Chapitre VII

Le vendredi 17 juillet en fin de journée, Matthew quitta de nouveau Londres et roula vers le nord. De longs rubans de macadam s’étiraient au-devant lui ; il accéléra jusqu’à ce que l’air ébouriffe ses cheveux et lui picote les joues, et s’imagina que voler devait procurer la même sensation.

Il parvint à Cambridge vers sept heures et quart. Il pénétra dans la ville par la route de Trumpington, remonta la vaste et élégante King’s Parade, où s’alignaient boutiques et demeures sur la droite et de gracieuses grilles en fer forgé sur la gauche. Il passa devant les flèches ouvragées de l’enceinte de l’avant-cour de King’s College, puis devant la perfection classique de Senate House, sise en face de Great St. Mary.

Matthew s’arrêta devant le portail principal de St. John et descendit de son véhicule. Il marcha d’un pas raide jusqu’à la loge du concierge, afin de s’annoncer, en précisant qu’il venait voir Joseph, mais Mitchell le reconnut.

Un peu plus tard, son automobile était garée à l’abri et lui assis dans l’appartement de Joseph. Le soleil formait des taches de lumière sur le tapis et faisait briller les inscriptions dorées sur les ouvrages de la bibliothèque. Bertie, le chat de la faculté, était pelotonné au chaud, les yeux clos.

Joseph était installé dans l’ombre. Malgré tout, Matthew pouvait distinguer la fatigue et la douleur de l’incertitude qui marquaient le visage de son frère. Ses yeux semblaient renfoncés, en dépit de ses hautes pommettes. Ses joues étaient minces et les ombres qu’on y voyait n’étaient pas dues à la noirceur de ses cheveux.

— Est-ce qu’on sait déjà qui a tué Sebastian Allard ? s’enquit Matthew.

Joseph secoua négativement la tête.

— Comment va sa mère ? Elle est ici, m’a-t-on dit.

— Gerald et elle sont logés chez le directeur. Les obsèques avaient lieu aujourd’hui. C’était horrible.

— Ils ne sont pas rentrés chez eux ?

— Ils espèrent toujours que la police va faire une découverte d’un jour à l’autre.

Matthew le regarda avec inquiétude. Joseph semblait avoir perdu toute sa vitalité.

— Joe, tu as une mine affreuse ! reprit-il d’un ton abrupt. Ça va aller, tu es sûr ?

Il savait toute l’affection que son frère avait pour Sebastian, connaissait son sens aigu des responsabilités, qu’il prenait peut-être trop à cœur. Ce nouveau coup du sort se révélait-il trop dur pour lui ?

Joseph leva les yeux.

— Probablement.

Il se passa la main sur le front.

— C’est juste l’affaire d’un jour ou deux. Tout ça n’a aucun sens, semble-t-il. J’ai l’impression que tout me file entre les doigts.

Matthew se pencha un peu.

— Sebastian possédait un talent extraordinaire et pouvait se montrer plus charmant que tous ceux auxquels je pense, mais il n’était pas parfait. Personne n’est entièrement bon… ou mauvais. Quelqu’un l’a tué et c’est une vraie tragédie, mais elle n’en demeure pas moins inexplicable. Comme d’habitude, il y aura une réponse tout aussi logique que les autres… quand nous le saurons.

Joseph se redressa.

— J’imagine. Tu crois que le bon sens va apporter le moindre réconfort ?

Puis, avant que Matthew puisse répondre, il ajouta :

— Les Allard sont venus en compagnie de Regina Coopersmith.

Matthew était perdu.

— Qui est Regina Coopersmith ?

— La fiancée de Sebastian.

Ce qui expliquait beaucoup de choses, songea Matthew. Que Joseph ignorât l’existence de cette femme, et il ne pouvait que se sentir exclu. Il était vraiment curieux que Sebastian ne lui en ait pas parlé. D’ordinaire, quand un jeune homme allait se marier, il en informait tout le monde. Une jeune femme le faisait fatalement.

— L’idée est de lui ou de sa mère ? demanda Matthew sans ménagement.

— Je n’en sais rien. J’ai un peu parlé avec elle. Je dirais que l’idée vient de sa mère. Mais cela n’a sans doute aucun lien avec son décès.

Il changea de sujet.

— Tu rentres à la maison ?

— Pour un jour ou deux, répondit Matthew, assombri au souvenir de sa colère en écoutant parler Isenham, une semaine plus tôt.

La plaie n’était pas cicatrisée, loin de là. Il songea à son père et à la façon dont Isenham avait interprété ses actes, et sa douleur lui évoqua un abcès dentaire. Il pouvait presque l’ignorer jusqu’à ce qu’il l’effleure ; elle se réveillait alors avec des élancements accrus.

Joseph attendait qu’il poursuive.

— Je suis passé voir Isenham quand j’étais là le week-end dernier, finit par déclarer Matthew.

Puis il relata sa conversation avec l’ancien soldat. Joseph écouta avec attention.

— Je lui ai parlé un long moment, conclut Matthew, mais tout ce qu’il m’a dit de précis, c’est que père souhaitait la guerre.

— Quoi ? fit Joseph, à la fois irrité et incrédule. Ridicule ! C’était le dernier homme sur terre à vouloir la guerre. Isenham a dû mal le comprendre. Peut-être a-t-il dit qu’il jugeait le conflit inévitable ! Le tout, c’est de savoir s’il s’agissait de l’Irlande ou des Balkans.

— Comment père aurait-il pu avoir des informations sur l’un ou l’autre de ces sujets de discorde ?

Matthew se faisait l’avocat du diable et espérait que son frère pourrait lui donner tort.

— Je ne sais pas, répondit Joseph. Mais ça ne signifie pas qu’il n’en avait pas. Selon toi, il avait insisté en disant avoir découvert un document décrivant un complot qui serait déshonorant et changerait…

Matthew lui coupa la parole :

— Je sais. Je n’en ai pas parlé à Isenham, mais il a dit que père était allé le voir et…

— Quoi ? Qu’il se serait laissé dépasser par son imagination ? s’enquit Joseph.

— Plus ou moins. Isenham l’a formulé en termes courtois, mais ça revenait au même. Je sais que tu es en colère, Joe. Je l’étais aussi et le suis encore. Mais où est la vérité ? Personne ne veut croire qu’un être aimé se fourvoie, perde son sang-froid. Mais l’accepter ne change rien à la réalité.

— La réalité, c’est que mère et lui sont morts, reprit Joseph, d’une voix un peu fragile. Peu importe le document qu’il détenait, peu importe ce que celui-ci contenait, père ne l’avait pas avec lui. À l’évidence, ses assassins ont fouillé le véhicule et les corps, puis l’ont trouvé.

Matthew fut contraint de continuer sur cette logique.

— Alors pourquoi ont-ils fouillé la maison ?

— C’est nous qui le supposons, dit Joseph, accablé.

Puis il ajouta :

— Le cas échéant, ils ont dû juger que c’était assez important pour courir le risque que l’un d’entre nous revienne plus tôt et les surprenne. Et ne me dis pas qu’il s’agissait de voleurs à la petite semaine. On n’a dérobé aucun objet de valeur, alors que le vase en argent, les tabatières, les miniatures étaient en évidence.

— Mais il pouvait toujours s’agir d’un scandale dérisoire plutôt que d’un acte majeur d’espionnage ayant des conséquences dans le monde entier.

— Assez important pour qu’on tue deux personnes dans le but de le garder secret, répliqua Joseph, la mâchoire contractée. Et ceci mis à part, père n’avait pas pour habitude d’exagérer.

C’était une simple constatation, sans interprétations ni emphase.

Les images se bousculaient dans la tête de Matthew : son père dans le jardin avec de vieux vêtements, un pantalon un peu trop large, des taches de boue aux genoux, en train d’observer Judith qui cueillait des mûres ; assis dans son fauteuil les soirs d’hiver, près du feu, tandis qu’il leur lisait des histoires ; à la table de la salle à manger, le dimanche, légèrement penché pour discuter avec son habituel bon sens ; en train de réciter d’absurdes limericks en souriant ; de chanter les ritournelles de Gilbert et Sullivan au volant de la vieille auto, capote baissée, nez au vent, sous le soleil.

La douleur de la perte était douce au souvenir de tout ce qu’il avait été et presque insupportable, car cela n’était justement plus que souvenir. Matthew mit un certain moment à recouvrer une voix normale pour s’exprimer.

— Je vais aller voir Shanley Corcoran. C’était l’ami le plus proche de père. Je peux au moins lui dire la vérité, ou une grande partie.

— Sois prudent, se contenta de lui dire Joseph.

 

Matthew passa la soirée à la demeure de St. Giles et téléphona à Corcoran pour lui demander s’il pouvait venir le voir le lendemain. Il reçut aussitôt une invitation à dîner, qu’il accepta sans hésiter.

Il paressa volontiers dans la matinée, puis Judith et lui s’occupèrent d’un certain nombre de menues tâches. Dans la chaleur du paisible après-midi, ils emmenèrent Henry avec eux et marchèrent jusqu’au cimetière, puis dans les allées, le chien s’ébattant joyeusement dans les hautes herbes, qui les bordaient. Les pétales des roses sauvages étaient presque tous tombés.

Matthew se changea tôt pour dîner et ne fut pas mécontent d’abaisser la capote de la voiture avant de parcourir les quinze ou vingt kilomètres le séparant de la magnifique demeure des Corcoran. Tandis qu’il traversait Grantchester, une bonne dizaine de jeunes gens jouaient encore au cricket, comme le soleil s’étirait à l’horizon, sous les acclamations et les cris d’une poignée de spectateurs. Des jeunes filles en robe-sarrau balançaient leur chapeau tenu par des rubans.

Cinq kilomètres plus loin, des enfants faisaient voguer des bateaux en bois dans la mare aux canards du village. Un homme jouait de son orgue de Barbarie, tandis qu’un glacier rangeait sa carriole, ses marchandises vendues, son porte-monnaie rempli.

Matthew prit la route principale de Cambridge qui partait vers l’ouest puis, deux kilomètres plus loin, bifurqua juste avant Madingley, pour traverser ensuite les grilles de la résidence des Corcoran. Il n’était pas sitôt descendu de voiture que le majordome apparut, l’air solennel et cérémonieux.

— Bonsoir, capitaine Reavley. Qu’il est agréable de vous voir, monsieur ! Nous vous attendions. Dois-je porter quelque chose, monsieur ?

— Non, merci, refusa Matthew en souriant, avant de plonger la main sur le siège passager, pour s’emparer d’une boîte des pâtisseries orientales préférées d’Orla. Je m’en charge.

— Bien, monsieur. Alors, veuillez me laisser vos clés, je vous prie, et je veillerai à ce que Parley mette votre automobile en lieu sûr. Si vous voulez bien me suivre, monsieur…

Matthew le suivit sous le portique et gravit les marches basses derrière lui, puis franchit la porte qui donnait sur la vaste entrée pavée de dalles noires et blanches, comme un échiquier. À la droite de l’escalier d’acajou, non loin du noyau sculpté, se dressait une armure médiévale, dont le heaume miroitait sous le soleil qui filtrait par la fenêtre ovale du palier.

Matthew laissa les clés dans le plateau tenu par le majordome, puis se tourna, tandis que la porte du bureau s’ouvrait sur Shanley Corcoran.

Un grand sourire illumina le visage de son hôte qui s’avança vers lui les mains tendues :

— Je suis si heureux que tu aies pu venir ! Comment vas-tu ? Entre donc et assieds-toi !

Il désigna la porte du bureau et, sans attendre de réponse, invita son visiteur à y entrer.

L’endroit se révélait à l’image du maître de maison : exubérant. Des livres et des objets tout à fait singuliers, ainsi que des curiosités scientifiques et d’exquises œuvres d’art. Il y avait une icône russe dans les tons or, terre de Sienne et noirs. Au-dessus de la cheminée était suspendu le dessin d’un ancien maître italien représentant un homme à dos d’âne, sans doute Jésus entrant dans Jérusalem, le dimanche des Rameaux. Un astrolabe en argent tout rutilant trônait sur la table pembroke1 en acajou, près du mur, tandis qu’un exemplaire illustré de Chaucer reposait sur la table-tambour2, au centre de la pièce.

— Assieds-toi, assieds-toi, le convia Corcoran, en indiquant l’autre fauteuil.

Matthew s’y glissa, aussitôt à l’aise dans ce bureau familier, rempli d’heureux souvenirs. Il était sept heures et quart et il savait qu’on servirait le dîner à huit heures. Inutile de perdre du temps en préambules.

— Avez-vous entendu parler du décès de Sebastian Allard ? s’enquit-il. Sa famille était anéantie. M’est avis qu’ils ne commenceront pas leur véritable deuil avant qu’on ne découvre ce qui s’est passé. Je sais ce qu’ils peuvent ressentir.

La figure de Corcoran s’assombrit.

— Je comprends ton chagrin, dit-il d’une voix très douce. John me manque. C’était l’un des hommes les plus gentils, les plus honnêtes que je connaissais.

Il eut un froncement de sourcils perplexe.

— Mais que pourrions-nous apprendre encore au sujet de sa mort ? Personne n’était responsable. Peut-être s’agissait-il d’une tache d’huile sur la route ou quelque chose qui clochait dans la direction de la voiture. Pour ma part, je ne conduis pas. Je ne connais rien à la mécanique.

Il sourit de l’ironie de la situation, avant d’ajouter :

— Je comprends un peu le fonctionnement des aéroplanes, fort bien celui des sous-marins, mais je suppose qu’il existe des différences considérables.

Matthew tenta de sourire en guise de réponse. La compagnie de Corcoran ravivait sa mémoire. Un voile trop fin séparait le présent du passé.

— Ma foi, les aéroplanes ou les sous-marins ne risquent pas de s’écraser en quittant la chaussée, si c’est ce que vous vouliez dire. Mais je ne crois pas que cela s’est passé ainsi. En fait, j’en suis même certain.

Il vit Corcoran écarquiller légèrement les yeux.

— Joseph et moi nous sommes rendus sur place, expliqua Matthew. Nous avons vu les traces de dérapage, à l’endroit exact où le véhicule a quitté la route. Il n’y avait aucune tache d’huile.

Il hésita, puis se jeta à l’eau :

— Uniquement des éraflures, comme produites par une rangée de pointes de fer sur le macadam.

Le silence devint si pesant qu’il put entendre le tic-tac de l’horloge contre le mur du fond, comme si elle se trouvait à ses côtés.

— Qu’es-tu en train de dire, Matthew ? finit par demander Corcoran.

Matthew se pencha en avant.

— Père venait me voir à Londres, il était en chemin. Il m’a téléphoné la veille au soir pour arranger le rendez-vous. Je ne l’ai jamais entendu parler plus sérieusement.

— Oh ? À quel propos ?

Si Corcoran avait déjà sa petite idée, rien sur son visage ne le trahissait.

— Il disait avoir découvert un complot hautement déshonorant et qui affecterait à terme le monde entier. Il souhaitait mon avis sur la question.

Les yeux bleu vif de Corcoran demeuraient fixes.

— Ton avis professionnel ? amorça-t-il avec prudence.

— Oui.

— Tu n’aurais pas mal compris, par hasard ?

— Non.

Matthew n’allait pas développer ce point et risquer d’influencer son interlocuteur. Soudain, la conversation n’était plus aussi aisée ou simplement amicale.

— Je savais que quelque chose le préoccupait, dit Corcoran en regardant Matthew par-dessus ses mains qu’il avait jointes, les doigts pointant vers le haut. Mais il ne s’est pas confié à moi. En réalité, il est resté poliment évasif et je n’ai pas insisté.

— Que vous a-t-il déclaré au juste ? insista Matthew.

Corcoran battit des paupières.

— Très peu de chose. Juste qu’il s’inquiétait de la tension dans les Balkans… comme nous tous, mais il avait l’air de croire qu’elle était plus explosive que je ne le pensais.

Ses lèvres se crispèrent.

— Il semble qu’il avait raison. L’assassinat de l’archiduc est horrible. Ils vont demander réparation et, bien entendu, la Serbie ne voudra pas payer. Les Russes soutiendront les Serbes et l’Allemagne l’Autriche. C’est inévitable.

— Et nous ? demanda Matthew. C’est toujours bien loin de la Grande-Bretagne et notre honneur n’est pas en jeu.

Corcoran resta pensif pendant quelques instants. Le tic-tac de l’horloge mesurait le silence.

— Les alliances constituent un réseau dans toute l’Europe, dit-il enfin. Nous en connaissons certaines, mais pas toutes. Ce sont les craintes et les promesses qui pourraient causer notre perte.

— Pensez-vous que père aurait pu être au courant de l’assassinat avant qu’il n’ait eu lieu ?

L’idée était folle et il la formulait en désespoir de cause.

Corcoran haussa les épaules, mais son visage ne traduisait ni l’incrédulité ni le ridicule.

— Je ne vois pas comment ! répondit-il. S’il avait le moindre contact avec cette partie du monde, il ne m’en a pas parlé. Il connaissait bien la France et l’Allemagne, ainsi que la Belgique, je pense. Il avait une parente mariée à un Belge, je crois, une cousine qu’il aimait beaucoup.

— Oui, tante Abigail, confirma Matthew. Mais quel rapport entre la Belgique et la Serbie ?

— Aucun, que je sache. Mais ce qui me trouble davantage, c’est qu’il ait voulu t’impliquer sur un plan professionnel.

Il eut l’air de regretter ses propos.

— Je suis navré, Matthew, mais tu sais aussi bien que moi qu’il détestait les services secrets…

— Oui, je sais ! répliqua Matthew en l’interrompant brusquement. Il souhaitait que mon frère fasse sa médecine, et quand Joseph a pris une autre direction, père s’est rabattu sur moi. Il n’a jamais vraiment dit pourquoi…

Il s’arrêta, lisant de la surprise et une tendresse fugace dans le regard de Corcoran.

— Il ne te l’a pas dit ? s’enquit ce dernier.

Matthew fit non de la tête. Il avait toujours cru qu’un beau jour il aurait la chance de montrer à son père la valeur de son travail. De manière discrète, sa tâche permettait aussi de sauver des vies ; elle préservait la paix grâce à laquelle les gens pouvaient mener leur vie librement. C’était l’une de ces professions dont on n’avait pas conscience, dès lors qu’elle s’exerçait avec toute l’habileté requise. Elle apparaissait uniquement au grand jour lorsqu’elle manquait à sa mission. Mais la mort de John empêchait Matthew de lui apporter cette preuve, et c’était un chagrin qu’il n’avait aucun moyen de soulager.

— C’était il y a longtemps, commença Corcoran, pensif. Quand ton père et moi étions encore jeunes. Lors de notre première année à Cambridge…

— J’ignorais que vous y étiez la même année ! interrompit Matthew.

— J’étais d’un an son aîné. J’étudiais grâce à l’argent de mon père et John avait une bourse. Il a commencé en médecine, figure-toi.

Quelle que fût la stupéfaction de Matthew, le regard de Corcoran montrait clairement qu’il savait que Matthew n’était pas au courant.

— J’étudiais la physique. Nous avions l’habitude de passer des heures à parler et à rêver de ce que nous ferions plus tard, une fois nos diplômes en poche.

Matthew essaya de s’imaginer les deux jeunes gens, l’esprit tourné vers leur avenir. John Reavley était-il satisfait de ce qu’il avait accompli ? L’idée qu’il fût mort en homme déçu causa à Matthew une douleur déchirante.

— Ne te tourmente pas, reprit gentiment Corcoran, en scrutant le visage de Matthew. Il a changé d’avis car il souhaitait entrer en politique. Il s’est dit qu’il pourrait davantage agir dans ce domaine, aussi a-t-il étudié les classiques. C’est le creuset d’où proviennent la plupart de nos dirigeants, des hommes qui ont appris la discipline de l’esprit, l’histoire de la pensée et de la civilisation occidentales.

Il poussa un lent soupir.

— Mais il l’a regretté à certains moments. Il trouvait la politique ardue et souvent ingrate. À la fin, il préférait l’individu à la masse et pensait que cela vous rendait plus heureux et vous procurait bien plus de sécurité.

— Mais vous avez continué dans la physique, dit Matthew.

Corcoran eut un sourire à la fois évasif et empreint d’autodérision.

— Mes ambitions étaient différentes.

— Père nous jugeait sournois, traîtres pour l’essentiel… selon lui, les services secrets utilisaient les gens et étaient dépourvus de toute loyauté. Il ne supportait pas la duplicité. Il ne voulait pas employer des moyens détournés, faire le jeu des vanités d’autrui ou utiliser leurs faiblesses. Il ne comprenait pas, je pense, comment on pouvait agir ainsi. Et il pensait que c’était ce que faisions-nous.

— N’est-ce pas le cas ? demanda Corcoran avec une sorte de regret désabusé.

Matthew soupira et s’adossa de nouveau à son siège, en croisant les jambes.

— Parfois. La plupart du temps, cela consiste à glaner le plus d’informations possible, puis à les assembler pour savoir de quoi il retourne. J’aurais aimé le lui montrer.

— Matthew, dit Corcoran avec gravité, s’il venait solliciter ton avis professionnel, quelle que soit sa découverte, il devait la juger capitale et susceptible d’être traitée par les services secrets…

— Mais vous n’avez aucune idée de ce dont il s’agissait ? Que vous a-il dit ? Rien ? Des noms, des lieux, des dates, qui serait touché… vraiment rien ? implora Matthew. J’ignore par où commencer et je ne fais confiance à personne, car il a dit que des gens importants étaient impliqués.

Même à Corcoran, il se garda de préciser que son père avait parlé de la famille royale. Compte tenu de l’étendue de la parentèle de la reine Victoria, le réseau devenait très vaste.

Corcoran hocha la tête.

— Bien sûr, admit-il. S’il avait pu se fier aux services habituels, il n’aurait pas hésité.

Quelqu’un frappa à la porte et Orla entra. Elle portait une charmeuse bleu-vet, avec de la dentelle vénitienne sur les épaules. Deux roses incarnates complétaient la toilette, une sous la poitrine, l’autre sur la jupe. Ses cheveux sombres formaient des boucles souples, à peine grisonnantes aux tempes, ce qui l’embellissait d’autant plus.

— Mon cher Matthew, dit-elle en souriant. Comme c’est bon de te voir.

Elle l’observa attentivement, en ajoutant :

— Mais tu as l’air un peu fatigué. As-tu travaillé trop dur à cause de tous ces maudits événements en Serbie ? Les Autrichiens ne donnent pas l’impression de très bien s’occuper de leurs affaires. J’espère sincèrement qu’ils ne vont pas nous entraîner dans leur pagaïe.

— Je suis en bonne santé, merci, dit-il en lui prenant la main pour l’effleurer de ses lèvres. Malheureusement, on ne m’a rien confié d’aussi intéressant. Je crains de devoir reprendre les affaires intérieures des collègues qu’on envoie dans des endroits exotiques.

— Oh, ne me dis pas que tu souhaites aller en Serbie ! répliqua-t-elle aussitôt. Il te faudrait un temps fou pour t’y rendre et puis tu ne comprendrais pas un traître mot de ce qu’ils diraient.

Elle se tourna vers Corcoran.

— Le dîner va bientôt être servi. Passez donc à table et discutez de choses plus agréables. Es-tu allé au théâtre récemment ? La semaine dernière, nous avons vu la nouvelle pièce de Lady Randolph Churchill au Prince of Wales.

Elle ouvrit la marche en traversant le hall d’entrée, passant devant une domestique vêtue de noir et d’un tablier blanc amidonné, bordé de guipures, qu’elle parut ne pas voir.

— Très mitigé, à mon goût, poursuivit-elle. Dramaturgie efficace, mais quelques maladresses ici et là.

— Tu répètes mot pour mot ce que disent les critiques, ma chérie, observa Corcoran avec amusement.

— Alors peut-être qu’ils ont raison pour une fois ! répliqua-t-elle en les entraînant dans la splendide salle à manger rose et or.

La longue table d’acajou était fort simple, dans le style classique Adam. Les chaises de la même essence étaient hautes et leur dossier élancé rappelait l’architecture des fenêtres. On avait tiré les rideaux, masquant ainsi la vue sur le jardin et les prés, un peu plus loin.

Ils s’assirent et on servit le premier plat. Comme on était en plein été et qu’il s’agissait plus d’un repas de famille que d’un grand dîner, une collation froide convenait tout à fait. Une truite grillée et des légumes frais constituaient le second plat, arrosé d’un vin allemand léger, sec et très délicat.

Matthew transmit ses compliments sincères à la cuisinière.

La conversation vagabonda sur une dizaine de sujets : les derniers romans publiés, les récits de voyage en Afrique du Nord, les potins sur les familles du Cambridgeshire, l’éventualité d’un hiver rigoureux après un été aussi fantastique… tout sauf l’Irlande ou l’Europe. Ils finirent par effleurer la Turquie, mais uniquement au sujet du site des ruines de l’ancienne cité de Troie.

— N’est-ce pas l’endroit où Ivor Chetwin s’est rendu ? demanda Orla en se tournant vers son époux.

Corcoran regarda Matthew, puis revint vers sa femme.

— Je ne sais pas, répondit-il.

— Oh, pour l’amour du ciel ! lança-t-elle, impatiente, en piquant une tranche de nectarine avec sa fourchette. Matthew sait pertinemment que John s’est disputé avec Ivor. Inutile de tourner autour du pot.

Fourchette toujours en main, elle se tourna vers Matthew :

— Ivor et ton père étaient très bons amis, il y a neuf ou dix ans. Tous deux connaissaient un homme du nom de Galliford, Galliard, ou quelque chose d’approchant. Il a commis un acte grave, j’ignore lequel. On ne te le dit jamais.

Elle se hâta d’avaler son reste de fruit, avant d’ajouter :

— Mais Ivor a prévenu les autorités et on a arrêté cet individu.

Corcoran reprit sa respiration, prêt à intervenir, mais changea d’avis. Le mal était fait.

— John ne lui a jamais vraiment pardonné, continua Orla. Je ne sais pas pourquoi… après tout, Galliford – ou quel que soit son nom – était coupable. Ivor a eu alors l’occasion de pouvoir rejoindre un département quelconque des services secrets et il l’a saisie. Après quoi, John et lui ne se sont jamais réellement parlé, hormis par politesse. C’est fort dommage, car Ivor était un homme charmant et ils s’appréciaient l’un l’autre.

— Ce n’est pas parce qu’il avait fait appréhender Gallard, rectifia Corcoran avec calme. C’est sa façon d’agir que John n’a pas pu pardonner. John était un homme très candide… Il espérait un certain degré d’honnêteté chez les autres.

Il jeta un regard à Matthew.

— Père ne m’a jamais parlé d’Ivor Chetwin, dit ce dernier. S’est-il rendu en Turquie ?

— Bien sûr ! répondit Orla. Mais il en est revenu.

— Pensez-vous que père l’aurait revu ? Récemment ? La dernière semaine avant sa mort, par exemple ?

Orla parut surprise. Corcoran comprit sur-le-champ.

— Je ne sais pas, admit-il. C’est possible.

Orla n’hésita pas autant.

— Bien sûr que c’est possible. Je sais qu’Ivor est chez lui, car il habite à Haslingfield, et je l’ai vu il y a deux semaines à peine. Je suis certaine que si ton père lui avait rendu visite, il serait ravi de t’en parler.

Corcoran la regarda, puis revint vers Matthew, indécis.

Matthew ne pouvait se permettre de se soucier de vieilles querelles. Dans son esprit venait de naître la très forte probabilité qu’Ivor Chetwin puisse être l’homme derrière le complot découvert par John Reavley. Il devenait soudain capital de savoir s’ils s’étaient rencontrés, mais Matthew devait se montrer des plus prudents. Quel que soit l’individu, celui-ci n’hésitait pas à tuer.

— Matthew… commença Corcoran, le visage grave, la bienveillance de ses traits accentuée par la lumière de la lampe.

— Oui ! répondit aussitôt Matthew, de nouveau gagné par la colère en songeant à la naïveté de John Reavley. Je serai très prudent. Père et moi sommes bien différents. Je ne fais confiance à personne.

Il aurait aimé leur expliquer ses intentions, mais préférait prendre sa décision à tête reposée. Mais il ne voulait surtout pas dévoiler à l’ami de son père ses faiblesses ou son chagrin, si ce qu’il découvrait était triste, condamnable… et trop personnel.

— Ce n’est pas ce que j’allais dire, déclara Corcoran. Ivor Chetwin était un homme convenable quand je le connaissais. Mais je doute que ton père lui ait confié quoi que ce soit avant de t’en faire part. As-tu songé que ce problème qui le préoccupait tant ait pu être une affaire de basse politique qu’il jugeait déshonorante, plutôt que ce que toi ou moi considérerions comme un complot ? Il était un peu… idéaliste.

— Un complot ? fit Orla en regardant Matthew, puis son mari, avant de revenir sur Matthew.

— Pas grand-chose, sans doute, dit Corcoran en souriant. J’imagine qu’il l’aurait découvert s’il en avait eu l’occasion.

Matthew voulut le contredire, mais il n’avait aucune arme. Il ne pouvait défendre son père ; il ne possédait rien d’autre que des paroles en mémoire, qu’ils avaient tant répétées qu’il entendait sa propre voix les prononcer, à présent.

— Bien sûr, dit-il, sans le penser vraiment et sans regarder son interlocuteur en face.

Il acquiesçait pour ne pas alarmer Orla. Puis il changea de sujet :

— J’aimerais ne pas être tenu de rentrer si tôt à Londres. C’est si paisible et intemporel ici.

— Un verre de porto ? suggéra Corcoran. J’ai un excellent millésime.

Matthew hésita.

— Oh, il est parfait ! assura son hôte. Ni bouchon, ni dépôt, je te promets.

Matthew accepta de bonne grâce.

On appela le majordome pour lui demander d’aller chercher une des meilleures bouteilles, qu’il apporta entourée d’une serviette.

— Voilà ! s’enthousiasma Corcoran. Je vais l’ouvrir moi-même ! Pour m’assurer qu’il est parfait. Merci, Truscott.

— Bien, monsieur.

Le majordome lui tendit la bouteille avec résignation.

— Vraiment… protesta Orla, tout en sachant que ça ne servait à rien.

Elle s’excusa auprès de Matthew :

— Désolée, dit-elle. Il en est assez fier.

Matthew sourit. C’était de toute évidence un rituel auquel tenait Corcoran, et Matthew fut heureux d’y participer, tandis que son hôte les menait à la cuisine, chauffait les pincettes sur le fourneau, avant de les utiliser pour saisir la bouteille, en les refermant sur le goulot. Truscott lui tendit une plume d’oie et présenta un bac de glaçons. Corcoran passa la plume dans la glace, puis avec soin autour du goulot.

— Voilà ! lança-t-il, triomphant, comme la glace traçait un cercle bien net, en découpant parfaitement le bouchon. Vous voyez ?

— Bravo ! dit Matthew en riant.

Corcoran souriait à belles dents, le visage illuminé par son succès.

— Tenez, Truscott ! Maintenant, vous pouvez le décanter, puis nous l’apporter à la salle à manger. Mme Corcoran prendra un madère. Venez…

Et il ramena son petit monde dans la pièce rose et or.

 

Il était tard, le dimanche après-midi, quand Matthew se rendit à Haslingfield en voiture. Ivor Chetwin ne vivait pas sur un grand pied comme les Corcoran, quoique dans un agréable manoir géorgien, situé à moins de deux kilomètres du village.

Une domestique accueillit Matthew, mais Chetwin en personne apparut presque aussitôt, un chiot épagneul enthousiaste à ses talons.

— Je vous aurais reconnu, dit Chetwin sans hésiter, en tendant la main à Matthew.

Sa voix, d’une gravité peu commune, gardait encore la musicalité de son pays de Galles natal.

— Vous avez les mêmes yeux que votre père.

Matthew sentit sa loyauté se renforcer tandis qu’on ravivait ses souvenirs.

— Merci d’avoir accepté de me recevoir dans un délai aussi bref, monsieur, répondit-il. Je suis juste venu pour la fin de semaine. Je passe le plus clair de mon temps à Londres, désormais.

— Moi-même, j’ai bien peur de ne venir ici que certains week-ends en ce moment, regretta Chetwin.

Puis, suivant le chiot, il l’entraîna dans un salon tout simple qui s’ouvrait sur un jardin de pavés et de gravier, largement ombragé par les arbres qui le surplombaient. Buissons et arbustes se dressaient sur les côtés, tandis que des massifs de basses aux feuilles gris argent poussaient entre les dalles. Le plus extraordinaire, c’est que chaque fleur était blanche.

Chetwin remarqua la fascination de Matthew.

— Mon jardin blanc, expliqua-t-il. Je le trouve fort reposant. Asseyez-vous. Oh, déplacez donc le chat.

Il désigna un félin noir installé au milieu du second fauteuil et semblant très peu enclin à se mouvoir.

Matthew le caressa doucement et le sentit, plus qu’il ne l’entendit, se mettre à ronronner. Il le souleva et, une fois assis, le prit sur les genoux. Le chat se réinstalla et se rendormit.

— Mon père avait l’intention de venir vous voir, dit Matthew d’une voix douce, comme si c’était la vérité. Je n’ai jamais eu la chance de pouvoir lui demander s’il l’avait réellement fait.

Il observa le visage de son interlocuteur. Chetwin avait les yeux sombres, une solide mâchoire arrondie, des cheveux noirs grisonnants et clairsemés sur son front haut. On ne pouvait rien y deviner. C’était un visage qui pouvait cacher exactement ce que son possesseur souhaitait. Aucune naïveté décelable chez Ivor Chetwin. Il ne manquait ni d’imagination, ni de subtilité. Matthew était à peine là depuis quelques minutes qu’il sentait déjà la force intérieure de son hôte.

— Je suis désolé qu’il ne soit pas venu, répondit Chetwin, de la tristesse dans la voix.

S’il jouait la comédie, c’était un virtuose. Mais Matthew avait connu des hommes qui trahissaient leurs amis, leur famille et qui, même s’ils le regrettaient amèrement, jugeaient leurs actes indispensables.

— Il ne vous a pas contacté du tout ? insista-t-il.

Matthew n’aurait pas dû être déçu, et pourtant il l’était. Il avait espéré que Chetwin aurait eu une idée, un fil conducteur, aussi mince fût-il, qui l’aurait mené quelque part. Il comprenait à présent que c’était insensé. John Reavley serait venu voir Matthew en premier, avant d’accorder sa confiance à quelqu’un d’autre, même à un individu beaucoup plus expérimenté comme Chetwin.

— Je l’aurais souhaité, répondit ce dernier. Je serais volontiers passé chez lui, mais je doute qu’il ait voulu me voir.

Une ombre lugubre voila son regard.

— C’est l’un des regrets les plus profonds entraînés par la mort ; les choses que vous pensez accomplir et que vous différez, et puis, tout à coup, c’est trop tard.

— Oui, je sais, admit Matthew avec plus d’émotion qu’il ne l’aurait souhaité.

Il eut l’impression de déposer un couteau la lame tournée vers lui et le manche à disposition d’un ennemi éventuel. D’ailleurs, même s’il l’avait moins laissé paraître, Chetwin l’aurait senti sur ses gardes.

— Chaque jour, je pense à ce que j’aurais aimé lui dire. Je suppose que c’est la véritable raison de ma visite. Vous l’avez connu à une époque où j’étais si jeune que je ne voyais en lui que mon père et non une personne menant sa vie en dehors de St. Giles.

— L’aveuglement naturel de la jeunesse, commenta Chetwin. Mais vous auriez apprécié la plupart des propos entendus à son sujet.

Il sourit, son visage s’adoucissant un peu.

— Il se montrait parfois têtu ; il était doté d’une arrogance intellectuelle dont il n’avait même pas conscience. Elle émanait d’une intelligence spontanée, et il possédait cependant une patience inlassable envers ceux qu’il percevait comme assurément limités. Il traitait les personnes âgées, les pauvres, les gens peu éduqués avec dignité. À ses yeux, le plus grand péché n’était autre que la méchanceté.

Chetwin parut se plonger davantage dans ses souvenirs, en reconsidérant le passé avant que sa dispute avec John Reavley n’y ait ôté tout plaisir.

Matthew prit le risque d’aller plus avant.

— Je me souviens qu’il était dépourvu de toute duplicité. C’était le cas ou simplement ce que je voulais bien croire ?

Chetwin eut un petit rire acerbe.

— Oh, c’était vrai ! Il ne pouvait dire un mensonge pour sauver la face et n’était pas prêt à changer son attitude pour plaire à qui que ce soit, ou à le tromper, même pour parvenir à ses fins.

Son visage se rembrunit, mais ses yeux sombres demeuraient énigmatiques.

— C’était tout à la fois sa faiblesse et sa force. Incapable de fourberie, et c’est l’arme principale d’un politicien.

Matthew hésita, en se demandant s’il devait reconnaître qu’il œuvrait dans les services secrets et savait que Chetwin en faisait aussi partie. Cela ferait du temps, le rapprocherait de la vérité. À moins qu’il ne dût conserver le peu de munitions qu’il avait encore ? Qu’en était-il des fidélités de Chetwin ? Il semblait plutôt aimable et ses liens avec le passé étaient solides. Mais peut-être était-ce précisément ce qui avait coûté la vie à John Reavley.

— Il était très inquiet à propos de la situation actuelle dans les Balkans, dit Matthew. Même s’il est mort le jour de l’assassinat de l’archiduc et n’en a donc pas entendu parler.

— Certes, acquiesça Chetwin. Je sais qu’il témoignait d’un intérêt considérable pour les affaires allemandes et avait beaucoup d’amis originaires de ce pays. Plus jeune, il a fait de l’escalade dans le Tyrol autrichien. Il a adoré Vienne, sa musique et sa culture, et il a étudié la langue, bien sûr.

— Il en a discuté avec vous ?

— Oh oui ! Nous avions beaucoup d’amis communs en ce temps-là.

Sa voix trahissait une tristesse et une gentillesse qui semblaient pleinement humaines et vulnérables. Mais s’il était rusé, il savait quel comportement adopter !

— Savez-vous s’il gardait le contact avec eux ? s’enquit Matthew.

Il allait dérouler un mince lambeau de vérité sous le nez de Chetwin pour voir si celui-ci s’en emparait ou même y faisait attention.

Aucune méfiance ne transparaissait sur le visage sagace de son interlocuteur.

— Je serais tenté de le croire. C’était un homme qui conservait ses amis.

Il fit une petite grimace.

— Sauf dans mon cas, bien sûr. Mais c’est parce qu’il réprouvait mon changement de carrière. Il a jugé cela immoral… malhonnête, si vous préférez.

Matthew reprit son souffle. C’était comme se jeter dans l’eau glacée.

— Les services secrets… oui, je sais.

Il aperçut Chetwin se crisper l’espace d’un instant très bref. S’il ne l’avait guetté, il ne s’en serait peut-être rendu compte.

— Je pense que c’était à cause de vous s’il a été si déçu quand j’y suis entré aussi, poursuivit-il.

Son hôte ne put masquer sa surprise.

— Vous ne le saviez pas ? ajouta Matthew.

Chetwin soupira.

— Non… je l’ignorais.

Matthew se trouvait une présence d’un maître du faux-semblant. Mais il pouvait lui aussi jouer à ce petit jeu.

— Oui. Il n’était pas d’accord, évidemment, dit-il avec un sourire de regret. Mais il savait que nous avions notre utilité. Parfois il n’existe personne d’autre vers qui se tourner.

Chetwin hésitait, à présent.

Matthew sourit.

— Alors il avait changé, dit lentement Chetwin. Il avait coutume de penser qu’il existait un meilleur moyen d’agir. Mais vous le savez aussi, je suppose ?

— Plus ou moins, répondit Matthew d’un ton neutre.

Il bataillait pour trouver de quoi rebondir. Il ne pouvait quitter Chetwin, sans doute la meilleure source d’information sur son père, sans essayer toutes les voies possibles.

— En fait, je crois qu’il avait changé, dit-il soudain. Il m’a confié quelque chose il y a peu de temps qui m’a fait penser qu’il commençait à apprécier la valeur des renseignements discrets.

Chetwin haussa les sourcils, sans chercher à taire son intérêt :

— Oh ?

Matthew hésita, tout à fait conscient du danger éventuel qu’il courait en révélant trop de choses à Chetwin.

— Uniquement la valeur des renseignements, dit-il enfin, en se penchant un peu en arrière. Je n’en ai jamais su davantage. J’ai pensé que ce serait important. À qui se serait-il confié ?

— À quel propos ? s’enquit Chetwin.

Matthew redoubla de prudence.

— Je n’en suis pas certain. Sans doute la situation en Allemagne. C’était probablement assez éloigné des troubles en Irlande ou dans les Balkans pour ne présenter aucun danger.

Chetwin réfléchit quelques instants.

— Autant s’adresser au grand chef, finit-il par déclarer. Si c’était important, cela allait arriver aux oreilles de Dermot Sandwell.

— Sandwell ! répéta Matthew, surpris.

Dermot Sandwell était un ministre des Affaires étrangères hautement respecté : linguiste émérite, voyageur accompli, érudit et spécialiste de lettres classiques.

— Oui, je présume. C’est un excellent conseil. Merci.

Matthew s’attarda un peu. La conversation passa d’un sujet à l’autre : la politique, les souvenirs, les petits potins du Cambridgeshire. Chetwin n’avait pas son pareil pour décrire les gens de manière vivante et avec beaucoup d’esprit. Matthew comprit vraiment pourquoi son père avait apprécié cet homme.

Une demi-heure plus tard, il se leva pour prendre congé, ne sachant toujours pas si John Reavley avait parlé du document à Chetwin et, au cas où il l’avait fait, si un tel acte n’avait pas entraîné sa mort.

Matthew regagna Londre en fin d’après-midi, par un temps lourd et tumultueux, en souhaitant que l’orage éclate et transforme cet air gris et étouffant en une pluie salutaire.

Vers six heures et demie, comme il se trouvait à une trentaine de kilomètres de Cambridge, filant à vive allure entre les hautes haies, le tonnerre gronda, menaçant, à la lisière ouest des nuages. Dix minutes plus tard, la foudre tomba et l’eau se déversa à torrents, éclaboussant la route lisse et noire, jusqu’à ce qu’il eût l’impression de sombrer sous une cascade. Il ralentit, presque aveuglé par le déluge.

Lorsque l’orage cessa, de la vapeur s’éleva de la chaussée miroitante, une brume argentée voilant le soleil, et l’atmosphère exhala un parfum de bain turc.

 

Le lundi matin, les journaux annoncèrent que le roi avait passé en revue les deux cent soixante bâtiments de la marine royale, à la base de Spithead, de même qu’on avait rappelé les réservistes, sur les ordres du secrétaire de l’Amirauté, Winston Churchill, et du premier lord de la Marine, le prince Louis de Battenberg. Aucune allusion à l’ultimatum de l’Autriche à la Serbie, concernant les réparations exigées après l’assassinat de l’archiduc.

Calder Shearing était à son bureau, le regard lugubre et lointain. Matthew resta debout, ne s’étant pas encore vu accorder la permission de s’asseoir.

— Ça ne signifie rien, lui dit Shearing d’une voix sombre. On m’a informé d’une réunion secrète à Vienne hier. Je ne serais pas étonné qu’ils aillent jusqu’au bout. L’Autriche ne peut reculer. Auquel cas, tous leurs territoires penseraient alors qu’ils peuvent assassiner n’importe qui. Quelle honte !

Il s’exprimait mezza voce, mais Matthew ne le fit pas répéter.

— Asseyez-vous ! s’impatienta Shearing. Ne vous dandinez pas ainsi, comme si vous alliez partir. Vous ne bougez pas ! Nous avons tous ces rapports à éplucher.

Il indiqua une pile de documents sur son bureau.

Ils se trouvaient dans une pièce confortable, mais dépourvue de photos de famille, rien qui indiquât où il était né, où il avait grandi. Même son aspect fonctionnel était anonyme, dénué de toute dimension personnelle. Le plat et le saladier arabes en cuivre étaient certes jolis, mais ne représentaient rien. Matthew l’avait interrogé un jour à leur sujet. Il en allait de même pour les aquarelles : l’une figurant un orage sur les Downs du Sud, l’autre la lumière hivernale déclinante sur les docks de Londres, les espars noirs d’un trois-mâts se dressant dans le ciel ; aucune n’avait la moindre valeur personnelle.

La conversation s’orienta sur l’Irlande et la situation dans le Curragh, qui constituait toujours un sujet d’inquiétude. Elle était loin d’être résolue.

Shearing jura un peu, plus pour lui-même qu’au profit de Matthew.

— Comment pourrions-nous être d’une bêtise aussi crasse pour nous embarquer dans ce foutoir ! lâcha-t-il, la mâchoire si tendue que les muscles saillaient sur son cou. Les protestants n’allaient jamais se laisser absorber par les catholiques du Sud. Ils allaient à coup sûr avoir recours à la violence, et nos hommes n’auraient jamais tiré sur eux. N’importe quel crétin sait qu’ils ne tireront pas sur les leurs… d’où la mutinerie !

Son visage sombre devint tout rouge, comme il enchaînait :

— Et nous ne pouvons pas la laisser impunie, alors nous nous sommes fourrés dans une situation impossible ! Faut-il donc être aussi niais pour ne pas l’avoir prévue ? Autant être surpris par la neige en plein mois de janvier !

— Je pensais que le gouvernement consultait le roi, répondit Matthew.

Shearing leva la tête vers lui.

— Oh, mais c’est fait ! Il l’a consulté ! Et qu’est-ce qui se passera si le roi se range du côté des loyalistes de l’Ulster ? Personne n’y a songé ?

Matthew se crispa intérieurement. Le meurtre de son père, l’affaire du document et de ce qu’il pourrait contenir l’avaient trop accablé pour qu’il approfondisse une telle idée. À présent qu’il y songeait, c’était terrifiant.

— Il ne peut pas ! Si ? demanda-t-il.

La colère de Shearing était si violente que la pièce en vibrait.

— Bien sûr qu’il le peut, pardi ! éructa-t-il, en fustigeant son interlocuteur du regard.

— Quand prendront-ils une décision ?

— Aujourd’hui… demain ! Dieu sait quand. Ensuite, nous verrons bien où se situent les vrais problèmes.

Il devina la question dans le regard de Matthew.

— Oui, Reavley, dit-il avec un calme agaçant. L’assassinat en Serbie n’est certes pas reluisant mais, croyez-moi, ce ne serait rien en comparaison si un tel événement avait lieu chez nous.

— Un assassinat ! s’exclama Matthew.

Son chef haussa les sourcils :

— Pourquoi pas ? lança-t-il d’un air de défi. Où est la différence ? La Serbie est assujettie à l’empire austro-hongrois, et certains de ses citoyens considèrent que l’assassinat d’un duc royal leur apportera la liberté et l’indépendance. L’Irlande appartient à l’Empire britannique. Pourquoi certains de ses sujets n’iraient-ils pas s’imaginer que l’assassinat du monarque pourrait leur apporter la liberté qu’ils souhaitent ?

— L’Irlande du Nord protestante veut demeurer au sein de l’Empire, répondit Matthew, qui eut quelque peine à ne pas élever la voix. C’est ce que signifie le terme loyaliste ! Ils ne veulent pas être engloutis par l’Irlande catholique et romaine !

Mais il savait que ses paroles étaient vides de sens.

— Ça coule de source, commenta Shearing, sarcastique. Dites-le un peu plus fort et tous les fous assoiffés de gloire vont ranger leurs fusils et rentrer chez eux.

Il sortit une mince liasse de papiers du tiroir de son bureau et la lui tendit :

— Jetez-y donc un coup d’œil, tâchez de voir ce que vous pouvez en tirer.

Matthew s’en empara.

— Bien, monsieur, dit-il avant de regagner son bureau, une multitude d’idées bourdonnant dans sa tête.

Il tenta de travailler toute la journée sur ces documents. C’étaient les notes habituelles sur les renseignements interceptés, des rapports sur les déplacements des hommes connus ou soupçonnés de sympathies pour l’indépendance irlandaise. Il cherchait toujours la moindre menace envers Blunden et sa nomination au ministère de la Guerre, avec les conséquences évidentes sur les futures actions militaires en Irlande, dont la nécessité semblait quasi certaine.

Si le poste allait à Wynyard, avec ses opinions solides et un jugement plus précaire, cela risquait non seulement de précipiter la violence mais peut-être de l’étendre à l’Angleterre elle-même.

Matthew eut du mal à se concentrer sur le sujet. Celui-ci se révélait trop nébuleux, les liaisons trop éloignées. Mais un nom revenait à plusieurs reprises : Patrick Hannassey. Il était né à Dublin en 1861, second fils d’un médecin et patriote irlandais. Son frère aîné avait embrassé la carrière juridique et était décédé lors d’un accident de canotage au large des côtes du comté de Waterford. Patrick avait également étudié le droit pendant un certain temps, puis s’était marié et avait eu une fille. Ensuite la tragédie avait encore frappé. Sa femme avait trouvé la mort dans une inutile échauffourée entre catholiques et protestants, et Patrick, dans son chagrin, avait abandonné les lentes procédures de la loi au profit de la lutte politique, sinon de la guerre civile.

Succéder au poste de ministre de la Guerre aurait comblé à merveille son dessein avoué : on pourrait le ridiculiser, le défier et le pousser à prendre des mesures qui sembleraient justifier des représailles. Ce serait le début d’un conflit armé ouvert. Il prêchait le soulèvement, mais avec subtilité, en cachant bien son jeu ; fuyant, rusé, dépourvu de l’arrogance de ceux qui en font trop, ne trahissant jamais ceux qui lui faisaient confiance, jamais en quête de pouvoir personnel et certes pas attiré par l’argent.

Un peu avant six heures, Matthew retourna dans le bureau de Shearing, en sachant qu’il l’y trouverait encore.

— Oui ? dit ce dernier en levant la tête, les yeux cernés de rouge, le teint terreux.

— Patrick Hannassey, répondit Matthew, en posant les papiers sur le bureau, devant lui. J’aimerais avoir l’autorisation de m’occuper de lui. Il représente la plus sérieuse menace pour Blunden car, en toute franchise, il est de loin plus malin. Blunden ne réagit pas sans réfléchir, mais Hannassey est capable de le faire passer pour un lâche, comparé à Wynyard.

— Autorisation refusée, répliqua Shearing.

— Mais il est…

— Je sais, l’interrompit son chef. Et vous avez raison. Mais nous n’ignorons où il se terre, et ses propres hommes ne le trahiront jamais. Pour l’heure, il a disparu. Tâchez d’en apprendre le plus possible à son sujet, mais discrètement, si vous avez le temps. Essayez Michael Neill, son lieutenant… vous ne manquerez pas de coopération à ce niveau.

Le ton monocorde de Shearing alarma Matthew, qui y perçut un sentiment de défaite.

— Que se passe-t-il ? demanda-t-il, nerveux.

— Le roi a soutenu les loyalistes, dit son supérieur en le contemplant d’un air pitoyable. Allez donc voir si vous pouvez découvrir ce que Neill mijote et s’il n’existe personne prêt à le trahir. Bref, tout ce qui peut nous aider.

— Monsieur…

— Quoi ?

Devait-il mentionner le document de John Reavley ? Était-ce le moment d’y accorder de l’importance ? Peut-être même d’éviter au pays de sombrer dans la guerre civile ? Mais Shearing pouvait être complice de l’éventuelle conspiration.

— Reavley, si vous avez quelque chose à dire, dites-le ! rétorqua son chef. Je n’ai pas le temps de jouer les infirmières avec vos sentiments ! Allons, mon vieux !

Que pouvait-il déclarer ? Que son père savait qu’il s’agissait d’un complot ?

Shearing reprit son souffle, impatient, exaspéré.

— Je voulais juste vous dire que vous aviez raison, monsieur, déclara Matthew. Un de mes informateurs pensait qu’il s’agissait d’une machination.

— Alors pourquoi diable n’en avez-vous pas parlé ? lâcha Shearing.

— Parce qu’il ne disposait d’aucun fait. Aucun nom, aucune date, aucun lieu, rien d’autre qu’une conviction.

— Fondée sur quoi ? insista Shearing, furibond.

— Je ne sais pas, monsieur. On l’a tué avant qu’il ne puisse me le confier.

Les mots étaient durs à prononcer, même sous la colère.

— Tué ? répéta son chef d’un ton posé.

La mort d’un de ses hommes, ainsi honoré de manière indirecte, le peinait toujours davantage que Matthew ne l’aurait cru.

— Comment cela ? Êtes-vous en train de dire qu’on l’a assassiné pour cette information ?

Sa fureur explosa : un mugissement, fort de toute l’impuissance qu’il ne pouvait plus dissimuler.

— Qu’est-ce qui vous a donc pris de ne pas m’en parler ? Si la mort de vos parents vous a autant perturbé, alors…

Il s’interrompit.

Au même moment, Matthew sut que son chef comprenait. Était-il allé trop loin ? Avait-il fait précisément ce contre quoi son père l’avait mis en garde ?

— Était-ce votre père, Reavley ? s’enquit Shearing, le regret s’affichant sur son visage – ou peut-être était-ce de la compassion ?

Inutile de nier. Shearing serait au courant tôt au tard. Cela démolirait sa confiance en Matthew, le ferait passer pour un imbécile et ne profiterait à personne.

— Oui, monsieur, avoua-t-il. Mais il est mort dans un accident de voiture alors qu’il venait me voir. Tout ce que je sais, c’est qu’il parlait d’un complot qui déshonorerait l’Angleterre.

C’était ridicule… il éprouvait quelque peine à contrôler sa voix, tandis qu’il ajoutait :

— Et que cela remontait jusqu’à la famille royale.

Ce n’était pas toute la vérité. Il tut l’implication du monde entier. Ce n’était que l’opinion de son père et peut-être celui-ci accordait-il trop d’importance à la place de l’Angleterre. Il ne dit rien des éraflures sur la route et de sa certitude qu’il s’agissait d’un meurtre.

— Je vois.

La lumière oblique du soleil qui traversait les fenêtres soulignait les fines rides de Shearing. Son émotion et sa fatigue étaient à nu, mais ses pensées dissimulées, comme toujours.

— Alors vous feriez mieux de suivre l’affaire, de découvrir tout ce que vous pourrez.

Il plissa les lèvres. Impossible de deviner ce qu’il avait en tête.

— Je présume que c’est votre intention, de toute manière. Mais faites-le correctement, en tout cas.

— Et Neill ? demanda Matthew. Blunden ?

Le regard de Shearing s’éclaircit, comme sous l’effet d’un amusement qu’il ne pouvait partager.

— J’ai d’autres hommes qui peuvent s’en charger, Reavley. Vous me serez plus utile en accomplissant une seule tâche comme il faut, plutôt que deux à moitié.

Matthew ne laissa pas transparaître sa gratitude. Shearing ne devait pas le croire trop redevable.

— Merci, monsieur. Je vous tiens au courant dès que j’ai du nouveau.

Il tourna les talons avant que son chef pût ajouter quoi que ce soit, puis referma la porte derrière lui. Il éprouvait une singulière sensation de liberté… et de danger.

 

Matthew se mit aussitôt au travail et sa première visite correspondit tout à fait à la suggestion de Chetwin : Dermot Sandwell. Il sollicita un rendez-vous de toute urgence, en rapport avec l’annonce que le roi avait faite ce jour-là, selon laquelle il soutenait les loyalistes de l’Ulster. Il déclina son nom et son rang, en précisant qu’il était en mission pour les services secrets. Inutile de le cacher, car Sandwell pourrait très facilement le découvrir, et sans cette précision il était d’ailleurs peu probable qu’il consente à le recevoir.

Matthew attendit à peine quinze minutes avant d’être conduit d’abord dans l’antichambre, puis dans le bureau principal. C’était une jolie pièce donnant sur Horseguards’ Parade, meublée avec beaucoup de personnalité et un agréable mélange de styles classique et moyen-oriental. Un bureau en noyer était flanqué de fauteuils Queen Anne. De la vaisselle de cuivre turque reposait sur une table italienne en marqueterie de pierres dures. Des miniatures perses peintes sur os ornaient un mur et, au-dessus de la cheminée, un Turner mineur d’une exquise beauté, qui coûtait sans doute autant d’argent que Matthew en gagnerait en une décennie.

Sandwell lui-même était grand et très mince, mais il y avait chez lui une sorte de grâce nerveuse qui suggérait la force. Il avait les cheveux et la peau clairs, et des yeux d’un singulier bleu vif. Son visage témoignait d’une vivacité qui le distinguait d’autrui, en dépit de l’aspect banal du reste de sa personne. Il devait retenir l’attention de quiconque restait en sa compagnie quelques instants.

Il s’avança et serra la main de Matthew avec fermeté, puis recula.

— Que puis-je pour vous, Reavley ?

Il désigna le fauteuil pour signifier que son visiteur était censé s’asseoir, puis reprit lui-même place dans le sien, sans quitter Matthew du regard. Il continua à susciter une certaine tension dans la pièce, tout en demeurant tout à fait immobile. Matthew nota la présence d’un cendrier en mosaïque sur le bureau, contenant au moins une demi-douzaine de mégots.

— Comme vous le savez, monsieur, Sa Majesté a exprimé son soutien aux loyalistes de l’Ulster, commença-t-il. Et nous craignons qu’en agissant ainsi, il risque de se mettre quelque peu en danger face aux nationalistes.

— Je dirais que cela ne fait aucun doute, approuva Sandwell, avec une faible lueur d’impatience dans le regard.

— Nous avons des raisons, non tangibles mais suffisamment préoccupantes, de croire qu’il existe un complot pour l’assassiner, poursuivit Matthew.

Sandwell ne bougeait pas, mais il se raidit encore davantage intérieurement.

— Vraiment ? J’admets que cela ne me surprend pas en soi, mais j’ignorais qu’ils étaient aussi… audacieux ! Savez-vous qui se cache derrière tout cela ?

— J’y travaille justement. Plusieurs possibilités s’offrent à moi, mais la seule qui paraisse jusqu’ici plausible, c’est un individu du nom de Patrick Hannassey.

— Un nationaliste au long passé d’activiste, admit Sandwell. J’ai eu moi-même affaire à lui, mais pas récemment.

— Personne ne l’a vu depuis plus de deux mois, dit Matthew d’un ton sec. C’est l’une des raisons de notre inquiétude. Il a si bien disparu de la circulation qu’aucun de nos contacts ne sait où il est.

— Alors qu’attendez-vous de moi ? s’enquit Sandwell.

— Tout renseignement que vous pourriez avoir sur les contacts passés de Hannassey. Tout ce que nous ne saurions pas à son sujet : liens avec l’étranger, amis, ennemis, faiblesses…

Il avait décidé de ne pas mentionner Michael Neill. Ne jamais transmettre une information sans y être obligé.

Sandwell s’exprima enfin. D’une voix calme et un peu acide.

— Hannassey a participé à la guerre des Boers… de leur côté, bien sûr. Les Britanniques l’ont capturé et détenu quelque temps en camp de concentration. J’ignore pendant combien de temps au juste, mais au moins plusieurs mois. Si vous aviez vu ce…

Sa voix se brisa.

— La guerre peut déposséder les hommes de leur humanité. Des individus dont vous auriez juré qu’ils étaient intègres, et ils l’étaient avant que la peur, la douleur, la famine, et la propagande de haine les dépouillent de cette intégrité en leur laissant uniquement la volonté animale de survivre.

Ses yeux bleus se posèrent sur Matthew en le submergeant d’une sensibilité que son élégance naturelle avait complètement masquée.

— La civilisation ne tient qu’à un fil, capitaine Reavley, un fil désespérément ténu, une fine couche de vernis, mais elle représente tout ce qui nous sépare des ténèbres.

Ses longs doigts presque délicats s’entrecroisaient, les phalanges pâlissant sous la peau tendue.

— Nous devons nous y cramponner à tout prix, car si nous la perdons, nous devons faire face au chaos.

Sa voix était douce, mais il y avait en elle un mépris qu’il ne pouvait contrôler.

— Croyez-moi, capitaine Reavley, la civilisation peut être balayée et nous nous transformer en sauvages si horribles que vous ne réussissez à en chasser l’image de votre âme.

À présent, sa voix dépassait à peine le murmure.

— Vous vous réveillez en sueur dans la nuit, avec la chair de poule, mais le cauchemar est en vous, car il est possible que nous soyons tous ainsi… sous le masque de l’affabilité.

Matthew ne put argumenter. Sandwell parlait de quelque chose qui lui était inconnu. Il n’avait entendu que des fragments d’accusation et de démentis, des rumeurs d’horreurs qui appartenaient à un autre monde et à d’autres gens, fort différents.

Sandwell sourit, mais c’était une grimace, une tentative de dissimuler de nouveau une ferveur qu’il s’était permis de dévoiler un peu trop.

— Nous devons nous cramponner à la civilisation, Reavley, coûte que coûte, afin de la conserver pour nous-mêmes et ceux qui nous suivront. Garder les portes de la santé de l’esprit pour éviter que la folie ne revienne. Nous pouvons le faire pour chacun d’entre nous… nous le devons. Sinon, rien ne mérite d’être entrepris. Vous souhaitez retrouver Hannassey, je vais vous y aider. S’il assassine le roi, Dieu seul sait quelle haine cela va engendrer ! Nous pourrions même aboutir à la loi martiale, à la persécution de milliers d’Irlandais tout à fait innocents, simplement par amalgame. Les choses étant ce qu’elles sont, il va incomber à chaque homme de bonne volonté en Europe de juguler cette affaire austro-serbe, après l’assassinat de l’archiduc. L’un et l’autre parti ne peuvent se permettre de se dérober, et tous deux rassemblent des alliés partout ils le peuvent : la Russie pour les Serbes, l’Allemagne pour les Autrichiens… naturellement.

Il tendit la main vers un étui en cuir noir et en sortit une cigarette d’un geste si machinal qu’il sembla ne pas en avoir conscience. Il l’alluma et tira une longue bouffée.

— Outre les Irlandais, vous pourriez regarder du côté de certains groupes socialistes, poursuivit-il. Les hommes comme Hannassey se font des alliés partout où ils les trouvent. L’aspiration socialiste est bien plus grande que beaucoup de gens le pensent. Il y a Jaurès, Rosa Luxemburg, Adler, de l’agitation partout. Je vous apporterai toute l’aide possible – tous les renseignements de ce bureau sont à votre disposition –, mais le temps presse… malheureusement.

— Merci, monsieur, dit simplement Matthew.

Il lui était infiniment reconnaissant. Soudain, il faisait un bond en avant à une vitesse vertigineuse. Il avait commencé seul pour se retrouver soutenu par l’un des hommes les plus discrètement puissants des affaires étrangères, prêt à l’écouter et à partager des informations. Peut-être que la vérité se situait juste au-delà de son champ de vision. Dans quelques jours, une semaine au plus, il affronterait la vérité sur la mort de ses parents. John Reavley avait raison… un complot existait.

— Merci, monsieur, répéta-t-il en se levant. J’apprécie beaucoup votre geste.

De bien faibles paroles pour traduire l’exaltation et l’appréhension qu’il éprouvait.

1- La table dite « pembroke » est formée d'un plateau rectangulaire et de deux rallonges latérales rabattables. Les pieds sont droits, les lignes sobres et élégantes. (N.d.T.)

2- La table tambour possède un plateau rond et large, contenant de petits tiroirs, et un piètement central. (N.d.T.)