pianiste virtuose venu tout exprès, qu’Heydrich, laissant la musique couler en lui comme une onde bienfaisante, doit connaître ce sentiment d’apothéose. Je serais curieux d’écouter cette œuvre. Lorsque Heydrich applaudit, à la fin, je peux lire sur son visage l’orgueilleuse rêverie des grands égocentriques mégalomanes. Heydrich goûte son triomphe personnel à travers celui posthume de son père. Mais triomphe et apothéose, ce n’est pas exactement la même chose.

210

Gabčík est rentré. Ni lui ni Kubiš ne fument dans l’appartement, pour ne pas indisposer la brave famille Ogoun qui les accueille, et pour ne pas éveiller les soupçons des voisins.

Par la fenêtre, on peut voir le Château se découper dans la nuit. Kubiš, perdu dans la contemplation de sa masse imposante, songe à haute voix : « Je me demande ce qu’il en sera demain, à la même heure… » Mme Ogounová demande : « Et que devrait-il se passer ? » C’est Gabčík qui lui répond : « Mais rien, madame. »

211

Le matin du 27 mai, Gabčík et Kubiš s’apprêtent à partir, plus tôt qu’à leur habitude. Le jeune fils de la famille Ogoun qui les héberge révise une dernière fois ses examens, car aujourd’hui c’est le jour du bac, et il est tout nerveux. Kubiš lui dit : « Sois calme, Luboš, tu réussiras, tu dois réussir. Et ce soir, nous fêterons tous ensemble ton succès… »

212

Heydrich, comme à son habitude, a pris son petit déjeuner en consultant les journaux frais qu’on lui apportait de Prague tous les matins à l’aube. À 9 heures, sa Mercedes noire ou vert foncé est arrivée, conduite par son chauffeur, un géant SS de presque deux mètres répondant au nom de Klein. Mais ce matin-là, Heydrich l’a fait attendre. Il a joué avec ses enfants (je me demande bien à quoi la scène pouvait ressembler : Heydrich jouant avec ses enfants) et s’est promené avec sa femme dans les vastes jardins de leur propriété. Lina a dû l’entretenir des chantiers en cours. Des frênes à couper, paraît-il, et le projet de planter des arbres fruitiers à la place. Mais je me demande si Ivanov n’a pas inventé. D’après lui, la petite dernière, Silke, aurait dit à son papa qu’un certain Herbert, inconnu au bataillon, lui aurait appris à charger un revolver. Or, elle a 3 ans. Bon, en ces temps troublés, plus rien ne devrait m’étonner.

213

Nous sommes le matin du 27 mai, jour anniversaire de la mort de Joseph Roth, mort d’alcoolisme et de chagrin trois ans plus tôt à Paris, observateur féroce et visionnaire du régime nazi dans ses jours d’ascension, qui écrivait, dès 1934 : « Quel fourmillement dans ce monde, une heure avant sa fin ! »

Deux hommes montent dans un tramway en se disant qu’il s’agit peut-être de leur dernier voyage, alors ils regardent avidement les rues de Prague défiler par la fenêtre. Ils auraient pu au contraire choisir de ne rien voir, faire le vide en eux, chercher leur concentration en faisant abstraction du monde extérieur, mais j’en doute fort. Etre aux aguets, depuis le temps, est devenu une seconde nature. En montant dans le tramway, ils vérifient machinalement l’allure de tous les passagers hommes : qui monte et qui descend, qui se tient devant chacune des portes, ils peuvent dire instantanément qui parle allemand, même à l’autre bout du wagon. Ils savent quel véhicule précède le tram, quel véhicule le suit, à quelle distance, repèrent le side-car de la Wehrmacht qui double par la droite, jettent un coup d’œil à la patrouille qui remonte le trottoir, notent les deux imperméables de cuir qui font le guet devant l’immeuble d’en face (ok, j’arrête). Gabčík, lui aussi, porte un imperméable, mais même si le soleil brille, il fait encore suffisamment frais à cette heure-ci pour ne pas se faire remarquer avec. Ou alors, il le porte sur le bras. Lui et Kubiš, en quelque sorte, se sont fait beaux pour le grand jour. Et ils serrent tous les deux une lourde serviette.

Ils descendent quelque part dans Žižkov (prononcer « Jijkow »), le quartier qui porte le nom du légendaire Jan Žižka, le plus grand et le plus féroce général hussite, le borgne, l’aveugle qui sut tenir tête pendant quatorze ans aux armées du Saint Empire romain germanique, le chef taborite qui fit s’abattre le courroux du ciel sur tous les ennemis de la Bohême. Là, ils se rendent chez un contact pour y récupérer leurs véhicules : deux vélos, qu’ils enfourchent. L’un des deux appartient à la tante Moravcová. Sur le chemin d’Holešovice, ils s’arrêtent pour saluer une autre dame résistante, une autre mère de substitution qui les a cachés, elle aussi, et qui leur faisait des gâteaux, une Mme Khodlová, qu’ils veulent remercier. Vous n’êtes pas venus me faire des adieux, non ? Oh non, petite mère, nous passerons bientôt vous voir, peut-être aujourd’hui même, vous serez à la maison ? Mais bien sûr, venez donc…

Lorsqu’ils arrivent enfin, Valičík est déjà là. Il y a peut-être aussi un quatrième parachutiste, le lieutenant Opálka d’« Out Distance », venu leur prêter main forte, mais son rôle n’ayant jamais été clarifié, ni même sa présence réellement attestée, je m’en tiendrai à ce que je sais. Il n’est pas encore 9 heures, et les trois hommes, après une brève discussion, gagnent leur poste.

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Dix heures vont sonner et Heydrich n’est pas encore parti à son travail. Le soir même, il doit s’envoler pour Berlin, où il a rendez-vous avec Hitler. Peut-être apporte-t-il un soin particulier à préparer ce rendez-vous. Bureaucrate méticuleux, il vérifie sans doute une dernière fois les documents qu’il emporte dans sa serviette. Toujours est-il qu’il est déjà 10 heures lorsque enfin Heydrich prend place sur le siège avant de la Mercedes. Klein démarre, les grilles du château s’ouvrent, les sentinelles, bras tendu, saluent au passage du protecteur, et la Mercedes décapotable se jette sur la route.

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Pendant que la Mercedes d’Heydrich serpente sur le fil de son destin noueux, pendant qu’anxieux les trois parachutistes guettent, tous leurs sens en éveil, dans le virage de la mort, je relis l’histoire de Jan Žižka, racontée par George Sand dans un ouvrage peu connu intitulé Jean Zizka. Et, une fois de plus, je me laisse distraire. Je vois le féroce général trôner sur sa montagne, aveugle, le crâne rasé, les moustaches tressées à la gauloise tombant sur son torse comme des lianes. Au pied de sa forteresse improvisée, l’armée impériale de Sigismond, qui va donner l’assaut. Les combats, les massacres, les prises de guerre, les sièges défilent sous mes yeux. Žižka était chambellan du roi à Prague. On dit qu’il s’est jeté dans la guerre contre l’Eglise catholique par haine des prêtres, parce qu’un prêtre avait violé sa sœur. C’est l’époque des premières fameuses défenestrations à Prague. On ne sait pas encore que du foyer de Bohême vont s’embraser pour plus d’un siècle les terribles guerres de religion, et que des cendres de Jan Hus le protestantisme va émerger. J’apprends que le mot « pistolet » vient du tchèque pistala. J’apprends que c’est Žižka qui a quasiment inventé les combats de blindés, en organisant des bataillons de chariots lourdement armés. On raconte que Žižka a retrouvé le violeur de sa sœur, et qu’il l’a durement châtié. On dit aussi que Žižka est l’un des plus grands chefs de guerre qui ait jamais vécu, parce qu’il n’a jamais connu la défaite. Je me disperse. Je lis toutes ces choses qui m’éloignent du virage. Et puis je tombe sur cette phrase de George Sand : « Pauvres laborieux ou infirmes, c’est toujours votre lutte contre ceux qui vous disent encore : “Travaillez beaucoup pour vivre très mal.” » Plus qu’une invitation à la digression, une vraie provocation ! Mais concentré sur mon objectif, je ne me laisserai plus distraire, désormais. Une Mercedes noire file comme un serpent sur la route, je l’aperçois.

 

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Heydrich est en retard. Il est déjà 10 heures. L’heure de pointe est passée et la présence de Gabčík et Kubiš sur le trottoir d’Holešovice se fait plus visible. En 1942, n’importe où en Europe, deux hommes seuls stationnant trop longtemps au même endroit deviennent rapidement suspects.

Je suis sûr qu’ils sont sûrs que c’est foutu. Chaque minute qui passe les expose au risque de se faire repérer et arrêter par une patrouille. Mais ils attendent encore. Il y a plus d’une heure que la Mercedes aurait dû passer. D’après les horaires relevés par le menuisier, Heydrich n’est jamais arrivé au Château après 10 heures. Tout laisse donc croire qu’il ne viendra plus. Il a pu changer de trajet, ou bien se rendre directement à l’aéroport. Envolé pour toujours, peut-être.

Kubiš est adossé à un lampadaire, à l’intérieur du virage. Gabčík, de l’autre côté du carrefour, fait semblant d’attendre le tramway. Il a dû en voir passer une bonne douzaine, et ne les compte plus. Le flux des travailleurs tchèques décroît progressivement. Les deux hommes sont de plus en plus terriblement seuls. Les rumeurs de la ville se sont estompées petit à petit, et le calme qui s’installe dans le virage résonne comme l’écho ironique du fiasco de leur mission. Heydrich n’est jamais en retard. Il ne viendra plus.

Mais je n’ai pas écrit tout ce livre, bien sûr, pour qu’Heydrich ne vienne pas.

À 10 h 30, soudain, les deux hommes sont frappés par la foudre, ou plutôt par le soleil qui se reflète, en haut de la colline, dans le petit miroir que Valičík a tiré de sa poche. C’est le signal. Donc il arrive. Le voilà. Dans quelques secondes, il sera là. Gabčík traverse la route en courant, et vient se poster à la sortie du virage, masqué jusqu’au dernier moment par la courbe. Contrairement à Kubiš, plus avancé (sauf si celui-ci est en fait placé derrière Gabčík, comme l’affirment certaines reconstitutions, mais cela me semble moins probable), il ne peut pas voir que la Mercedes qui se profile à l’horizon n’a pas d’escorte. Je parie qu’il n’y a même pas pensé. À cet instant, forcément, il n’a plus qu’une seule idée qui prend toute la place dans son cerveau en feu : abattre la cible. Mais il note à coup sûr le bruit caractéristique d’un tramway qui arrive derrière lui.

Soudain la Mercedes surgit. Comme prévu, elle freine. Mais comme redouté, elle va croiser un tramway rempli de civils au plus mauvais moment : à l’instant exact où elle se portera à la hauteur de Gabčík. Tant pis. Le risque d’exposer des civils a été évalué et il a été décidé de le prendre. Gabčík et Kubiš sont des Justes moins scrupuleux que ceux de Camus, mais c’est parce que leur existence s’inscrit au-delà ou en deçà de simples caractères noirs formant des lignes sur du papier.

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Vous êtes fort, vous êtes puissant, vous êtes content de vous. Vous avez tué des gens, et vous allez en tuer beaucoup, beaucoup d’autres. Tout vous réussit. Rien ne vous résiste. En l’espace d’à peine dix ans, vous êtes devenu « l’homme le plus dangereux du IIIe Reich ». Plus personne ne se moque de vous. On ne vous appelle plus « la chèvre » mais « la bête blonde » : vous avez indéniablement changé de catégorie dans l’échelle des espèces animales. Tous vous craignent, aujourd’hui, même votre chef, qui est un petit hamster à lunettes, bien qu’il soit lui aussi très dangereux.

Vous êtes calé dans le siège de votre Mercedes décapotable, et le vent fouette votre visage. Vous vous rendez au bureau, et votre bureau est un château. Vous vivez dans un pays, et tous les habitants de ce pays sont vos sujets, vous avez droit de vie ou de mort sur eux. Si vous le décidiez, vous pourriez les tuer tous, jusqu’au dernier. D’ailleurs, c’est peut-être ce qui les attend.

Mais vous ne serez plus là pour le voir, car d’autres aventures vous appellent. Vous avez de nouveaux défis à relever. Tout à l’heure, vous allez vous envoler et abandonner votre royaume. Vous étiez venu remettre de l’ordre dans ce pays, et vous avez brillamment accompli votre tâche. Vous avez fait courber l’échine à tout un peuple, vous avez dirigé le Protectorat d’une main de fer, vous avez fait de la politique, vous avez gouverné, vous avez régné. Vous laisserez à votre successeur la lourde tâche de pérenniser votre héritage, à savoir : empêcher toute résurgence de la Résistance que vous avez brisée ; maintenir tout l’appareil de production tchèque au service de l’effort de guerre allemand ; poursuivre le processus de germanisation que vous avez engagé et dont vous avez défini les modalités.

En songeant à votre passé comme à votre futur vous êtes submergé par un immense sentiment d’autosatisfaction. Vous serrez votre sacoche de cuir posée sur vos genoux. Vous pensez à Halle, à la marine, à la France qui vous attend, aux Juifs qui vont mourir, à ce Reich immortel dont vous aurez posé les fondations les plus solides, enterré les racines les plus profondes. Mais vous oubliez le présent. Votre instinct de policier est-il engourdi par les rêveries qui traversent votre cerveau tandis que file la Mercedes ? Vous ne voyez pas en cet homme qui porte un imperméable sous le bras par cette chaude journée de printemps et qui traverse devant vous l’image de votre présent qui vous rattrape.

Que fait-il, cet imbécile ?

Il s’arrête au milieu de la route.

Pivote d’un quart de tour pour faire face à la voiture.

Croise votre regard.

Fait voler son imperméable.

Découvre une arme automatique.

Pointe l’arme dans votre direction.

Vise.

Et tire.

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Il tire et rien ne se passe. Je ne sais pas comment éviter les effets faciles. Rien ne se passe. La détente résiste ou au contraire se dérobe mollement et percute le vide. Des mois de préparation pour que la Sten, cette merde anglaise, s’enraye. Heydrich, là, à bout portant, à sa merci, et l’arme de Gabčík ne fonctionne pas. Il presse la détente et la Sten, au lieu de cracher des balles, se tait. Les doigts de Gabčík se crispent sur la tige de métal inutile.

La voiture s’est arrêtée, et cette fois, le temps s’est vraiment arrêté. Le monde entier ne bouge plus, ne respire plus. Les deux hommes, dans la voiture, sont médusés. Seul le tramway continue sa course comme si de rien n’était, à ceci près que quelques passagers ont déjà ce même regard pétrifié, car ils ont vu ce qui se passait, c’est-à-dire rien. Le crissement des roues sur l’acier des rails déchire le temps arrêté. Rien ne se passe, sauf dans la tête de Gabčík. Dans sa tête, ça tourbillonne, et ça va très vite. Je suis absolument convaincu que si j’avais pu être dans sa tête à cet instant précis j’aurais eu de quoi raconter pour des centaines de pages. Mais je n’étais pas dans sa tête et je n’ai pas la moindre idée de ce qu’il a ressenti, je ne pourrais même pas trouver, dans ma petite vie, une circonstance qui m’aurait fait approcher d’un sentiment, même très dégradé, ressemblant à celui qui l’a envahi à cet instant. De la surprise, de la peur, avec un torrent d’adrénaline qui déferle dans les veines comme si toutes les vannes de son corps s’étaient ouvertes en même temps.

« Nous qui mourrons peut-être un jour, disons l’homme immortel au foyer de l’instant. » Je crache sur Saint-John Perse mais je ne crache pas forcément sur sa poésie. C’est ce vers que je choisis maintenant pour rendre hommage à ces combattants bien qu’ils soient au-dessus de tout éloge.

Certains ont émis une hypothèse : la Sten était dissimulée dans une sacoche que Gabčík avait remplie d’herbe, pour cacher l’arme. Drôle d’idée ! Comment justifier, en cas de contrôle, que l’on se promène en ville avec une sacoche pleine de foin ? Eh bien, c’est facile, il suffit de répondre que c’est pour le lapin. Nombreux les Tchèques, en effet, qui, pour améliorer leur ordinaire, élevaient des lapins chez eux, et qui allaient ramasser dans les parcs de quoi les nourrir. Quoi qu’il en soit, c’est cette herbe qui se serait insinuée dans le mécanisme.

Donc la Sten ne tire pas. Et tout le monde reste figé de stupeur pendant de très longs dixièmes de secondes. Gabčík, Heydrich, Klein, Kubiš. C’est tellement kitsch ! tellement western ! ces quatre hommes changés en statues de pierre, tous le regard braqué sur la Sten, tous faisant tourner leur cerveau à une vitesse folle, une vitesse inconcevable pour des hommes ordinaires. Au bout de cette histoire, il y a ces quatre hommes dans ce virage. Et en plus il y a un deuxième tramway qui arrive derrière la Mercedes.

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Autant dire qu’on n’a pas toute la journée. C’est à Kubiš d’entrer en action, Kubiš que les deux Allemands, médusés par l’apparition de Gabčík, n’ont pas vu, dans leur dos, le calme et gentil Kubiš, sortir une bombe de sa sacoche.

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Médusé, je le suis moi aussi, par la lecture de Central Europe, de William T. Vollmann, qui vient de paraître en français. Fébrile, je lis enfin le livre que j’aurais aimé écrire, et je me demande, à la lecture du premier chapitre, qui dure, qui dure, combien de temps va-t-il tenir, ce style, ce ton, cette sourdine, incroyable. En fait, il ne dure que huit pages, mais huit pages magiques durant lesquelles les phrases défilent comme dans un rêve, on n’y comprend rien, et on comprend tout. La voix de l’Histoire résonne peut-être pour la première fois avec cette justesse et je suis frappé par cette révélation : l’Histoire est une pythie qui dit « nous ». Le premier chapitre s’intitule « Acier en mouvement » et je lis : « Dans un instant, l’acier va entrer en mouvement, lentement au début, comme des trains de troupe quittant les gares, puis plus vite et partout, les foules en carrés d’hommes casqués s’avançant, flanquées de rangées d’avions qui brillent ; et ensuite les tanks, les avions et autres projectiles dans une accélération sans rémission. » Et plus loin : « Toujours prêt à émerveiller le somnambule, Göring promet que suivront en un éclair cinq cents autres avions autopropulsés. Puis il file à un rendez-vous galant avec la vedette de cinéma Lida Baarova. » La Tchèque. Je dois faire attention, quand je cite un auteur, à couper mes citations toutes les sept lignes. Pas plus de sept lignes, comme les espions au téléphone, pas plus de trente secondes, pour ne pas se faire localiser. « À Moscou, le maréchal Toukhatchevski annonce que les opérations de la prochaine guerre seront pareilles à des entreprises de grande manœuvre se déployant à une échelle massive. Il sera aussitôt abattu. Et les ministres du Central Europe, qui eux aussi seront abattus, apparaissent sur des balcons supportés par de marmoréennes femmes nues, où ils prononcent des discours rêveurs, tout en guettant la sonnerie du téléphone. » Dans le journal, quelqu’un m’explique : c’est un récit « de basse intensité », un « roman merveilleux plus qu’historique » dont la lecture « demande une écoute flottante ». Je comprends. Je m’en souviendrai.

Où en étais-je ?

221

J’en suis exactement là où je voulais en venir. Un volcan d’adrénaline embrase le virage d’Holešovice. C’est le moment précis où la somme de micro-décisions individuelles, uniquement mues par les forces de l’instinct et de la peur, va permettre à l’Histoire de connaître l’un de ses soubresauts, ou de ses hoquets, les plus sonores.

Le corps de chacun prend ses responsabilités. Klein, le chauffeur, ne redémarre pas, et c’est une erreur.

Heydrich se lève et dégaine. Deuxième erreur. Si Klein avait fait preuve de la même vivacité qu’Heydrich, ou si Heydrich était resté tétanisé sur son siège comme Klein, alors sans doute tout aurait été différent, et je ne serais peut-être même pas là à vous parler.

Le bras de Kubiš décrit un arc de cercle, et la bombe s’envole. Mais personne, décidément, ne fait jamais exactement ce qu’il doit faire. Kubiš vise le siège avant mais la bombe atterrit à côté de la roue arrière droite. Néanmoins, elle explose.