LETTRE CXLV.
USBEK A ***.
Un homme d'esprit est ordinairement difficile dans les sociétés. Il choisit peu de personnes; il s'ennuie avec tout ce grand nombre de gens qu'il lui plaît appeler mauvaise compagnie; il est impossible qu'il ne fasse un peu sentir son dégoût: autant d'ennemis.
Sûr de plaire quand il voudra, il néglige très-souvent de le faire.
Il est porté à la critique, parce qu'il voit plus de choses qu'un autre, et les sent mieux.
Il ruine presque toujours sa fortune, parce que son esprit lui fournit pour cela un plus grand nombre de moyens.
Il échoue dans ses entreprises, parce qu'il hasarde beaucoup. Sa vue, qui se porte toujours loin, lui fait voir des objets qui sont à de trop grandes distances. Sans compter que, dans la naissance d'un projet, il est moins frappé des difficultés qui viennent de la chose, que des remèdes qui sont de lui, et qu'il tire de son propre fonds.
Il néglige les menus détails, dont dépend cependant la réussite de presque toutes les grandes affaires.
L'homme médiocre, au contraire, cherche à tirer parti de tout: il sent bien qu'il n'a rien à perdre en négligences.
L'approbation universelle est plus ordinairement pour l'homme médiocre. On est charmé de donner à celui-ci, on est enchanté d'ôter à celui-là. Pendant que l'envie fond sur l'un, et qu'on ne lui pardonne rien, on supplée tout en faveur de l'autre: la vanité se déclare pour lui.
Mais, si un homme d'esprit a tant de désavantages, que dirons-nous de la dure condition des savants?
Je n'y pense jamais que je ne me rappelle une lettre d'un d'eux à un de ses amis. La voici.
«Je suis un homme qui m'occupe, toutes les nuits, à regarder, avec des lunettes de trente pieds, ces grands corps qui roulent sur nos têtes; et quand je veux me délasser, je prends mes petits microscopes, et j'observe un ciron ou une mite.
«Je ne suis point riche, et je n'ai qu'une seule chambre: je n'ose même y faire du feu, parce que j'y tiens mon thermomètre, et que la chaleur étrangère le feroit hausser. L'hiver dernier, je pensai mourir de froid; et quoique mon thermomètre, qui étoit au plus bas degré, m'avertît que mes mains alloient se geler, je ne me dérangeai point; et j'ai la consolation d'être instruit exactement des changements de temps les plus insensibles de toute l'année passée.
«Je me communique fort peu: et, de tous les gens que je vois, je n'en connois aucun. Mais il y a un homme à Stockholm, un autre à Leipsick, un autre à Londres, que je n'ai jamais vus, et que je ne verrai sans doute jamais, avec lesquels j'entretiens une correspondance si exacte, que je ne laisse pas passer un courrier sans leur écrire.
«Mais, quoique je ne connoisse personne dans mon quartier, je suis dans une si mauvaise réputation, que je serai, à la fin, obligé de le quitter. Il y a cinq ans que je fus rudement insulté par une de mes voisines, pour avoir fait la dissection d'un chien qu'elle prétendoit lui appartenir. La femme d'un boucher, qui se trouva là, se mit de la partie; et, pendant que celle-là m'accabloit d'injures, celle-ci m'assommoit à coups de pierres, conjointement avec le docteur ***, qui étoit avec moi, et qui reçut un coup terrible sur l'os frontal et occipital, dont le siége de sa raison fut très-ébranlé.
«Depuis ce temps-là, dès qu'il s'écarte quelque chien au bout de la rue, il est aussitôt décidé qu'il a passé par mes mains. Une bonne bourgeoise qui en avoit perdu un petit, qu'elle aimoit, disoit-elle, plus que ses enfants, vint l'autre jour s'évanouir dans ma chambre; et, ne le trouvant pas, elle me cita devant le magistrat. Je crois que je ne serai jamais délivré de la malice importune de ces femmes qui, avec leurs voix glapissantes, m'étourdissent sans cesse de l'oraison funèbre de tous les automates qui sont morts depuis dix ans.
«Je suis, etc.»
Tous les savants étoient autrefois accusés de magie. Je n'en suis point étonné. Chacun disoit en lui-même: j'ai porté les talents naturels aussi loin qu'ils peuvent aller; cependant un certain savant a des avantages sur moi: il faut bien qu'il y ait là quelque diablerie.
A présent que ces sortes d'accusations sont tombées dans le décri, on a pris un autre tour; et un savant ne sauroit guère éviter le reproche d'irréligion ou d'hérésie. Il a beau être absous par le peuple: la plaie est faite; elle ne se fermera jamais bien. C'est toujours pour lui un endroit malade. Un adversaire viendra, trente ans après, lui dire modestement: A Dieu ne plaise que je dise que ce dont on vous accuse soit vrai! mais vous avez été obligé de vous défendre. C'est ainsi qu'on tourne contre lui sa justification même.
S'il écrit quelque histoire, et qu'il ait de la noblesse dans l'esprit, et quelque droiture dans le cœur, on lui suscite mille persécutions. On ira contre lui soulever le magistrat sur un fait qui s'est passé il y a mille ans. Et on voudra que sa plume soit captive, si elle n'est pas vénale.
Plus heureux cependant que ces hommes lâches, qui abandonnent leur foi pour une médiocre pension; qui, à prendre toutes leurs impostures en détail, ne les vendent pas seulement une obole; qui renversent la constitution de l'empire, diminuent les droits d'une puissance, augmentent ceux d'une autre, donnent aux princes, ôtent aux peuples, font revivre des droits surannés, flattent les passions qui sont en crédit de leur temps, et les vices qui sont sur le trône, imposant à la postérité, d'autant plus indignement qu'elle a moins de moyens de détruire leur témoignage.
Mais ce n'est point assez, pour un auteur, d'avoir essuyé toutes ces insultes; ce n'est point assez pour lui d'avoir été dans une inquiétude continuelle sur le succès de son ouvrage. Il voit le jour enfin, cet ouvrage qui lui a tant coûté. Il lui attire des querelles de toutes parts. Et comment les éviter? Il avoit un sentiment; il l'a soutenu par ses écrits: il ne savoit pas qu'un homme, à deux cents lieues de lui, avoit dit tout le contraire. Voilà cependant la guerre qui se déclare.
Encore s'il pouvoit espérer d'obtenir quelque considération! Non. Il n'est tout au plus estimé que de ceux qui se sont appliqués au même genre de science que lui. Un philosophe a un mépris souverain pour un homme qui a la tête chargée de faits; et il est, à son tour, regardé comme un visionnaire par celui qui a une bonne mémoire.
Quant à ceux qui font profession d'une orgueilleuse ignorance, ils voudroient que tout le genre humain fût enseveli dans l'oubli où ils seront eux-mêmes.
Un homme à qui il manque un talent se dédommage en le méprisant: il ôte cet obstacle qu'il rencontroit entre le mérite et lui; et, par là, se trouve au niveau de celui dont il redoute les travaux.
Enfin, il faut joindre, à une réputation équivoque, la privation des plaisirs et la perte de la santé.
LETTRE CXLVI.
USBEK A RHÉDI.
A Venise.
Il y a longtemps que l'on a dit que la bonne foi étoit l'âme d'un grand ministre.
Un particulier peut jouir de l'obscurité où il se trouve; il ne se décrédite que devant quelques gens; il se tient couvert devant les autres: mais un ministre qui manque à la probité a autant de témoins, autant de juges, qu'il y a de gens qu'il gouverne.
Oserai-je le dire? le plus grand mal que fait un ministre sans probité n'est pas de desservir son prince et de ruiner son peuple: il y en a un autre, à mon avis, mille fois plus dangereux; c'est le mauvais exemple qu'il donne.
Tu sais que j'ai longtemps voyagé dans les Indes. J'y ai vu une nation, naturellement généreuse, pervertie en un instant, depuis le dernier des sujets jusqu'aux plus grands, par le mauvais exemple d'un ministre: j'y ai vu tout un peuple, chez qui la générosité, la probité, la candeur et la bonne foi ont passé de tout temps pour les qualités naturelles, devenir tout à coup le dernier des peuples; le mal se communiquer, et n'épargner pas même les membres les plus sains; les hommes les plus vertueux faire des choses indignes; et violer, dans toutes les occasions de leur vie, les premiers principes de la justice, sur ce vain prétexte qu'on la leur avoit violée.
Ils appeloient des lois odieuses en garantie des actions les plus lâches; et nommoient nécessité l'injustice et la perfidie.
J'ai vu la foi des contrats bannie, les plus saintes conventions anéanties, toutes les lois des familles renversées. J'ai vu des débiteurs avares, fiers d'une insolente pauvreté, instruments indignes de la fureur des lois et de la rigueur des temps, feindre un payement au lieu de le faire, et porter le couteau dans le sein de leurs bienfaiteurs.
J'en ai vu d'autres, plus indignes encore, acheter presque pour rien, ou plutôt ramasser de terre des feuilles de chêne, pour les mettre à la place de la substance des veuves et des orphelins.
J'ai vu naître soudain, dans tous les cœurs, une soif insatiable des richesses. J'ai vu se former en un moment une détestable conjuration de s'enrichir, non par un honnête travail et une généreuse industrie, mais par la ruine du prince, de l'État et des concitoyens.
J'ai vu un honnête citoyen, dans ces temps malheureux, ne se coucher qu'en disant: J'ai ruiné une famille aujourd'hui; j'en ruinerai une autre demain.
Je vais, disoit un autre, avec un homme noir qui porte une écritoire à la main et un fer pointu à l'oreille, assassiner tous ceux à qui j'ai de l'obligation.
Un autre disoit: Je vois que j'accommode mes affaires: il est vrai que, lorsque j'allai, il y a trois jours, faire un certain payement, je laissai toute une famille en larmes, que je dissipai la dot de deux honnêtes filles, que j'ôtai l'éducation à un petit garçon; le père en mourra de douleur, la mère périt de tristesse: mais je n'ai fait que ce qui est permis par la loi.
Quel plus grand crime que celui que commet un ministre, lorsqu'il corrompt les mœurs de toute une nation, dégrade les âmes les plus généreuses, ternit l'éclat des dignités, obscurcit la vertu même, et confond la plus haute naissance dans le mépris universel?
Que dira la postérité, lorsqu'il lui faudra rougir de la honte de ses pères? Que dira le peuple naissant, lorsqu'il comparera le fer de ses aïeux avec l'or de ceux à qui il doit immédiatement le jour? Je ne doute pas que les nobles ne retranchent de leurs quartiers un indigne degré de noblesse qui les déshonore, et ne laissent la génération présente dans l'affreux néant où elle s'est mise.
LETTRE CXLVII.
LE GRAND EUNUQUE A USBEK.
A Paris.
Les choses sont venues à un état qui ne se peut plus soutenir: tes femmes se sont imaginé que ton départ leur laissoit une impunité entière; il se passe ici des choses horribles: je tremble moi-même au cruel récit que je vais te faire.
Zélis, allant il y a quelques jours à la mosquée, laissa tomber son voile, et parut presque à visage découvert devant tout le peuple.
J'ai trouvé Zachi couchée avec une de ses esclaves; chose si défendue par les lois du sérail.
J'ai surpris, par le plus grand hasard du monde, une lettre que je t'envoie: je n'ai jamais pu découvrir à qui elle étoit adressée.
Hier au soir, un jeune garçon fut trouvé dans le jardin du sérail, et il se sauva par-dessus les murailles.
Ajoute à cela ce qui n'est pas parvenu à ma connoissance; car sûrement tu es trahi. J'attends tes ordres: et, jusqu'à l'heureux moment que je les recevrai, je vais être dans une situation mortelle. Mais, si tu ne mets toutes ces femmes à ma discrétion, je ne te réponds d'aucune d'elles, et j'aurai tous les jours des nouvelles aussi tristes à te mander.
LETTRE CXLVIII.
USBEK AU PREMIER EUNUQUE.
Au sérail d'Ispahan.
Recevez par cette lettre un pouvoir sans bornes sur tout le sérail: commandez avec autant d'autorité que moi-même; que la crainte et la terreur marchent avec vous; courez d'appartements en appartements porter les punitions et les châtiments; que tout vive dans la consternation, que tout fonde en larmes devant vous; interrogez tout le sérail; commencez par les esclaves; n'épargnez pas mon amour; que tout subisse votre tribunal redoutable; mettez au jour les secrets les plus cachés; purifiez ce lieu infâme; et faites-y rentrer la vertu bannie. Car, dès ce moment, je mets sur votre tête les moindres fautes qui se commettront. Je soupçonne Zélis d'être celle à qui la lettre que vous avez surprise s'adressoit: examinez cela avec des yeux de lynx.
LETTRE CXLIX.
NARSIT A USBEK.
A Paris.
Le grand eunuque vient de mourir, magnifique seigneur: comme je suis le plus vieux de tes esclaves, j'ai pris sa place, jusques à ce que tu aies fait connoître sur qui tu veux jeter les yeux.
Deux jours après sa mort, on m'apporta une de tes lettres qui lui étoit adressée: je me suis bien gardé de l'ouvrir; je l'ai enveloppée avec respect, et l'ai serrée, jusques à ce que tu m'aies fait connoître tes sacrées volontés.
Hier, un esclave vint, au milieu de la nuit, me dire qu'il avoit trouvé un jeune homme dans le sérail: je me levai, j'examinai la chose, et je trouvai que c'étoit une vision.
Je te baise les pieds, sublime seigneur; et je te prie de compter sur mon zèle, mon expérience et ma vieillesse.
LETTRE CL.
USBEK A NARSIT.
Au sérail d'Ispahan.
Malheureux que vous êtes, vous avez dans vos mains des lettres qui contiennent des ordres prompts et violents; le moindre retardement peut me désespérer: et vous demeurez tranquille sous un vain prétexte!
Il se passe des choses horribles: j'ai peut-être la moitié de mes esclaves qui méritent la mort. Je vous envoie la lettre que le premier eunuque m'écrivit là-dessus avant de mourir. Si vous aviez ouvert le paquet qui lui est adressé, vous y auriez trouvé des ordres sanglants. Lisez-les donc ces ordres: et vous périrez, si vous ne les exécutez pas.
LETTRE CLI.
SOLIM A USBEK.
A Paris.
Si je gardois plus longtemps le silence, je serois aussi coupable que tous ces criminels que tu as dans le sérail.
J'étois le confident du grand eunuque, le plus fidèle de tes esclaves. Lorsqu'il se vit près de sa fin, il me fit appeler, et me dit ces paroles: Je me meurs; mais le seul chagrin que j'aie en quittant la vie, c'est que mes derniers regards aient trouvé les femmes de mon maître criminelles. Le ciel puisse le garantir de tous les malheurs que je prévois! puisse, après ma mort, mon ombre menaçante venir avertir ces perfides de leur devoir, et les intimider encore! Voilà les clefs de ces redoutables lieux; va les porter au plus vieux des noirs. Mais si, après ma mort, il manque de vigilance, songe à en avertir ton maître. En achevant ces mots, il expira dans mes bras.
Je sais ce qu'il t'écrivit, quelque temps avant sa mort, sur la conduite de tes femmes: il y a dans le sérail une lettre qui auroit porté la terreur avec elle, si elle avoit été ouverte; celle que tu as écrite depuis a été surprise à trois lieues d'ici: je ne sais ce que c'est, tout se tourne malheureusement.
Cependant tes femmes ne gardent plus aucune retenue: depuis la mort du grand eunuque, il semble que tout leur soit permis; la seule Roxane est restée dans le devoir, et conserve de la modestie. On voit les mœurs se corrompre tous les jours. On ne trouve plus sur le visage de tes femmes cette vertu mâle et sévère qui y régnoit autrefois: une joie nouvelle, répandue dans ces lieux, est un témoignage infaillible, selon moi, de quelque satisfaction nouvelle; dans les plus petites choses, je remarque des libertés jusqu'alors inconnues. Il règne, même parmi tes esclaves, une certaine indolence pour leur devoir et pour l'observation des règles, qui me surprend; ils n'ont plus ce zèle ardent pour ton service, qui sembloit animer tout le sérail.
Tes femmes ont été huit jours à la campagne, à une de tes maisons les plus abandonnées. On dit que l'esclave qui en a soin a été gagné; et qu'un jour avant qu'elles arrivassent, il avoit fait cacher deux hommes dans un réduit de pierre qui est dans la muraille de la principale chambre, d'où ils sortoient le soir lorsque nous étions retirés. Le vieux eunuque, qui est à présent à notre tête, est un imbécile, à qui l'on fait croire tout ce qu'on veut.
Je suis agité d'une colère vengeresse contre tant de perfidies: et si le ciel vouloit, pour le bien de ton service, que tu me jugeasses capable de gouverner, je te promets que, si tes femmes n'étoient pas vertueuses, au moins elles seroient fidèles.
LETTRE CLII.
NARSIT A USBEK.
A Paris.
Roxane et Zélis ont souhaité d'aller à la campagne; je n'ai pas cru devoir le leur refuser. Heureux Usbek! tu as des femmes fidèles et des esclaves vigilants: je commande en des lieux où la vertu semble s'être choisi un asile. Compte qu'il ne s'y passera rien que tes yeux ne puissent soutenir.
Il est arrivé un malheur qui me met en grande peine. Quelques marchands arméniens, nouvellement arrivés à Ispahan, avoient apporté une de tes lettres pour moi; j'ai envoyé un esclave pour la chercher; il a été volé à son retour, de manière que la lettre est perdue. Écris-moi donc promptement; car je m'imagine que, dans ce changement, tu dois avoir des choses de conséquence à me mander.
LETTRE CLIII.
USBEK A SOLIM.
Au sérail d'Ispahan.
Je te mets le fer à la main. Je te confie ce que j'ai à présent dans le monde de plus cher, qui est ma vengeance. Entre dans ce nouvel emploi: mais n'y porte ni cœur ni pitié. J'écris à mes femmes de t'obéir aveuglément: dans la confusion de tant de crimes, elles tomberont devant tes regards. Il faut que je te doive mon bonheur et mon repos: rends-moi mon sérail comme je l'ai laissé. Mais commence par l'expier; extermine les coupables, et fais trembler ceux qui se proposoient de le devenir. Que ne peux-tu pas espérer de ton maître pour des services si signalés? Il ne tiendra qu'à toi de te mettre au-dessus de ta condition même, et de toutes les récompenses que tu as jamais désirées.
LETTRE CLIV.
USBEK A SES FEMMES.
Au sérail d'Ispahan.
Puisse cette lettre être comme la foudre qui tombe au milieu des éclairs et des tempêtes! Solim est votre premier eunuque, non pas pour vous garder, mais pour vous punir. Que tout le sérail s'abaisse devant lui. Il doit juger vos actions passées: et, pour l'avenir, il vous fera vivre sous un joug si rigoureux, que vous regretterez votre liberté, si vous ne regrettez pas votre vertu.
LETTRE CLV.
USBEK A NESSIR.
A Ispahan.
Heureux celui qui, connoissant tout le prix d'une vie douce et tranquille, repose son cœur au milieu de sa famille, et ne connoît d'autre terre que celle qui lui a donné le jour.
Je vis dans un climat barbare, présent à tout ce qui m'importune, absent de tout ce qui m'intéresse. Une tristesse sombre me saisit; je tombe dans un accablement affreux: il me semble que je m'anéantis; et je ne me retrouve moi-même que lorsqu'une sombre jalousie vient s'allumer, et enfanter dans mon âme la crainte, les soupçons, la haine et les regrets.
Tu me connois, Nessir; tu as toujours vu dans mon cœur comme dans le tien: je te ferois pitié, si tu savois mon état déplorable. J'attends quelquefois six mois entiers des nouvelles du sérail; je compte tous les instants qui s'écoulent; mon impatience me les allonge toujours; et lorsque celui qui a été tant attendu est près d'arriver, il se fait dans mon cœur une révolution soudaine; ma main tremble d'ouvrir une lettre fatale; cette inquiétude qui me désespéroit, je la trouve l'état le plus heureux où je puisse être, et je crains d'en sortir par un coup plus cruel pour moi que mille morts.
Mais, quelque raison que j'aie eue de sortir de ma patrie, quoique je doive ma vie à ma retraite, je ne puis plus, Nessir, rester dans cet affreux exil. Et ne mourrois-je pas tout de même en proie à mes chagrins? J'ai pressé mille fois Rica de quitter cette terre étrangère; mais il s'oppose à toutes mes résolutions; il m'attache ici par mille prétextes: il semble qu'il ait oublié sa patrie; ou plutôt il semble qu'il m'ait oublié moi-même, tant il est insensible à mes déplaisirs.
Malheureux que je suis! je souhaite de revoir ma patrie, peut-être pour devenir plus malheureux encore! Eh! qu'y ferai-je? Je vais rapporter ma tête à mes ennemis. Ce n'est pas tout: j'entrerai dans le sérail; il faut que j'y demande compte du temps funeste de mon absence: et si j'y trouve des coupables, que deviendrai-je? Et si la seule idée m'accable de si loin, que sera-ce, lorsque ma présence la rendra plus vive? que sera-ce, s'il faut que je voie, s'il faut que j'entende ce que je n'ose imaginer sans frémir? que sera-ce enfin, s'il faut que des châtiments que je prononcerai moi-même soient des marques éternelles de ma confusion et de mon désespoir?
J'irai m'enfermer dans des murs plus terribles pour moi que pour les femmes qui y sont gardées; j'y porterai tous mes soupçons; leurs empressements ne m'en déroberont rien; dans mon lit, dans leurs bras, je ne jouirai que de mes inquiétudes; dans un temps si peu propre aux réflexions, ma jalousie trouvera à en faire. Rebut indigne de la nature humaine, esclaves vils dont le cœur a été fermé pour jamais à tous les sentiments de l'amour, vous ne gémiriez plus sur votre condition, si vous connoissiez le malheur de la mienne.
LETTRE CLVI.
ROXANE A USBEK.
A Paris.
L'horreur, la nuit et l'épouvante règnent dans le sérail; un deuil affreux l'environne: un tigre y exerce à chaque instant toute sa rage; il a mis dans les supplices deux eunuques blancs, qui n'ont avoué que leur innocence; il a vendu une partie de nos esclaves, et nous a obligées de changer entre nous celles qui nous restoient. Zachi et Zélis ont reçu dans leur chambre, dans l'obscurité de la nuit un traitement indigne; le sacrilége n'a pas craint de porter sur elles ses viles mains. Il nous tient enfermées chacune dans notre appartement; et, quoique nous y soyons seules, il nous y fait vivre sous le voile: il ne nous est plus permis de nous parler; ce seroit un crime de nous écrire: nous n'avons plus rien de libre que les pleurs.
Une troupe de nouveaux eunuques est entrée dans le sérail, où ils nous assiégent nuit et jour: notre sommeil est sans cesse interrompu par leurs méfiances feintes ou véritables. Ce qui me console, c'est que tout ceci ne durera pas longtemps, et que ces peines finiront avec ma vie: elle ne sera pas longue, cruel Usbek! je ne te donnerai pas le temps de faire cesser tous ces outrages.
LETTRE CLVII.
ZACHI A USBEK.
A Paris.
O ciel! un barbare m'a outragée jusque dans la manière de me punir! Il m'a infligé ce châtiment qui commence par alarmer la pudeur; ce châtiment qui met dans l'humiliation extrême; ce châtiment qui ramène, pour ainsi dire, à l'enfance.
Mon âme, d'abord anéantie sous la honte, reprenoit le sentiment d'elle-même, et commençoit à s'indigner, lorsque mes cris firent retentir les voûtes de mes appartements. On m'entendit demander grâce au plus vil de tous les humains, et tenter sa pitié, à mesure qu'il étoit plus inexorable.
Depuis ce temps, son âme insolente et servile s'est élevée sur la mienne. Sa présence, ses regards, ses paroles, tous les malheurs viennent m'accabler. Quand je suis seule, j'ai du moins la consolation de verser des larmes; mais lorsqu'il s'offre à ma vue, la fureur me saisit; je la trouve impuissante; et je tombe dans le désespoir.
Le tigre ose me dire que tu es l'auteur de toutes ces barbaries. Il voudrait m'ôter mon amour, et profaner jusques aux sentiments de mon cœur. Quand il me prononce le nom de celui que j'aime, je ne sais plus me plaindre: je ne puis plus que mourir.
J'ai soutenu ton absence, et j'ai conservé mon amour, par la force de mon amour. Les nuits, les jours, les moments, tout a été pour toi. J'étois superbe de mon amour même; et le tien me faisoit respecter ici. Mais à présent... Non, je ne puis plus soutenir l'humiliation où je suis descendue. Si je suis innocente, reviens pour m'aimer; reviens, si je suis coupable, pour que j'expire à tes pieds.
LETTRE CLVIII.
ZÉLIS A USBEK.
A Paris.
A mille lieues de moi, vous me jugez coupable: à mille lieues de moi, vous me punissez.
Qu'un eunuque barbare porte sur moi ses viles mains, il agit par votre ordre: c'est le tyran qui m'outrage, et non pas celui qui exerce la tyrannie.
Vous pouvez, à votre fantaisie, redoubler vos mauvais traitements. Mon cœur est tranquille, depuis qu'il ne peut plus vous aimer. Votre âme se dégrade, et vous devenez cruel. Soyez sûr que vous n'êtes point heureux. Adieu.
LETTRE CLIX.
SOLIM A USBEK.
A Paris.
Je me plains, magnifique seigneur, et je te plains: jamais serviteur fidèle n'est descendu dans l'affreux désespoir où je suis. Voici tes malheurs et les miens; je ne t'en écris qu'en tremblant.
Je jure, par tous les prophètes du ciel, que, depuis que tu m'as confié tes femmes, j'ai veillé nuit et jour sur elles; que je n'ai jamais suspendu un moment le cours de mes inquiétudes. J'ai commencé mon ministère par les châtiments; et je les ai suspendus, sans sortir de mon austérité naturelle.
Mais que dis-je? pourquoi te vanter ici une fidélité qui t'a été inutile? Oublie tous mes services passés; regarde-moi comme un traître; et punis-moi de tous les crimes que je n'ai pu empêcher.
Roxane, la superbe Roxane, ô ciel! à qui se fier désormais? Tu soupçonnois Zachi, et tu avois pour Roxane une sécurité entière; mais sa vertu farouche étoit une cruelle imposture; c'étoit le voile de sa perfidie. Je l'ai surprise dans les bras d'un jeune homme, qui, dès qu'il s'est vu découvert, est venu sur moi; il m'a donné deux coups de poignard; les eunuques, accourus au bruit, l'ont entouré: il s'est défendu longtemps, en a blessé plusieurs; il vouloit même rentrer dans la chambre, pour mourir, disoit-il, aux yeux de Roxane. Mais enfin il a cédé au nombre, et il est tombé à nos pieds.
Je ne sais si j'attendrai, sublime seigneur, tes ordres sévères: tu as mis ta vengeance en mes mains; je ne dois pas la faire languir.
LETTRE CLX.
SOLIM A USBEK.
A Paris.
J'ai pris mon parti: tes malheurs vont disparoître; je vais punir.
Je sens déjà une joie secrète; mon âme et la tienne vont s'apaiser: nous allons exterminer le crime, et l'innocence va pâlir.
O vous, qui semblez n'être faites que pour ignorer tous vos sens et être indignées de vos désirs mêmes; éternelles victimes de la honte et de la pudeur, que ne puis-je vous faire entrer à grands flots dans ce sérail malheureux, pour vous voir étonnées de tout le sang que j'y vais répandre!
LETTRE CLXI.
ROXANE A USBEK.
A Paris.
Oui, je t'ai trompé; j'ai séduit tes eunuques; je me suis jouée de ta jalousie; et j'ai su de ton affreux sérail faire un lieu de délices et de plaisirs.
Je vais mourir; le poison va couler dans mes veines: car que ferois-je ici, puisque le seul homme qui me retenoit à la vie n'est plus? Je meurs; mais mon ombre s'envole bien accompagnée: je viens d'envoyer devant moi ces gardiens sacriléges, qui ont répandu le plus beau sang du monde.
Comment as-tu pensé que je fusse assez crédule, pour m'imaginer que je ne fusse dans le monde que pour adorer tes caprices? que, pendant que tu te permets tout, tu eusses le droit d'affliger tous mes désirs? Non: j'ai pu vivre dans la servitude; mais j'ai toujours été libre: j'ai réformé tes lois sur celles de la nature; et mon esprit s'est toujours tenu dans l'indépendance.
Tu devrois me rendre grâces encore du sacrifice que je t'ai fait; de ce que je me suis abaissée jusqu'à te paroître fidèle; de ce que j'ai lâchement gardé dans mon cœur ce que j'aurois dû faire paroître à toute la terre; enfin de ce que j'ai profané la vertu en souffrant qu'on appelât de ce nom ma soumission à tes fantaisies.
Tu étois étonné de ne point trouver en moi les transports de l'amour: si tu m'avois bien connue, tu y aurois trouvé toute la violence de la haine.
Mais tu as eu longtemps l'avantage de croire qu'un cœur comme le mien t'étoit soumis. Nous étions tous deux heureux; tu me croyois trompée, et je te trompois.
Ce langage, sans doute, te paroît nouveau. Seroit-il possible qu'après t'avoir accablé de douleurs, je te forçasse encore d'admirer mon courage? Mais c'en est fait, le poison me consume, ma force m'abandonne; la plume me tombe des mains; je sens affoiblir jusqu'à ma haine; je me meurs.
FIN DU TOME SECOND.
NOTES ET VARIANTES.
(Voir l'Index, pour l'histoire, la religion, la philosophie, le droit public et privé, les mœurs orientales et européennes.)
Lettre LXXXIX (LXXXVI de 1721-1754).
Lettre XCII (quatrième du Supplément de 1754).
Lettre XCIII (LXXXIX de 1721-1754).
Lettre XCVI (XCII de 1721-1754).
«L'acte de justice la plus sévère, c'est la guerre; puisque son but est la destruction de la société.» C'est la leçon de 1721 et de 1754.
Le passage est atténué ainsi dans quelques éditions subséquentes: «puisqu'elle peut avoir l'effet de détruire la société».
Un éditeur moderne (Didot) a cru bien faire en accolant les deux leçons bout à bout: «puisqu'elle peut avoir l'effet etc..., puisque son but est la destruction de la société.
«Cette peine répond à celle du bannissement établie dans les tribunaux, qui retranche les coupables de la société. Ainsi un prince, à l'alliance duquel nous renonçons, est retranché par là de notre société et n'est plus un de nos membres.»
Ceci est la leçon originale de 1721 et 1754.
Dans les éditions postérieures, notamment 1785 (édition complète), et Lefèvre 1820, d'après l'édition de Londres 1757, et peut-être sur des indications manuscrites de Montesquieu conservées par son fils et son secrétaire, ce passage est corrigé ainsi:
«Cette peine répond à celle du bannissement, que les tribunaux ont établi pour retrancher les coupables de la société. Ainsi un prince, à l'alliance duquel nous renonçons, est retranché de notre société, et n'est plus un des membres qui la composent.»
Les trois derniers alinéas, pour lesquels nous suivons la correction du Supplément de 1754, sont ainsi rédigés dans le texte primitif:
«Le droit de conquête n'est point un droit. Une société ne peut être fondée que sur la volonté des associés: si elle est détruite par la conquête, le peuple redevient libre; il n'y a plus de nouvelle société: et si le vainqueur en veut former, c'est une tyrannie.
«A l'égard des traités de paix, ils ne sont jamais légitimes, lorsqu'ils ordonnent une cession ou dédommagement plus considérable que le dommage causé: autrement, c'est une pure violence, contre laquelle on peut toujours revenir; à moins que, pour ravoir ce qu'on a perdu, on ne soit obligé de se servir de moyens si violents, qu'il en arrive un mal plus grand que le bien que l'on en doit retirer.
«Voilà, cher Rhédi, ce que j'appelle le droit public; voilà le droit des gens, ou plutôt celui de la raison.»
En tête de la correction indiquée par le Supplément, et qui, sous beaucoup de rapports, est inférieure au texte primitif, se lit cet avertissement: «A la place des trois derniers alinéas, mettez ceux-ci.»
Cependant quelques éditions ont maintenu, et avec raison, à la suite du nouveau texte, la conclusion si ferme: «Voilà cher Rhédi...»
Lettre XCVIII (XCIV de 1721-1754.)
«Écoute ce que je vais te dire...».
1721 1re: «Ce que je te vais dire...»
Leçon préférable eu égard à l'habitude constante de Montesquieu.
«Ce n'est qu'après bien des réflexions, qu'on en a connu toute la fécondité.»
Éditions postérieures à 1754: «qu'on en a vu...»
Cette lettre (LXXXIV de la 2e Marteau) est vivement incriminée dans la brochure de l'abbé Gaultier: Lettres persannes convaincues d'impiété.
Lettre CIII (XCIX de 1721-1754).
«Au moins il est impossible qu'ils aient subsisté longtemps dans leur pureté.»
Les mots en italiques manquent dans 1721-54, et appartiennent aux éditions postérieures qui procèdent de 1757 (voir la Bibliographie.)
«Caravansérails». 1721, 1re donne: Caravansérais, qui avec un ï serait peut-être la meilleure transcription de ce terme oriental; et 1754: Caravanseras.
«Il n'y a que quatre ou cinq siècles qu'un roi de France prit des gardes.»
Ce roi est Philippe Auguste menacé par les Assassins du Vieux de la Montagne.
Lettre CXI (CVII 1721-1754).
«Un général d'armée n'emploie pas plus d'attention à placer sa droite... qu'elle en met à poster une mouche qui peut manquer...»
C'est la leçon de 1754, et certainement la meilleure.
1721 1re donne: «porter une mouche. (C'est une coquille.)
1721 2e donne: poster sa droite,... placer une mouche.
Les éditions subséquentes «poser une mouche» (qui ne vaut pas poster).
Lettre CXII (Cinquième du Supplément de 1754).
Elle se trouve déjà en grande partie dans la 2e Marteau (LVIII), avec une adresse et une date différentes.
En voici le début et les variantes, ainsi qu'une note, qui ne figure plus au Supplément:
«Le peuple est un animal qui voit et qui entend; mais qui ne pense jamais. Il est dans une léthargie ou dans une fougue surprenante; et il va et vient sans cesse d'un de ces états à l'autre, sans savoir jamais d'où il est parti.
«J'ai ouï parler en France d'un certain gouverneur de Normandie, qui, voulant se rendre plus considérable à la cour, excitoit lui même de temps en temps quelques séditions, qu'il apaisoit aussitôt.
«Il avoua depuis que la plus forte sédition ne lui coûta, tout compte fait, qu'un demi toman. Il faisoit assembler quelques canailles dans un cabaret qui donnoit le ton à toute la ville, et ensuite à toute la province.
«Ceci me fait ressouvenir d'une lettre qu'écrivit dans les derniers troubles de Paris un des généraux de cette ville à un de ses amis.
«Je fis sortir, il y a trois jours, les troupes de la ville; mais elles furent repoussées avec perte. Je compte pourtant que je réparerai facilement cet échec; j'ai six couplets...
«Si cela ne suffit pas, il a été résolu au conseil de faire paroître une estampe, qui fera voir Mazarin pendu; et pour peu que la conjoncture des affaires le demande, nous aurons la ressource d'ordonner au graveur de le rouer...
«Jugez après cela si le peuple à tort de s'animer, et de faire du nom de Mazarin un mot...
«Notre musique l'a si furieusement vexé sur le péché originel que, pour ne pas voir ses partisans réduits à la moitié, il a été obligé de renvoyer tous ses pages. Je suis, etc...