The Project Gutenberg EBook of Lettres persanes, tome II, by
Charles-Louis de Secondat, baron de Montesquieu

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Title: Lettres persanes, tome II

Author: Charles-Louis de Secondat, baron de Montesquieu

Release Date: October 12, 2010 [EBook #33856]

Language: French


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LETTRES PERSANES

PAR

MONTESQUIEU

AVEC

PRÉFACE, NOTES ET VARIANTES,

INDEX

PHILOSOPHIQUE, HISTORIQUE, LITTÉRAIRE,

PAR

ANDRÉ LEFÈVRE

TOME II

PARIS

ALPHONSE LEMERRE, ÉDITEUR 27, PASSAGE CHOISEUL, 29

M DCCC LXXIII

Tous droits réservés.
E. Picard
IMP. EUGÈNE HEUTTE ET Ce, A SAINT GERMAIN.

LETTRE LXXXIX.

USBEK A RHÉDI.

A Venise.

A Paris règne la liberté et l'égalité. La naissance, la vertu, le mérite même de la guerre, quelque brillant qu'il soit, ne sauve pas un homme de la foule dans laquelle il est confondu. La jalousie des rangs y est inconnue. On dit que le premier de Paris est celui qui a les meilleurs chevaux à son carrosse.

Un grand seigneur est un homme qui voit le roi, qui parle aux ministres, qui a des ancêtres, des dettes et des pensions. S'il peut avec cela cacher son oisiveté par un air empressé, ou par un feint attachement pour les plaisirs, il croit être le plus heureux de tous les hommes.

En Perse, il n'y a de grands que ceux à qui le monarque donne quelque part au gouvernement. Ici, il y a des gens qui sont grands par leur naissance; mais ils sont sans crédit. Les rois font comme ces ouvriers habiles qui, pour exécuter leurs ouvrages, se servent toujours des machines les plus simples.

La faveur est la grande divinité des François. Le ministre est le grand prêtre, qui lui offre bien des victimes. Ceux qui l'entourent ne sont point habillés de blanc: tantôt sacrificateurs, et tantôt sacrifiés, ils se dévouent eux-mêmes à leur idole avec tout le peuple.

A Paris, le 9 de la lune de Gemmadi 2, 1715.

LETTRE XC.

USBEK A IBBEN.

A Smyrne.

Le désir de la gloire n'est point différent de cet instinct que toutes les créatures ont pour leur conservation. Il semble que nous augmentons notre être, lorsque nous pouvons le porter dans la mémoire des autres: c'est une nouvelle vie que nous acquérons, et qui nous devient aussi précieuse que celle que nous avons reçue du ciel.

Mais comme tous les hommes ne sont pas également attachés à la vie, ils ne sont pas aussi également sensibles à la gloire. Cette noble passion est bien toujours gravée dans leur cœur; mais l'imagination et l'éducation la modifient de mille manières.

Cette différence, qui se trouve d'homme à homme, se fait encore plus sentir de peuple à peuple.

On peut poser pour maxime que, dans chaque État, le désir de la gloire croît avec la liberté des sujets, et diminue avec elle: la gloire n'est jamais compagne de la servitude.

Un homme de bon sens me disoit l'autre jour: On est en France, à bien des égards, plus libre qu'en Perse; aussi y aime-t-on plus la gloire. Cette heureuse fantaisie fait faire à un François, avec plaisir et avec goût, ce que votre sultan n'obtient de ses sujets qu'en leur mettant sans cesse devant les yeux les supplices et les récompenses.

Aussi, parmi nous, le prince est-il jaloux de l'honneur du dernier de ses sujets. Il y a pour le maintenir des tribunaux respectables: c'est le trésor sacré de la nation, et le seul dont le souverain n'est pas le maître, parce qu'il ne peut l'être sans choquer ses intérêts. Ainsi, si un sujet se trouve blessé dans son honneur par son prince, soit par quelque préférence, soit par la moindre marque de mépris, il quitte sur-le-champ sa cour, son emploi, son service, et se retire chez lui.

La différence qu'il y a des troupes françoises aux vôtres, c'est que les unes, composées d'esclaves naturellement lâches, ne surmontent la crainte de la mort que par celle du châtiment; ce qui produit dans l'âme un nouveau genre de terreur qui la rend comme stupide: au lieu que les autres se présentent aux coups avec délice, et bannissent la crainte par une satisfaction qui lui est supérieure.

Mais le sanctuaire de l'honneur, de la réputation et de la vertu, semble être établi dans les républiques, et dans les pays où l'on peut prononcer le mot de patrie. A Rome, à Athènes, à Lacédémone, l'honneur payoit seul les services les plus signalés. Une couronne de chêne ou de laurier, une statue, un éloge, étoit une récompense immense pour une bataille gagnée ou une ville prise.

Là, un homme qui avoit fait une belle action se trouvoit suffisamment récompensé par cette action même. Il ne pouvoit voir un de ses compatriotes qu'il ne ressentit le plaisir d'être son bienfaiteur; il comptoit le nombre de ses services par celui de ses concitoyens. Tout homme est capable de faire du bien à un homme: mais c'est ressembler aux dieux que de contribuer au bonheur d'une société entière.

Mais cette noble émulation ne doit-elle point être entièrement éteinte dans le cœur de vos Persans, chez qui les emplois et les dignités ne sont que des attributs de la fantaisie du souverain? La réputation et la vertu y sont regardées comme imaginaires, si elles ne sont accompagnées de la faveur du prince, avec laquelle elles naissent et meurent de même. Un homme qui a pour lui l'estime publique n'est jamais sûr de ne pas être déshonoré demain: le voilà aujourd'hui général d'armée; peut-être que le prince le va faire son cuisinier, et qu'il n'aura plus à espérer d'autre éloge que celui d'avoir fait un bon ragoût.

A Paris, le 15 de la lune de Gemmadi 2, 1715.

LETTRE XCI.

USBEK AU MÊME.

A Smyrne.

De cette passion générale que la nation françoise a pour la gloire, il s'est formé dans l'esprit des particuliers un certain je ne sais quoi qu'on appelle point d'honneur: c'est proprement le caractère de chaque profession; mais il est plus marqué chez les gens de guerre, et c'est le point d'honneur par excellence. Il me seroit bien difficile de te faire sentir ce que c'est; car nous n'en avons point précisément d'idée.

Autrefois les François, surtout les nobles, ne suivoient guère d'autres lois que celles de ce point d'honneur: elles régloient toute la conduite de leur vie; et elles étoient si sévères qu'on ne pouvoit, sans une peine plus cruelle que la mort, je ne dis pas les enfreindre, mais en éluder la plus petite disposition.

Quand il s'agissoit de régler les différends, elles ne prescrivoient guère qu'une manière de décision, qui étoit le duel, qui tranchoit toutes les difficultés; mais ce qu'il y avoit de mal, c'est que souvent le jugement se rendoit entre d'autres parties que celles qui y étoient intéressées.

Pour peu qu'un homme fût connu d'un autre, il falloit qu'il entrât dans la dispute, et qu'il payât de sa personne, comme s'il avoit été lui-même en colère. Il se sentoit toujours honoré d'un tel choix et d'une préférence si flatteuse; et tel qui n'auroit pas voulu donner quatre pistoles à un homme pour le sauver de la potence, lui et toute sa famille, ne faisoit aucune difficulté d'aller risquer pour lui mille fois sa vie.

Cette manière de décider étoit assez mal imaginée, car de ce qu'un homme étoit plus adroit ou plus fort qu'un autre, il ne s'ensuivoit pas qu'il eût de meilleures raisons.

Aussi les rois l'ont-ils défendue sous des peines très-sévères; mais c'est en vain: l'honneur, qui veut toujours régner, se révolte, et il ne reconnoît point de lois.

Ainsi les François sont dans un état bien violent: car les mêmes lois de l'honneur obligent un honnête homme de se venger quand il a été offensé; mais, d'un autre côté, la justice le punit des plus cruelles peines lorsqu'il se venge. Si l'on suit les lois de l'honneur, on périt sur un échafaud; si l'on suit celles de la justice, on est banni pour jamais de la société des hommes: il n'y a donc que cette cruelle alternative, ou de mourir, ou d'être indigne de vivre.

A Paris, le 18 de la lune de Gemmadi 2, 1715.

LETTRE XCII.

USBEK A RUSTAN.

A Ispahan.

Il paroît ici un personnage travesti en ambassadeur de Perse, qui se joue insolemment des deux plus grands rois du monde. Il apporte au monarque des François des présents que le nôtre ne sauroit donner à un roi d'Irimette ou de Géorgie; et, par sa lâche avarice, il a flétri la majesté des deux empires.

Il s'est rendu ridicule devant un peuple qui prétend être le plus poli de l'Europe, et il a fait dire en Occident que le roi des rois ne domine que sur des barbares.

Il a reçu des honneurs qu'il sembloit avoir voulu se faire refuser lui-même; et, comme si la cour de France avoit eu plus à cœur la grandeur persane que lui, elle l'a fait paroître avec dignité devant un peuple dont il est le mépris.

Ne dis point ceci à Ispahan: épargne la tête d'un malheureux. Je ne veux pas que nos ministres le punissent de leur propre imprudence, et de l'indigne choix qu'ils ont fait.

De Paris, le dernier de la lune de Gemmadi 2, 1715.

LETTRE XCIII.

USBEK A RHÉDI.

A Venise.

Le monarque qui a si longtemps régné n'est plus[A]. Il a bien fait parler des gens pendant sa vie; tout le monde s'est tû à sa mort. Ferme et courageux dans ce dernier moment, il a paru ne céder qu'au destin. Ainsi mourut le grand Cha-Abas, après avoir rempli toute la terre de son nom.

[A] Il mourut le 1er septembre 1715.

Ne crois pas que ce grand événement n'ait fait faire ici que des réflexions morales. Chacun a pensé à ses affaires, et à prendre ses avantages dans ce changement. Le roi, arrière-petit-fils du monarque défunt, n'ayant que cinq ans, un prince son oncle a été déclaré régent du royaume.

Le feu roi avoit fait un testament qui bornoit l'autorité du régent. Ce prince habile a été au parlement; et, y exposant tous les droits de sa naissance, il a fait casser la disposition du monarque, qui, voulant se survivre à lui-même, sembloit avoir prétendu régner encore après sa mort.

Les parlements ressemblent à ces ruines que l'on foule aux pieds, mais qui rappellent toujours l'idée de quelque temple fameux par l'ancienne religion des peuples. Ils ne se mêlent guère plus que de rendre la justice; et leur autorité est toujours languissante, à moins que quelque conjoncture imprévue ne vienne lui rendre la force et la vie. Ces grands corps ont suivi le destin des choses humaines: ils ont cédé au temps, qui détruit tout; à la corruption des mœurs, qui a tout affoibli; à l'autorité suprême, qui a tout abattu.

Mais le régent, qui a voulu se rendre agréable au peuple, a paru d'abord respecter cette image de la liberté publique; et, comme s'il avoit pensé à relever de terre le temple et l'idole, il a voulu qu'on les regardât comme l'appui de la monarchie et le fondement de toute autorité légitime.

A Paris, le 4 de la lune de Rhégeb, 1715.

LETTRE XCIV.

USBEK A SON FRÈRE, SANTON AU MONASTÈRE DE CASBIN.

Je m'humilie devant toi, sacré santon, et je me prosterne: je regarde les vestiges de tes pieds comme la prunelle de mes yeux. Ta sainteté est si grande, qu'il semble que tu aies le cœur de notre saint prophète; tes austérités étonnent le ciel même; les anges t'ont regardé du sommet de la gloire, et ont dit: Comment est-il encore sur la terre, puisque son esprit est avec nous, et vole autour du trône qui est soutenu par les nuées?

Et comment ne t'honorerois-je pas, moi qui ai appris de nos docteurs que les dervis, même infidèles, ont toujours un caractère de sainteté qui les rend respectables aux vrais croyants; et que Dieu s'est choisi dans tous les coins de la terre des âmes plus pures que les autres, qu'il a séparées du monde impie, afin que leurs mortifications et leurs prières ferventes suspendissent sa colère prête à tomber sur tant de peuples rebelles?

Les chrétiens disent des merveilles de leurs premiers santons, qui se réfugièrent à milliers dans les déserts affreux de la Thébaïde, et eurent pour chefs Paul, Antoine et Pacôme. Si ce qu'ils en disent est vrai, leurs vies sont aussi pleines de prodiges que celles de nos plus sacrés immaums. Ils passoient quelquefois dix ans entiers sans voir un seul homme: mais ils habitoient la nuit et le jour avec des démons; ils étoient sans cesse tourmentés par ces esprits malins; ils les trouvoient au lit, ils les trouvoient à table; jamais d'asile contre eux. Si tout ceci est vrai, santon vénérable, il faudroit avouer que personne n'auroit jamais vécu en plus mauvaise compagnie.

Les chrétiens sensés regardent toutes ces histoires comme une allégorie bien naturelle, qui nous peut servir à nous faire sentir le malheur de la condition humaine. En vain cherchons-nous dans le désert un état tranquille; les tentations nous suivent toujours: nos passions, figurées par les démons, ne nous quittent point encore; ces monstres du cœur, ces illusions de l'esprit, ces vains fantômes de l'erreur et du mensonge, se montrent toujours à nous pour nous séduire, et nous attaquent jusque dans les jeûnes et les cilices, c'est-à-dire jusque dans notre force même.

Pour moi, santon vénérable, je sais que l'envoyé de Dieu a enchaîné Satan, et l'a précipité dans les abîmes: il a purifié la terre, autrefois pleine de son empire, et l'a rendue digne du séjour des anges et des prophètes.

A Paris, le 9 de la lune de Chahban, 1715.

LETTRE XCV

USBEK A RHÉDI.

A Venise.

Je n'ai jamais ouï parler du droit public, qu'on n'ait commencé par rechercher soigneusement quelle est l'origine des sociétés; ce qui me paroît ridicule. Si les hommes n'en formoient point, s'ils se quittoient et se fuyoient les uns les autres, il faudroit en demander la raison, et chercher pourquoi ils se tiennent séparés: mais ils naissent tous liés les uns aux autres; un fils est né auprès de son père, et il s'y tient: voilà la société, et la cause de la société.

Le droit public est plus connu en Europe qu'en Asie: cependant on peut dire que les passions des princes, la patience des peuples, la flatterie des écrivains, en ont corrompu tous les principes.

Ce droit, tel qu'il est aujourd'hui, est une science qui apprend aux princes jusqu'à quel point ils peuvent violer la justice sans choquer leurs intérêts. Quel dessein, Rhédi, de vouloir, pour endurcir leur conscience, mettre l'iniquité en système, d'en donner des règles, d'en former des principes, et d'en tirer des conséquences!

La puissance illimitée de nos sublimes sultans, qui n'a d'autre règle qu'elle-même, ne produit pas plus de monstres que cet art indigne qui veut faire plier la justice, tout inflexible qu'elle est.

On diroit, Rhédi, qu'il y a deux justices toutes différentes: l'une qui règle les affaires des particuliers, qui règne dans le droit civil; l'autre qui règle les différends qui surviennent de peuple à peuple, qui tyrannise dans le droit public: comme si le droit public n'étoit pas lui-même un droit civil, non pas à la vérité d'un pays particulier, mais du monde.

Je t'expliquerai dans une autre lettre mes pensées là-dessus.

A Paris, le 1er de la lune de Zilhagé, 1716.

LETTRE XCVI.

USBEK AU MÊME.

Les magistrats doivent rendre la justice de citoyen à citoyen: chaque peuple la doit rendre lui-même de lui à un autre peuple. Dans cette seconde distribution de justice, on ne peut employer d'autres maximes que dans la première.

De peuple à peuple, il est rarement besoin de tiers pour juger, parce que les sujets de disputes sont presque toujours clairs et faciles à terminer. Les intérêts de deux nations sont ordinairement si séparés, qu'il ne faut qu'aimer la justice pour la trouver: on ne peut guère se prévenir dans sa propre cause.

Il n'en est pas de même des différends qui arrivent entre particuliers. Comme ils vivent en société, leurs intérêts sont si mêlés et si confondus, il y en a tant de sortes différentes, qu'il est nécessaire qu'un tiers débrouille ce que la cupidité des parties cherche à obscurcir.

Il n'y a que deux sortes de guerres justes: les unes qui se font pour repousser un ennemi qui attaque; les autres pour secourir un allié qui est attaqué.

Il n'y auroit point de justice de faire la guerre pour des querelles particulières du prince, à moins que le cas ne fût si grave qu'il méritât la mort du prince, ou du peuple qui l'a commis. Ainsi un prince ne peut faire la guerre parce qu'on lui aura refusé un honneur qui lui est dû, ou parce qu'on aura eu quelque procédé peu convenable à l'égard de ses ambassadeurs, et autres choses pareilles; non plus qu'un particulier ne peut tuer celui qui lui refuse le pas. La raison en est que, comme la déclaration de guerre doit être un acte de justice, dans lequel il faut toujours que la peine soit proportionnée à la faute, il faut voir si celui à qui on déclare la guerre mérite la mort. Car faire la guerre à quelqu'un, c'est vouloir le punir de mort.

Dans le droit public, l'acte de justice le plus sévère c'est la guerre: puisque son but est la destruction de la société.

Les représailles sont du second degré. C'est une loi que les tribunaux n'ont pu s'empêcher d'observer, de mesurer la peine par le crime.

Un troisième acte de justice est de priver un prince des avantages qu'il peut tirer de nous, proportionnant toujours la peine à l'offense.

Le quatrième acte de justice, qui doit être le plus fréquent, est la renonciation à l'alliance du peuple dont on a à se plaindre. Cette peine répond à celle du bannissement établie dans les tribunaux, qui retranche les coupables de la société. Ainsi un prince à l'alliance duquel nous renonçons est retranché par là de notre société, et n'est plus un de nos membres.

On ne peut pas faire de plus grand affront à un prince que de renoncer à son alliance, ni lui faire de plus grand honneur que de la contracter. Il n'y a rien parmi les hommes qui leur soit plus glorieux, et même plus utile, que d'en voir d'autres toujours attentifs à leur conservation.

Mais pour que l'alliance nous lie, il faut qu'elle soit juste: ainsi une alliance faite entre deux nations pour en opprimer une troisième n'est pas légitime, et on peut la violer sans crime.

Il n'est pas même de l'honneur et de la dignité du prince de s'allier avec un tyran. On dit qu'un monarque d'Égypte fit avertir le roi de Samos de sa cruauté et de sa tyrannie, et le somma de s'en corriger: comme il ne le fit pas, il lui envoya dire qu'il renonçoit à son amitié et à son alliance.

La conquête ne donne point un droit par elle-même. Lorsque le peuple subsiste, elle est un gage de la paix et de la réparation du tort; et, si le peuple est détruit ou dispersé, elle est le monument d'une tyrannie.

Les traités de paix sont si sacrés parmi les hommes, qu'il semble qu'ils soient la voix de la nature, qui réclame ses droits. Ils sont tous légitimes, lorsque les conditions en sont telles que les deux peuples peuvent se conserver: sans quoi, celle des deux sociétés qui doit périr, privée de sa défense naturelle par la paix, la peut chercher dans la guerre.

Car la nature, qui a établi les différents degrés de force et de foiblesse parmi les hommes, a encore souvent égalé la foiblesse à la force par le désespoir.

A Paris, le 4 de la lune de Zilhagé, 1716.

LETTRE XCVII.

LE PREMIER EUNUQUE A USBEK.

A Paris.

Il est arrivé ici beaucoup de femmes jaunes du royaume de Visapour: j'en ai acheté une pour ton frère le gouverneur de Mazenderan, qui m'envoya il y a un mois son commandement sublime et cent tomans.

Je me connois en femmes, d'autant mieux qu'elles ne me surprennent pas, et qu'en moi les yeux ne sont point troublés par les mouvements du cœur.

Je n'ai jamais vu de beauté si régulière et si parfaite: ses yeux brillants portent la vie sur son visage, et relèvent l'éclat d'une couleur qui pourroit effacer tous les charmes de la Circassie.

Le premier eunuque d'un négociant d'Ispahan la marchandoit avec moi; mais elle se déroboit dédaigneusement à ses regards, et sembloit chercher les miens, comme si elle avoit voulu me dire qu'un vil marchand n'étoit pas digne d'elle, et qu'elle étoit destinée à un plus illustre époux.

Je te l'avoue, je sens dans moi-même une joie secrète quand je pense aux charmes de cette belle personne: il me semble que je la vois entrer dans le sérail de ton frère; je me plais à prévoir l'étonnement de toutes ses femmes; la douleur impérieuse des unes; l'affliction muette, mais plus douloureuse, des autres; la consolation maligne de celles qui n'espèrent plus rien, et l'ambition irritée de celles qui espèrent encore.

Je vais d'un bout du royaume à l'autre faire changer tout un sérail de face. Que de passions je vais émouvoir! Que de craintes et de peines je prépare!

Cependant, dans le trouble du dedans, le dehors ne sera pas moins tranquille: les grandes révolutions seront cachées dans le fond du cœur; les chagrins seront dévorés, et les joies contenues; l'obéissance ne sera pas moins exacte, et les règles moins inflexibles; la douceur, toujours contrainte de paroître, sortira du fond même du désespoir.

Nous remarquons que, plus nous avons de femmes sous nos yeux, moins elles nous donnent d'embarras. Une plus grande nécessité de plaire, moins de facilité de s'unir, plus d'exemples de soumission, tout cela leur forme des chaînes. Les unes sont sans cesse attentives sur les démarches des autres: il semble que, de concert avec nous, elles travaillent à se rendre plus dépendantes; elles font presque la moitié de notre office, et nous ouvrent les yeux quand nous les fermons. Que dis-je? elles irritent sans cesse le maître contre leurs rivales; et elles ne voient pas combien elles se trouvent près de celles qu'on punit.

Mais tout cela, magnifique seigneur, tout cela n'est rien sans la présence du maître. Que pouvons-nous faire avec ce vain fantôme d'une autorité qui ne se communique jamais tout entière? Nous ne représentons que foiblement la moitié de toi-même: nous ne pouvons que leur montrer une odieuse sévérité. Toi, tu tempères la crainte par les espérances: plus absolu quand tu caresses, que tu ne l'es quand tu menaces.

Reviens donc, magnifique seigneur, reviens dans ces lieux porter partout les marques de ton empire. Viens adoucir des passions désespérées: viens ôter tout prétexte de faillir; viens apaiser l'amour qui murmure, et rendre le devoir même aimable; viens enfin soulager tes fidèles eunuques d'un fardeau qui s'appesantit chaque jour.

Du sérail d'Ispahan, le 8 de la lune de Zilhagé, 1716.

LETTRE XCVIII.

USBEK A HASSEIN, DERVIS DE LA MONTAGNE DE JARON.

O toi, sage dervis, dont l'esprit curieux brille de tant de connoissances, écoute ce que je vais te dire.

Il y a ici des philosophes qui, à la vérité, n'ont point atteint jusqu'au faîte de la sagesse orientale: ils n'ont point été ravis jusqu'au trône lumineux; ils n'ont, ni entendu les paroles ineffables dont les concerts des anges retentissent, ni senti les formidables accès d'une fureur divine: mais, laissés à eux-mêmes, privés des saintes merveilles, ils suivent dans le silence les traces de la raison humaine.

Tu ne saurois croire jusqu'où ce guide les a conduits. Ils ont débrouillé le chaos; et ont expliqué, par une mécanique simple, l'ordre de l'architecture divine. L'auteur de la nature a donné du mouvement à la matière: il n'en a pas fallu davantage pour produire cette prodigieuse variété d'effets, que nous voyons dans l'univers.

Que les législateurs ordinaires nous proposent des lois pour régler les sociétés des hommes; des lois aussi sujettes au changement que l'esprit de ceux qui les proposent et des peuples qui les observent: ceux-ci ne nous parlent que des lois générales, immuables, éternelles, qui s'observent sans aucune exception, avec un ordre, une régularité, et une promptitude infinie, dans l'immensité des espaces.

Et que crois-tu, homme divin, que soient ces lois? Tu t'imagines peut-être qu'entrant dans le conseil de l'Éternel, tu vas être étonné par la sublimité des mystères: tu renonces par avance à comprendre; tu ne te proposes que d'admirer.

Mais tu changeras bientôt de pensée: elles n'éblouissent point par un faux respect; leur simplicité les a fait longtemps méconnoître, et ce n'est qu'après bien des réflexions qu'on en a connu toute la fécondité et toute l'étendue.

La première est que tout corps tend à décrire une ligne droite, à moins qu'il ne rencontre quelque obstacle qui l'en détourne; et la seconde, qui n'en est qu'une suite, c'est que tout corps qui tourne autour d'un centre tend à s'en éloigner, parce que, plus il en est loin, plus la ligne qu'il décrit approche de la ligne droite.

Voilà, sublime dervis, la clef de la nature: voilà des principes féconds, dont on tire des conséquences à perte de vue, comme je te le ferai voir dans une lettre particulière.

La connoissance de cinq ou six vérités a rendu leur philosophie pleine de miracles, et leur a fait faire plus de prodiges et de merveilles que tout ce qu'on nous raconte de nos saints prophètes.

Car enfin je suis persuadé qu'il n'y a aucun de nos docteurs qui n'eût été embarrassé, si on lui eût dit de peser dans une balance tout l'air qui est autour de la terre, ou de mesurer toute l'eau qui tombe chaque année sur sa surface; et qui n'eût pensé plus de quatre fois, avant de dire combien de lieues le son fait dans une heure; quel temps un rayon de lumière emploie à venir du soleil à nous; combien de toises il y a d'ici à Saturne; quelle est la courbe selon laquelle un vaisseau doit être taillé, pour être le meilleur voilier qu'il soit possible.

Peut-être que si quelque homme divin avoit orné les ouvrages de ces philosophes de paroles hautes et sublimes; s'il y avoit mêlé des figures hardies et des allégories mystérieuses, il auroit fait un bel ouvrage qui n'auroit cédé qu'au saint Alcoran.

Cependant, s'il te faut dire ce que je pense, je ne m'accommode guères du style figuré. Il y a dans notre Alcoran un grand nombre de choses puériles, qui me paroissent toujours telles, quoiqu'elles soient relevées par la force et la vie de l'expression. Il semble d'abord que les livres inspirés ne sont que les idées divines rendues en langage humain: au contraire, dans nos livres saints, on trouve le langage de Dieu, et les idées des hommes; comme si, par un admirable caprice, Dieu y avoit dicté les paroles, et que l'homme eût fourni les pensées.

Tu diras peut-être que je parle trop librement de ce qu'il y a de plus saint parmi nous; tu croiras que c'est le fruit de l'indépendance où l'on vit dans ce pays. Non, grâces au ciel, l'esprit n'a pas corrompu le cœur; et, tandis que je vivrai, Ali sera mon prophète.

A Paris, le 15 de la lune de Chahban, 1716.

LETTRE XCIX.

USBEK A IBBEN.

A Smyrne.

Il n'y a point de pays au monde où la fortune soit si inconstante que dans celui-ci. Il arrive tous les dix ans des révolutions qui précipitent le riche dans la misère, et enlèvent le pauvre avec des ailes rapides au comble des richesses. Celui-ci est étonné de sa pauvreté; celui-là l'est de son abondance. Le nouveau riche admire la sagesse de la providence; le pauvre, l'aveugle fatalité du destin.

Ceux qui lèvent les tributs nagent au milieu des trésors: parmi eux il y a peu de Tantales. Ils commencent pourtant ce métier par la dernière misère: ils sont méprisés comme de la boue pendant qu'ils sont pauvres; quand ils sont riches, on les estime assez: aussi ne négligent-ils rien pour acquérir de l'estime.

Ils sont à présent dans une situation bien terrible. On vient d'établir une chambre qu'on appelle de justice, parce qu'elle va leur ravir tout leur bien. Ils ne peuvent ni détourner ni cacher leurs effets; car on les oblige de les déclarer au juste, sous peine de la vie: ainsi on les fait passer par un défilé bien étroit, je veux dire entre la vie et leur argent. Pour comble d'infortune, il y a un ministre connu par son esprit, qui les honore de ses plaisanteries, et badine sur toutes les délibérations du conseil. On ne trouve pas tous les jours des ministres disposés à faire rire le peuple; et l'on doit savoir bon gré à celui-ci de l'avoir entrepris.

Le corps des laquais est plus respectable en France qu'ailleurs: c'est un séminaire de grands seigneurs; il remplit le vide des autres états. Ceux qui le composent prennent la place des grands malheureux, des magistrats ruinés, des gentilshommes tués dans les fureurs de la guerre; et quand ils ne peuvent pas suppléer par eux-mêmes, ils relèvent toutes les grandes maisons par le moyen de leurs filles, qui sont comme une espèce de fumier qui engraisse les terres montagneuses et arides.

Je trouve, Ibben, la providence admirable dans la manière dont elle a distribué les richesses: si elle ne les avoit accordées qu'aux gens de bien, on ne les auroit pas assez distinguées de la vertu, et on n'en auroit plus senti tout le néant. Mais quand on examine qui sont les gens qui en sont les plus chargés, à force de mépriser les riches, on vient enfin à mépriser les richesses.

A Paris, le 26 de la lune de Maharram, 1717.

LETTRE C.

RICA A RHÉDI.

A Venise.

Je trouve les caprices de la mode, chez les François, étonnants. Ils ont oublié comment ils étoient habillés cet été; ils ignorent encore plus comment ils le seront cet hiver: mais surtout on ne sauroit croire combien il en coûte à un mari, pour mettre sa femme à la mode.

Que me serviroit de te faire une description exacte de leur habillement et de leurs parures? une mode nouvelle viendroit détruire tout mon ouvrage, comme celui de leurs ouvriers; et, avant que tu eusses reçu ma lettre, tout seroit changé.

Une femme qui quitte Paris pour aller passer six mois à la campagne en revient aussi antique que si elle s'y étoit oubliée trente ans. Le fils méconnoît le portrait de sa mère, tant l'habit avec lequel elle est peinte lui paroît étranger; il s'imagine que c'est quelque Américaine qui y est représentée; ou que le peintre a voulu exprimer quelqu'une de ses fantaisies.

Quelquefois les coiffures montent insensiblement; et une révolution les fait descendre tout à coup. Il a été un temps que leur hauteur immense mettoit le visage d'une femme au milieu d'elle-même: dans un autre, c'étoit les pieds qui occupoient cette place; les talons faisoient un piédestal, qui les tenoit en l'air. Qui pourroit le croire? les architectes ont été souvent obligés de hausser, de baisser et d'élargir leurs portes, selon que les parures des femmes exigeoient d'eux ce changement; et les règles de leur art ont été asservies à ces fantaisies. On voit quelquefois sur un visage une quantité prodigieuse de mouches, et elles disparoissent toutes le lendemain. Autrefois les femmes avoient de la taille, et des dents; aujourd'hui il n'en est pas question. Dans cette changeante nation, quoi qu'en dise le critique, les filles se trouvent autrement faites que leurs mères.

Il en est des manières et de la façon de vivre comme des modes: les François changent de mœurs selon l'âge de leur roi. Le monarque pourroit même parvenir à rendre la nation grave, s'il l'avoit entrepris. Le prince imprime le caractère de son esprit à la cour, la cour à la ville, la ville aux provinces. L'âme du souverain est un moule qui donne la forme à toutes les autres.

De Paris, le 8 de la lune de Saphar, 1717.

LETTRE CI.

RICA AU MÊME.

Je te parlois l'autre jour de l'inconstance prodigieuse des François sur leurs modes. Cependant il est inconcevable à quel point ils en sont entêtés: c'est la règle avec laquelle ils jugent de tout ce qui se fait chez les autres nations; ils y rappellent tout; ce qui est étranger leur paroît toujours ridicule. Je t'avoue que je ne saurois guères ajuster cette fureur pour leurs costumes avec l'inconstance avec laquelle ils en changent tous les jours.

Quand je te dis qu'ils méprisent tout ce qui est étranger, je ne te parle que des bagatelles; car, sur les choses importantes, ils semblent s'être méfiés d'eux-mêmes jusqu'à se dégrader. Ils avouent de bon cœur que les autres peuples sont plus sages, pourvu qu'on convienne qu'ils sont mieux vêtus: ils veulent bien s'assujettir aux lois d'une nation rivale, pourvu que les perruquiers françois décident en législateurs sur la forme des perruques étrangères. Rien ne leur paroît si beau que de voir le goût de leurs cuisiniers régner du septentrion au midi; et les ordonnances de leurs coiffeuses portées dans toutes les toilettes de l'Europe.

Avec ces nobles avantages, que leur importe que le bon sens leur vienne d'ailleurs, et qu'ils aient pris de leurs voisins tout ce qui concerne le gouvernement politique et civil?

Qui peut penser qu'un royaume, le plus ancien et le plus puissant de l'Europe, soit gouverné, depuis plus de dix siècles, par des lois qui ne sont pas faites pour lui? Si les François avoient été conquis, ceci ne seroit pas difficile à comprendre: mais ils sont les conquérants.

Ils ont abandonné les lois anciennes, faites par leurs premiers rois dans les assemblées générales de la nation; et ce qu'il y a de singulier, c'est que les lois romaines, qu'ils ont prises à la place, étoient en partie faites et en partie rédigées par des empereurs contemporains de leurs législateurs.

Et afin que l'acquisition fût entière, et que tout le bon sens leur vînt d'ailleurs, ils ont adopté toutes les constitutions des papes, et en ont fait une nouvelle partie de leur droit: nouveau genre de servitude.

Il est vrai que, dans les derniers temps, on a rédigé par écrit quelques statuts des villes et des provinces: mais ils sont presque tous pris du droit romain.

Cette abondance de lois adoptées, et pour ainsi dire naturalisées, est si grande qu'elle accable également la justice et les juges. Mais ces volumes de lois ne sont rien en comparaison de cette armée effroyable de glossateurs, de commentateurs, de compilateurs; gens aussi foibles par le peu de justesse de leur esprit qu'ils sont forts par leur nombre prodigieux.

Ce n'est pas tout: ces lois étrangères ont introduit des formalités qui sont la honte de la raison humaine. Il seroit assez difficile de décider si la forme s'est rendue plus pernicieuse, lorsqu'elle est entrée dans la jurisprudence, ou lorsqu'elle s'est logée dans la médecine; si elle a fait plus de ravages sous la robe d'un jurisconsulte que sous le large chapeau d'un médecin; et si dans l'une elle a plus ruiné de gens qu'elle n'en a tué dans l'autre.

De Paris, le 17 de la lune de Saphar, 1717.

LETTRE CII.

USBEK A ***.

On parle toujours ici de la constitution. J'entrai l'autre jour dans une maison où je vis d'abord un gros homme avec un teint vermeil, qui disoit d'une voix forte: J'ai donné mon mandement; je n'irai point répondre à tout ce que vous dites; mais lisez-le, ce mandement; et vous verrez que j'y ai résolu tous vos doutes. Il m'a fallu bien suer pour le faire, dit-il en portant la main sur le front; j'ai eu besoin de toute ma doctrine; et il m'a fallu lire bien des auteurs latins. Je le crois, dit un homme qui se trouva là, car c'est un bel ouvrage; et je défie ce jésuite qui vient si souvent vous voir d'en faire un meilleur. Eh bien, lisez-le donc, reprit-il, et vous serez plus instruit sur ces matières dans un quart d'heure, que si je vous en avois parlé deux heures. Voilà comme il évitoit d'entrer en conversation, et de commettre sa suffisance. Mais, comme il se vit pressé, il fut obligé de sortir de ses retranchements; et il commença à dire théologiquement force sottises, soutenu d'un dervis qui les lui rendoit très-respectueusement. Quand deux hommes qui étoient là lui nioient quelque principe, il disoit d'abord: Cela est certain, nous l'avons jugé ainsi; et nous sommes des juges infaillibles. Et comment, lui dis-je pour lors, êtes-vous des juges infaillibles? Ne voyez-vous pas, reprit-il, que le Saint-Esprit nous éclaire? Cela est heureux, lui répondis-je; car, de la manière dont vous avez parlé tout aujourd'hui, je reconnois que vous avez grand besoin d'être éclairé.