CHAPITRE VIII
AFFAIRE FAITE !
Peregrine s'étant suffisamment écarté de Nerthus pour se trouver dans une zone de gravité réduite, les signaux sonores appelèrent l'équipage à ses postes de manœuvre. L'indescriptible sensation frissonnante qui s'insinua dans les corps pendant que se formaient les champs de superconduite s'évanouit à mesure que les individus s'y adaptaient. Le battement continu et régulier des énergies mises en fonction s'installa dans le navire, dont la pseudo-vélocité atteignit bientôt son maximum. L'étoile III de Carsten disparut peu à peu des glaces arrière et se perdit dans la foule des constellations.
De l'astronaute au mécanicien, en passant par tous les spécialistes intermédiaires, l'équipage se mit aux tâches qu'il avait l'habitude de remplir à bord. Les navires nomades comportaient moins de dispositifs automatiques et robotiques que les solariens. Cette pauvreté relative avait partiellement pour cause le déclin scientifique existant chez les coureurs de l'espace ; mais on pouvait aussi l'attribuer à une véritable nécessité de s'occuper, pour des gens de tempérament essentiellement instable et voyageur, quand ils se trouvaient entassés dans un cylindre métallique pendant des semaines ou des mois consécutifs.
Précisément, les Nomades avaient assez à faire en dehors du service. Vingt-quatre heures sur vingt-quatre, les artistes et les artisans produisaient dans leurs ateliers des articles destinés à être vendus ou échangés auprès de leurs compagnons ou des étrangers. Il fallait aussi prendre soin des enfants et de leur éducation, tâche à raison considérée comme très importante. Il fallait enfin assurer l'organisation des loisirs et celle des services publics, qui comprenaient notamment trois tavernes et un hôpital.
Lorsque Joachim estima que le navire était en bonne route, il se fit amener Trevelyan. Renvoyant l'escorte, il l'accueillit cordialement et lui indiqua un siège en face de la table à laquelle il était lui-même assis.
— Si vous voulez fumer, lui dit-il, j'ai tout un assortiment de pipes à votre disposition.
— Ne vous gênez pas pour moi.
Trevelyan fit du regard le tour de la pièce. On y constatait l'esprit méticuleux d'un célibataire et le côté pratique d'un voyageur interspatial. Dans un coin, la table et un casier contenant les instruments et les documents d'astrogation ; dans un autre, une couchette et une commode. Des portes s'ouvraient sur une cuisine minuscule, une salle de bain et une chambre supplémentaire. Sur une planche, des microlivres comprenaient une surprenante variété de titres en plusieurs langues, apparemment souvent consultés. Un portrait de famille pendait à une cloison ; l'autel familial habituel s'adossait à une autre. Un grand râtelier retenait les nombreuses pipes mentionnées par l'occupant ; beaucoup d'entre elles étaient artistement sculptés.
— Elles sont également de travail nomade et j'en ai moi-même fait plusieurs, dit Joachim ; mais voici qui est plus curieux.
Il se leva et prit sur le râtelier un narghileh à long tuyau :
— C'est une pipe de la mort ; elle vient de Narracona. Vous voyez : elle a un bec double ; quand deux hommes vont se battre en duel, ils la fument ensemble.
— M'invitez-vous à en faire autant ? demanda Trevelyan d'un air confit en innocence.
— Eh bien ! Cela dépend. Voulez-vous répondre à quelques questions ?
— Bien entendu.
Joachim, qui s'était assis sur le bord de son bureau, une jambe ballante, alla prendre un petit instrument dans le casier. Trevelyan se raidit, surpris, car il n'aurait pas cru que les Nomades eussent des détecteurs de mensonge.
— J'ai trouvé celui-ci à Spica il y a déjà plusieurs années, dit le capitaine. Il me sert de temps en temps. Vous permettez ?
— Parfaitement. Allez-y.
Trevelyan s'assit à fond, afin de bien contrôler les battements de son cœur, ses rythmes encéphaliques et sa sécrétion sudorifique.
Joachim fixa les électrodes destinées à enregistrer les réactions encéphaliques et le régime cardiaque. Le fonctionnement de ce détecteur, dit de Damadhva, reposait sur l'appréciation des pulsations anormales que crée chez le patient l'effort causé par l'invention du mensonge proféré ; mais il fallait chaque fois régler l'instrument selon l'individu qui lui était soumis. Tandis que Joachim lui posait les questions d'essai, Trevelyan réussit à maintenir son système nerveux à un degré artificiellement élevé, afin de donner le change. Quand ces préliminaires furent terminés, Joachim ralluma sa pipe et concentra son regard sur son interlocuteur :
— Allons-y maintenant et parlons sérieusement. Vous êtes un Cordy ?
— Parfaitement. Je me suis arrangé pour rencontrer Sean et me faire amener à bord de votre astronef.
— Je vois, dit Joachim en ricanant. Vous avez tiré sur nos ficelles et nous nous sommes mis à nous trémousser devant vous comme des marionnettes. Voulez-vous me dire pourquoi ?
— Parce que c'était à mes yeux le meilleur moyen d'entrer en relations avec vous. Sauf erreur de ma part, Joachim, la croisière actuelle de Peregrine a pour but de découvrir des faits qui constitueraient pour l'Union Stellaire des renseignements précieux et par conséquent, je désire y participer.
— Hum ! Et qu'avez-vous appris au juste ?
Trevelyan exposa ce qui avait été recueilli par les intégrateurs terrestres, puis il ajouta :
— Je suis à peu près certain qu'il y a dans la région de la Grande Croix une autre civilisation que la nôtre ; qu'elle sait que nous existons et qu'elle est à notre égard, soit activement hostile, soit des plus soupçonneuses. Pourquoi ? je l'ignore ; mais vous comprendrez que les Coordinateurs doivent prendre des mesures sans attendre et j'estime que je ne puis mieux faire qu'en unissant mes efforts aux vôtres. Cependant, vous autres Nomades, vous vous méfiez tellement de toute civilisation étrangère que j'ai été forcé de prendre un moyen détourné pour me faire prendre à votre bord.
— Hum ! J'admets votre raison. Voulez-vous seulement me dire comment vous saviez que Peregrine était l'unique navire nomade appareillant pour l'enquête en question ?
— Évidemment, je n'en savais rien ; mais les probabilités étaient pour Peregrine ; après tout, c'était son capitaine qui se livrait à des recherches à Stellamont.
— Je vois. Et alors ?
— Alors, je désire vous accompagner pour apprendre ce que vous apprendrez vous-même. Bien entendu, je ne serai pas le seul coordinateur à m'occuper de ce problème, mais je pense avoir choisi la voie là plus expéditive. Et, croyez-moi, Joachim, il n'y a pas de temps à perdre.
— C'est donc convenu, dit le Nomade en se frottant le menton. Vous voilà admis à notre bord. J'espère que vous nous aiderez et il me semble en effet qu'un Cordy exercé comme vous peut parfois être utile. D'autre part, qu'arriverait-il si nous contrevenions à quelque loi de l'Union ?
— Si ce n'est pas trop grave, je fermerai les yeux.
— Supposez encore qu'à notre retour, si retour il y a, nous ne soyons pas d'accord sur la décision à prendre.
Nous pourrons en discuter le moment venu, répondit Trevelyan en haussant les épaules.
— C'est cela. Envisagez-vous autre chose ?
Jusque là, Trevelyan s'était exprimé avec assez de sincérité. Et il ne s'en écarta pas trop non plus quand il déclara :
— Non, si ce n'est d'adresser un rapport complet aux intégrateurs.
Joachim posa encore quelques questions ; puis, ayant détaché les électrodes, il se rassit, allongeant les pieds sur son bureau et joignant les mains derrière son cou.
— Tout cela me paraît juste, déclara-t-il. Considérez-vous comme notre hôte. Et que diriez-vous maintenant de mettre en commun toutes les informations que nous possédons ?
L'ensemble de leurs connaissances prit progressivement forme. Trevelyan était au courant des explorations anciennes des Tiounriens, mais non pas des pertes subies par Tiounra ou par les Nomades.
— Je soupçonne, dit-il, que les étrangers ont entrepris de coloniser les planètes des soleils type G ou, du moins, qu'ils essaient de les contrôler d'une manière ou d'une autre. Il leur est facile de se renseigner sur notre civilisation. Si nombreuses sont aujourd'hui les races ou les espèces adonnées aux voyages interspatiaux qu'un intrus peut aisément se faire passer pour un aborigène d'une planète quelconque de l'Union. Mais les idées qu'ils se font de nous ont très probablement une base ou un motif de nature culturelle.
— Comment cela ? s'enquit Joachim.
— De toute évidence, il serait ridicule de supposer qu'ils cherchent à nous conquérir en vue de s'assurer des avantages économiques ; à coup sûr, ils savent également que tels ne sont pas nos desseins à leur égard ; par conséquent et en dehors de toutes les bonnes intentions du monde, nous devons être à leurs yeux une menace.
— Dans quel sens ?
— Sans doute notre civilisation est-elle si différente de la leur que tout contact entre elles présenterait les effets les plus graves. Imaginez, par exemple, que la leur repose sur une base aristocratico-religieuse d'un genre très conservateur ; si elle était interprétée par notre culture, il en résulterait des mouvements sociaux que leurs classes dirigeantes ne sauraient tolérer. Ce n'est qu'une supposition, probablement erronée d'ailleurs.
— Je vois... dit Joachim, qui demeura un instant silencieux en tirant des bouffées de fumée, puis il ajouta : Quoi qu'il en soit, nous avons devant nous un long voyage, qui nous laissera tout le temps de réfléchir.
— Quelle sera votre première escale ? Le capitaine eut un regard de côté :
— Erulan.
Trevelyan parut chercher dans sa mémoire :
— Je n'ai jamais entendu ce nom.
— Cela ne m'étonne pas et vous resterez à bord quand nous y serons.
— Pour quelle raison ?
— C'est territoire interdit, répliqua Joachim d'un ton définitif. Mais pensons à vous. Tout se passera bien si vous ne vous faites pas trop remarquer. Il faudrait que vous ayez des vêtements pareils aux nôtres, moins voyants.
— Comment faire pour me les procurer ? demanda Trevelyan, qui se garda d'insister au sujet d'Erulan.
— Voyons...
Le capitaine ouvrit un tiroir de son bureau et en tira un porte-billets, qu'il tendit à Trevelyan.
— Voici votre argent ; je constate que vous avez là une belle liasse. J'ai mis de côté des affaires qui sont à peu près de votre taille : deux combinaisons, des shorts, des brodequins, etc. Je vous cède le tout pour vingt crédits.
— Vingt crédits ! Cela n'en vaut pas plus de cinq.
— Eh bien ! je peux vous le laisser au prix coûtant : quinze crédits.
— Je veux être pendu si vous avez payé ce prix-là pour le tout.
Ils marchandèrent encore un peu et finirent par conclure à douze crédits, ce qui faisait un bénéfice d'environ 100%. Là-dessus, Joachim offrit au coordinateur la chambre supplémentaire pour un loyer exorbitant et les repas, préparés par sa femme de ménage moyennant rémunération. Trevelyan passa une paire de shorts tandis que Joachim, se félicitant du marché, ajoutait avec un sourire ironique :
— Allez donc faire un tour pour vous familiariser avec Peregrine. L'appartement de Nicki porte le n° 274.
— Êtes-vous au courant des moindres détails ?
— Il s'en faut de peu. Nicki est bonne fille, mais pas dans le sens où l'entendent les bavards ; je ne vous conseille donc pas de la serrer de trop près.
Trevelyan s'engagea dans les couloirs sans hâte, les mains dans les poches, son visage tanné se tournant d'un côté à l'autre. Sur son passage, les Nomades le regardèrent avec curiosité, sans cependant lui faire plus qu'un signe de tête ; du moment que le capitaine était satisfait, ils n'en demandaient pas davantage. Trevelyan circula donc entre les parois ornementées, les panneaux et les portes sculptées jusqu'à ce qu'il eut trouvé le numéro qu'il cherchait : 274.
La porte en était grande ouverte entre deux montants figurant des arbres enlacés par des lianes. Trevelyan s'entendit appeler par Sean :
— Entrez, Cordy !
À droite et à gauche se trouvait une chambre à coucher ; en face, la cuisine et la salle de bain flanquaient une issue qui donnait sur la coursive suivante, en sorte que le plan général de l'appartement était en forme de croix. Un des bras était rempli de microlivres, de films musicaux et d'assez belles peintures, tandis que l'autre abritait un atelier encombré. Sean y polissait sa combinaison spatiale ; à ses pieds, assise, se tenait la Lorinyenne dont avait parlé Nicki ; Trevelyan n'avait jamais vu si jolie jeune fille. Quant à Nicki, penchée sur une table où elle modelait un vase d'argile, elle leva la tête et sourit.
— Vous ne vous étiez pas trompée, 'Lo ! s'écria-t-elle.
— Elle ne se trompe jamais, dit Sean. Elle prévoit toutes ces choses.
— Et qu'a-t-elle donc prévu cette fois-ci ? demanda Trevelyan.
Sean semblait de bonne humeur, sans trace de rancune apparente, et Nicki aussi amicale que précédemment. Pour Ilaloa, Trevelyan eut quelque doute.
— Elle a prévu que vous veniez. Elle vous perçoit. N'est-ce pas, 'Lo ? dit-il en caressant de la main la chevelure aux reflets d'argent.
— Télépathe ? s'enquit Trevelyan sur un ton d'indifférence, mais l'attention soudain éveillée.
La Lorinyenne parla comme si elle chantait, et si bas qu'on pouvait à peine l'entendre :
— Oh non ! je ne peux pas... je ne saurais donner les ailes aux mots qui surgissent de l'au-delà ignoré ; mais vous êtes, vous tous, trop solitaires, trop isolés les uns des autres et de la connaissance des choses. Ce que je sais exprimer, ce sont les petites pensées, les petits désirs animaux, pas ceux de l'humanité.
— Alors, que... ? s'enquit Trevelyan. Je vois, vous percevez des ondes venues des nerfs et caractéristiques de chacun ?
— Oui, répondit-elle avec gravité, le regard soudain inquiet, c'est un peu cela. Et, ajouta-t-elle en s'adressant au Cordy, vos ondes sont plus différentes des miennes que celles des Nomades. Votre vie est plus dans votre tête que dans votre corps ; pourtant, ce n'est pas chez vous un regret intérieur autant que chez les gens de Stellamont, qui ne savent pas ce qu'ils sont. Vous, vous le savez, vous l'avez admis, vous y puisez votre force ; mais jamais encore je n'ai senti chez personne autant de solitude qu'en vous.
Ilaloa retomba dans son silence, comme effrayée de ses propres paroles, et se blottit contre Sean. Longtemps, Trevelyan la considéra, non sans plaisir, discernant un mince frisson courir sous sa peau lumineuse ; mais, visiblement prise de peur et d'angoisse, elle serra de ses deux mains le genou du jeune homme. Et il se dit que c'était affaire à elle et à Sean, car il la trouvait trop jolie pour son goût.
Il alla s'asseoir auprès de Nicki, répondant à ses questions sur le statut qui serait le sien à bord et sur ses intentions. Le vase qu'elle modelait prit la forme de deux dragons luttant l'un contre l'autre.
— Joli ! prononça-t-il. Que comptez-vous en faire ?
— Le fondre en bronze et le vendre ou l'échanger, répondit-elle sans lever les yeux.
L'artiste lui parut avoir un caractère, terrestre, positif complètement opposé à celui d'Ilaloa ; elle reprit :
— Je suis heureuse que vous restiez avec nous. Quels sont vos projets immédiats ?
— Me mettre au courant, réfléchir un peu... Savez-vous que j'ai étudié l'art nomade et je suis convaincu que c'est un nouveau langage : je prétends même que votre littérature est différente de la nôtre.
— Nous n'en avons guère, si ce n'est nos ballades.
— Mais c'est assez. Voyez comme la musique populaire est peu pareille chez les Américains et chez les Européens.
Nicki semblant ne pas bien saisir sa pensée, il ajouta :
— A l'occasion, j'aimerais entendre vos ballades.
— Je vais vous en chanter une tout de suite, dit Sean en posant sa combinaison. De la cloison, il dépendit une guitare et passa rapidement ses doigts sur les cordes. Sa voix s'éleva en des strophes qui chantaient le thème toujours jeune de l'infidèle trop aimée :
« 0 Nomade, vois, me dit-elle,
Je ne veux partir avec toi ».
Les astres et leurs neiges éternelles
Nous contemplaient sous le vent froid.
Le vent cernant l'étoile chère
Et lançant son appel de deuil
Soufflait partout dans le ciel clair.
L'automne surgissait sur le seuil.
Il nous arracha, solitaires,
Aux aubes pâles du matin
Et nous balaya vers les sphères
Implacables des lendemains.
— Je n'aurais pas dû choisir celle-là, dit Sean en faisant une moue.
— Vous en chanterez une autre la prochaine fois, répartit Nicki en se retournant un peu trop vite vers le Solarien. Je ne savais pas que vous vous intéressiez à ces sujets sans consistance.
— Dans mon travail, tout a de l'importance et les arts sont souvent la forme de culture symbolique la plus hautement développée, ce qui fait qu'ils sont aussi le meilleur moyen de la comprendre.
— Pensez-vous donc toujours à votre travail ?
— Oh non ! pas toujours. Il faut aussi boire et manger de temps en temps.
— Un esprit aussi actif que le vôtre ne doit jamais se reposer, dit-elle d'une voix légèrement acerbe.
Trevelyan ne répondit pas. En un sens, elle avait raison.
Ilaloa se leva comme en une longue ondulation.
— Pardonnez-moi, dit-elle, je vais aller me promener dans le parc.
Sean lui fit écho aussitôt :
— Je vous accompagne ; je suis fatigué de rester assis. Vous ne voulez pas venir, vous deux ? Nous pourrions boire une bouteille de bière.
— Pas tout de suite, répondit Nicki, je voudrais finir mon vase.
— Permettez que je vous tienne compagnie, ajouta Trevelyan.
Sean, l'air aussi soulagé qu'il était compatible pour la politesse, partit avec Ilaloa la main dans la main. Trevelyan se carra dans son siège en hasardant :
— Je ne veux pas exagérer, Nicki. Dites-moi dès que je commencerai à rester trop longtemps avec vous pour les convenances.
— Vous ne faites rien qui leur soit contraire. C'est cette ballade, qui a plongé Sean et Ilaloa dans un vague à l'âme.
— En quelques mots, elle le mit au courant de leur situation réciproque.
— Je comprends bien, dit-il. Cela ne se présente pas sous des auspices très favorables. Sans même faire état des conventions mondaines, il subsiste que leur union serait forcément stérile ce qui, dans votre société fondée sur la famille, peut à la longue avoir de sérieuses conséquences.
— Je me garde d'intervenir, répartit Nicki d'une voix troublée. De toute façon, Sean n'a jamais aimé les enfants. Il faudrait maintenant qu'un nouvel amour éloigne de son esprit le souvenir de sa première femme. Pour Ilaloa, je ne sais quoi dire. Elle n'est pas heureuse à notre bord et son moral baisse peu à peu. C'est une gentille enfant, timide, mais gentille.
— Que voulez-vous ? c'est de leurs vies à eux qu'il s'agit.
Nicki lui lança un long regard.
— Savez-vous, dit-elle qu'Ilaloa ne se trompait pas tellement à votre égard. Vous êtes vraiment trop... comment dire ?... olympien.
La civilisation solarienne est fondée sur l'individu, et non sur la famille, la tribu, l'État ni quoi que ce soit d'autre, répondit Trevelyan. Notre développement psychologique produit une attitude qui... peu importe. Ce n'est en tout cas rien de typique.
Nicki posa son vase de côté, passa la main dans sa chevelure en désordre et questionna :
— Vous pensez avoir tout fixé d'avance, n'est-ce pas ? Vous savez comment fonctionne votre mécanique intérieure et les boutons qu'il faut pousser en vous pour obtenir tel ou tel comportement. Oui, je vois parfaitement comment vous vous arrangeriez pour vivre tout seuls, tant que vous êtes, menant une existence séparée, et vous, les Cordys, plus encore que les autres.
— Tout individualiste est isolé ; mais, dans notre société, il ne s'oppose ni à ses pareils, ni à lui-même. La solitude lui devient un état naturel.
— Je suis sûre que vous m'avez déjà classée et étiquetée, dit-elle avec un frisson.
— Nullement, et je ne voudrais même pas le faire si je le pouvais.
— Écoutons la musique.
Elle alla chercher les bobines sur lesquels étaient enregistrés ses morceaux préférés. Il la suivit des yeux et lut les titres comme elle ; beaucoup étaient de vieux airs terrestres.
Nicki en prit un :
— Vous connaissez l'Ouverture de 1812 ?
— Bien entendu !
Les premières mesures se répandirent dans la chambre, y amenant la solitude et l'immensité de la steppe en hiver. Elle se remit à la tâche et tritura l'argile de ses doigts animés d'une vigueur fraîche...
— Parlez-moi de la Terre. A quoi ressemble-t-elle ?
— C'est un travail que vous me commandez ? demanda-t-il en riant.
Qu'eût-il pu lui répondre ? Lui dire que la Terre était plus un rêve qu'une planète ou une population ? Il se décida:
— Nous ne sommes pas des utopistes, dit-il prudemment. Nous avons nos ennuis et nos problèmes, qui ne sont pas forcément les mêmes que les vôtres.
— Et que faites-vous ?
Se reculant, elle regarda son essai de modelage : la tête d'un dragon qui se battait, émit un juron, le pressa dans ses mains, n'en fit plus qu'une boule informe et poursuivit :
— Que voulez-vous réellement tirer de la vie ?
— La vie elle-même. Ce n'est pas un paradoxe. La vie : c'est-à-dire des faits, de l'expérience, de la compréhension, de l'harmonie, mais aussi de la lutte, en déterminant un plan pour la réalité physique.
Il continua ses explications, se gardant d'aborder l'abstrait, citant surtout les menus détails de l'existence quotidienne, des faits, des gens et des pays où ils vivent. Bientôt, Nicki abandonna son travail et demeura presque muette pour mieux l'écouter.