Chapitre XIV

Joseph traversa lentement la cour. Il faisait chaud et lourd en ce début d’après-midi. Ses vêtements lui collaient à la peau. Il n’apercevait aucun nuage dans le bleu du ciel, délimité par les toits crénelés, mais on devinait le tonnerre proche. Il sentait déjà l’électricité en lui, une excitation doublée de la peur d’être sur le point de découvrir la vérité.

Où se trouvait Aidan Thyer l’après-midi du dimanche 28 juin ? À qui pouvait-il le demander, sans que l’intéressé le sache ? Connie était dans le jardin avec Beecher. Si le directeur se trouvait sur la route d’Hauxton, où aurait-il dit qu’il allait ? Et qui s’en souviendrait à présent, près de cinq semaines après ?

Joseph ne pouvait le demander à Connie sans risquer de la mettre en danger.

À mesure qu’il tentait de prendre une décision, Joseph ralentissait son allure. Thyer était arrivé tard au match de cricket. Rattray, qui était le capitaine de l’équipe de St. John, saurait-il où le directeur se trouvait auparavant ? Cela valait la peine de l’interroger. Il tourna les talons et revint rapidement sur ses pas, pour franchir la porte au bout de la cour et monter jusqu’à la chambre de Rattray. Ce dernier n’y était pas.

Dix minutes plus tard, Joseph le trouva dans un coin de la bibliothèque, entre les piles d’ouvrages, parcourant l’étagère du bas.

— Docteur Reavley ! Vous me cherchez, monsieur ? s’enquit-il en refermant le livre qu’il avait en main.

— Oui, en effet, répondit Joseph.

Il se pencha et contempla la rangée de volumes avec curiosité. Ils portaient sur les conflits dans l’histoire européenne. Il considéra le visage mince et inquiet de l’étudiant.

Rattray se mordit la lèvre.

— Ça va drôlement mal, monsieur, dit-il calmement. Hier le kaiser a prévenu le tsar que si la Russie ne cessait pas dans les vingt-quatre heures, l’Allemagne mobiliserait aussi. Le professeur Moulton pense qu’ils ne vont pas tarder à clôturer les bourses du monde entier. Peut-être même d’ici lundi.

— C’est un jour férié, observa Joseph. Ils auront tout le week-end pour y réfléchir.

Rattray s’assit par terre, en étendant les jambes devant lui.

— Vous croyez ? dit-il en frottant sa mâchoire du tranchant de la main. Mon Dieu, ce serait affreux, non ? Qui se serait imaginé, il y a cinq semaines, qu’une espèce d’aliéné dans une ville de Serbie – autant dire le bout du monde ! – tirant au jugé sur un archiduc – et l’Autriche en a des tonnes ! – pourrait mettre le feu aux poudres comme ça ? En peu de temps, à peine plus d’un mois, et le monde a changé.

Joseph en était tout aussi médusé. Ses parents étaient alors en vie. Le lendemain, cela ferait presque cinq semaines que John Reavley s’était rendu ce samedi-là, au volant de la Lanchester jaune, à destination de Great Wilbraham, où il avait parlé à Reisenburg… et trouvé le document. Le soir, il avait appelé Matthew à Londres. Le lendemain, on l’avait tué.

— Nous jouions au cricket sur Fenner’s Field, reprit-il. Vous étiez le capitaine de notre équipe. Je me souviens d’avoir été là, de même que Beecher et le directeur.

Rattray hocha la tête.

— Sebastian n’y était pas, poursuivit Joseph. Il est rentré tard de chez ses parents. Je suppose que cela a dû déplaire au directeur. C’était l’un de nos meilleurs batteurs.

— Un piètre lanceur, malgré tout, commenta Rattray en souriant, alors qu’il semblait au bord des larmes, la voix un peu éteinte. Oui, le directeur était fichtrement en colère à son arrivée, en fait. Comme s’il découvrait tout à coup que Sebastian ne jouait pas.

Joseph sentit son sang se glacer.

— Quand est-il arrivé ?

— Il était en retard aussi ! précisa Rattray avec une grimace. J’ignore d’où il venait, mais il a débarqué fou de rage. Il a dit qu’il s’était retrouvé coincé du côté de Jesus Lane, à cause d’une crevaison, mais je sais qu’il n’y était pas, car le docteur Beecher venait par ce chemin et il ne l’avait pas vu.

Il soupira et détourna le regard, en battant violemment des paupières.

— À moins, bien sûr, que l’on ne puisse plus croire le docteur Beecher. Il se trouve que… que je n’arrive pas à comprendre !

— On dirait que tout… tout est en train de s’effondrer, non ? Vous savez, j’avais pour habitude de penser que Sebastian était quelqu’un de bien, dit Rattray en regardant Joseph. Il avait parfois des idées bizarres… il n’arrêtait pas de discourir sur la paix et sur le fait que la guerre était un outrage à l’humanité, et qu’il n’existait rien au monde qui vaille la peine de prendre les armes, car ça signifiait tuer des nations entières et propager la haine sur la terre.

Il se frotta de nouveau la mâchoire, en y laissant une marque de poussière.

— Il exagérait un peu, mais ce n’était pas malsain ! Je n’ai jamais pensé qu’il se livrerait à quelque chose de vraiment sordide comme le chantage. C’est répugnant ! Beecher avait peut-être fait quelque chose de travers, mais c’était un type bien… je serais prêt à le parier.

Dans un geste de grande lassitude, il repoussa ses cheveux en arrière.

— Je commence à me demander si je sais réellement tout.

Joseph comprenait la confusion du jeune homme. Mais l’heure n’était plus aux longues conversations aimables pour se réconforter.

— Où le directeur se trouvait-il, d’après vous ? demanda-t-il.

Rattray haussa les épaules :

— Je n’en ai aucune idée. Ni de la raison pour laquelle il aurait menti.

— Mais il était dans sa voiture ? insista Joseph.

— Oui, je l’ai vu arriver au volant de celle-ci. Je l’attendais.

— Merci.

Rattray parut intrigué.

— Pourquoi ? Quelle importance maintenant ? C’est fini. Nous nous sommes tous trompés… vous et moi, tout le monde. Beecher est mort et nos disputes ont peu de poids si la guerre éclate et que nous sommes tous entraînés dans le plus grand conflit que l’Europe avec Connie. Vous pensez qu’on va demander des volontaires, monsieur ?

— Je n’imagine pas que nous puissions y prendre part, répondit Joseph. Cela touchera l’Autriche, la Russie, et peut-être l’Allemagne. Il est encore possible qu’ils en restent au stade des menaces, pour voir qui reculera le premier.

— Peut-être, dit Rattray sans conviction.

Joseph le remercia à nouveau, quitta la bibliothèque et retraversa la première cour pour rendre visite à Gorley-Smith. Une question vitale restait à poser, à présent, et il redoutait la réponse. Il était surpris de constater combien cela l’affectait de penser qu’Aidan Thyer fût coupable des meurtres de John et Alys Reavley. Et à quelle fin ? Il l’ignorait encore.

Il frappa à la porte de Gorley-Smith et attendit avec impatience qu’on vienne lui ouvrir. Gorley-Smith semblait fatigué et irritable. Il avait les cheveux en bataille, s’était débarrassé de sa veste et sa chemise lui collait au corps. De toute évidence, cela lui coûtait de faire montre de civilité.

— Si tu viens t’excuser pour le dîner, ça n’a vraiment aucune importance, dit-il tout de go, en s’apprêtant à refermer aussitôt la porte.

— Je ne suis pas venu pour ça, répliqua Joseph.

Nul doute qu’il n’y aurait pas lieu d’user de finesse.

— Beecher n’a pas l’air d’avoir laissé le moindre mot ou des souhaits quelconques…

Gorley-Smith réprima son irritation.

— Non, je ne pense pas. Écoute, Reavley, je sais que c’était un ami à toi, mais il a manifestement perdu la raison à cause des pressions que ce jeune Allard exerçait sur lui et, pour être franc, j’aime autant ne pas connaître les détails. M’est avis que nous devrions éviter de nous perdre en conjectures.

Son visage trahissait l’aversion et l’envie impérieuse d’écarter tout embarras.

Joseph savait ce qu’il avait en tête.

— J’allais te demander, reprit-il froidement, si Beecher avait eu l’occasion de parler au directeur à ce moment-là. Thyer aurait peut-être des idées à nous suggérer. Pour ce que j’en sais, Beecher n’avait pas de famille proche, mais il doit y avoir quelqu’un à prévenir le plus discrètement possible, vu les circonstances.

— Oh, fit Gorley-Smith, confondu. En vérité, je ne pense pas. Ce qui l’a fait basculer a dû lui arriver subitement et, en l’occurrence, je sais que le directeur se trouvait en réunion au moins pendant deux heures, avant que la nouvelle nous parvienne, car j’y étais moi-même. Navré, Reavley, mais tu devras chercher ailleurs.

— Tu en es tout à fait certain ? insista Joseph.

Il souhaitait que ce soit vrai et pourtant la seule réponse qui lui venait en tête s’en trouvait privée de sens.

— Oui, bien sûr, répondit son collègue, d’un air bas. Basildon n’en finissait plus avec ses satanés fonds pour travaux de construction, et j’ai cru que nous allions y passer la journée. C’était surtout avec le directeur qu’il débattait.

— Je vois, dit Joseph en opinant du chef. Merci.

Gorley-Smith secoua la tête d’un air perplexe et ferma la porte.

Une fois de plus, Joseph emprunta le pont pour rejoindre les Backs. L’air fraîchissait enfin et la lumière brillait parmi les fleurs en une multitude de couleurs.

Si Aidan Thyer n’avait pas tué Beecher, et que Beecher n’avait pas tué Sebastian, alors qui d’autre ?

Il marchait lentement, sans faire de bruit, dans l’herbe sèche. Il passa dans l’ombre des arbres.

Qui d’autre aurait pu glisser le revolver sur le toit de la demeure du directeur ? À moins qu’il se trompe à ce sujet, en fin de compte ? Il repassa en revue tout ce dont il était sûr. Elwyn était arrivé chez lui, au bord de l’hystérie, choqué et affligé. Il était passé prendre Sebastian pour une promenade matinale au bord de l’eau et l’avait découvert tué par un coup de feu. Aucune arme dans la chambre de son frère. De toute manière, personne n’avait laissé supposer que Sebastian aurait eu la moindre raison de se donner la mort. Personne de sa connaissance n’aurait imaginé une chose pareille.

On avait prévenu la police et celle-ci avait fouillé partout, en quête du revolver, mais en vain. Hormis dans l’entonnoir des tuyaux d’écoulement, sur le toit du logement de Thyer.

Bien sûr, il existait peut-être une explication qu’il n’avait pas envisagée. Quelqu’un avait pu sortir avec l’arme d’un air désinvolte, pour la cacher dans un autre collège… ou la donner à un tiers.

Sauf que cet inconnu l’avait récupérée sans difficulté pour abattre Beecher.

Joseph se concentra sur les personnes ayant pu tirer sur son collègue et celles qui auraient pu souhaiter le faire. Tout le monde semblait supposer après sa mort qu’il avait assassiné Sebastian. Mais l’avait-on fait auparavant ?

Mary Allard ? Elle aurait certes eu la furie et l’amertume nécessaires pour tuer. Mais comment aurait-elle su où se trouvait le revolver ou se serait-elle faufilée sur le toit pour le prendre ?

Gerald Allard ? Non, il n’avait pas la fougue pour agir ainsi, et il n’aurait pas su où trouver l’arme.

Joseph se tenait en face de Trinity, à présent. Le vent s’était un peu levé, chuchotant dans les arbres au-dessus de lui et là, à l’ombre, la lumière déclinait rapidement.

Elwyn ? Il n’aurait pas pu tuer Sebastian. Il était censé se trouver dans sa propre chambre au moment des faits. En outre, Sebastian et lui étaient proches en tant que frères, et assez différents pour ne pas devenir rivaux. Ils admiraient leurs compétences mutuelles, sans souhaiter pour autant les posséder.

Elwyn n’avait rien à voir non plus dans l’accident de la Lanchester. Il était resté à Cambridge toute la journée.

Mais il était entré et sorti de la maison du directeur pour voir sa mère, tenter de la réconforter et lui offrir le soutien que son père semblait incapable d’apporter. Il aurait pu récupérer l’arme s’il avait su où la dénicher.

Mais comment aurait-il pu être au courant ? L’avait-il vue quelque part ? Beecher avait-il pu la dissimuler là-haut ? Pour qui ? Connie ? L’idée l’oppressait tant que Joseph avait peine à respirer. Beecher la protégeait-il ?

Et Elwyn avait-il supposé que Beecher était l’assassin de Sebastian ? C’eût été un mobile suffisant pour le tuer et laisser volontairement le revolver sur place, afin de maquiller le meurtre en suicide, un aveu de culpabilité.

Sauf qu’il se trompait.

À l’ombre des arbres, Joseph distinguait à peine l’allée à ses pieds, même s’il y avait des reflets de lumière dans le ciel. Il reprit sa marche dans l’herbe. Hors du chemin arboré, on pouvait encore goûter à la suavité du crépuscule, entre chien et loup. Il regarda l’horizon à l’est, qui se voilait d’indigo à l’arrivée de la nuit.

Le lendemain matin, il allait devoir encore affronter Connie et la soumettre à une ultime épreuve.

Il dormit mal et s’éveilla avec un mal de tête exaspérant. Il prit une tasse de thé bien chaud et deux aspirines et, dès qu’il sut qu’Aidan Thyer allait vaquer à ses tâches administratives, il se dirigea vers la demeure du directeur.

Connie fut surprise de le voir, mais son regard n’était pas sombre. En tout cas, elle paraissait ravie de sa venue.

— Comment allez-vous, Joseph ? Vous avez l’air fatigué. Avez-vous pris un petit déjeuner ? Je suis sûre que la cuisinière pourrait vous préparer quelque chose, si vous le souhaitiez.

Ils se tenaient au salon. La lumière tombait à l’oblique par les portes-fenêtres.

Il avait l’estomac trop noué pour avaler quoi que soit et les aspirines ne faisaient pas encore leur effet.

— J’ai beaucoup réfléchi à ce qui a pu se passer et je me suis posé quelques questions.

Elle sembla perplexe, mais son visage ne trahissait ni espoir ni crainte.

— La police n’a jamais retrouvé le revolver après le meurtre de Sebastian, dit-il. Même si elle a cru avoir cherché partout.

— C’est ce qu’elle a fait, confirma-t-elle. Pourquoi dites-vous « elle a cru » ? Songez-vous à un endroit qui lui aurait échappé ? Elle était ici. Elle a fouillé toute la maison.

— Quand cela ?

Elle réfléchit quelques instants.

— Je… je pense que nous avons dû passer quasiment en dernier. Je présume qu’elle est venue ici uniquement par routine. Et, au début, Elwyn se trouvait parmi nous, car il était sous le choc et bouleversé, et puis ensuite il y a eu ses parents, bien sûr.

— A-t-on inspecté le toit ?

Allait-elle mentir pour se protéger, fût-ce seulement afin que l’affaire demeure classée ? Était-ce elle qui, à l’origine, avait subtilement laissé entendre que l’histoire d’amour, pour laquelle on faisait chanter Beecher, ne l’impliquait pas, elle, mais Sebastian lui-même ? L’idée le répugnait. Il la repoussa.

— Ils sont montés sur le toit voisin, répondit-elle, pensive, tout en se remémorant les faits. Ils peuvent fort bien voir le nôtre depuis là-bas. Nous aurions entendu quelque chose. Comment peut-on cacher une arme sur un toit ? On la verrait aussitôt.

— Pas si on glissait d’abord le canon de celle-ci dans l’un des entonnoirs situés en haut d’un conduit d’écoulement.

Elle écarquilla les yeux.

— On pouvait y accéder par les lucarnes des mansardes. N’importe quelle personne présente dans cette maison pouvait le faire !

— Oui, approuva-t-il.

— Aidan ? Harry ?

— Non, dit-il en secouant la tête. Ni l’un ni l’autre n’en a eu l’occasion. Harry n’aurait pas pu tuer Sebastian… vous me l’avez dit vous-même. N’est-ce donc pas la vérité ?

— Si ! Bien sûr que si ! Vous ne pensez pas à Aidan ? Mais pourquoi ? Pas à cause de…

Le rouge lui monta aux joues, comme elle ajoutait d’une voix étouffée :

— Il n’est pas au courant.

— Et Elwyn ? s’enquit-il. Aurait-il pu trouver le revolver là-haut, puis le prendre pour tuer Beecher, en pensant que celui-ci avait assassiné Sebastian ?

Elle le fixa d’un regard empli de chagrin.

— Aurait-il pu le faire ? répéta-t-il.

— Oui, répondit-elle dans un hochement de tête. Mais comment aurait-il su que l’arme était là-haut ? Qui a tué Sebastian ? Je ne peux croire qu’Aidan l’aurait fait, et je sais qu’il ne l’a pas fait. Et Beecher non plus, alors qui ?

— Je l’ignore, admit-il. Cette question me ramène toujours au début. Qui d’autre aurait pu placer le revolver là-haut ? Il lui aurait fallu passer par la maison.

— Personne, dit-elle après réflexion. L’arme doit se trouver ailleurs. À moins que…

Elle battit des paupières.

— À moins qu’Aidan ne l’ait cachée pour quelqu’un. Pensez-vous qu’il l’aurait fait et qu’Elwyn le savait ?

— Peut-être, mais pourquoi ?

Et il n’avait pas sitôt prononcé ces paroles qu’il connaissait la réponse. On revenait encore au document, mais il n’osa pas lui en parler.

— Bien sûr, cela dépend d’autres facteurs, ajouta-t-il.

Elle ouvrit la bouche pour demander lesquels, puis changea d’avis.

— La police, tout le collège, sont persuadés qu’Harry a tué Sebastian, dit-elle à la place. Et qu’au moment où il pensait qu’on allait l’arrêter, il s’est donné la mort.

Sa voix chevrotait.

— J’aimerais pouvoir démontrer que c’était faux. Je l’aimais beaucoup, mais malgré tout, je ne pense pas pouvoir laisser quiconque être accusé d’un crime, si je parviens à prouver son innocence.

— Alors, je crois que nous ferions mieux d’aller en informer l’inspecteur Perth. J’imagine que nous pouvons le trouver au poste de police local.

Elle hésita à peine. Elle n’aurait sans doute plus jamais à accomplir un acte qui lui coûterait davantage. Une fois les mots prononcés, elle ne pourrait plus jamais recouvrer cette intimité, ce confort de l’ignorance. Elle fit un pas en avant et il la suivit, tandis qu’elle quittait la pièce et gagnait la porte d’entrée.

Ils se rendirent à pied au commissariat. Il se situait à moins de quinze cents mètres et, à cette heure de la matinée, il faisait encore frais. Les rues étaient animées par les commerçants, les premières livraisons, les chalands en quête de bonnes affaires. Plusieurs automobiles circulaient, ainsi qu’une fourgonnette à moteur avec des réclames imprimées sur les flancs et, comme toujours, des dizaines de bicyclettes. Il fallait prêter attentivement l’oreille pour discerner un changement d’intonation dans les voix ou se rendre compte que les gens ne parlaient pas de la pluie et du beau temps. Les événements actuels monopolisaient toutes les discussions, empreintes d’inquiétude soigneusement déguisée, et aux plaisanteries forcées.

Perth était occupé à l’étage et ils furent contraints d’attendre plus d’un quart d’heure, dans une impatience accablante. Lorsqu’il arriva enfin, il ne fut guère ravi de les voir et Joseph dut insister pour qu’il les conduise dans un petit bureau encombré, où ils pouvaient parler sans qu’on les écoute.

— J’sais pas c’que vous voulez, révérend, dit Perth avec un agacement à peine voilé.

Il paraissait fatigué et inquiet.

— J’peux pas vous aider. J’suis vraiment désolé pour M. Beecher, mais c’est fini. J’ignore si vous avez lu les journaux c’matin, mais l’roi des Belges a mobilisé ses troupes, cont’ l’avis d’son prop’ gouvernement. C’t’ un enjeu bien plus grave qu’la réputation d’un seul homme, m’sieur, et on va plus chicaner là-dessus pendant des heures.

— La vérité mérite toujours une discussion, inspecteur Perth, intervint Connie avec gravité. C’est pourquoi nous combattons les guerres : pour conserver le droit de nous diriger nous-mêmes et édicter nos propres lois, pour être tels que nous le souhaitons et ne répondre de nos actes à personne d’autre qu’à Dieu. Le docteur Beecher ne s’est pas suicidé et nous pensons pouvoir le prouver.

— M’dame Thyer… commença Perth, qui se contraignait visiblement à la patience.

— Vous n’avez jamais trouvé le revolver ! s’exclama Joseph. Jusqu’à ce qu’il soit près du cadavre du docteur Beecher.

— Non, en effet, concéda le policier à contrecœur, la colère durcissant sa voix. Mais lui d’vait savoir où l’trouver, puisqu’il l’a récupéré !

— Avez-vous fouillé son logement ?

— Bien sûr ! On a fouillé tout le collège ! Vous l’savez, m’sieur. Vous nous avez vus.

— Vous avez dû oublier un endroit, raisonna Joseph. L’arme ne s’est pas volatilisée pour réapparaître ensuite.

— Vous êtes en train d’vous moquer, m’sieur ? dit Perth, le regard dur.

— Je ne fais qu’énoncer une évidence. Elle se trouvait quelque part où vous n’avez pas regardé. J’ai bien réfléchi au problème. Vous avez regardé sur le toit, n’est-ce pas ? Je me rappelle avoir vu vos hommes là-haut.

— En effet, m’sieur. On a tout passé au peigne fin, pardi ! C’est pas qu’il y a beaucoup d’cachettes possibles pour un revolver sur un toit. C’est un objet assez gros, ma foi, et pas d’n’importe quelle forme. Sans parler du métal qui brille au soleil.

— Qu’en est-il de l’entonnoir en haut de la gouttière ? s’enquit Joseph. En y glissant d’abord le canon pointé vers le bas et en recouvrant la crosse, par exemple, avec un vieux mouchoir assez poussiéreux et quelques feuilles mortes ?

— Fort ingénieux, m’sieur, admit Perth. Ça s’pourrait. Sauf qu’on a r’gardé.

— Et les conduits d’écoulement de la maison du directeur ? insista Joseph. Vous les avez inspectés aussi ?

L’inspecteur resta de marbre.

Joseph attendit, sentant Connie retenir son souffle à ses côtés.

— Non, finit par avouer Perth. On s’est dit… que personne s’rait capable de cacher quelque chose là-haut, à moins d’passer par la maison de M. Thyer. Êtes-vous en train d’dire que quelqu’un l’a fait ?

Cette question s’adressait à Connie.

— Elwyn Allard allait et venait entre la maison et le collège, pendant que ses parents séjournaient chez nous, répondit-elle, d’une voix quasi assurée. Il était là une heure avant que le docteur Beecher soit assassiné.

Perth la fixa du regard.

— Si vous êtes en train d’dire qu’il a tué son frère, m’dame Thyer, vous vous trompez. On y a pensé. Beaucoup d’familles s’entendent pas aussi bien.

Il secoua la tête d’un air lugubre.

— Passez-moi l’expression, mais un frère qui tue son frère, c’est vieux comme la Bible. Sauf qu’on savait où il était et qu’il a pas pu l’faire. Vous comprendriez p’t’êt’ pas la preuve médicale, mais vous allez d’voir nous croire sur parole.

— Et le docteur Beecher n’a pas pu non plus, dit-elle, la gorge nouée. Il se trouvait en ma compagnie.

Elle ignora l’expression incrédule du policier.

— Je suis parfaitement consciente de l’heure qu’il était et de son inconvenance. Je n’admettrais pas un tel fait à la légère et j’imagine à peine ce que ressentira mon mari si cela est rendu public… ou même ce qu’il fera. Mais je ne permettrai pas qu’on accuse le docteur Beecher, ou quiconque, d’un crime qu’ils n’a pas commis.

— Où étiez-vous… avec le docteur Beecher, m’dame ? s’enquit Perth, le visage rendu amer par le doute et peut-être la désapprobation.

Connie se mit à rougir, en comprenant le dédain du policier.

— Sur les Backs, le long de la rivière, inspecteur Perth. À cette époque de l’année, il fait jour longtemps, et c’est un endroit agréable pour bavarder sans être observé.

Perth reprit un visage inexpressif.

— Très intéressant, j’en doute pas. Pourquoi pas l’avoir dit plus tôt ? Ou alors est-ce qu’la réputation du docteur Beecher est dev’nue tout à coup bien plus importante pour vous ?

Elle se contracta, ses lèvres blêmirent. Joseph sentit combien elle aurait aimé répondre à l’inspecteur par quelque remarque blessante et lui exprimer son profond mépris, mais elle s’était mise à sa merci.

— Comme d’autres, je crains que Sebastian Allard l’ait fait chanter à cause de l’attention qu’il me portait. J’ai cru que M. Beecher s’était suicidé plutôt que de la voir révélée au grand jour, ce qui allait arriver, selon lui, en raison de l’enquête au sujet du meurtre de Sebastian.

— Alors, qui a tué Sebastian, m’dame Thyer ? demanda Perth en se penchant en avant. Et qui donc a glissé l’revolver dans la gouttière de vot’toit ? Vous ? Navré d’vous l’dire mais c’est comme si on avait qu’vot’parole concernant l’fait qu’vous étiez là-bas en sa compagnie… et il est pas là pour l’confirmer.

Elle comprenait tout à fait, mais ne le quitta pas du regard.

— J’en suis consciente, inspecteur. J’ignore qui a assassiné Sebastian, mais ce n’était pas le docteur Beecher, ni moi. Toutefois, je pense que si vous enquêtiez plus avant, vous découvririez qu’Elwyn a tué le docteur Beecher, et vous n’aurez aucune peine à saisir pourquoi, puisque vous-même avez supposé que le professeur était coupable du meurtre de Sebastian.

— J’suis pas certain d’le croire, dit l’inspecteur en se mordant la lèvre. Mais je suppose que je f’rais mieux de r’tourner à St. John et d’interroger un peu plus les gens, à moins que je r’trouve quelqu’un ayant vu Elwyn du côté d’chez l’docteur Beecher, juste avant qu’il soit abattu. Mais j’vois toujours pas comment il aurait pu savoir où était l’arme, si celle-ci s’trouvait dans l’tuyau qui descend du toit d’la maison du directeur !

— L’arme était par terre, près de la main du docteur Beecher, intervint soudain Joseph. Avez-vous fait des tests pour savoir si elle aurait dû normalement tomber ainsi des mains d’un homme et à cet endroit précis ?

— Et comment qu’on aurait fait ça, m’sieur ? s’enquit Perth d’un ton sinistre. On va quand même pas d’mander à quelqu’un d’se tirer dessus pour nous montrer !

— N’avez-vous jamais eu affaire à des suicides auparavant ? répliqua Joseph.

Il se creusait la tête : comment diable pouvait-il prouver une vérité dont il était de plus en plus certain, à mesure que le temps s’écoulait ?

— Après le choc de la mort, où les revolvers tombent-ils ? Un revolver est lourd. Si vous vous tirez une balle dans la tête, poursuivit-il en ignorant l’air interdit de Connie, il tombe sur le côté. Est-ce que votre bras se relâche comme celui de Beecher, et que l’arme glisse de vos mains ? À ce propos, y avez-vous relevé des empreintes ?

— J’en sais rien, m’sieur, répondit l’inspecteur sèchement. À mes yeux, c’était clairement un suicide, d’la façon dont vous nous avez dit qu’Sebastian Allard le f’sait chanter, pour obtenir toutes sortes de faveurs d’sa part, des choses qu’il aurait jamais faites lui-même, et pour briser sa réputation d’professeur.

— Oui, je sais, s’impatienta Joseph. Mais je suis en train de parler de preuves. Réfléchissez-y à présent, avec d’autres éventualités à l’esprit ! Est-ce qu’une arme tomberait de cette manière ?

— J’en sais rien, m’sieur, répéta Perth, l’air confus. J’suppose que c’était un peu… inconsidéré. Mais ça n’prouve rien. On sait pas comment il était assis, ni d’quelle façon il a bougé quand il a reçu la balle. J’vous d’mande pardon, m’dame. J’aimerais bien vous épargner, mais vous m’facilitez pas la tâche.

— Je comprends, inspecteur, dit-elle, mais sa figure était livide.

Joseph réfléchissait de plus en plus vite.

— Enfin, inspecteur, si nous pouvions établir que l’arme se trouvait dans l’entonnoir en haut de la gouttière, cela prouverait aussi que le docteur Beecher n’a pas pu le récupérer pour se tirer dessus ?

— Oui, m’sieur. Mais comment qu’on va pouvoir le démontrer ? Les revolvers laissent pas d’traces, et s’il se trouvait là-haut, on l’avait sans doute enveloppé dans un linge ou quelque chose, pour qu’on l’voie pas ou qu’il soit pas mouillé.

Mouillé ! L’idée jaillit comme un éclair dans le ciel.

— Il a plu le jour où Beecher a été tué ! dit Joseph en hurlant presque. Si un morceau de tissu enveloppait l’arme, l’ensemble aurait obstrué la conduite ! Il y a des tonneaux au pied des tuyaux de descente, dans le Fellows’Garden ! Si l’un d’entre eux est sec, nous tenons notre preuve ! Et le coupable a dû choisir ce côté-là, car l’autre donne sur la cour, où c’était davantage exposé.

Perth le fixa des yeux.

— Oui, m’sieur, si y a pas d’eau maint’nant, j’accepterai ça comme preuve.

Il se dirigea vers la porte, en prenant tout juste la peine de les attendre.

— On f’rait bien d’y aller tout d’suite, avant qu’il repleuve et ce serait fichu.

St. John n’était guère loin du poste de police et ils ne parlèrent pas en chemin. La température avait déjà monté et le soleil chauffait la pierre à blanc.

Ils franchirent la grille d’entrée en passant devant Mitchell, qui les lorgna d’un air ahuri, visiblement mécontent de revoir Perth, puis traversèrent la première cour, l’arcade, la seconde cour. Ensuite, puisque le portail était fermé à clé comme d’habitude, ils se hâtèrent de rejoindre le Fellows’Garden par la maison du directeur.

Joseph sentit son pouls s’accélérer comme ils passaient devant les fleurs, embaumant l’air de leur lourd parfum, et ils s’arrêtèrent devant le premier fût.

Il lança un regard à Connie, qu’elle lui retourna aussitôt. Il avait la gorge serrée.

Perth regarda à l’intérieur du tonneau.

— Plein quasiment jusqu’au quart, annonça-t-il. C’est c’que j’peux en dire, ma foi.

Connie tendit la main et saisit avec force celle de Joseph.

Perth s’avança vers le fût du milieu et examina l’intérieur. Il resta immobile, un peu penché.

Les doigts de Connie se resserrèrent encore.

— Il est sec, déclara l’inspecteur d’une voix rauque.

Il se tourna vers Joseph, puis vers Connie.

— Autant vérifier l’dernier, ajouta-t-il avec calme. J’crois qu’vous avez raison, révérend. En fait, j’en suis même carrément certain.

— S’il est sec, observa Joseph, ça signifie que l’arme était enveloppée dans un linge. Il risque même d’être encore là, surtout s’il n’y a pas d’eau du tout.

Perth le dévisagea, puis, très lentement, se détourna et se courba pour inspecter le conduit d’écoulement par-dessous.

— M’est avis qu’il est encore là-dedans, dit-il les lèvres pincées. Il est descendu presque jusqu’en bas. J’vais voir si j’peux l’récupérer.

— Puis-je vous aider ? proposa Joseph.

— Non, merci, m’sieur. J’m’en occupe, insista le policier.

Il retira son veston, avant de le lui tendre à contrecœur, puis retroussa sa manche de chemise et glissa le bras dans le tuyau.

Un silence horrible s’écoula, durant lequel il tortilla son bras sans effort.

Connie s’approcha des delphiniums et arracha l’un des roseaux qui servaient de tuteur. Elle revint et le tendit à Perth.

— Merci, m’dame, dit-il en grimaçant.

Et il tendit une main sale pour s’en emparer. Trois minutes plus tard il extirpait du conduit un morceau de toile, du genre qui recouvrait les bateaux plats la nuit. Il mesurait dans les trente centimètres carrés et présentait des taches d’huile vers le milieu. Perth le porta à son nez et renifla.

— De la graisse à fusil ? s’enquit Joseph dans un souffle.

— Oui, m’sieur. Ça m’en a tout l’air. J’crois que je f’rais bien d’aller en toucher deux mots à M. Elwyn Allard.

— Je vous accompagne, suggéra Joseph sans hésiter.

Puis, se tournant vers Connie :

— Je crois qu’il vaut mieux que vous restiez là.

Elle ne s’y opposa pas. Elle laissa Joseph et l’inspecteur s’en aller par le petit portail et repasser par la maison.

Joseph suivit Perth, comme il se rendait à la chambre d’Elwyn. Il savait que ce serait extrêmement pénible, d’autant plus qu’il pouvait comprendre la haine qui avait poussé le jeune homme à soulager sa mère du chagrin qu’elle éprouvait. Et peut-être aussi l’envie dévorante d’accomplir un acte assez éclatant pour qu’elle lui en soit reconnaissante, même si elle en ignorait la raison. Elle pourrait ensuite peut-être se libérer de son obsession pour Sebastian et admettre qu’il lui restait encore un fils vivant et qui méritait tout autant son amour.

Ils trouvèrent Elwyn dans la chambre de Morel. Ils étudiaient ensemble, en discutant des diverses traductions d’un discours politique. Ce fut Morel qui ouvrit la porte, stupéfait de revoir le policier.

— Navré d’vous déranger, m’sieur, dit celui-ci d’une voix lugubre. J’crois savoir que M. Allard est ici.

Morel se tourna au moment même où Elwyn arrivait derrière lui.

— Que se passe-t-il ? demanda le frère de Sebastian, en regardant Perth et Joseph à tour de rôle.

S’il avait peur, rien ne le laissait supposer.

Joseph prit la parole avant que Perth puisse intervenir.

— Je pense qu’il serait bon que tu viennes au poste de police, Elwyn. Il y a certaines questions auxquelles tu pourrais répondre, et ce serait mieux là-bas.

Perth lui lança un regard vaguement agacé, mais se tut.

— Si vous voulez, acquiesça le jeune homme, sentant la tension grandir en lui.

Morel regarda son camarade, puis Joseph. Finalement, il se tourna vers Elwyn :

— Tu souhaites que je t’accompagne ?

— Non merci, m’sieur, intervint Perth. Ça concerne qu’la famille.

Il recula pour bloquer la porte donnant sur l’escalier.

— Par ici, m’sieur, ordonna-t-il à Elwyn.

— De quoi s’agit-il ? questionna ce dernier, à mi-hauteur.

L’inspecteur attendit d’être dans la cour pour lui répondre :

— J’vous emmène pour un interrogatoire, m’sieur, au sujet d’la mort du docteur Beecher. J’ai pensé que ce s’rait plus facile pour vous que M. Morel ne soit pas au courant. Si vous m’donnez vot’ parole que vous ferez pas d’scandale, j’aurai pas b’soin d’vous passer les menottes.

Elwyn devint blême.

— Les me… menottes ! bredouilla-t-il en se tournant vers Joseph.

— Si tu souhaites que je t’accompagne, je le ferai, bien entendu, proposa ce dernier. Ou si tu préfères que je prévienne tes parents, ou un avocat, je m’en chargerai en premier.

— Je…

Elwyn semblait perdu, hébété, comme s’il n’avait jamais envisagé une telle éventualité. Il secoua la tête, désarçonné.

— M. Allard est adulte, révérend, remarqua Perth avec froideur. S’il veut un avocat, il peut bien sûr en avoir un, mais il a pas b’soin d’ses parents, ni d’vous. Et, à proprement parler, ça vous r’garde pas. On vous r’mercie pour vot’ aide et tout c’que vous avez fait, mais M. Allard ne va pas nous poser l’moind’ problème, alors vous pourriez rester ici, à St. John. Peut-être que vous vous rendriez plus utile en expliquant au directeur c’qui s’est passé, et en prévenant M. et Mme Allard.

— Mme Thyer s’en sera déjà chargée, observa Joseph, qui vit la lueur d’agacement dans le regard du policier. Je vais venir avec Elwyn, à moins qu’il ne le souhaite pas.

Elwyn hésita et ce fut ce moment d’indécision qui confirma sa culpabilité aux yeux de Joseph. Il était certes effrayé, confus, mais pas indigné.

Perth céda et ils franchirent ensemble le portail du porche d’entrée, avant de déboucher dans la rue.

Au poste de police, ce fut une simple formalité d’inculper Elwyn du meurtre d’Harry Beecher, dont il nia être coupable. Sur les conseils de Joseph, il s’abstint de tout autre commentaire, avant d’avoir un avocat auprès de lui.

 

Gerald et Mary Allard arrivèrent à St. John une heure après le retour de Joseph. Mary était hors d’elle, le visage déformé par la colère. Dès que Joseph pénétra dans le salon du directeur, elle se détourna vivement d’Aidan Thyer avec lequel elle discutait et lui décocha un regard venimeux. Dans sa robe étroite de soie noire, son corps mince avait l’allure décharnée d’un corbeau en hiver.

— C’est monstrueux ! explosa-t-elle d’une voix stridente. Elwyn n’a pas pu tuer ce pauvre homme ! Pour l’amour du ciel, Beecher a assassiné Sebastian ! Lorsqu’il a su que vous le cerniez, il a mis fin à ses jours. Tout le monde le sait. Qu’Elwyn soit relâché sur-le-champ… et qu’on lui présente des excuses pour cette erreur stupide. Tout de suite !

Joseph ne broncha pas. Que pouvait-il lui dire ? L’un de ses fils était décédé et l’autre coupable de meurtre, même s’il avait agi à tort par vengeance.

— Désolé, dit-il enfin avec sincérité, profondément peiné. Mais ils en ont la preuve.

— C’est insensé ! répliqua-t-elle. Tout à fait absurde. Gerald !

Son mari se rapprocha. Il paraissait éreinté, le teint pâle et constellé de taches, le regard brouillé.

— Pour l’amour du ciel, que se passe-t-il ? demanda-t-il. Beecher a tué mon fils aîné et voilà qu’à présent vous faites arrêter mon cadet, alors que de toute évidence Beecher s’est suicidé.

Il tendit une main hésitante comme pour effleurer Mary, mais elle s’écarta.

— Non, rectifia Joseph aussi posément que possible.

Il ne pouvait avoir de l’affection pour Gerald, mais le plaignait néanmoins de tout son cœur.

— Beecher n’a pas tué Sebastian. On l’a vu ailleurs à ce moment-là.

— Vous mentez ! l’accusa Mary avec fureur.

Sa figure était livide, ses joues ponctuées de marques écarlates.

— Beecher était votre ami, et vous mentez pour le protéger. Qui diable aurait pu voir Beecher à cinq heures du matin ? À moins qu’il ait été au lit avec quelqu’un ? Dans ce cas, c’est une putain, et sa parole ne vaut rien !

— Mary… commença Gerald.

Il se tut sous le regard méprisant qu’elle lui lança.

— Il était dehors en train de se promener, répondit Joseph. Et l’arme qui a tué Sebastian était cachée dans un endroit où seul un nombre limité de personnes a pu l’avoir mise ou récupérée.

— Beecher ! fulmina Mary, triomphante. Naturellement ! C’est la seule réponse logique.

— Non, la contredit Joseph. Il a peut-être pu la dissimuler à cet endroit, mais pas la reprendre. Elwyn si.

— C’est ridicule, affirma-t-elle, tellement crispée qu’elle en tremblait. S’il avait su où elle était, il aurait prévenu la police ! Cela aurait pu conduire à l’arrestation du meurtrier de Sebastian. Ou êtes-vous assez fou pour croire qu’il est aussi coupable de cela ?

— Non. Je sais qu’il ne l’est pas. J’ignore qui est l’assassin, admit-il. Et je crois qu’Elwyn pensait sincèrement que c’était Beecher et qu’il échapperait à la justice.

— Son geste est donc justifié ! lâcha-t-elle, véhémente. Il a tué un meurtrier !

— Il a tué quelqu’un qu’il a pris pour un meurtrier, corrigea Joseph. Et il s’est trompé.

— Vous avez tort, insista-t-elle, avant de se détourner.

Sa voix monta dans les aigus, stridente de désespoir, comme si le monde n’avait plus aucun sens.

— Beecher doit être coupable ! Elwyn est moralement innocent du moindre crime, et je veillerai à ce qu’il ne souffre pas.

Joseph regarda Aidan Thyer, derrière elle, et, une fois de plus, la pensée l’envahit que cet homme était peut-être derrière le document, et peut-être aussi la mort de Sebastian. Le directeur avait l’air pâle et fatigué, aujourd’hui, les traits plus creusés qu’à l’accoutumée. Était-il au courant à propos de Connie et de Beecher ? Avait-il toujours su ? Joseph le dévisagea, mais il n’y avait rien dans le regard de Thyer qui pût le trahir.

— Docteur Reavley ? s’enquit Gerald, hésitant. Allez-vous… allez-vous faire tout votre possible pour Elwyn ? Je veux dire, j’aimerais qu’il… vous avez un certain poids ici… la police va…

Il pataugeait lamentablement.

— Oui, bien sûr, acquiesça Joseph. Avez-vous un représentant légal à Cambridge ?

— Oh, certes… je voulais dire en qualité de… en tant qu’ami.

— Oui. Si vous le souhaitez, j’y vais de ce pas.

— Oui… s’il vous plaît, faites-le. Je vais rester ici avec mon épouse.

— Je vais voir Elwyn ! s’écria Mary.

— Non, tu n’y vas pas, rétorqua Gerald avec une fermeté inhabituelle. Tu restes ici.

— Je… commença-t-elle.

— Tu restes ici, répéta-t-il, en la saisissant par le bras pour l’arrêter, alors qu’elle s’apprêtait à partir. Tu as déjà fait assez de mal comme ça.

Elle fit volte-face et le contempla, bouche bée, son visage luttant entre la colère et le chagrin. Mais elle ne le contredit pas.

Joseph leur dit au revoir et sortit.

 

Perth ne s’opposa pas à ce que Joseph puisse voir Elwyn en aparté, dans la cellule du commissariat. C’était en fin d’après-midi et les ombres s’allongeaient. La pièce sentait le renfermé, la peur et la misère.

Elwyn s’assit sur l’une des deux chaises en bois et Joseph s’installa sur l’autre. Une simple table nue et éraflée les séparait.

— Comment va maman ? demanda Elwyn dès que la porte se ferma et qu’ils se retrouvèrent tête-à-tête.

Il était très pâle et les cernes autour de ses yeux ressemblaient à des ecchymoses.

— Elle est très en colère, répondit Joseph. Elle a eu beaucoup de mal à accepter que tu puisses être coupable du meurtre de Beecher, mais quand elle a dû bel et bien se résoudre à l’évidence, elle a jugé que tu défendais une juste cause et étais moralement innocent.

Les épaules d’Elwyn se détendirent un peu. Son teint évoquait celui d’un cadavre, comme s’il était froid au toucher.

— Ton père va engager un avocat pour te défendre, continua Joseph. Mais y a-t-il quelque chose que je puisse faire, en tant qu’ami ?

Elwyn baissa les yeux vers ses mains posées sur la table.

— Veiller sur maman autant que vous le pouvez, répondit-il. Elle s’inquiète tellement. Vous ne pouvez pas comprendre si vous n’avez pas vu tante Aline. C’est sa sœur aînée. Elle fait toujours tout comme il faut, et la première. Elle n’a pas son pareil pour vous faire sentir que vous ne serez jamais intelligent ou important. Je pense qu’elle a toujours été ainsi. Elle a…

Il s’interrompit soudain, en comprenant que tout cela se révélait inutile désormais. Il reprit sa respiration et poursuivit, plus calmement :

— Vous aviez de l’affection pour Sebastian ; vous perceviez ce qu’il y avait de meilleur en lui. Continuez ainsi et ne les laissez pas dire que c’était un lâche.

Il releva prestement la tête, scrutant le visage de Joseph.

— Je n’ai jamais entendu dire de lui qu’il était lâche, répliqua celui-ci. Personne ne l’a même laissé supposer. Il était arrogant et manipulateur à ses heures. Mais je pense qu’avec le temps on oubliera même cela, et les gens choisiront de se souvenir du meilleur.

Elwyn hocha brièvement la tête et se passa une main sur la figure. Il semblait totalement épuisé.

Joseph le plaignait de toute son âme. On avait trop exigé de ce garçon, beaucoup trop. On avait idolâtré son frère, et Mary, dans son chagrin, avait attendu d’Elwyn qu’il oublie sa propre douleur et prenne en charge celle de sa mère, lui épargne la vérité, et supporte le fardeau de ses émotions. Et, pour ce que Joseph en savait, elle ne lui avait rien offert en retour, pas même sa gratitude ou son approbation. À présent qu’il était beaucoup trop tard, elle songeait enfin à lui et se préparait à le défendre. En un sens, c’était la passion de sa mère qui avait poussé Elwyn à chercher une vengeance aussi terrible… par erreur, en l’occurrence.

La vérité restait encore à découvrir. Quelqu’un d’autre avait placé le revolver dans la gouttière, après avoir tué Sebastian, quelqu’un ayant accès à la maison du directeur. Connie, afin de protéger sa réputation et donc tout ce que son mariage lui apportait ? Ou Aidan Thyer, car c’était lui que Sebastian avait vu sur la route d’Hauxton ? Peut-être était-ce l’ultime occasion pour Joseph de poser la question, quand Elwyn n’avait plus rien à perdre et se confierait à lui, s’il savait.

— Elwyn ?….

Le jeune homme fit un mouvement signifiant qu’il écoutait, mais il ne leva pas la tête.

— Elwyn, comment as-tu trouvé le revolver ?

— Comment ? Oh… je l’ai vu.

— Par la fenêtre de l’étage ?

— Oui. En quoi est-ce important, à présent ?

— Pour moi, ça l’est. Le docteur Beecher ne l’a pas caché là-haut, n’est-ce pas ? Était-ce M. Thyer… ou Mme Thyer ? L’as-tu vu ?

Joseph attendit. On aurait presque dit l’affrontement de deux volontés.

— Oui, finit par répondre Elwyn. C’était le docteur Beecher.

— Alors il l’a fait pour quelqu’un, répliqua Joseph, conscient du coup qu’il lui assenait.

Mais c’était une vérité qu’il ne pouvait plus dissimuler.

— Le docteur Beecher n’a pas assassiné Sebastian, enchaîna-t-il. Il n’a pas pu le faire. Il se trouvait ailleurs, et un témoin peut le prouver.

Elwyn se raidit, ses yeux étaient caves, presque noirs dans la lumière déclinante de la pièce.

— Ailleurs ? murmura-t-il, horrifié.

Mais ce n’était pas de l’incrédulité. Joseph le sut, dès que le garçon tenta de le masquer et, l’espace d’un instant, chacun vit en l’autre cette prise de conscience terrible, irrévocable.

Puis Joseph détourna les yeux, anéanti par ce qu’il venait de comprendre.

Elwyn savait que Beecher n’avait pas tué Sebastian ! Alors pourquoi l’avait-il assassiné ? Pour protéger qui ? Non pas Connie. Aidan Thyer ? Sebastian avait-il vu le directeur sur la route d’Hauxton et s’était-il confié à Elwyn, avant sa mort ? Était-ce pour cette raison qu’Elwyn ne voulait pas parler, encore maintenant ? Était-il même concevable qu’il ait tué Beecher sur les ordres de Thyer, pour sauver sa peau ? Les pensées tournoyaient dans la tête de Joseph… disparates, enchevêtrées. Tout cela faisait-il partie du complot découvert par John Reavley à partir du document de Reisenburg ? Et cela allait-il aussi coûter la vie à Elwyn ?

Il ferma les yeux.

— Je t’aiderai si j’en ai la possibilité, Elwyn, dit-il avec douceur. Mais Dieu du ciel, j’ignore comment !

— Vous ne pouvez pas, marmonna Elwyn, en se voilant la face de ses mains. C’est trop tard.