Chapitre X

Matthew n’informa pas immédiatement Shearing de son intention de continuer à traquer Patrick Hannassey aussi bien que Neill. Trop d’incertitudes subsistaient pour justifier d’y investir du temps, et il ne savait toujours pas en qui avoir confiance, bien que, s’il existait un complot en vue d’assassiner le roi, il ne pouvait croire que Shearing en fût complice.

Et s’il s’agissait d’autre chose même si, plus il y songeait, plus cela semblait posséder toutes les caractéristiques de l’infamie et de la trahison –, alors il perdrait son temps. Il devrait abandonner sur-le-champ son enquête et changer de cap pour chasser toute nouvelle menace. Inutile de s’éterniser en explications.

On avait créé la Special Branch au siècle dernier, à l’apogée de la violence du mouvement fenian1, pour traiter en particulier des problèmes irlandais. Depuis lors, ce service avait étendu ses activités à tout ce qui menaçant la sûreté et la stabilité du pays – qu’il s’agisse d’anarchie, de trahison, ou d’agitation sociale en général –, mais le problème irlandais demeurait son domaine de prédilection. Matthew se livra à une ou deux enquêtes discrètes parmi des amis de la profession, et le mercredi, à l’heure du déjeuner, il se retrouva en train de se promener dans Hyde Park avec un certain lieutenant Winters, lequel avait exprimé sa volonté de lui apporter toute l’assistance possible. Toutefois, Matthew savait fort bien que chaque secteur des services secrets conservait ses informations avec une jalousie toute particulière, et qu’il était plus facile d’arracher une dent à un crocodile que de leur soutirer le moindre renseignement. Il maudit le besoin de confidentialité qui l’empêchait de leur dire la vérité. Mais la voix de son père résonnait en lui comme une mise en garde, et il n’osait pas encore l’ignorer. Une fois qu’il l’aurait livré, il ne pourrait plus reprendre son propre secret.

— Hannassey ? grimaça Winters. Un homme d’une intelligence remarquable. Il voit tout et semble avoir une mémoire d’éléphant. Le plus important, c’est qu’il peut relier deux faits et en déduire un troisième.

Matthew tendit l’oreille.

— Un patriote irlandais, poursuivit Winters, en contemplant la gaieté ambiante du jardin public.

Des couples marchaient bras dessus, bras dessous, les femmes en toilettes estivales, pour beaucoup d’inspiration nautique. Un homme jouait à l’orgue de Barbarie des balades populaires et des airs de music-hall, en souriant aux passants qui lui jetaient des piécettes. Plusieurs enfants, les garçons en costumes sombres, les filles en sarraus gansés de dentelle, lançaient des bâtons à deux petits chiens.

— Éduqué par les jésuites, enchaîna Winters. Mais le plus intéressant à son sujet, c’est que de prime abord, à le voir ou à l’entendre, il n’a rien d’un Irlandais. Aucun accent, ou du moins lorsqu’il souhaite se faire passer pour un Anglais. Il parle allemand et français couramment, et il a beaucoup voyagé en Europe. Il est réputé avoir de bons rapports avec les socialistes du monde entier, bien que nous ignorions s’il sympathise avec eux ou se borne à les utiliser.

— Qu’en est-il des autres groupes nationalistes ? s’enquit Matthew, sans trop savoir dans quelle direction s’engager, mais en pensant surtout aux Serbes, en raison de leur récent recours à l’assassinat en tant que moyen de rétorsion.

— Des contacts probables, répondit Winters, dont la mine cadavérique se creusait sous la réflexion. Le problème, c’est qu’on a du mal à retrouver sa trace, parce qu’il passe inaperçu. À ma connaissance, il ne se déguise pas volontairement. Rien d’aussi théâtral que des perruques ou de fausses moustaches, mais un changement de tenue, une coiffure avec la raie de l’autre côté dans les cheveux, une démarche différente et, soudain, vous êtes en présence d’une autre personne. Nul ne se souvient de lui ou ne peut le décrire ensuite.

Un jeune homme en uniforme de la Garde passa devant eux en sifflotant un air joyeux, le sourire aux lèvres.

— Il a donc le sens de la mesure, rien d’outrancier, observa Matthew. C’est habile.

— Il est là pour vaincre, affirma Winters. Il ne perd jamais de vue son objectif principal.

— C’est-à-dire ?

— L’indépendance de l’Irlande… du début à la fin, et depuis toujours. Les catholiques et les protestants ensemble, qu’ils le veuillent ou non.

— Fanatique ?

— Pas au point de perdre l’équilibre, non. Pourquoi cette question ?

— J’ai entendu des rumeurs de complot, dit Matthew avec une désinvolture étudiée. Je me suis demandé si Hannassey pourrait y participer.

Winters se raidit un peu.

— S’il s’agit d’un complot irlandais, vous feriez bien de m’en informer, dit-il.

Il conserva une allure souple, soutenue, comme ils passaient devant un monsieur d’un certain âge qui s’arrêtait pour allumer son cigare, les mains en coupe autour de la flamme.

L’homme à l’orgue de Barbarie se mit à jouer une chanson d’amour et des jeunes gens chantèrent avec lui.

— J’ignore de quoi il retourne, reprit Matthew, tenaillé par l’envie de raconter à Winters tout ce qu’il savait.

Il avait à tout prix besoin d’un allié. Le poids de son isolement, causé par sa confusion et sa responsabilité, l’étouffait.

— Il pourrait s’agir de tout et de n’importe quoi, dit-il.

Winters afficha un visage lugubre. Il regardait toujours droit devant lui et évitait les yeux de son interlocuteur.

— Que savez-vous au juste, Reavley ?

Le moment était décisif. Matthew se jeta à l’eau.

— Seulement qu’une personne a découvert un document exposant brièvement une conspiration des plus graves, et cette personne a été tuée avant de pouvoir me le montrer, répondit-il. Le document a disparu. J’essaye d’éviter une catastrophe sans en connaître la teneur. Mais il me semble qu’il s’agit de la mutinerie du Curragh, de l’échec de la signature d’un accord anglo-irlandais, et voilà que le roi sort de sa réserve pour se ranger du côté des loyalistes ; un complot contre lui cadre trop avec ce genre de scénario pour être ignoré.

Winters continua à marcher en silence sur une cinquantaine de mètres, et ils se retrouvèrent au bout de la Serpentine. Le soleil embrasait le ciel et cuisait littéralement le sol. Dans l’air paisible, on entendait des rires au loin et un filet de musique.

— Je ne pense pas, dit-il enfin. Cela ne servirait pas la cause irlandaise. C’est trop violent.

— Trop violent ! répliqua Matthew, éberlué. Depuis quand la violence a-t-elle empêché les nationalistes irlandais d’agir ? Avez-vous oublié les meurtres de Phoenix Park ? Sans parler de tout un lot d’autres actions terroristes depuis ! La moitié des dynamiteurs de Londres sont des fenians.

Il se retint de rétorquer à Winters qu’il proférait des absurdités.

Ce dernier demeurait imperturbable.

— Les catholiques irlandais souhaitent un gouvernement autonome, indépendant de la Grande-Bretagne, dit-il patiemment, comme s’il devait trop souvent expliquer cette notion à des individus ne voulant rien entendre. Ils désirent bâtir leur propre nation, avec son parlement, un ministère des Affaires étrangères, et sa propre économie.

— C’est impossible sans violence. En 1912, plus de deux cent mille hommes de l’Ulster, et davantage de femmes, ont signé le Solemn League and Covenant pour briser les manœuvres destinées à établir un parlement autonome en Irlande ! Celui qui s’imagine qu’ils vont supprimer l’Ulster sans violence n’a jamais mis les pieds en Irlande !

— Tout à fait mon avis, approuva Winters d’un ton sinistre. Pour garder le moindre espoir de succès, les nationalistes irlandais devront recevoir l’appui d’un maximum de pays en dehors de la Grande-Bretagne. S’ils assassinent le roi, on va les considérer comme de simples criminels et ils vont perdre tout soutien extérieur… un soutien dont ils savent qu’il leur est essentiel.

Ils passèrent devant un couple de personnes âgées qui marchaient bras dessus, bras dessous, et ils les saluèrent d’un signe de tête en soulevant leurs chapeaux.

— Hannassey n’est pas un imbécile, continua Winters dès qu’ils furent hors de portée de voix. S’il l’ignorait avant l’assassinat de Sarajevo, il le sait certes à présent. L’Europe risque de ne pas approuver l’assujettissement de la Serbie à l’Autriche, et cela peut l’entraîner dans un enchevêtrement de menaces et de promesses diplomatiques qui débouchera sur une guerre. Mais le seul groupe qui ne gagnera rien sera celui des nationalistes serbes. Je puis vous le garantir. Et Hannassey est tout sauf un idiot.

Matthew voulait en débattre, mais comprit que c’était davantage pour défendre son père que pour exprimer ses propres convictions. Si Hannassey était aussi brillant que Winters le disait, il n’opterait pas pour l’assassinat du roi en guise de moyen de pression… à moins d’être certain que l’acte soit attribué à quelqu’un d’autre.

— On ne saurait le reprocher aux Irlandais si quelqu’un d’autre…

Il s’interrompit.

Winters haussa les sourcils d’un air intrigué :

— Oui ? Qui avez-vous en tête ? Qui donc ne pourrait pas être dépisté ou ne les trahirait pas, à dessein ou non ?

Il n’existait personne et tous deux en étaient conscients. Cela n’avait pas réellement d’importance que les Irlandais soient ou non derrière un éventuel attentat, car on les accuserait toujours. Ils détesteraient l’idée d’un pareil attentat. Ils risqueraient même d’être assez malins pour le déjouer comme Matthew. Bref, il se retrouvait dans l’impasse.

— Je suis désolé, dit Winters comme à regret. Vous pourchassez un fantôme. Votre informateur fait de l’excès de zèle.

Il sourit, peut-être pour ôter un peu de leur mordant à ses paroles.

— C’est un amateur, dans le cas présent, ou bien il tente de se donner plus d’importance qu’il n’en a. Il existe toujours des bruits de couloir, des bouts de papier qui circulent. L’astuce consiste à détecter les vrais. Celui-ci est insignifiant.

Il eut un petit geste morne de résignation.

— J’ai bien peur d’avoir suffisamment de menaces réelles auxquelles m’attaquer. Je ferais mieux de m’y atteler à nouveau. Bonne journée.

Il accéléra le pas et, en l’espace de quelques instants, disparut parmi les autres promeneurs.

 

Le lendemain, Shearing convoqua Matthew dans son bureau, le visage empreint de gravité.

— Asseyez-vous, ordonna-t-il.

Il paraissait fatigué et impatient, maîtrisant très soigneusement sa voix, même si son agacement transparaissait.

— Quel est donc ce complot irlandais en vue d’un assassinat que vous pourchassez ? s’enquit-il. Non, ne prenez pas la peine de répondre. Si vous ne le jugiez pas assez important pour m’en parler, vous ne devriez pas perdre du temps dessus. Laissez tomber ! Vous me comprenez ?

— J’ai laissé tomber, dit Matthew d’un ton sec.

C’était la vérité, ou en partie, du moins. Si les Irlandais n’étaient pas en cause, il s’agissait d’autre chose, et Matthew continuerait à enquêter sur l’affaire. C’était la première fois qu’il mentait à Shearing et il en éprouvait une gêne intense.

— Très sage de votre part, dit son chef. Il y a des grèves en Russie. Plus de cent cinquante mille hommes dans les rues, rien qu’à Saint-Pétersbourg. Et, lundi, apparemment, on a tenté une nouvelle fois d’assassiner le moine fou de la tsarine, Raspoutine. Nous n’avons pas le temps de courir après nos propres fantômes et nos farfadets.

Il ne quittait toujours pas Matthew des yeux.

— Je ne vous considère par comme quelqu’un en quête de gloire, Reavley, mais si je découvre que j’ai fait erreur, je vous flanquerai si vite à la porte que vos pieds toucheront à peine le sol.

Son visage en colère le défiait. L’espace de quelques instants, Matthew y perçut aussi un soupçon de crainte, la sensation d’être dépassé par les événements, qui le laissèrent consterné.

— La situation dans les Balkans se détériore de jour en jour, poursuivit âprement Shearing. Des rumeurs circulent, selon lesquelles l’Autriche se prépare à envahir la Serbie. Si tel est le cas, subsiste le danger sérieux et bien réel que la Russie tente de la protéger. Ils sont alliés par la langue, la culture et l’histoire.

Son visage était contracté et ses mains, sombres, irréprochables, agrippaient le bureau.

— Si la Russie mobilise, ce ne sera plus qu’une affaire de jours avant que l’Allemagne suive. Le kaiser y veillera en personne, car il est cerné de nations hostiles, toutes armées jusqu’aux dents, et de plus en plus fortes. Compte tenu de ce déséquilibre, il a raison dans une certaine mesure. Il affrontera la Russie à l’est et inévitablement la France à l’ouest. L’Europe sera alors en guerre.

— Mais pas nous, intervint Matthew. Nous ne sommes une menace pour personne et cela ne nous concerne guère.

— Dieu seul le sait, répondit son chef.

— N’est-ce pas le moment que les Irlandais choisiraient pour frapper ?

Matthew ne pouvait oublier ce document et la voix outragée de son père. Impossible d’abandonner.

— Ce serait le moment, ajouta-t-il, si je me trouvais à leur tête.

— M’est avis que Dieu aussi le sait, rétorqua Shearing avec hargne. Mais vous laisserez faire la Special Branch. L’Irlande est son problème. Concentrez-vous sur l’Europe. C’est un ordre, Reavley !

Il s’empara d’un petit tas de documents sur son bureau et le lui tendit.

— À propos, C veut vous voir dans son bureau d’ici une demi-heure.

Il ne leva pas les yeux en le lui annonçant.

Matthew se figea. Sir Mansfield Smith-Cumming dirigeait les services secrets depuis 1909. Il avait débuté sa carrière en qualité de sous-lieutenant dans la marine royale, en servant en en Inde, jusqu’à ce qu’il soit mis en inactivité pour maladie chronique. En 1898, on l’avait rappelé et il avait accompli pour l’Amirauté nombre de missions d’espionnage couronnées de succès. Désormais, l’agence qu’il dirigeait collaborait avec tous les corps d’armée et les départements politiques de haut niveau.

— Bien monsieur, dit Matthew d’une voix rauque, l’esprit en ébullition.

Avant que Shearing puisse relever la tête, il tourna les talons et sortit dans le couloir. Il tremblait de tous ses membres.

Trente minutes plus tard, Matthew était introduit dans le bureau de Smith-Cumming, qui le regarda sans sourire.

— Capitaine Reavley, monsieur. Vous m’avez fait appeler.

— En effet, acquiesça C.

Matthew attendit, le cœur battant la chamade, la gorge serrée. Il savait que tout son avenir professionnel dépendait de ce qu’il dirait ou omettrait pendant cet entretien.

— Asseyez-vous, ordonna C. Vous le resterez jusqu’à ce que vous me disiez tout ce que vous savez sur ce complot que vous tentez de débusquer.

Matthew n’était pas mécontent de s’asseoir. Il rapprocha le premier fauteuil à sa portée et s’y installa en faisant face à C.

— À l’évidence vous ne possédez pas la preuve documentaire, commença C. Pas plus, visiblement, que l’homme qui vous a pris en filature et m’a suivi aussi à l’occasion.

Matthew resta immobile.

— Vous ne le saviez pas ? observa C.

— Je savais certes qu’on me suivait, monsieur, se hâta de répondre Matthew, la gorge toujours nouée. J’ignorais en revanche qu’on vous avait suivi.

C haussa les sourcils, ce qui atténua un peu la gravité de son visage.

— Savez-vous de qui il s’agit ?

— Non, monsieur.

Il envisagea de présenter ses excuses, puis se ravisa aussitôt.

— C’est un agent allemand du nom de Brandt. Malheureusement nous n’en savons guère plus. Où et quand avez-vous entendu parler pour la première fois de ce document, et qui vous a mis au courant ?

Matthew ne songea même pas à mentir.

— Mon père, monsieur, au téléphone, le soir du 27 juin.

— Où étiez-vous ?

— Dans mon bureau, monsieur, répondit Matthew en se sentant rougir.

Le visage de C se radoucit.

— Que vous a-t-il confié ?

— Qu’il avait découvert un document dans lequel était brièvement décrite une conspiration qui déshonorerait à jamais l’Angleterre et changerait la face du monde de façon aussi irrémédiable qu’épouvantable.

— En aviez-vous entendu parler auparavant ?

— Non, monsieur.

— Avez-vous eu du mal à le croire ?

— Oui. Cela m’était quasi impossible.

Il en éprouvait de la honte, mais disait vrai.

— L’avez-vous fait répéter, pour être certain de l’avoir bien compris ?

— Non, monsieur, dit Matthew, la figure en feu. Mais je lui ai fait confirmer qu’il comptait bien me l’apporter le lendemain.

Pareil aveu se révélait accablant. La seule chose qui l’aurait rendu plus coupable, c’eût été de mentir sur ce point, à présent.

C hocha la tête. Ses yeux témoignaient de la compassion.

— Donc celui qui a surpris votre conversation savait déjà que le document avait disparu et que votre père l’avait en sa possession. Ce qui nous éclaire sur la question. Que savez-vous encore ?

— On a délibérément tendu une embuscade à mon père, alors qu’il me rejoignait en automobile. Ma mère et lui ont été tués, répondit Matthew.

Il aperçut une lueur de sympathie dans le regard de C et prit une profonde inspiration avant d’ajouter :

— Lorsque la police m’a prévenu, je suis allé à Cambridge chercher mon frère aîné, Joseph…

— Il n’en savait rien ? interrompit C. Il était plus proche et plus âgé que vous.

— Oui, monsieur. Il assistait à un match de cricket. Il a perdu son épouse il y a environ un an. Je ne pense pas que la police souhaitait qu’un membre du collège lui apprenne la nouvelle. Le directeur se trouvait aussi au match, comme la plupart de ses amis.

— Je vois. Vous vous êtes donc rendu à Cambridge en voiture pour la lui annoncer. Et ensuite ?

— Nous sommes allés identifier les corps de nos parents et j’ai fouillé leurs affaires, puis l’épave du véhicule… en quête du document. Il demeurait introuvable. Ensuite, de retour à la maison, je me suis également livré à une inspection, puis j’ai interrogé la banque et notre notaire. En rentrant des obsèques, j’ai découvert que quelqu’un avait fouillé la demeure.

— Sans succès, précisa C. Il semble qu’ils cherchent toujours ce document. Sans doute un second exemplaire, ce qui laisserait supposer qu’il s’agit d’une sorte d’accord. Votre père n’a cité aucun nom ?

— Non, monsieur.

C le dévisagea en plissant le front. Pour la première fois, Matthew mesura l’ampleur de son inquiétude.

— Vous connaissiez votre père, Reavley. À qui s’intéressait-il ? Quelles étaient ses fréquentations ? Où aurait-il pu dénicher ce document ?

— J’y ai beaucoup réfléchi, monsieur, et j’ai parlé à plusieurs de ses amis intimes et tout ce que je puis en dire jusqu’ici, c’est qu’ils ne savent rien. Quand j’ai fait allusion à un complot, ils ont tous affirmé que père était naïf et détaché de la réalité.

Il était surpris de constater combien un tel aveu le blessait encore.

C afficha son amusement en souriant jusqu’aux oreilles.

— On dirait qu’ils ne connaissaient pas très bien votre père.

Puis son visage se durcit.

— Résistez à la tentation de prouver qu’ils ont tort, Reavley, quoi qu’il vous en coûte !

Matthew manqua s’étrangler.

— Oui, monsieur.

— Vous n’avez donc aucune idée de ce dont il s’agit ?

— Non, monsieur. J’ai pensé que ce pourrait être un complot irlandais en vue d’assassiner le roi, mais…

— Oui, dit C en agitant vivement la main, pour chasser l’idée. Je sais. Sans fondement. Hannassey n’est pas un idiot. C’est européen, non pas irlandais. M. Brandt ne s’intéresse pas à l’indépendance ou à quoi que ce soit en rapport avec l’Irlande, hormis si cela risquait d’entamer nos capacités militaires. Et sous cet angle-là, alors oui, c’est à prendre en compte. Si nous nous retrouvons mêlés à une guerre civile en Irlande, nous puiserons au maximum dans nos ressources certes limitées.

Il se pencha en avant de quelques centimètres.

— Trouvez-le, Reavley. Trouvez qui se cache derrière. D’où provient le document ? À qui était-il destiné ?

Il fit glisser une feuille de papier sur son bureau.

— Voici une liste des agents allemands à Londres dont nous avons connaissance. Le premier se trouve à l’ambassade, le deuxième est fabricant de tapis, le troisième un membre peu important de la famille royale d’outre-Rhin qui demeure actuellement dans notre capitale. Montrez-vous d’une extrême discrétion. Vous devez dès à présent comprendre que votre vie en dépend. Ne vous confiez absolument à personne.

Il planta son regard froid, sincère, dans celui de Matthew.

— Personne ! Ni à Shearing, ni à votre frère… à personne. Lorsque vous aurez une réponse, apportez-la-moi.

— Bien, monsieur.

Matthew se leva, s’empara de la feuille de papier, la lut, puis la rendit.

C la reprit et la rangea dans un tiroir.

— Je suis désolé pour votre père, capitaine Reavley.

— Merci, monsieur.

Matthew le salua au garde-à-vous, puis tourna les talons et s’en alla, le cerveau déjà en effervescence.

 

À l’étage de la maison de Marchmont Street, le Pacificateur se tenait debout à la fenêtre du salon. Il observait la rue, où un homme plus jeune que lui marchait d’un pas vif sur le trottoir, en lançant de temps à autre un regard sur les demeures devant lesquelles il passait. Il lisait les numéros. Il était déjà venu dans le quartier, à deux reprises pour être précis, mais on l’avait à chaque fois déposé en voiture et la nuit.

L’individu s’arrêta, leva les yeux et fut ravi d’avoir trouvé ce qu’il cherchait.

Le Pacificateur recula d’un pas à peine. Il ne souhaitait pas être surpris en train d’attendre. Il avait reconnu l’homme dans la rue, avant même de voir ses épais cheveux sombres, son front large ou ses yeux écartés. C’était un visage vigoureux, exalté, celui d’un individu qui suit ses idéaux, peu importe où ils le mènent… Le Pacificateur connaissait cette démarche souple, mélange de grâce et d’arrogance. C’était un homme du Nord, du Yorkshire, plein de toute la fierté et de l’opiniâtreté de sa terre d’origine.

La sonnette retentit et l’instant d’après le majordome alla ouvrir. Un bref silence suivit, puis des pas dans l’escalier… tranquilles, légers, ceux d’un individu habitué aux promenades sur la lande vallonnée… et on frappa à la porte.

— Entrez, répondit le Pacificateur.

La porte s’ouvrit et Richard Mason entra dans la pièce. Il atteignait presque le mètre quatre-vingts, trois ou quatre centimètres de moins que le Pacificateur, mais il était plus robuste et avait la peau burinée du voyageur.

— Vous m’avez convoqué, monsieur ? interrogea-il.

Sa voix était exceptionnelle, sa diction parfaite, comme s’il avait été formé pour l’art dramatique et l’amour des mots. Les consonnes sifflantes étaient si peu marquées dans sa prononciation que l’on doutait presque de leur présence et l’on tendait l’oreille pour mieux entendre.

— Oui, confirma le Pacificateur.

Tous deux restèrent debout, comme si s’asseoir eût témoigné d’une sorte de relâchement, face aux exigences de la situation qui les avait amenés à se rencontrer.

— Les événements se précipitent.

— J’en suis conscient, dit Mason avec un soupçon d’âpreté. Avez-vous le document ?

— Non.

Réponse sèche, tranchée, empreinte d’une telle colère qu’on s’attendait à le voir courber l’échine. Mais il demeura bien droit, le visage pâle.

— J’ai envoyé des hommes à sa recherche, mais nous ignorons où il est passé. Il n’était pas dans la voiture ou sur les corps, et nous avons cherché par deux fois dans la maison.

— Aurait-il pu le détruire ? s’enquit Mason, dubitatif.

— Non, répondit aussitôt le Pacificateur.

Il haussa à peine les épaules en ajoutant :

— En un sens, c’était un homme innocent, mais pas un imbécile. Il connaissait la signification de ce document et savait que personne ne le croirait s’il ne le montrait pas. Sous son air paisible, il était têtu comme une mule.

Son visage se contracta sous le rayon de soleil traversant les baies vitrées.

— Il ne l’aurait jamais abîmé et encore moins détruit.

Mason resta immobile, le cœur martelant sa poitrine. Il avait une certaine idée des enjeux en présence, mais leur énormité laissait présager un avenir inimaginable. Des visions de guerre hantaient encore ses cauchemars, mais le sang, la douleur, et la perte du passé ne seraient tout au plus qu’un avant-goût de ce qui pourrait se passer en Europe et en définitive dans le monde. Pour éviter cela, on prenait tous les risques, quel qu’en soit le prix, même celui-ci.

— Nous ne pouvons perdre davantage de temps à chercher, poursuivit le Pacificateur. Les événements nous dépassent. Je sais de source sûre que l’Autriche se prépare à envahir la Serbie. Celle-ci va résister, nous le savons tous, et puis la Russie va mobiliser. Une fois que l’Allemagne entrera en France, ce sera fini en quelques jours, quelques semaines tout au plus. Schlieffen a dressé un plan d’une exactitude absolue, dont chaque mouvement est programmé à la perfection. L’armée allemande sera dans Paris avant que le reste du monde puisse réagir.

— Y a-t-il encore une chance pour que nous restions en dehors ? demanda Mason.

Il était correspondant étranger. Il connaissait l’Autriche et l’Allemagne presque aussi bien que son interlocuteur, avec ses origines, son intelligence pour les langues, ses contacts dans l’aristocratie qui remontaient jusqu’aux branches cadettes de la famille royale, des deux côtés de la mer du Nord. Ils partageaient la même haine de la boucherie et de la destruction causées par la guerre. Le plus haut dessein qu’un homme puisse accomplir serait d’empêcher que cela se reproduise jamais, par tous les moyens possibles.

Le Pacificateur se mordilla la lèvre, le visage déformé par la tension.

— Je pense. Mais des difficultés subsistent. J’ai un homme du SIS sur le dos. Le fils de Reavley, en fait. Il n’est pas bien gênant, juste agaçant. Je doute qu’il soit utile d’agir à son encontre. Je ne veux pas attirer l’attention. Heureusement, il cherche dans la mauvaise direction. Le temps qu’il s’en rende compte, ça n’aura plus d’importance.

— Un autre exemplaire du document ? questionna Mason.

Celui-ci contenait une idée brillante, plus audacieuse que ses rêves les plus fous. D’une ampleur qui l’avait ébloui.

Lorsque le Pacificateur lui en avait parlé la première fois, il en avait eu le souffle coupé. Ils se promenaient alors sur l’Emban kment, le long de la Tamise. Il était resté planté là, sans voix.

Peu à peu, le plan était passé du rêve à peine effleuré à un souhait, pour finir par devenir une réalité. Il avait encore l’impression d’être celui qui s’était imaginé une licorne, avant de la découvrir un beau jour en train de brouter dans son jardin, blanche comme neige, sabots fendus et corne argentée… un animal qui respirait la vie.

— Nous n’avons pas trouvé un autre exemplaire répondit le Pacificateur d’un ton lugubre. Pas encore, du moins. J’en ai fait un certain nombre pour discréditer John Reavley. J’aurais préféré n’en dispenser.

Il dévisagea Mason avec acuité et vit ses yeux affolés.

— Rien de trop flagrant ! lâcha-t-il. Nous devons attendre que la fumée se dissipe.

Il plissa les lèvres de dépit et son regard se voila.

— Parfois le sacrifice est lourd, dit-il calmement. Mais s’il avait compris, je pense qu’il aurait payé de bonne grâce. Ce n’était pas un homme méprisant, certes pas envieux, ni stupide, mais simpliste. Il croyait ce qu’il voulait croire, et il est inutile de discuter avec un individu pareil. Dommage. Nous aurions pu en faire un autre usage.

Mason sentit un lourd malaise le submerger, un regret pénible le déchirer. Mais il avait vu les dégâts causés par la guerre et la cruauté humaine dans les Balkans, un an plus tôt à peine, lors du conflit entre la Turquie et la Bulgarie, et leur souvenir hantait encore ses horribles cauchemars, dont il se réveillait tremblant et en sueur.

Auparavant, dans sa jeunesse, en 1905, il s’était trouvé en Orient lorsque les Chinois avaient coulé toute la flotte russe en 1905. Il en avait témoigne ensuite. Des milliers d’hommes enterrés dans des cercueils d’acier sous l’eau insondable, dont rien ne subsistait hormis l’accablement, le chagrin des familles de la moitié d’un continent.

Plus tôt encore, pour la première mission de sa carrière, il avait observé les fermiers du veldt, les déshérités pitoyables, cheminant lentement dans les plaines interminables. Il avait vu les femmes et les enfants mourir.

Rien de tout cela ne devait se reproduire, se promit une fois encore Richard Mason. On ne devait plus laisser semblables calamités s’abattre sur d’autres êtres humains.

— Un homme d’État doit penser aux individus, dit-il.

— Nous avons d’autres facteurs à considérer, répondit le Pacificateur. Sans le document, la guerre risque d’être inévitable. Nous devons faire notre possible pour que ce soit rapide et propre. Il existe de nombreuses possibilités et j’ai des plans de prêts, en tout cas qui concernent l’arrière. Nous pouvons encore avoir un impact énorme.

— J’imagine que ce sera bref, approuva Mason. Surtout si la tactique de Schlieffen fonctionne. Mais ce sera sanglant. Des milliers de gens seront massacrés.

Amer s’était servi du mot à dessein.

Le Pacificateur eut un pauvre sourire.

— Il est donc d’autant plus capital que nous veillions à ce que ce soit le plus rapide possible. J’y ai beaucoup réfléchi ces derniers jours… depuis qu’on a pris le document, en fait.

Une fureur soudaine le saisit, qui ternit son visage jusqu’à ce que sa peau blêmisse et que ses yeux se mettent à briller.

— Maudit Reavley ! éructa-t-il. Qu’il aille au diable ! S’il s’était tenu en dehors de tout cela, nous aurions pu empêcher cette situation ! Des dizaines de milliers de vies vont être sacrifiées ! Au nom de quoi ?

Il fit un grand geste de la main, les doigts écartés à l’extrême.

— Cela n’aurait pas dû arriver !

Il avala une grande bouffée d’air et se ressaisit peu à peu.

— Navré, mais je ne peux me résoudre à la destruction d’un mode de vie qui est l’apogée de millénaires de civilisation… tout cela ne sert à rien ! Combien de veuves compterons-nous ici ? Combien d’orphelins ? Combien de mères dans l’attente de leurs fils qui ne reviendront jamais d’une guerre qu’ils n’ont pas souhaitée ?

— Je sais, dit Mason dans un quasi-murmure. Pourquoi croyez-vous que je fais cela ? Mais la seule autre possibilité consiste en un long voyage vers un enfer dont nous ne reviendrons pas.

— Vous avez raison, répondit le Pacificateur, en se tournant vers la lumière qui envahissait la pièce. Je sais ! J’ai la mort dans l’âme à l’idée que nous étions si près du but et que nous avons perdu à cause d’une malchance ridicule… un philosophe allemand doté d’une belle plume et un ancien politicien indiscret, fichtrement inutile, de toute manière, et tous nos projets sont mis en péril. Mais il est trop tôt pour crier au désespoir.

« Nous devons nous préparer à la guerre, si elle éclate. Et j’ai plusieurs idées, pour la réalisation desquelles le terrain est déjà établi, juste au cas où. Tout ce qui nous est cher dépend de notre succès.

Il se passa la main sur le front.

— Nom d’un chien ! Les Allemands sont nos alliés naturels. Nous provenons du même sang, de la même langue, nous avons hérité de la même nature et du même caractère !

Il s’interrompit, le temps de recouvrer son sang-froid.

— Mais peut-être n’est-ce rien d’autre qu’un contretemps. Nous n’avons pas le document, mais eux non plus. Sinon Matthew Reavley ne serait pas en train de le chercher, ni de poser des questions.

Sa figure se durcit à nouveau.

— Nous devons à tout prix veiller à ce qu’il ne le trouve pas. Si ce document tombait en de mauvaises mains, ce serait un désastre !

— Matthew Reavley est-il le seul ? s’enquit Mason.

— Oh, il y a certes un autre frère, Joseph, mais tout à fait inefficace, répondit le Pacificateur dans un sourire. C’est un érudit, idéaliste, à l’écart de la vie et des responsabilités. Il enseigne à Cambridge… les langues bibliques, je vous demande un peu ! Il ne reconnaîtrait pas la vérité si elle lui sautait dessus pour le mordre. C’est un rêveur. Rien ne risque de l’arracher à sa torpeur, car il ne souhaite pas être dérangé. La dure réalité fait mal, Mason, et le révérend Reavley n’aime pas la douleur. Il veut sauver le monde en prêchant un bon sermon, soigneusement réfléchi et bien articulé, à ses fidèles. Il ne se rend pas compte qu’aucun ne l’écoute… ni avec son cour, ni avec ses tripes… et nul n’est prêt à en payer le prix. C’est à nous d’agir.

— Oui, admit Mason. Je le sais.

— C’est évident, dit le Pacificateur en se passant les mains dans les cheveux. Retournez à vos écrits. Vous avez un don. Nous risquons d’en avoir besoin. Restez dans votre journal. Si nous ne pouvons l’empêcher et que le pire arrive, demandez-leur de vous envoyer partout ! Sur chaque champ de bataille, sur chaque avancée ou retraite, dans chaque ville, petite ou grande, qui sera prise par l’ennemi, ou bien sur les lieux des négociations pour la paix. Devenez le correspondant de guerre le plus brillant, le plus lu en Europe… dans le monde. Vous comprenez ?

— Oh oui, dit Mason dans un léger sifflement entre les dents. Bien sûr que je comprends.

— Bien. Alors, allez-vous-en, mais gardez le contact.

Mason se tourna et quitta lentement la pièce. Ses pas résonnèrent à peine dans l’escalier.

1- Le mouvement fenian (de fianna : guerriers et héros des légendes gaéliques) se confond avec l'Irish Republican Brotherhood (Fraternité républicaine irlandaise), société secrète révolutionnaire, fondé en 1858, simultanément à New York et à Dublin, et dont le but était l'indépendance de l'Irlande. (N.d.T.)