CHAPITRE XV
LE PIÈGE

 

Atterrir sur une planète de ce type était une manœuvre classique et ce fut avec intérêt que Trevelyan y assista. La théorie nomade suivait de près celle des navires de l'Inspection ; mais le matériel employé n'était pas aussi au point et l'empirisme y avait peu à peu pénétré.

Deux avionnettes, chacune montée par deux hommes, partirent d'abord, fonçant du ciel à toute vitesse. La région choisie formait une île longue d'un millier de kilomètres et large de trois cents environ, paysage accidenté, couvert de forêts et coupé de grandes vallées. Les avionnettes survolèrent les cimes des arbres pendant une bonne demi-heure, tandis que leurs équipages observaient à l’œil nu et à l'aide d'instruments. Ils ne relevèrent aucun signe d'habitation, de métal, de construction ni d'agriculture. Des tests geosoniques révélèrent un sol ferme, fait de couches épaisses sur des assises rocheuses normales et des nappes d'eau. Pas non plus de gros animaux, ni isolés, ni en troupeaux. En somme, l'atterrissage ne présentait pas de danger La chaloupe, qui avait suivi à une allure plus lente se posa ensuite avec ses vingt passagers ; les avionnettes se rangèrent à ses côtés. Des hommes se tinrent auprès des canons, bien que cela parût inutile, car ce qu'on apercevait par les écrans de vision ne respirait que la paix.

— Je prends possession au nom de Cosmos, déclara solennellement le patron de la chaloupe, Kogama Iwao. Maintenant, garçons, allez-y !

Dix hommes en combinaisons spatiales fixèrent leurs casques et marchèrent vers le sas, dont la porte intérieure se referma sur eux ; un chuintement aigu indiqua que fonctionnaient les radiations stérilisantes et les supersons qui remplirent la chambre tandis que commençait à s'ouvrir la porte extérieure.

Un rayon de soleil teintait d'argent liquide les cheveux d'Ilaloa, qui s'écria:

— Il fait frais et clair ici. Pourquoi vous en cachez-vous derrière de l'acier mort ?

— Oui, c'est plaisant, avoua Nicki ; mais il faut quand même prendre garde. Il peut y avoir des microbes, des moisissures, cent sortes de mort. Ces feuilles sont peut-être vénéneuses, rien qu'au toucher. Nous ne craignons pas les monstres affamés, 'Lo, car il est facile de les maîtriser. Mais la maladie qui s'infiltre en vous...

— Il n'y a pas de danger, dit la Lorinyenne d'une voix où perçait encore l'émerveillement. C'est ici la terre de la paix.

— Nous allons voir cela, déclara brusquement Kogama. Quelles sont les conditions atmosphériques, Phil ?

Phil Lévy consulta les cadrans de son analyseur moléculaire, qui avait absorbé un échantillon d'air, et prononça :

— Pas le moindre gaz toxique, sauf la trace ordinaire d'ozone, bien entendu. Rien que quelques bactéries et spores ; je vous préciserai combien dans un instant.

Tout en bourdonnant avec intensité, l'instrument commença d'examiner la structure organique de l'atmosphère dont il venait de capturer une portion. Une cellule doit, selon le type auquel elle appartient, se nourrir d'un certain assortiment de tissus dans certaines conditions et fournir certains résidus définis. Un par un, les spécimens obtenus furent dosés et les résultats confirmèrent le pronostic de Lévy : l'air de la planète ne contenait aucun élément nuisible à l'homme.

Entre temps, la patrouille de reconnaissance était revenue, rapportant d'autres échantillons : minéraux, végétaux, ainsi que de l'eau et même deux insectes. Le tout fut d'abord aseptisé à son passage dans le sas, trop superficiellement cependant pour que l'intérieur en fût affecté, en sorte que les collaborateurs de Lévy entreprirent aussitôt de poursuivre l'opération.

Ces analyses constatèrent la présence d'une vie d'un type terrestre et jusqu'à l'identité de ses enzymes, hormones et vitamines ; rien encore qui fût susceptible de causer aux explorateurs des troubles pathologiques ; en somme, la planète se prêtait à l'existence humaine sans limitation de durée. Cette conclusion réjouit Kogama, qui se frotta les mains et déclara :

— Tout va donc bien. Je crois que nous pouvons sortir et nous détendre un peu.

— Bien entendu, suggéra Trevelyan, vous vous rendez compte que vous n'avez pas tout échantillonné complètement.

— En effet, il est probable qu'il reste encore des choses capables de nous faire du mal, des plantes vénéneuses, par exemple, mais rien dont nous ne puissions venir à bout.

— Et à quelles recherches allez-vous maintenant vous livrer ?

— Nous allons envoyer des éclaireurs pousser des reconnaissances un peu plus étendues, répondit Kogama en regardant par le hublot orienté vers l'ouest. Nous disposons de cinq heures d'ici le coucher du soleil, ce qui nous suffira pour avoir une idée générale des conditions qui se présentent. Vous voulez vous joindre à l'une de ces équipes, Micah ?

— Je crois bien !

— Quelques-uns d'entre nous resteront auprès des chaloupes, par précaution. Tiens, je vais en être, je me sens un peu paresseux !

Néanmoins, Kogama démentit cet aveu en donnant une série d'ordres et en organisant quatre groupes de quatre membres chacun, qui devaient se rendre dans quatre directions différentes et revenir avant le coucher du soleil, en prenant un autre chemin qu'à l'aller. Des cartes, dressées dans la chaloupe pendant le vol, leur furent remises ; les marcheurs devaient y marquer le plus de détails possibles, de même qu'ils étaient tenus de ramener tous les spécimens intéressants qu'ils trouveraient au cours de leur exploration.

Trevelyan, Sean, Nicki et Ilaloa formèrent une de ces quatre équipes. Les trois humains portaient des combinaisons, des brodequins, des gants collants, des bracelets-radios, des pistolets, des gourdes et des trousses médicales de secours à la ceinture ; mais Ilaloa s'était refusée à revêtir cet équipement.

— Qu'elle fasse comme elle veut, consentit Kogama. Si quelque chose lui fait du mal, ce sera pour nous une façon très pratique d'être avertis.

— Il n'y a pas de danger, dit Ilaloa en sautant à bas du sas.

Debout dans l'herbe, elle frissonnait presque d'extase. Face au soleil, lentement, elle leva les bras et ferma les yeux. Nicki contempla la mince silhouette blanche avec une pointe d'envie, disant :

— Je voudrais bien avoir son courage — ou son imprudence.

Puis, regardant tout autour d'elle et poussant un soupir de satisfaction, elle ajouta :

— C'est splendide... C'est aussi beau que Rendez-vous. Je n'aurais jamais osé espérer que deux pareilles planètes puissent exister.

Trevelyan ne put qu'acquiescer: l'endroit était tel que l'homme pouvait le souhaiter.

À mesure qu'ils avançaient vers la forêt, le Cordy percevait les sons qui en sortaient. Ses myriades de petits murmures étaient pareils à ceux de la Terre, mais il aurait voulu y entendre des cris de grillons et le chant des alouettes ; le frémissement du vent dans les feuilles était cependant différent.

Ilaloa marchait d'un pas dansant en avant de ses compagnons, riant tout haut, comme enivrée par la joie soudaine d'une libération. Elle apparaissait à Trevelyan pareille à une dryade ; il semblait qu'à tout moment on allait voir Pan sortir des bois en jouant de la flûte !

Tous quatre ils gravirent la pente d'une colline, se guidant à l'aide d'une boussole gyroscopique actionnée de la chaloupe.

— On dirait un parc ! s'écria Nicki après un long silence.

La réflexion provoqua en Trevelyan un sursaut intérieur: quelque chose, dans ce paysage, lui semblait étrange et, maintenant, l'inquiétait. D'une voix lente, il demanda :

— Qui prend alors soin de ce parc ?

— Mais... répondit Nicki en lui jetant un regard étonné, personne. Je disais cela sans y penser.

— Ce pourrait bien être ce que vous dites ; pourtant, il y a généralement lutte pour l'espace vital ; or, tout cet endroit semble ordonné par un architecte paysagiste.

— Vous êtes fou, Micah, personne ne vit ici. X lui-même ne songerait pas à transformer en parc toute une planète qu'il n'habiterait pas.

Droit devant Trevelyan, Ilaloa se tenait près d'un arbre aux branches chargées de fruits d'une belle couleur sombre. Sean voulut l'empêcher d'en cueillir, mais elle en saisit un et y mordit en riant.

— Vous êtes bien imprudente, dit Trevelyan.

Nicki, qui lui donnait le bras, sentit ses muscles se durcir soudain. Ils s'approchèrent d'elle, tandis que Sean essayait encore de protester.

— C'est délicieux, dit Ilaloa au jeune homme ; on croit manger de la lumière solaire.

— Mais...

— Goûtez-le, mon chéri. Vous donnerais-je quelque chose qui pût vous faire du mal ?

— Non, bien sûr... alors, je veux bien.

Sean porta le fruit à sa bouche et l'expression d'un vif plaisir se peignit bientôt sur sa figure.

— Oui, c'est délicieux, dit-il à leurs compagnons. Vous aussi, goûtez-en.

— Non, merci, répliqua Trevelyan. Ne touchons pas à quoi que ce soit qui n'ait pas été analysé ; même si cela n'a pas de mauvais effets immédiats, il peut en être autrement par la suite.

Ils arrivaient dans une clairière. Trevelyan abattit un petit quadrupède dont la fourrure verte indiquait la présence d'algues minuscules dans ses poils.

— Hé ! cria Sean. Hé ! regardez par ici !

Trevelyan le suivit jusqu'à un arbre situé à la fin de la clairière ; gracieux, ressemblant à un peuplier, il ondulait et bruissait dans le vent léger ; mais les nervures de ses feuilles étaient en saillie et...

... et, la nuit venue, elles deviendraient phosphorescentes. Trevelyan le savait. C'était une des espèces signalées dans les rapports de l'Inspection, c'est-à-dire qu'elle appartenait à ces formes de vie étrangement répandues sur une demi-douzaine de planètes. Tous les indices, en somme, correspondaient bien entre eux...

— Un arbre-torche, s'écria Sean. Un arbre-torche comme il y en a sur Rendez-vous !

— X encore, murmura Nicki. Donc X a été aussi sur notre planète !

Et sa main se serra instinctivement sur le pistolet qu'elle portait.

Le silence et la paix ambiants furent tout d'un coup brisés par un appel d'urgence qu'enregistrèrent leurs bracelets-radios :

— Toutes les équipes. Attention ! Attention ! Ici, Kogama, à bord de la chaloupe. Des indigènes s'approchent.

Trevelyan, instinctivement, regarda Ilaloa ; sur sa figure, ce ne fut pas une expression victorieuse qu'il détecta, mais celle d'une peine soudaine.

— Oui... murmura-t-elle.

La voix de Kogama poursuivit :

— Il y a toute une troupe d'humanoïdes entre nous et vous. Peau blanche, cheveux noir-bleu ; ce sont des mâles imberbes, nus, sans armes, qui sortent peu à peu des bois. NON ! cria-t-il presque. C'est impossible ! Attention, toutes les équipes, attention ! Ce sont...

La voix de Kogama, comme étouffée, s'arrêta, et puis ce fut le silence. Trevelyan, gardant la main sur la crosse de son pistolet, mais sans le tirer de sa gaine, interrogea d'une voix calme la Lorinyenne :

— Que se passe-t-il là-bas, Ilaloa ?

— On leur a envoyé par le vent un gaz hypnotique, qui ne leur a fait aucun mal ; mais ils dorment.

— Ilaloa ! s'écria Sean en s'avançant menaçant. Ilaloa !

Les indigènes étaient maintenant devant eux, à quelques mètres seulement du bord de la forêt. « Ils nous auront suivi à notre insu », pensa Trevelyan.

Il les contempla ; c'étaient une demi-douzaine d'hommes nus aux contours splendides, blancs comme de vivantes statues de marbre. Leurs cheveux argentés flottaient au vent derrière leurs visages finement sculptés de dieux grecs et sur leurs larges épaules. L'un d'eux portait un objet semblable à un gros œuf gris, autour duquel voletaient quelques formes métalliques ayant l'aspect d'insectes.

— N'avancez pas ! leur cria Sean, qui avait maintenant à la main son pistolet, qu'il braquait en tremblant légèrement sur les nouveaux-venus. En arrière, ou je tire ! ajouta-t-il d'une voix sauvage.

Un sourire s'esquissa sur leurs lèvres. Celui qui portait l'œuf répondit en basique humain, avec un accent à la fois guttural et mélodieux :

— Si j'ordonne aux créatures habitant ce nid de vous piquer à mort, elles obéiront. De même si je laisse le nid tomber à terre. Déposez vos armes à terre et prêtez-moi l'oreille.

— Nous vous aurons d'abord changés en écumoires, riposta Sean avec arrogance.

Ilaloa s'avança entre les deux groupes.

— Vous ne comprenez pas, dit-elle. Votre race est coupée de la vie. Elle porte en soi la crainte de la mort et la recherche de la mort. Nous, nous n'avons ni l'une ni l'autre. Déposez vos armes comme on vous y engage.

Trevelyan n'éprouvait plus qu'une lassitude infinie.

— Faisons ce qu'on nous ordonne, dit-il en soupirant. Notre mort n'arrangerait rien et nous ne savons pas combien de ces... de ces gens sont là et nous guettent. Nicki, Sean, jetez vos pistolets.

Et il laissa tomber le sien dans l'herbe.

L'indigène qui portait l'œuf de la mort prononça simplement :

— C'est bien.