Consciente de quelque étrange lacune dans les données concernant Turian et les autres membres de sa famille, elle eut à marquer une pause pour réfléchir à ce qui manquait. Puis ça lui sauta aux yeux : ni lui ni aucun de ses parents proches ou éloignés n'avait jamais passé un seul test de détection des Dons. C'était particulièrement insolite, la plupart des familles guettant le moindre signe de telles facultés — mineures ou majeures — chez leur progéniture. Identifiable et mesurable, tout Don signifiait bien souvent, outre une scolarité privilégiée, des aides dont bénéficiait la famille entière. Même si personne n'avait vraiment besoin d'être assisté sur une planète riche, fertile et encore fort peu exploitée comme Altaïr, il était rare qu'on fût insensible à une substantielle augmentation de ses revenus. Donc, aucune loi n'obligeait les gens à se rattacher à un centre de détection des Dons, mais négliger de le faire constituait une anomalie patente.
Elle se renseigna sur son bateau, le Miraki, obtint un relevé des sorties effectuées au cours des quatre dernières années, sut ainsi sur quelles mers il avait cinglé, dans quels ports il avait mouillé, quels passagers étaient montés à son bord. Formé par son oncle maternel, Turian avait reçu à l'issue de son apprentissage une partie de la somme nécessaire à l'achat du sloop. Le reste, il l'avait remboursé à la sueur de son front et pouvait à présent s'enorgueillir d'être son maître. Le Miraki était homologué pour la promenade, le transport et les missions scientifiques. En huit ans, il s'était vu affecté à toutes les sortes de tâches qu'autorisait son tonnage. Son capitaine en avait scrupuleusement tenu à jour le carnet d'entretien et il n'avait essuyé aucune avarie, amende ou suspension temporaire.
A six heures tapantes, la Rowane était debout. Elle prit un solide petit déjeuner et fut à deux doigts d'être en retard au port de plaisance à cause du temps passé à se choisir une tenue appropriée, c'est-à-dire appropriée au but qui était maintenant le sien. Elle était sur le point de quitter la maison un quart d'heure avant le rendez-vous — le port de plaisance était juste au bas de la route — quand elle prit conscience que Turian esquivait et déjouait depuis des années les manœuvres de filles bien plus expérimentées qu'elle dans ces jeux de séduction. Il la voyait comme une jolie gamine, un peu maigrichonne, peut-être. Elle avait à partir de là. Et à développer.
A l'instant précis où la tri-D braillait son jingle de sept heures par la fenêtre de l'amirauté, elle se présenta donc sur le quai en combinaison mais avec de quoi se changer attaché au guidon de son vélo. Ses révisions de la veille l'avaient avertie d'un risque de se mouiller et de se salir. Elle avait également glissé une confortable liasse de crédits dans la poche de son pantalon de rechange.
— Est-ce vraiment la première fois que vous gréez un bateau ? lui demanda Turian en milieu de matinée alors qu'une fois de plus elle devançait ses instructions.
— En fait, oui et non. La voile m'ayant toujours fascinée, j'en ai potassé les techniques. Une bonne éducation tertiaire vous apprend comment combler les lacunes de votre savoir.
— En ce cas, vous êtes très douée pour passer de la théorie à la pratique. Des auxiliaires intelligents sont ce qu'il y a de plus dur à trouver dans n'importe quel secteur d'activité. A ce propos, qu'est-ce que vous faites ?
— Rien de passionnant, des trucs d'import-export, répondit-elle, s'autorisant un haussement d'épaules timide. Mais le salaire est correct, sans parler d'à-côtés non négligeables. Je sais ne pouvoir espérer vraiment de l'avancement qu'après un stage de formation hors d'Altaïr et, en attendant, j'essaie d'être d'agréable compagnie pour mes collègues jusqu'à ce qu'on me remarque.
En voilà une qui a la tête bien vissée sur ses épaules, pensa Turian.
L'extrême franchise du garçon épargnait à la Rowane de se sentir indiscrète: chez lui, tout était là, sur le devant de la conscience, monologue informulé.
Comme le soleil jouxtait au zénith dans la brillance du ciel sans nuages, Turian décréta une pause et suggéra de la commencer en faisant trempette au bout de la jetée, histoire de se rafraîchir avant de casser la croûte. Sitôt dit, elle eut ôté sa combinaison et fut en maillot de bain, puis dans l'eau avant lui, riant et l'éclaboussant quand il l'y rejoignit. Il avait toujours ce même corps admirablement découplé dont le hâle semblait accentuer la souplesse et la puissance.
Régénérés par leur baignade, ils s'installèrent sur la jetée, à l'ombre de filets au séchage.
— Vu l'excellent boulot abattu, je tiens à vous payer le resto, dit-il, reconnaissant.
— Deux fois en vingt-quatre heures, vous ne trouvez pas que c'est un peu trop ? D'ailleurs, ce que j'ai apporté devrait amplement suffire pour deux.
Alors qu'il se levait, ses yeux d'océan se plissèrent, se renfonçant au creux des rides dont le soleil avait marqué son visage. Les mains sur les hanches, dégoulinant d'eau, il la contempla.
— Vous êtes une maline, vous.
— Un marché est un marché. Vous m'avez tiré d'un mauvais pas et j'ai payé ma dette. Maintenant, à charge de revanche : le repas d'aujourd'hui contre un tour à bord du Miraki dès qu'il sera en état de prendre la mer. OK ?
Une poignée de main scella leur accord. Turian riait, tout empli d'admiration intérieure pour l'indépendance de la Rowane. Elle aurait voulu qu'il ne pensât pas si fort — vu l'injuste avantage qu'à son sens elle en tirait — et n'en semblait pas moins faire le nécessaire pour prouver qu'elle n'était pas aussi jeune qu'elle en avait l'air.
Ils eurent encore trois jours de travail sur le Miraki avant qu'il ne fût fin prêt. Trois jours auprès de Turian avec l'exigence de ne pas trop souvent anticiper l'expression vocale de ses ordres. Dans la fraîcheur du soir, tout en cochant sur sa liste les tâches accomplies, il lui détaillait ce qu'ils allaient avoir à faire le lendemain. Eprouvait-elle le besoin de compléter ses connaissances sur quelque point — vernir n'exigeait aucun effort mental mais l'expérience de la fatigue physique, surtout au niveau des épaules, s'avéra digne d'intérêt — qu'elle n'allait pas se coucher sans avoir accédé sur son écran aux informations désirées. Elle dormait par ailleurs beaucoup mieux qu'elle ne l'avait fait depuis des mois.
Quand il n'y eut plus un pouce du Miraki — coque, pont, bouchain, misaine, mât, voilure, gréement, moteurs, cockpit, cuisine et cabines — qui n'ait été l'objet de leurs soins, Turian fit venir l'Ingénieur Maritime de Favor Bay qui délivra sans problèmes son certificat. La Rowane ne put retenir un cri de triomphe : elle y voyait une réussite personnelle.
— Et maintenant, vais-je avoir droit à ma virée sur les flots ? demanda-t-elle au retour de Turian qui avait raccompagné l'Ingénieur jusque sur la jetée. La météo annonce pour demain du temps clair avec un petit nord-nord-est de quinze nœuds.
Turian pouffa, lui ébouriffa ses boucles, et elle eut a réprimer la soudaine bouffée de pure conscience sexuelle du corps de l'autre suscitée par cette caresse désinvolte. Une simple marque d'amitié ne justifiait nullement pareille réaction. Toutefois ce geste tendre et gamin ne l'avait tant surprise que parce que les contacts physiques étaient rares entre Doués, et réservés au renforcement des liaisons mentales. Elle ne souhaitait pas révéler prématurément ses desseins concernant un certain Capitaine Turian qui la tenait toujours pour une petite jeune fille en dépit des tentatives qu'elle faisait pour l'éduquer.
— D'accord pour la virée. Une journée entière, vous croyez pouvoir supporter ?
— Ce ne sera pas la première fois, Capitaine Turian, répondit-elle, malicieuse. Et j'ai un estomac d'acier.
— En ce cas, je vais faire rentrer des provisions, mais à condition que vous vous chargiez de la cuisine. Et apportez des vêtements de rechange ainsi qu'un bon coupe-vent. (Il leva vers le ciel des yeux experts qui s'étrécirent pour en filtrer la brillance.) J'ai bien l'impression que le temps va changer d'ici demain soir.
— Ah bon ? (Elle rit de le voir si sûr de lui.) Je croyais la météo parfaitement fiable de nos jours.
Les lèvres de Turian s'écartèrent sur un sourire avisé qui révéla une denture légèrement irrégulière. Il hocha la tête.
— Pouvez-vous être ici à quatre heures pour que nous partions avec la marée ?
— Oui, Capitaine. Bien, Capitaine.
Et sur un petit salut effronté, elle renfourcha sa bicyclette et s'éloigna vers le fond de la jetée.
Sitôt rentrée à la villa, elle s'installa devant son écran et demanda le dernier bulletin météo. Sachant que, tout à l'heure au bateau, Turian n'avait pas même allumé le sien, elle fut très intriguée d'y apprendre qu'une nouvelle zone de basses pressions était en train de se former dans l'arctique. Comment s'y était-il pris, par tous les saints, pour être au courant d'une chose qui avait lieu à des milliers de kilomètres d'ici ? Et, dans sa famille, on ne s'était jamais soumis au moindre test de détection des Dons. Vraiment curieux ! La Rowane fit son sac, n'oublia pas d'y fourrer un imperméable et quelques accessoires qui, pour n'être pas essentiels, risquaient néanmoins de s'avérer utiles.
Le lendemain, sac au dos, elle pédala dans la grisaille de l'aube, bien contente de connaître désormais l'emplacement de chaque ornière ou nid-de-poule que la route du port de plaisance présentait sous ses roues. Arrivée devant le Miraki — amarré par l'avant et par l'arrière le long de la jetée, il se balançait mollement dans la marée montante — elle appela, et sa voix lui parut anormalement forte.
— Range-moi ce vélo, p'tit gars, et largue-moi l'amarre de poupe, dit Turian en émergeant de la cabine pour gagner à grands pas le cockpit. Maintenant, tu te tiens juste à coté de l'autre amarre. On appareille.
Riant d'entendre Turian métamorphosé en loup de mer plus vrai que nature, la Rowane s'exécuta puis, d'un bond précis, sauta sur le pont pour gléner l'amarre de proue à l'instant même où les hélices du Miraki mordaient l'eau et arrachaient le voilier du quai.
— Va mettre ton sac dans la cabine, et remonte-nous une tasse de thé pour chacun. On va en avoir besoin pendant la sortie du port.
Alors qu'elle exécutait joyeusement ces consignes, elle ne doutait pas que ce dût être une journée merveilleuse, à coup sûr un sommet dans l'année qui venait de s'écouler. Son Don ne comportait pas le moindre élément de précognition, mais il y avait des moments — et celui-ci en était un — où l'on n'avait nullement besoin d'être voyant pour savoir ses actes placés sous de bons auspices.
Une fois qu'ils eurent franchi les limites du port, et laissé derrière eux la flottille plus haletante des bateaux de pêche rentrant de leur labeur quotidien, Turian donna l'ordre de hisser les voiles. Filer au ras des flots sous un vent constant exalta la Rowane à l'extrême ; accrochant le regard de Turian, elle lui vit un sourire indulgent devant cet abandon au plaisir de l'instant.
— Ce n'est pourtant pas la première fois, m'as-tu dit? la taquina-t-il à demi alors qu'ils étaient ensemble dans le cockpit avec la compétente main de Turian posée sur la barre entre eux deux.
— Oui, mais ce n'était pas vraiment comparable. Juste des excursions... rien qui ait ce parfum d'aventure.
Turian renversa la tête en arrière et partit d'un grand rire chaleureux.
— Bon, si une petite sortie d'essai constitue pour toi une aventure, je suis heureux de t'en procurer la rare occasion. Pauvre gosse, se disait-il bien que son regard sur elle fût toujours aussi gentil. Si tu n'as jamais rien vécu de plus aventureux...
N'en gardant pas moins l'intention de lui faire vivre l'expérience à sa pleine mesure, il en vint à oublier ses propres prédictions météo. Le plan de sortie laissé aux autorités portuaires prévoyait un aller-retour dans la journée jusqu'à Islay, la plus grande île d'un archipel parallèle à la côte, mais vu l'allure à laquelle ils filaient, il décida d'aller plus loin, d'attraper le courant nord-sud qui les porterait juste à la pointe méridionale de Yona où ils n'auraient plus qu'à virer nord-ouest pour rentrer en cabotage à Favor Bay. Il en résulterait un surcroît d'aventure pour la jeune fille.
En attendant, il prenait grand plaisir à la voir s'activer. A peine s'offrait-elle de temps à autre un instant de repos, et pareille diligence, pareil empressement — bien qu'il les approuvât — sem- blaient parfois hors de proportion avec les simples tâches qu'il lui donnait à faire.
Les sommets violets d'Islay — et Yona plus loin vers le sud dans leur prolongement — se profilaient sur l'horizon quand Turian expédia la Rowane aux fourneaux. Du temps qu'ils aient satisfait l'immense appétit que leur avait donné la mer, l'île s'était assez rapprochée pour que sa petite agglomération fut visible. Puis ils rencontrèrent le courant, et les yeux de la Rowane s'écarquillèrent devant le nouveau comportement du voilier qui donnait de la bande alors que son étrave soulevait des gerbes d'écume. Turian lui fit serrer le clinfoc cependant que lui-même jouait sur la bouline pour prendre le vent par côté. Elle retournait s'asseoir près de lui quand il entendit crépiter la météo-alarme.
— Passe me chercher ce feuillet, veux-tu, Rowane ? lui cria- t-il, et profïtes-en pour nous remonter une boisson chaude.
— Tu avais raison pour le changement de temps, dit-elle en réémergeant sur le pont avec les tasses fumantes entre les mains. Il y a un front de basse pression qui dégringole du pôle Nord ; une bousculade d'isobars qui semble nous promettre des vents de force 8 pour le moins. (Elle sortit de sa poche le feuillet d'imprimante et le lui tendit.) Mais tu étais au courant depuis hier.
Il rit en prenant connaissance du bulletin. Puis il le fourra dans sa poche pour prendre sa tasse de son unique main libre.
— Voilà des siècles qu'on est marin dans la famille. On a fini par acquérir une sorte d'intuition sur le temps.
— Vous êtes des météo-Doués ?
Il lui décocha un drôle de regard.
— Non, rien d'aussi officiel.
— Comment tu le sais ? As-tu déjà passé des tests ?
— A quoi bon ? Dans ma famille, tous les hommes ont cette intuition du temps. Pourquoi irions-nous nous soumettre à des tests ?
Il haussa les épaules et prit une gorgée prudente de potage brûlant.
— Mais... la plupart des gens veulent que leur Don soit officiellement reconnu.
— La plupart des gens veulent plus que ce dont ils ont besoin, répliqua-t-il. Du moment que j'ai un bateau, un océan pour le porter et assez d'argent pour l'entretenir, je suis content.
La Rowane le regarda, déconcertée par sa philosophie.
— Une chouette vie, d'ailleurs, ajouta-t-il en hochant la tête, puis il lui sourit. Sur tous les mondes, il faut bien qu'il y ait des gens comme nous pour se satisfaire de ce qu'ils ont, et supporter sans ennui de rester toute la journée au bureau posés sur leur derrière à brasser de la paperasse.
Elle capta dans l'esprit de Turian une acceptation de cette indicible lucidité qui ne prenait sa source dans nul manque d'ambition, se soldait par un style de vie totalement différent, sans plus. C'était une composante de son honnêteté foncière et de son haut sens moral. Fugitivement, elle jalousa ses certitudes. Elle n'avait pas le moindre argument à lui opposer sinon qu'il ne lui avait jamais été donné de vivre une vie comparable à la sienne, ce qui suscitait presque en elle du ressentiment Depuis l'instant où ses sauveteurs l'avaient extirpée de la puce, aucun autre sentier ne s'était présenté qu'elle pût suivre.
— Tu as de la chance, Capitaine Turian, dit-elle avec un petit sourire que tordait l'envie.
— Comment se fait-il que tu donnes parfois l'impression d'avoir dix ou vingt ans de plus qu'il n'est possible ?
— C'est que j'ai parfois dix ou vingt ans de plus que je ne le devrais, Capitaine Turian.
Il en resta coi et elle se sourit mentalement. Si rien d'autre ne marchait, pourquoi pas se montrer mystérieuse ?
— Toujours est-il que nous allons devoir modifier nos plans, dit-il en ressortant le bulletin météo qu'il relut. Nos chances de rentrer à Favor Bay avant l'arrivée de ce grain sont nulles, et je n'ai pas l'intention de me faire surprendre par lui de ce côté-ci de l'archipel. Nous sommes donc en face d'un choix... que je t'abandonne en dernier ressort. (Il la défia du regard.) Ou bien nous franchissons le goulet... (il montra du doigt la pointe d'Islay qui se rapprochait à grande vitesse)... pour nous abriter derrière Yona. Je connais une jolie petite baie sur la queue de l'île. On y sera en sécurité, d'accord, mais cela reportera notre voyage retour à demain. Ou bien nous pouvons rebrousser chemin jusqu'à Port Islay, nous y amarrer solidement jusqu'à la fin du coup de vent et regagner Favor Bay dans la nuit.
— C'est toi le capitaine.
— Sache que s'engouffrer dans le goulet à marée haute a de quoi flanquer les jetons.
— Mais le Miraki serait mieux abrité de l'autre côté de l'île, non ? .
Le sourire de Turian lui répondit.
— Donc, allons-y pour le goulet, dit la Rowane, son sourire à elle relevant le défi.
Turian hésita encore un moment. Le goulet d'Islay à marée haute était au mieux un passage eprôuvant. Le peu de voile que sa passagère pouvait avoir fait pendant ses vacances ne l'avait certainement jamais confrontée au tumultueux enchevêtrement de courants et de contre-courants dans l'exiguïté d'un détroit. Ayant souvent mené le Miraki dans pareille tourmente, il avait une totale confiance dans ses propres qualités de marin, mais si c'était l'aventure qui la séduisait, elle allait être servie.
Aussi lui ordonna-t-il d'enfiler son ciré et son gilet de sauvetage dès qu'ils doublèrent les récifs marquant l'entrée du goulet, s'équipant de même pour couper court à toute discussion.
— Paré à virer, rugit-il par-dessus le fracas du ressac contre les rochers.
En passant à l'avant exécuter la manœuvre, la Rowane eut un premier aperçu réel de ce qui bouillonnait à l'intérieur du goulet.
— On va s'engager là-dedans ? s'écria-t-elle, et il admira la manière dont elle dissimulait la terreur qui à l'évidence la saisissait.
— Tu m'as dit avoir un estomac d'acier. Je vérifie.
Alors qu'elle retournait vers le cockpit, il sourit de remarquer comment elle s'accrochait au bastingage, et de la précision avec laquelle ses pieds nus se posaient sur le pont pour compenser les plongeons du Miraki.
Il se dit qu'il n'avait peut-être pas choisi la façon la plus douce de tester les qualités de marin de la jeune fille, mais n'en était pas moins fier du courage qu'elle montrait. Elle ne dévia pas de cette apparence impavide jusqu'à ce qu'ils fussent au point de rencontre des deux flux. A cet instant, le Miraki se retrouva chevauchant la crête d'une énorme vague, puis la dévalant presque en piqué pour aborder la suivante.
A ses côtés, la fille hurla, et il détourna brièvement son attention sur elle, eut le temps de la voir blanche comme un linge, les yeux écarquillés, le regard fixe, en proie à la panique la plus totale. Ce fut alors une main que Turian détourna de la barre le temps de serrer contre lui la Rowane pour autant que le permettait la pièce de bois tressautante qui les séparait. Puis il lui saisit la main et la bloqua sous la sienne en replaquant celle-ci sur la barre. Enfin, après avoir accroché sa jambe à celle de la jeune fille, il se colla du mieux qu'il put contre elle.
Car ce n'était pas la mer qui la terrifiait. Il le savait sans s'interroger sur l'origine de ce savoir. Elle succombait à une peur ancienne, de quelque manière ressuscitée par leur situation présente... et luttait contre cette peur, de toutes ses forces. Il resserra son contact physique avec elle, conscient qu'elle en sortirait avec la main couverte de bleus, tant il la lui écrasait. Mais il n'avait rien d'autre pour la rassurer.
S'il présentait des risques incontestables — et paraissait de ce fait interminable —, le goulet n'était par bonheur pas très long, et Turian fut assez vite en mesure de virer dans des eaux nettement plus calmes.
— Rowane ? (Il lâcha la barre, le temps de tirer la jeune fille en travers de ses genoux puis d'attraper une corde pour assujettir la barre sur leur nouvelle course. Quelques tours de guindeau redéployèrent la grand-voile comme il fallait, et Turian fut libre de se consacrer à sa passagère. En douceur, il lui repoussa les boucles du front.) Qu'est ce qui t'a fait peur ?
— Ça m'est tombé dessus par surprise! Ce n'était pas le goulet. C'était la façon dont le bateau remuait. Les bonds qu'il faisait puis ces glissades. Comme dans la puce. J'avais trois ans. Maman m'avait laissée dans la puce, et la coulée de boue est arrivée. J'ai été emportée, ballottée comme ça. Puis après, des jours et des jours, ça a duré. Personne ne venait. J'avais faim, j'avais soif, j'avais froid, j'avais peur.
— C'est fini. La passe est derrière nous. A partir de maintenant, c'est une croisière sans problèmes, promis.
Elle voulut se dégager mais Turian, qui la savait encore sous le choc de cet horrible retour du passé, continua de la serrer contre lui. Son œil de marin se posa sur les flots puis sur la voile gonflée par le vent, mesura la distance qui séparait le Miraki du rivage, et s'estima satisfait de leur course présente. Soulevant alors la Rowane, tremblante et légère sur ses bras, il la transporta dans la cabine et l'étendit sur la couchette. Il mit de l'eau à bouillir, débarrassa la jeune fille de son gilet de sauvetage puis de son imperméable, sentit ce faisant à quel point elle était glacée, et prit alors le temps de l'envelopper dans une couverture avant de retourner aux fourneaux concocter un breuvage régénérateur qu'il lui tendit, généreusement arrosé d'alcool.
— Tu bois ça, lui ordonna-t-il, et son ton péremptoire la fit sourire, même si elle obéit.
Puis il s'extirpa de son propre harnachement, s'ébouriffa les cheveux, se massa les épaules, alla se préparer la même chose, s'assit sur la couchette opposée, et attendit qu'elle eût envie de parler.
— Le bateau? demanda-t-elle une fois entre deux gorgées, inquiète d'entendre le chuchotement de l'eau glissant le long de la coque.
— Ne te fais pas de souci pour lui.
Elle eut un sourire un peu plus digne de ce nom.
— Et toi, ne te fais pas de souci pour moi. Voilà des années que je n'avais pas revécu ce cauchemar. Ce sont les mouvements...
— Bizarre comme les souvenirs remontent, dit-il sans insistance particulière dans la voix. Comme ça sans crier gare. J'ai bien failli perdre et mon voilier et la vie dans un détroit comme celui que nous venons de franchir. J'en ai... tu vois quoi... dans mon froc, et c'était le seul que j'avais. Tu es en droit de penser... (et il se recroquevilla légèrement, affectant d'être gêné)... que je ne m'aventure si souvent dans le goulet d'Islay que pour me prouver que je suis désormais inaccessible à la peur.
— Je ne suis pas vraiment sûre... enfin, si tu n'y vois pas d'inconvénient... commença-t-elle en égrenant ses mots — mais son visage avait déjà repris des couleurs —... de vouloir y retourner aujourd'hui.
— Ce serait impossible, de toute façon, rétorqua-t-il en éclatant de rire. (Il lui reprit sa tasse vide.) La marée n'est pas dans le bon sens pour qu'on prenne la passe d'est en ouest.
— Ah, c'est bien triste !
Plein d'admiration pour une pareille élasticité de caractère, il lui allongea plaisamment — et en douceur — son poing dans la mâchoire puis lui lança la serviette propre qu'il venait de prendre dans le placard. Allez, sèche-toi, change-toi, et rendez-vous sur le pont. C'est toi qui es de quart jusqu'à ce qu'on atteigne la queue de Yona.
Qu'elle s'active, se disait-il en remontant. Ça lui évitera de replonger dans ses vieilles peurs. Bien que parfaitement d'accord avec lui, la Rowane resta encore un moment sur sa couchette, toute à sa réaction devant le soutien immédiat que lui avait apporté Turian. Il aurait pu se moquer d'elle, la traiter de poule mouillée, ou simplement l'abandonner à sa terreur sans en soupçonner la réelle nature. Mais non, il avait deviné ce dont il s'agissait, et agi en conséquence, lui donnant toute la présence physique dont elle avait besoin... et qui avait tant manqué à la petite fille de trois ans prisonnière de la boue.
Oui, les vieilles terreurs avaient une manière de vous assaillir au moment où vous vous y attendiez le moins. C'était la première fois qu'elles réussissaient à forcer en masse les scellés mis par les psychiatres sur l'horrible expérience. Si, mentalement, elle n'était pas autorisée à se souvenir, son corps avait de toute évidence les moyens de transgresser l'interdit. Une chance qu'elle ait eu cette fois quelqu'un pour lui tenir la main.
Elle enfila ses vêtements de rechange, enveloppa dans la chaleur du sweater un froid si enraciné au coeur des os que le grog était resté impuissant à le dissiper. Alors qu'elle se séchait les cheveux, il lui revint à l'esprit — et elle en fut amusée — qu'elle s'était expliquée sur sa panique à un niveau subvocal sans que Turian s'en aperçût. En fait, compte tenu de leur proximité physique du moment, il n'avait pas eu besoin d'avoir des trésors d'empathie pour capter son message mental.
Le visage de Turian s'illumina quand il la vit reparaître sur le pont. Elle lui rendit son sourire.
— A toi la barre, dit-il en lui montrant la boussole. Je vais déployer le foc. Comme ça, on sera plus vite ancré dans cette rade, et avec du temps devant nous avant la nuit. J'ai communiqué à la Vigilance Maritime une nouvelle date de retour, histoire de leur éviter une panique, mais si tu as quelqu'un à prévenir en particulier à Favor Bay...
Elle fit non de la tête, consciente — parce que c'était criant dans les pensées de Turian — qu'il n'était pas mécontent de cette prolongation de leur croisière. Il y avait déjà qu'il en voulait à ceux qui avaient laissé une gamine de trois ans mariner des jours durant dans sa détresse ; et puis qu'il commençait à voir en elle, au-delà de la fille qui lui avait donné un coup de main, de la camarade de travail, une personnalité originale et digne d'intérêt.
Elle observa le jeu souple de ses muscles alors qu'il hissait le foc, renroulait quelques cordages éparpillés pendant la traversée du goulet et vérifiait d'une manière générale un peu tout, à tribord comme à bâbord, en retournant vers le cockpit. S'asseyant au coin du banc, il jeta un œil sur la boussole puis sur le rivage.
— Timonier, infléchissez notre course. Dix degrés à tribord. (Son bras se tendit, désignant dans les lointains la pointe de Yona.) Nous allons mouiller sur la queue de Yona. Et demain, nous rentrerons droit sur Favor Bay.
— Bien, Capitaine. Dix degrés à tribord, cap sur la queue de Yona. Et puis-je m'enquérir auprès du capitaine si les provisions qu'il a embarquées suffiront à nourrir un matelot affamé ?
— Personne ne meurt de faim à bord du Miraki, lui fut-il répondu avec petit rire approbateur. L'équipage est libre de pêcher autant de poisson qu'il peut en manger, et ce n'est pas la garniture qui manque.
D'épais nuages avaient commencé d'envahir les cieux quand ils atteignirent leur ancrage, une charmante petite baie sertie dans le croissant d'une plage de sable blond. Yona était un séjour d'été apprécié, précisément du fait que des centaines de plages similaires émaillaient sa côte orientale. Ils n'en étaient pas moins les seuls à mouiller dans ces eaux calmes, voiliers en cale sèche et résidence du bord de mer continuant de rêver à la belle saison dans leurs cocons hivernaux. Sitôt qu'il eurent ferlé les voiles, proprement roulé tous les cordages et allumé leurs feux de position, Turian sortit les cannes à pêche.
— Qu'est-ce qu'on y met comme appât ?
Il sourit.
— Tu lances ta ligne et tu regardes ce qui se passe.
— Incroyable ! s'exclama-t-elle alors qu'un poisson plat bondissait sur l'hameçon nu à peine celui-ci se fut-il enfoncé de quelques centimètres sous la surface.
— C'est le bon moment de l'année pour en attraper. Et cette baie est particulièrement poissonneuse. Maintenant, cinq minutes entre la mer et ton assiette, et ainsi de suite jusqu'à ce que tu sois gavée.
La Rowane appliqua ce programme à la lettre parce qu'elle n'avait jamais eu à ce point l'estomac dans les talons, ni autant apprécié un repas improvisé. Ce fut emplie d'un inhabituel sentiment de complétude qu'elle fit la vaisselle. Elle était également épuisée, d'une fatigue physique et non mentale qui s'avérait aussi pacifiante que soporifique.
— Hé ! moussaillon, tu dors debout, lança Turian, la voix tout ensoleillée d'ironie amène, mais ses sourcils légèrement froncés trahissaient son inquiétude.
— Ça va maintenant. Vrai de vrai. Tu as été super, tout à l'heure. Si je t'avais eu avec moi dans la puce, je n'aurais pas eu si peur. (Voyant la colère se peindre sur les traits de Turian, elle leva la main.) En fait, personne n'est à blâmer. Et il se trouve que j'ai survécu parce que j'étais dans la puce. Ils sont tous morts à part moi.
Et elle se demanda si elle n'en avait pas trop dit. A en croire Siglen, il n'était personne sur la planète qui n'eût été mentalement assourdi par les hurlements de terreur qu'elle avait poussés. Certes, il avait pu être en mer à l'époque, mais ça n'avait pas dû changer grand-chose, doté qu'il était, à l'évidence, d'un taux de perception extra-sensorielle relativement élevé.
— Tu n'as pas de famille ?
Bizarrement, c'était là ce qui le perturbait au plus haut point.
— Non, mais j'ai d'excellents amis qui se sont occupés de moi mieux que n'auraient su faire des parents.
Il secoua la tête.
— La famille, c'est mieux. On peut toujours compter sur les siens. Mais tu as sûrement quelque part des cousins ou quelques proches.
La Rowane haussa les épaules.
— Ce que tu n'as jamais connu ne peut te manquer. (Elle avait conscience de le choquer, lui qui avait des rapports personnels avec chaque membre de sa famille et pour qui les liens du sang étaient sacrés.) Mais viendra un jour où j'aurai ma propre famille, ajouta-t-elle, autant pour le rassurer que pour s'en faire la promesse.
Peut-être fallait-il y voir la motivation première de Reidinger quand il l'avait pressée d'assister au stage : il y expédiait plus de garçons que de filles, et les Métas étaient censés s'allier de préférence à des Doués de niveau comparable. Se pouvait-il qu'à temps perdu le Méta de la Terre exerçât les fonctions de marieur ?
Absorbée qu'elle était dans ce genre de pensées, l'initiative amoureuse de Turian la prit au dépourvu. Elle se cramponna dans ses émotions alors qu'il l'enlaçait, l'attirait tendrement vers lui. Elle s'abandonna au délice d'être caressée, de sentir un corps chaud et musclé se plaquer contre le sien, des mains douces qui jouaient dans ses boucles, descendaient puis remontaient le long de son dos. Elle tourna la tête et la posa sur la poitrine de Turian, entendit battre son cœur plus vite qu'à la normale et sut qu'il se sentait coupable d'abuser d'une orpheline.
Elle prit soudain conscience qu'était venue l'heure du choix. Sans le vouloir, elle avait produit l'effet souhaité sur Turian. Maintenant, la plus impalpable chiquenaude mentale pouvait suffire...
La décision lui fut épargnée. Turian s'en chargea. Il émana de lui une aura de tendresse — avec un rien de pitié, peut-être — mais essentiellement nourrie par une profonde sympathie pour cette fille courageuse et que rien n'abattait. Elle ne s'était jamais sentie si appréciée, si choyée... si désirée surtout, avec une intensité qui la surprit. Elle en releva brusquement la tête et des lèvres se posèrent sur les siennes, douces mais insistantes.
La Rowane n'eut que le temps de faire au mieux pour réduire à un niveau décent la violence de sa propre réaction. Les dernières heures avaient suscité chez elle une foule d'émotions trop longtemps soumises à un strict contrôle, répression qui n'allait pas manquer d'avoir de graves conséquences. Elle en aurait sa part — et pareillement unTurian qui ne soupçonnait rien — pour peu qu'elle relâchât son attention. Or elle voulait, pour une fois dans sa vie, ne plus faire attention. La sensualité se projeta au premier plan de ses pensées, de ses sentiments, de ses percep- tions et quand Turian y répondit, elle s'offrit à lui de tout cœur, en toute sincérité.
Il ne s'était pas attendu à la trouver vierge, et ce qu'elle lisait en lui de colère était à la fois tourné contre elle qui l'avait séduit et contre sa propre incapacité à moucher l'incandescent désir qui le saisissait. Aussi l'encouragea-t-elle corps et âme, de ses mains, de ses lèvres. La brève douleur passa presque inaperçue dans le torrent de passion qui le submergeait et qui déferlait aussi sur elle, liée qu'elle était à lui, par la pensée, sous ses caresses. Elle maudit la stupide réserve qui la coupait d'une semblable explosion libératoire mais l'extase qui l'attendait la deuxième fois qu'il lui fit l'amour s'inscrivit en lettres de feu dans son esprit.
La Rowane s'éveilla en sursaut, consciente que la chaude et réconfortante présence de Turian avait déserté l'étroite couchette où ils s'étaient endormis, rompus. Ce n'était pas le clapotis des vagues sur les flancs du voilier qui venait de l'éveiller. C'était la détresse morale de Turian. Ecrasé de culpabilité, il se reprochait un égarement qui l'avait conduit à déflorer une vierge, tout en lui en voulant de l'avoir — croyait-il — délibérément provoqué, mais n'en brûlait pas moins de répéter cette étreinte dont il vibrait encore.
La Rowane fut assaillie de remords en le voyant dans cet état. Ce qu'elle avait initié moitié par jeu, moitié pour relever un défi qu'elle se lançait, avait eu des effets désastreux sur un brave type heureux de ce qu'il faisait et de la manière dont il menait sa vie. Elle n'avait pas de leçons à donner à Moria !
Elle se leva, s'habilla en hâte, mais la fraîcheur de la nuit la convainquit de s'envelopper en outre dans une couverture et de préparer vite fait deux grogs. Une main fermant les pans de sa cape improvisée, l'autre tenant les tasses en équilibre — avec un soupçon d'assistance kinétique — elle monta sur le pont. Turian était tassé dans un angle du cockpit, tremblant de tous ses membres, glacé jusqu'au fond de son être, l'esprit sans cesse ramené sur la dévastatrice intensité sexuelle de leur union spontanée et sur son impuissance à y faire face.
— Il faut qu'on parle, Turian, lui dit-elle d'une voix calme qui le fit toutefois sursauter. (Elle lui tendit son grog et s'assit à ses côtés sans demander la permission, partageant avec lui la couverture.) Tu n'as aucune raison de te sentir coupable de ce qui s'est passé hier soir.
Il lui jeta un regard noir.
— Comment tu peux savoir ce que je ressens.
— Sinon, tu ne serais pas dehors à te geler avec la mine d'un type qui vient de commettre un crime. Allez, bois, tu as besoin de te réchauffer. (Elle usait de ce ton sans réplique si souvent adopté à son égard par Luséna dans des circonstances similaires.) Maintenant, reprit-elle, doublant la fermeté de sa voix d'une légère pression psychique, posons clairement les choses. Je n'ai rien manigancé pour arriver à ce résultat. (Il eut un reniflement incrédule, tira la couverture sur son épaule droite mais ne fit rien pour soustraire son corps glacé à la chaleur qui rayonnait de la jeune fille.) Mais je voulais que tu cesses de me considérer comme une gamine, comme n'importe quelle nana sympa mais un peu jeune. Je voulais que tu me regardes et que tu me voies, moi, la Rowane.
Lentement, il se tourna vers elle, et le blanc de ses yeux trancha plus nettement sur l'ombre alors qu'il la reconnaissait et, sous le coup de la surprise, les ouvrait tout grands.
— Ce nom me dit quelque chose. Et je t'ai déjà vue quelque part. Il me semblait bien que ton visage m'était vaguement familier.
— Nous étions quatre, trois filles et ma tutrice et il y aura de ça quatre ans cet été. Tu nous avais emmenées en excursion. Aux jardins de la mer, une des filles — une dragueuse de première — s'est fait salement piquer parce qu'elle n'avait pas écouté ce que tu disais.
— Je me souviens. Toi, tu avais écouté, et tu as soigné la petite allumeuse. (Il rejeta la tête en arrière et la regarda par en dessous.) En fait, quel âge as-tu, Rowane ?
— Dix-huit ans, répondit-elle, puis elle ajouta, facétieuse: allant sur soixante-dix-huit. Je suis donc en âge d'avoir des aventures et de savoir quand je puis me les permettre. Mais là, franchement, c'est arrivé comme ça. J'ai adoré t'aider à remettre en état le Miraki. Tu ne peux pas t'imaginer comme ça me changeait de tout ce qu'on me fait faire l'année durant. Cela seul aurait suffi pour que ces vacances restent les plus belles que j'aie jamais eues. Et puis il y a eu l'inespéré, ce qui s'est passé cette nuit. Crois-moi, ça n'a rien de courant dans mon existence.
Ses explications tranquilles trouvaient une oreille attentive car, fondamentalement, l'homme était sensé. Chaude encore d'avoir tenu le grog, une main vint couvrir la sienne, et elle sentit dans ce contact une raideur extrême, tant physique que psychique. Elle le sonda, à la recherche d'un biais pour soulager cette tension, découvrit des pensées en bande fermée qui allaient de sa jeunesse à l'érotisme de la nuit écoulée.
— J'ai fait l'amour à bien des femmes depuis que je sais comment m'y prendre mais ça ne s'est jamais passé comme avec toi. (Il poussa un énorme soupir.) Non, vraiment. Loin s'en faut. (Il marqua une nouvelle pause sur le souvenir de cette intensité inattendue dont il frémissait encore.) Tu m'as pratiquement démoli pour toute autre. (Et ça ne lui plaisait pas. Il aimait que ses liaisons fussent brèves, sans heurts ni complications, avec lui comme figure dominante et sans rien qui, comme cette nuit, échappât à son contrôle.)
— Moi, la gamine, démolir le Capitaine Turian? s'étonna-t-elle, humoristiquement sceptique. J'en doute, quoique ce soit un sacré compliment que tu me fais. Je n'avais pas la moindre idée de ce qui allait suivre quand on a commencé. Tu es un amant merveilleusement tendre. Je n'ai pas eu besoin d'expérience antérieure pour m'en rendre compte. Et je te sais foncièrement honnête, respectueux des autres, attentionné. Mais de là à te voir démoli pour toujours, c'est hautement improbable. Tu n'as jamais pu te fixer auprès d'une femme, dans un port ou sur l'une ou l'autre des mers altaïriennes. Si tu veux mon avis... (et elle pesa soigneusement la formulation de sa phrase pour ne rien trahir de son indiscrète et illégale incursion dans le dossier personnel de Turian)... je ne te vois pas t'épanouir dans le cadre d'une famille bien que les liens du sang aient beaucoup d'importance pour toi. Il y a simplement que je ne t'imagines pas restant à terre pour élever des enfants. Bref, j'ai bien l'impression que le Miraki te suffit comme épouse et progéniture. Est-ce que je me trompe ? (Elle avait plutôt bon espoir d'arriver à ses fins mais sentir le nouveau tour que prenaient les pensées de Turian sur sa candide remarque fut un grand soulagement.) Même si j'avais une petite chance dans quelque forme d'association, ce voilier finirait par l'emporter, et c'est moi qui resterais en cale sèche.
Il eut un petit rire malaisé. Elle le savait à deux doigts de réitérer ce geste affectueux, désinvolte, de lui ébouriffer les cheveux, l'en savait aussi empêché par le désordre présent de ses pensées. Elle lui prit la main et la porta à sa joue, laissant filtrer d'un épiderme à l'autre le calmant salvateur du respect et de l'amitié immuable.
— Je n'oublierai jamais comme tu m'as rassurée, Turian, quand nous avons franchi le goulet. Ni que tu as tout de suite su que j'en avais besoin. C'était si généreux de ta part, une pure gentillesse, et je n'y suis pas habituée. Ça m'a complètement désarmée, tu sais ?
Il hocha la tête, saisissant à plusieurs niveaux ce qu'elle voulait lui transmettre.
— Qui es-tu, Rowane ?
— Une orpheline de dix-huit ans. Douée. En service à la Tour d'Altaïr.
Elle l'entendit happer une soudaine goulée d'air et sentit la révérence teinter l'image qu'il avait d'elle.
— Comme la Méta Siglen ?
Tout en sachant très bien ce que faisait le personnel de la Tour, et par quelles techniques, il n'arrivait pas trop à replacer la jeune fille dans un tel contexte.
— Je n'ai pas le titre de Méta, dit-elle avec un petit rire pour enrober cette vérité partielle. Mais c'est un boulot solitaire car je suis tenue de m'isoler des gens avec lesquels je travaille. Je ne peux pas me permettre avec eux des relations comme celles que tu as avec ton équipage, Capitaine. Travailler avec toi et sous tes ordres a été en soi une expérience merveilleuse. Remettre en état le Miraki, rien que nous deux, était aux antipodes de ma vie dans la Tour et je n'ai jamais passé une semaine dans un tel état de grâce. Mais crois bien que je n'avais pas l'intention de te payer cette amitié sous forme de taxe sexuelle.
— Une taxe ! (Il avait presque hurlé le mot, et elle sut qu'elle avait touché juste.) J'ai entendu désigner ça par bien des termes mais jamais par celui de taxe ! (Il éclata de rire et, soudain, trouble et tension disparurent de ses pensées.) Une taxe, oui, c'est ça.
L'aube éclaira le ciel et la Rowane découvrit sur les traits de Turian une expression amusée, écho de son équilibre reconquis.
— En ce cas, commença-t-elle d'une voix timide, quoique enhardie de le retrouver tel qu'en lui-même, sous toutes réserves et considérant qu'il s'agit là d'une occasion unique, peu susceptible de se représenter, ne pourrions-nous de nouveau nous taxer l'un l'autre ?
— Si tu as quelque Don, Rowane (et son expression reflétait le désir qui l'envahissait), tu sais très bien que je n'ai pour l'heure de souhait plus cher. (Puis il sourit, lui ébouriffa les cheveux et ajouta :) Si ce n'est, peut-être, un petit déjeuner qui nous donnera les forces nécessaires.
L'après-midi tirait à sa fin quand ils atteignirent Favor Bay. Durant le retour, la Rowane s'était trouvée en mesure — et n'avait pas négligé — d'établir leurs rapports sur la base d'une franche et solide camaraderie. Il avait parlé d'abondance de ses précédents périples autour de la planète, des multiples connaissances qu'il s'était faites, et elle, assise à ses côtés, le plus près de lui qu'il était possible, en avait appris plus sur son monde natal qu'elle n'aurait jamais espéré en savoir.
C'était dans un profond silence qu'ils amarraient à présent le voilier et s'acquittaient d'ultimes corvées, nettoyant la cuisine et s'attachant à tout remettre en ordre pour la prochaine sortie ; plus rien à dire — ou peut-être trop. Elle fourra ensuite ses vêtements imbibés de sel dans son havresac et, d'un bond, fut sur la jetée où elle récupéra son vélo. Turian l'y rejoignit et s'attarda en travers de sa route ; elle sut qu'il répugnait tout autant qu'elle à voir leur idylle prendre fin.
— Il faut que je m'en aille, Turian. Allez, bon vent et que tes cieux soient cléments.
— Bonne chance, Rowane.
C'était presque un feulement, le cri muet d'un cœur et d'une conscience tout entiers tendus vers elle. Toutefois, il s'écarta pour la laisser partir et, passant devant lui, elle capta un regret aussi douloureux que le sien.
Le temps d'atteindre le sommet de la longue côte, elle fut en sueur, et partant indifférente à ce que certaines des gouttes salées qui ruisselaient sur ses joues fussent en fait des larmes. Sa vie venait de connaître un extraordinaire interlude et elle rendait grâces à Luséna d'en avoir été — même indirectement — à l'origine, se demandant si celle-ci allait deviner ce qui s'était passé. Sans doute. Elle n'avait pas souvenir d'une Luséna restant dans l'ignorance de quoi que ce fut concernant sa pupille, et vu le caractère magique de l'incident, il aurait fallu des tonnes de camouflage pour le soustraire à son œil d'aigle. D'ailleurs, souhaitait-elle vraiment le lui cacher ? Ne pouvait-elle s'attendre à voir Luséna heureuse de ce que sa protégée fût tombée sur un amant si gentil ?
Elle était entrée dans la villa et avait eu le temps d'expédier son paquetage au bas de l'escalier menant à la buanderie quand le couinement soutenu du répondeur la tira de ses pensées. Toute une longueur de messages déroulait son accordéon jusqu'au sol. Une telle quantité en à peine plus de trente-six heures ?
— De quoi s'agit-il encore ?
Non sans mauvaise humeur devant ce brutal rappel à d'oppressives contingences qu'elle avait cru pouvoir oublier, la Rowane arracha le dernier feuillet, rafistola la liasse et alla s'installer dans un fauteuil avant de consentir à jeter le moindre coup d'œil.
Le premier message — de Luséna — était arrivé juste après qu'elle eut quitté la villa pour descendre s'embarquer à bord du Miraki. Triomphal, il annonçait la naissance de deux adorables jumelles, et pronostiquait pour la mère un prompt rétablissement bien que l'accouchement eût traîné en longueur et se fût révélé fertile en complications. Un deuxième — également de Luséna — donnait confirmation d'une intuition de cette dernière : les deux bébés, testés à la naissance, se révélaient être des Doués de haut niveau. Dans son troisième message, Luséna exprimait à quel point elle était heureuse que Finnan soit venu voir ses nièces et parlait de la merveilleuse réunion de famille qui avait prit place autour des deux berceaux. Le quatrième émanait de Gérolaman et s'inquiétait de son silence. Le cinquième était arrivé la veille au soir : Siglen y ordonnait qu'elle se mît immédiatement en rapport avec la Tour. Le sixième — et dès les premiers mots la Rowane fut au supplice de n'avoir pas Turian à ses côtés pour la soutenir — fit exploser la fragile bulle de bonheur née de son idylle.
Dois vous informer Luséna Shev Alloway tuée dans collision routière. Veuillez vous présenter dans les plus brefs délais. Siglen.
C'était daté d'aujourd'hui, 12 heures 20, alors que Miraki fendait toutes voiles dehors les flots bleus d'une mer encore grosse des orages de la nuit. Elle et Turian avaient été assis l'un contre l'autre dans le cockpit, dans la chaleur de la camaraderie et de l'amour partagé.
Des larmes roulaient sur les joues de la Rowane.
— Dois vous informer, marmonna-t-elle. Pas un regret, Siglen ? Pas un mot pour déplorer la perte d'un être d'exception, pétri d'amour et d'altruisme ?
Puis elle s'abandonna à son chagrin, cherchant en vain un contact mental qui s'était à jamais rompu, avait disparu comme la réconfortante présence de cette femme qui s'était occupée d'elle avec un tel dévouement. La souffrance se déploya, monta lui bloquer la gorge, descendit battre dans son ventre, jaillit lui loger son essaim dans le cerveau, pesa sur la face interne de ses globes oculaires. Les larmes débordèrent et son corps entier fut ravagé de sanglots. Turian pouvait l'aider. A coup sûr, ce ne serait pas trop lui demander. Mais pourquoi l'impliquer dans une douleur qui ne regardait qu'elle ? Quelque chose qu'il lui fallait assumer, son cœur saignant, l'infructueuse quête psychique, le désert de son âme. Luséna ! Luséna ! Luséna !
Sur l'intrusion déplacée des stridentes instances de l'unité-comm, elle enfonça par kinésie d'un mental en colère la touche de connexion et l'écran s'éclaira. Par bonheur, ce furent les traits soucieux de Gérolaman qui s'y affichèrent.
— Rowane, où étais-tu ?
— En mer. Le temps nous a forcés à mouiller la nuit dernière dans un endroit désert. Je rentre à l'instant. Comment ça se passe avec...
— Siglen a piqué sa crise quand on a appris l'accident. Pour elle, tu ne pouvais qu'avoir accompagné Luséna, et je ne te dis pas dans quel état...
— Elle a dû se croire débarrassée de moi, hein ?
Gérolaman fronça les sourcils, réprobateur.
— Nous étions tous inquiets. Surtout quand Finnan nous a dit que tu n'étais pas venue.
— Bardy avait besoin de sa mère, pas de moi en train de traîner dans leurs pattes. D'autant qu'à dix-huit ans et en vacances, j'estime être capable de me débrouiller seule pendant quelques jours. (Elle se savait cracher ça sur un ton hargneux mais ne pouvait s'en empêcher.) Oh, Gérolaman, Luséna était ...
Et elle se plaqua les paumes sur la figure dans une nouvelle explosion de larmes.
— Je sais, mon lapin, je sais. Rien ne sera plus comme avant. Mais il y a qu'on ne savait pas où tu étais. Et il fallait que tu saches.
— Siglen s'est chargée de me l'annoncer.
— Ne va pas l'accabler, Rowane. Elle aussi était secouée. Surtout qu'elle te croyait morte dans l'accident. La Secrétaire Camélia s'est occupée de prendre les dispositions nécessaires et on ne peut que l'en remercier. Bon, maintenant que je sais où tu es, je passe te prendre.
La Rowane s'essuya les joues des deux mains.
— Merci, Gerry, mais c'est inutile. Le temps de fermer la maison et j'arrive.
Elle coupa la ligne avant qu'il n'ait pu protester.
Puis ne prêta plus la moindre attention à l'unité-comm alors qu'elle rassemblait ses affaires, se douchait, s'habillait, passait un coup de fil au gardien pour le prévenir de son départ. De la véranda, elle vit le Miraki à quai. Au moins lui restait-il ce souvenir.
Et, pour la première fois, elle se téléporta directement dans son appartement de la Tour. Depuis des années elle avait la puissance et la portée pour le faire mais l'occasion ne s'était jamais présentée. Canaillou bondit aussitôt sur elle du haut de la bibliothèque, la miaulant de tous les noms en s'accrochant à son épaule.
Elle tourna la tête, s'enfouit le visage dans la fourrure soyeuse et sentit poindre à nouveau la brûlure des larmes. Elle se mordit la lèvre et gagna la cuisine pour récompenser le chadbord de son accueil. Elle n'eut pas la force de poser les yeux sur le couloir qui menait à la chambre de Luséna.
La sonnerie de l'unité-comm retentit, péremptoire.
— Je suis là, Gerry.
— Ce n'est pas Gérolaman, répondit la voix épaisse de Siglen. Où étiez-vous passée, enfant irresponsable ? Allez vous mettre à un endroit où je puisse vous voir. Tout de suite.
— Un instant, Méta. Là, je ne suis pas libre.
Elle prit le temps de caresser Canaillou qui mastiquait allègrement sa friandise carnée.
— Où étiez-vous... (et les yeux globuleux de Siglen s'exorbitèrent un peu plus quand elle découvrit les changements intervenus dans l'aspect de la Rowane). Vos cheveux ? Qu'est-ce qui est arrivé à vos cheveux ? Vous vous les êtes coupés ? Et cette couleur ? Ce n'est pas la bonne. Qu'est-ce que vous avez fait ? Où étiez-vous ? Est-ce que vous vous rendez compte que Luséna doit être enterrée aujourd'hui et que la plus élémentaire décence exige que vous assistiez aux funérailles ?
— J'y vais dès que je me serai changée. Et dès qu'on m'aura dit où a lieu la cérémonie.
— La Secrétaire Camélia représente le Conseil et vous allez avoir à vous dépêcher pour être prête à temps. Et vraiment, il faut faire quelque chose. Vous n'allez pas vous rendre à un enterrement avec des cheveux comme ça.
— Pourquoi pas ? C'est Luséna qui a eu l'idée de cette nouvelle coupe. Maintenant, excusez-moi, Méta. Si la hâte est de mise, je crains d'avoir à faire.
— Et rappelez-moi sitôt rentrée, Rowane, compris ? Vous avez abusé de ma patience au-delà de toute...
Incapable d'en supporter plus, la Rowane mit fin à la conversation.
— Gerry, dis-moi où ça se passe. Je veux y aller par mes propres moyens.
Si, faute d'avoir le don d'émettre, Gérolaman ne put lui répondre, elle le sentit recevoir son message et agir en conséquence. Elle n'avait pas besoin de prendre une autre douche mais, après avoir enfilé une tenue convenable pour la triste circonstance, elle se bassina le visage d'eau froide en attendant l'arrivée du Chef de Station. Canaillou cracha, signalant l'entrée de ce dernier.
L'expression de Gérolaman hurlait à quel point il était désolé pour elle. On y lisait aussi son propre chagrin d'avoir perdu en Luséna une collègue de valeur doublée d'une grande amie.
— Si je puis dire quoi que ce soit pour t'aider, Rowane..., commença-t-il, lui présentant ses mains vides en un geste d'impuissance.
Il était vêtu avec la sobriété requise et ses cheveux d'ordinaire en bataille avaient bénéficié de soins exceptionnels ; une raie les partageait et il se les était plaqués sur le crâne. Lui aussi avait les yeux rouges.
Elle fit non de la tête.
— Tu m'accompagnes ?
— La Secrétaire à l'Intérieur...
— Camélia va être dans un état effroyable. Elle était très proche de Luséna... (prononcer son nom suffisait à raviver la blessure)... et je ne me sens pas la force d'encaisser un supplément de répercussions émotionnelles tout au long du trajet. Si on peut aller dans ton bureau — ou dans n'importe quel endroit où j'aie accès à la gestalt — je nous y transporte tous les deux. Je tiens à voir Bardy et Finnan. Au moins, elle a pu être là quand sa fille avait besoin d'elle.
— Hé là, pas si vite, Rowane. Tu ne vas quand même pas puiser dans la gestalt sans avoir la permission de Siglen !
— Tu as peur que je nous plante ?
— Non, j'essaie simplement de te ramener à une conduite un peu plus sensée.
— Il n'y a rien de sensé dans la souffrance, lui hurla-t-elle en réponse. (Puis une grimace tordit ses traits et elle ajouta sur un ton affecté, une main en travers du front :) Je suis terrassée par le chagrin et n'ai plus vraiment la notion de ce que je fais. Alors, tu m'accompagnes ?
— Vaudrait mieux !
Il lui tourna le dos et s'enfonça dans le couloir qui menait à son bureau. Elle le suivit.
Une fois là-bas, elle lui posa une main sur chaque épaule.
— Est-ce qu'il y a déjà des objets de taille moyenne dans les nacelles ?
— Non, pas pour l'instant. Ne t'ai-je pas dit que Siglen était toute retournée ? (Et la véhémence du Chef de Station surprit la Rowane. Gérolaman prenait à cœur bien des choses dans l'existence, mais la Tour restait pour lui la priorité des priorités.) Elle n'en a pas fait lourd aujourd'hui.
— Ça se voit, fit remarquer la Rowane en jetant un coup d'œil sur la pression des générateurs au ralenti. Quelles sont les coordonnées ?
Gérolaman hésita mais les doigts qu'elle lui enfonça dans les chairs triomphèrent de sa résistance : il grogna les renseignements demandés. Elle se pencha dans le champ comme elle avait maintes et maintes fois eu à le faire durant ces trois dernières années. Elle sentit la gestalt l'envahir et, assurant sa prise sur Gérolaman, effectua leur transfert.
Le fou-rire faillit la saisir devant le soulagement qu'elle vit se peindre sur les traits du Chef de Station à l'instant où, sans rien de plus fâcheux qu'un léger vertige à l'atterrissage, ils se retrouvèrent devant l'unique édifice municipal de Concessions.
— Rowane, comment avez-vous eu l'audace... ! lui rugit Siglen dans la tête.
— Fichez-moi la paix. A mon retour, vous aurez tout le temps de me débiter la liste des Règlements et Prescriptions que je viens de violer.
La Méta resta sans réponse devant cette insolence qui frisait la sédition, mais la Rowane continua de percevoir un bouillonnement de fureur à la périphérie de son univers mental. Elle n'y attacha pas plus d'importance qu'à l'évidente inquiétude de Gérolaman.
— Allez, viens, dit-elle au Chef de Station. Bardy habite au bout de cette rue.
— Mais c'est là qu'est Luséna.
Il montrait du doigt le bâtiment qui leur faisait face.
— Pas ma Luséna. Je préfère la garder telle qu'à mon départ de Favor Bay. C'est pour Bardy que je dois pouvoir faire quelque chose.
A vrai dire, la Rowane n'était pas sans redouter la confrontation avec une sœur adoptive dont elle avait à ce point accaparé la mère, même si cette dernière avait librement accepté qu'il en fût ainsi. Bardy s'était montrée pleine de sollicitude envers l'orpheline, mais il y avait eu des moments où tant elle que son frère en avaient voulu à Luséna de s'absorber si totalement dans ses fonctions. Comment aurait-il pu en être autrement ?
C'était pourquoi elle avait tenu à se faire accompagner par Gérolaman, pour qu'il la secondât face à sa famille adoptive, pour qu'il désamorçât toute rancœur.
Il n'y en eut pas l'ombre. Digne fille du modèle de générosité qu'avait été sa mère, Bardy consola une Rowane qui à sa vue avait éclaté en sanglots. Finnan enveloppa dans ses bras les deux femmes et, avec la participation de Gérolaman, leur apporta son réconfort. Puis il y eut les jumelles devant lesquelles s'extasier, et l'une d'elles donna sans conteste l'impression d'être une réplique miniature de sa grand-mère, ce qui était à la fois source de joie et de tristesse.
Ce fut donc une famille unie dans son chagrin qui s'achemina vers le cimetière où la Secrétaire à l'Intérieur, déjà sur les lieux, parut manifestement soulagée de repérer la Rowane dans l'assistance. Marque de la haute estime dans laquelle était tenue la défunte, Camélia procéda elle-même à la lecture de l'éloge funèbre, mais la Rowane "entendit" plus qu'il n'était dit en termes sobres et sincères. Elle "entendit" bien plus encore émanant d'autres personnes présentes, et il y avait là des pensées peu amènes, mensongères et fallacieuses. Elle se ferma à ces esprits pour se concentrer sur les paroles exprimées. Ses larmes continuaient de sourdre et ses mains les recueillaient. Puis un grand mouchoir lui fut offert par Finnan, et la main de Bardy, si proche par sa forme de celle de Luséna, se referma sur son bras. Dans ce contact, brièvement, elle ne fit plus qu'une avec sa sœur adoptive.
Elle se réveilla dans son lit, tard dans la matinée du lendemain. Canaillou marmonnait sur l'oreiller au-dessus d'elle.
— Rowane ? Elle reconnut Bralla, sa voix timide. Reidinger a laissé la commission que tu le recontactes à ton réveil.
— Reidinger ? Siglen délègue ses gueulantes maintenant ?
— Ah, je te prie de croire — voix plus pincée, reproche — que Siglen a tout à fait compris l'état d'esprit dans lequel tu étais hier et qu'elle est passée à l'écran suivant. On est tous avec toi dans cette terrible épreuve. Cela dit, Reidinger a insisté pour que tu le contactes tout de suite.
— Il sait parler assez fort pour me réveiller.
— Personne ne t'aurait réveillée, Rowane, la reprit de nouveau Bralla.
— Excuse-moi.
— Il n'y a pas de mal, chérie.
Le ton s'était considérablement radouci.
— Bon, le temps de me faire un thé, je suis à lui.
Elle se leva, Canaillou désagréablement accroché par les griffes à ses nouvelles boucles, enfila une robe de chambre et alla se préparer sa dose de stimulant. Dans les cartes de condoléances sur la table de Bardy, elle en avait vu une de Reidinger. Il lui devait bien ça.
Elle ramassa la holo qu'il lui avait envoyée pour l'aider à se concentrer. Elle servait peu — c'était lui qui la contactait d'habitude — mais là, après s'être octroyé une solide gorgée du chaud liquide, elle l'étudia, se préparant pour son long bond mental jusqu'à la Terre. Il y était assis dans un fauteuil, les bras sur les accoudoirs, les mains lâches, une pose détendue dont, au fond, elle sentait qu'il ne l'avait adoptée que pour la holo. Même ainsi, la vivacité du regard, le vigoureux modelé des traits, la rectitude du dos laissaient entrevoir la formidable énergie et le non moins formidable potentiel de cet homme. Truc d'holographe, ses yeux bleu nuit semblaient pétiller d'étincelles, comme si, par-dessus les années-lumière qui les séparaient, il se faisait d'elle, la Rowane, une image exceptionnellement nette.
— Méta ! Elle se concentra sur ces grands yeux brillants. Sur le point de répéter plus fort, elle le sentit.
— Réveillée ? Il aurait pu être dans la pièce à côté, vu l'intensité du contact.
— Et moi, je ne vous ai pas réveillé, j'espère ? On m'a dit de vous contacter le plus tôt possible.
— Ce ne serait pas la première fois et, de toute façon, je dors peu. Gérolaman m'a dit qu'il ne vous a pas encore vue à son dernier stage. Elle n'eut pas le temps de penser une réponse qu'il enchaînait : Vous allez y aller, me choisir des personnalités qui vous plaisent, une vingtaine au moins, dans la perspective d'une équipe de Tour. Gérolaman me certifie qu'on peut s'en remettre à vous. C'est que, voyez-vous... et un petit rire teinta sa voix mentale... c'est toujours mieux de mettre sur pied une nouvelle Tour avec du personnel harmonieux. L'efficacité s'en ressent dans le cas contraire. N'hésitez donc pas à prendre votre temps pour choisir.
La Rowane se redressa d'un bond.
— Une nouvelle Tour ?
— Ah, la vivacité des filles ! Oui, une nouvelle Tour. Sur Callisto. Une Station terraformée, donc. Les TTF sont tombés d'accord pour que Callisto s'occupe d'acheminer tout ce qui est forcé de passer par le Système avant de pouvoir repartir ailleurs. Vous allez m'épargner un tas de casse-tête et me donner le temps d'en voir arriver d'autres du seul ressort du Méta de la Terre. Vous êtes encore bien jeune, je sais, mais vous serez sous ma surveillance, et si vous vous dites que Siglen a été plutôt rude à votre égard, vous allez vous apercevoir qu'entre deux diables, vous avez commencé par le moins mauvais. Et sitôt que vous aurez rassemblé cette équipe, vous partirez tous pour Callisto. Bon, vous me rappelez demain à neuf heures précises. Heure de la Terre.
Le trou laissé par son départ était presque palpable dans le silence de la pièce.
— Une nouvelle Tour, murmura-t-elle, abasourdie. Sur Callisto. (C'était une des lunes de Jupiter. Pourquoi là-bas ? Pourquoi pas sur la Lune ? On aurait pu, sans doute, avec tout le terraforming investi pour aménager la Mère des Satellites.) Et c'est moi qui en rassemble l'équipe? Je vais... Je vais être une Méta!
— Gérolaman, Reidinger m'a affectée à la Tour de Callisto !
— Je ne puis dire que -vous méritiez un tel honneur, jeune femme. C'était Siglen qui lui répondait. Au moins vous aura-t-il sous les yeux. Après ce qui s'est passé l'autre fois, j'estime que c'est votre place.
— Mais oui, Siglen, mais oui!
Siglen même allait rester impuissante contre son bonheur.
Luséna en aurait hurlé de joie! Luséna... La Rowane ferma les yeux. Luséna n'allait jamais savoir que sa protégée avait accédé au statut de Méta. Et des larmes amères avaient forcé ses faibles défenses quand elle entendit frapper à la porte.
Gérolaman entra, son sourire hésitant, jusqu'à ce qu'il l'aie vue bravement le lui rendre.
— Bien, ma fille, cesse de regarder en arrière.. Elle en aurait été fière, comme je le suis, ça ne fait pas de doute, mais... (il agita la sortie d'imprimante qu'il avait à la main)... nous avons du pain sur la planche, Méta Rowane. Cela dit, c'est une joie et un privilège pour moi que de vous seconder.
Le travail aida beaucoup. Elle eut d'abord à se concentrer sur les rapports, puis à les confronter à la réalité des stagiaires. Une demi-douzaine de fois, elle se dit qu'elle allait devoir parler de ci ou de ça à Luséna pour voir l'angoisse resurgir intacte jusqu'à ce qu'elle la repoussât. Le chagrin, c'était hier ; aujourd'hui ouvrait l'avenir, cet avenir que Luséna lui avait toujours souhaité : sa propre Station et le titre de Méta.
Quatre années s'étaient écoulées mais elle voyait toujours Ray Loftus et Joe Toglia comme d'excellents techniciens et agents de maintenance. Gérolaman approuva son choix : ils avaient de bons états de service en tant qu'assistants dans leur domaine, et avaient travaillé sur Procyon, sur Bételgeuse et sur Terre. Mauli et Mick étaient disponibles pour une mutation ; et ils l'avaient toujours intriguée. Parmi les nouveaux, elle pressentit un Bill Powers au poste d'assistant gros tonnages, pour avoir étudié son dossier déjà, mais aussi pour sa présence tranquille, solide, pour son sourire un peu lent.
— Une aussi bonne raison que toute autre, commenta Gérolaman. D'autant que tu vas être amenée à le voir souvent.
Une femme de la génération précédente, une Capellienne,
Cardia Ren Hafter, pouvait faire un bon Chef de Station ; sa candidature pour le poste sur Bételgeuse avait reçu le soutien du Méta David. Elle s'interrogeait en revanche sur Zabe Talumet, cinquante ans, lecture instantanée. Il avait les qualifications requises mais ne semblait pas tenir en place. N'en était pas moins bien noté dans sa partie.
— Attends-toi à des remaniements avant d'être rodée, Rowane, l'avertit Gérolaman. Il faut que les personnalités se fondent, et ça veut dire du temps, des tâtonnements, des erreurs bien souvent. Tu sais, quelque équipe que tu rassembles n'est pas coulée dans la résine à jamais. Ça a pris six ans à Siglen pour s'estimer satisfaite. Certains de ses choix n'ont pas manqué de nous surprendre, Bralla et moi, mais je dois avouer qu'en cas de crise on se débrouille plutôt bien.
Reidinger lui soumit quatre dossiers supplémentaires de D-4 et de D-5 tirés de ses propres archives puis, quand il s'avéra qu'un bon gestionnaire de la vivance était la perle rare, n'eut de cesse qu'un des gars de la Lune n'ait accepté une promotion sur Callisto.
Trois jours plus tard, Bralla pressa la Rowane de dîner avec Siglen.
— Elle a vraiment été mal quand Luséna nous a quittés. Et puis il y a eu cette terreur que tu ne sois morte dans l'accident. Elle a paniqué pendant une demi-heure avant de pouvoir localiser la voiture, et pour flanquer ensuite une trouille bleue aux autorité locales en allant directement aux renseignements dans leur cervelle. Bon, mais je t'assure qu'elle est sincèrement ravie de ta promotion.
Point qui soulevait un vague scepticisme chez la Rowane. La Méta d'Altaïr avait toujours soutenu qu'il faudrait encore des années avant qu'on ne pût confier à la jeune fille une responsabilité quelconque. Sûr, ce n'était qu'au mépris des strictes consignes de Siglen qu'on ne l'avait jamais sommée de justifier impertinences et initiatives. Mais à quoi bon entretenir des frictions inutiles avec celle qui était toujours sa patronne ?
Elle se fit donc livrer une robe du soir gris pâle — à peu près la seule teinte qui eût des chances de ne pas trop jurer dans la salle à manger haute en couleur de la Méta — et, suggérant subtilement son statut d'adulte, la porta sans autre bijou qu'un torque d'argent. Elle se présenta chez Siglen pour y être reçue par Bralla qui la trouva parfaite et la poussa dans le salon.
Siglen avait déjà fait des incursions conséquentes dans les petits canapés accompagnant l'apéritif. Les trois couverts sur la table impliquaient la présence de Bralla, ce qui rassura la Rowane.
La Méta démarra la conversation sur le détail d'une modernisation de sa Station dont elle venait de discuter avec Reidinger, et la Rowane endura poliment trois exposés, ou plutôt n'en écouta que l'indispensable pour avoir l'air de suivre.
— Vous muter alors qu'Altaïr va faire peau neuve n'est vraiment pas chic de sa part. Vous pourriez en apprendre tant avec ces nouvelles machines à la condition de rester quelques mois de plus pour bénéficier de mes conseils en restant.
— Si c'est ce matériel sophistiqué qui vous préoccupe, lui répondit la Rowane, traduisant, je suis sûre que vous allez rapidement vous y faire.
Elle remarqua le petit pli ennuyé au coin des lèvres de la Méta mais ne trouva brèche dans son écran mental. Le pli gagna, se fit piètre sourire.
— J'aimerais vous voir manger, ma chère. J'ai apporté grand soin à la composition de ce menu. Vous êtes trop maigre.
— Les médicos disent que j'ai un métabolisme actif, Siglen, et que je ne suis pas susceptible de prendre trop de poids.
— Mais ça ne vous ferait pas de mal d'avoir des réserves.
Maintenant, les traits mous de Siglen affichaient une nette inquiétude.
— Des réserves? Je croyais la Station de Callisto équipée d'unités hydroponiques de pointe, aptes à produire n'importe quel type comestible de légume ou de fruit.
— Elle l'est. Une fois là-bas, il n'y aura plus de problèmes, fit Siglen, mais sa voix toute en rondeurs laissait présager quelque imminent désastre.
— Evidemment que tout ira bien sur Callisto.
— Mais il faudra d'abord y aller !
Et, à l'immense surprise de la Rowane, la Méta éclata en sanglots, s'enfouit le visage dans sa serviette. Sa main se tendit pour étreindre celle de la jeune fille qui ne douta plus que Siglen fût folle d'angoisse. Elle se tourna vers Bralla, en quête d'une explication, sentant la terreur de l'autre palpiter dans les doigts qu'elle crispait sur les siens, et dont elle tentait de les dégager, ne voulant en rien participer, même indirectement, à ce type de débordement émotionnel. Bralla ne paraissait pas en meilleur état ; sa bouche aussi tremblait.
— De quoi parlez-vous, Siglen ?
Siglen se tamponna les yeux, eut le temps de jeter à la Rowane un unique regard navré, puis cala sur la table les massives colonnes de ses avant-bras et s'abandonna à une nouvelle crise de larmes.
— De l'espace, répondit Bralla à la place de sa patronne.
— Et alors ?
— Tu sais bien ce qui arrive aux Métas dans l'espace, s'écria Bralla comme s'il n'y avait rien d'autre à en dire. David a souffert le martyre en partant d'ici pour Bételgeuse. Il avait eu la sottise de croire que son sexe le protégeait. Capella a mis six mois à récupérer de la désorientation totale occasionnée par son transfert.
— Je me suis téléportée de Favor Bay à Concessions, là où habite Bardy, sans être le moins du monde désorientée...
— Oui, mais tu étais encore reliée à la planète, soumise à la gravité coutumière..., objecta Bralla.
— J'ai aussi fait des bonds en navette tout autour d'Altaïr.
— Navette et téléportation sont deux choses différentes, déclara Siglen, rentrant dans la discussion. Oh, je ne vis plus depuis que la rumeur de cette nouvelle Station sur Callisto m'est parvenue. J'ai supplié Reidinger d'envisager toutes sortes de combinaisons de D-2 pour ce poste. Jadis, c'est parce que tu sortais de ta hideuse épreuve que je n'ai pu me résoudre à ce que tu en subisses une seconde, toi qui n'étais qu'un bébé. Maintenant, tu as grandi, mais Luséna n'est plus là pour te seconder.
La Rowane n'avait plus repensé depuis l'époque à cette tentative avortée d'envoyer la petite fille de trois ans qu'elle était alors en formation sur Terre, mais le souvenir de s'être ancrée sur le seuil de la navette, terrifiée par l'ombre et le confinement de l'endroit, restait incroyablement vif. Sans doute avait-il soustendu sa récente terreur quand le Miraki s'était engouffré dans le goulet d'Islay.
— Absurde. Tout se passera très bien cette fois. Je n'étais qu'une gamine et personne ne m'avait expliqué quoi que ce soit. On m'avait juste dit... (et elle ouvrit de grands yeux pour ne plus voir l'énorme gueule dans laquelle on avait voulu la convaincre d'entrer). J'aimerais que vous n'en fassiez pas toute une histoire, Siglen. Je ne devrais pas avoir les mêmes problèmes.
— C'est ce que disait David quand je l'ai averti de cette horrible perte de tout repère. Capella, qui m'a crue et a pris la précaution de s'abrutir de sédatifs, n'en a pas moins mis trois mois à redistinguer sa gauche de sa droite. J'aurais voulu pouvoir t'épargner ça, si peu de temps après avoir perdu ta grande amie. Bralla est d'accord avec moi pour dire qu'il n'y a pas dans les stagiaires de Gérolaman un seul D-4 susceptible de t'être utile.
Bralla hocha vigoureusement la tête et la Rowane eut à réprimer un mouvement d'exaspération.
— Si je ne trouve pas de D-4 dans ce groupe, j'irai voir ailleurs. Je suis certaine que les candidatures pour une nouvelle Tour ne feront pas défaut. Maintenant, cessez de dramatiser une simple portation. Je sais que vous allez effectuer la levée avec votre habileté coutumière, Siglen, et cela m'ôte toute inquiétude.
Elle resta encore avec les deux femmes le minimum requis par les bonnes manières, puis partit en quête de Gérolaman.
— Ma foi, lui dit-il, David et Capella ont effectivement fait le voyage sous sédatifs et dans une capsule protectrice spéciale. Je sais que Siglen a été si malade qu'elle a perdu cinq kilos. Et, à ma connaissance, jamais un Méta n'a assuré sa propre téléportation dans l'espace. Reidinger, une fois, s'est ainsi transféré sur la Lune... et n'a jamais plus jamais réitéré l'expérience.
— Mais je suis la plus jeune des Métas, au mieux de ma forme, dotée d'un physique de sportive...
— Toutes sortes d'atouts dont les autres étaient hélas dépourvus, compléta malicieusement Gérolaman. Je vais donc parier sur toi, mam'zelle. Maintenant, j'aimerais savoir ce que tu penses de Forrie Tay, le D-4.
— Pas grand bien. Il pose sur moi les mêmes yeux que Siglen sur un éclair des plus crémeux, et pas moyen de croiser son regard. La plus courtoise requête lui fait aussitôt dresser ses écrans. Je ne me vois pas faire équipe avec un esprit aussi secret.
— Procyon nous en propose un autre. Une femme.
— Je travaille mieux avec des hommes.
— Siglen aussi aurait préféré un homme, mais Bralla s'est révélée être la seule à lui convenir.
— Gérolaman, dois-je te rappeler que je n'ai strictement rien de commun avec Siglen.
— Je sais bien, Rowane. N'empêche qu'il nous faut rassembler ce noyau d'équipe avant ton transfert sur Callisto.
— Bon, d'accord. Va pour un essai.
Délibérément conçue par un généticien fou pour être aux antipodes de la Rowane, Channi n'aurait pas mieux rempli ce rôle. Elle dépassait la jeune fille d'une bonne cinquantaine de centimètres, avait une ossature épaisse et des gestes mesurés (probablement par crainte de blesser les nains qui l'entouraient), et bien qu'elle eût le grade attesté de D-4 en télépathie comme en téléportation, la Rowane ne put rien faire avec elle.
— Elle me ralentit : c'est comme si j'essayais d'opérer à travers un mur, expliqua-t-elle, commençant à désespérer de réunir une équipe cohérente.
Si Gérolaman se montrait confiant, lui assurait qu'elle parviendrait bientôt à marier convenablement Dons et personnalités, Bralla ne cessait de lui transmettre de la part de Siglen des suggestions qui, invariablement, se révélaient déplorables. La date prévue pour le départ se rapprocha et la terreur de n'être pas prête la saisit pour de bon.
— ROWANE ! Reidinger n'avait pas eu besoin de se présenter pour qu'elle sût de qui émanait ce rugissement dans son crâne. Arrête de flipper. Tu as ce qu'il faut pour gérer une Tour avec les sept que tu as déjà choisis et les dix qui t'attendent là-bas. Tu vas me faire le plaisir de te détendre. Je ne veux pas que tu sois dans cet état pour le voyage.
— Et quelles sont mes chances de survie, selon vous ? demanda-t-elle, acide.
— De quoi ?
Et son ton sincèrement surpris la rassura plus que la diatribe dont il la gratifia quand il comprit de quoi elle parlait.
Mauli et Mick vinrent l'aider à emballer ce qu'elle voulait emmener sur Callisto. Leur compagnie s'avéra précieuse, soulageant la détresse qui ne manquait pas de l'assaillir dès qu'elle tombait sur un cadeau de Luséna. Dans son panier spécial, Canaillou alternait commentaires acerbes sur son incarcération et plaintives requêtes de mise en liberté, mais il avait amplement donné la preuve qu'il était un fléau, se cachant dans les cartons ou se ruant à l'assaut de Mauli. Quand tout fut proprement rangé dans le container, la Rowane et les jumeaux téléportèrent celui-ci jusqu'à son emplacement réservé dans le cargo déjà en nacelle pour la levée du lendemain.
— Tu es sûre que tu ne veux pas venir dormir avec nous à la Cité des Stagiaires ? Mauli promenait son regard sur l'appartement vide. Il n'y restait que la cage de Canaillou.
— Ça ira. Je vais remonter deux ou trois trucs des magasins, histoire de meubler un peu, les rassura-t-elle avant de gentiment les mettre à la porte.
Puis elle logea provisoirement le chadbord dans la cuisine — la seule pièce à garder sa décoration d'origine, le fonctionnalisme des lieux ayant limité les débordements kitch de Siglen — et, travaillant à vitesse de pointe, retapissa, repeignit, restaura l'appartement tel qu'elle l'avait trouvé en emménageant dans la Tour. Pour une nuit, elle supporterait de dormir dans ce redoutable lit orange et rose. Elle était trop fatiguée pour même y prêter quelque attention. Ce ne ne fut pas le cas, hélas, de Canaillou qui ne consentit qu'au bout d'un certain temps à mettre en sourdine ses miaulements de dégoût.
Eût-elle pu se soustraire au rituel des adieux qu'elle ne s'en fût pas privée. Outre que les formalités l'avaient toujours crispée, elle avait vraiment mal dormi sur ce lit trop mou. Les Secrétaires étaient là au grand complet, chacun ou chacune avec des paroles d'encouragement et un petit cadeau à suspendre au mur ou à poser sur une étagère de sa nouvelle résidence. La Secrétaire lui faisait des petits signes de la main, son sourire radieux, ses joues noyées de larmes. Siglen aussi pleurait d'abondance sur l'épaule de Bralla, gémissait sur les imminentes tribulations de la jeune fille et prenait Dieu à témoin de ce que personne ne voulait l'écouter et prendre correctement soin de sa petite élève, la meilleure qu'elle eût jamais formée, et qui allait avoir à endurer une telle épreuve...
A la tête de son état-major de Tour, la Rowane escalada les marches de la passerelle, congédiant le brusque souvenir d'une semblable montée vers la gueule béante d'un énorme vaisseau, mais avec Ronronnette sur le bras au lieu de Canaillou dans sa cage. Elle se tourna pour un dernier adieu aux gens massés sur l'aire de levage et, en toute confiance, suivit le steward jusqu'à ses quartiers.
— Vous avez un chadbord ? s'exclama l'homme, remarquant son précieux fardeau.
— Oui. Il s'appelle Canaillou et vient du Mayotte. Il y a quatre ans que je l'ai. C'est un ami super.
— Du Mayotte ? Bigre ! Vous n'êtes pas n'importe qui, Méta, pour que l'équipage du Mayotte vous ait voté l'attribution d'une de ses mascottes.
— Et votre cargaison, quelle est-elle ?
Stimulant échange qui dura jusqu'au moment où ils atteignirent sa cabine et qu'il en ouvrit la porte, expliquant qu'elle était plus grande que la plupart, avant de se lancer dans le détail des commodités qu'elle offrait.
La Rowane fit semblant de s'y intéresser mais éprouvait le constant besoin de déglutir et fut en sueur bien avant d'avoir pu remercier l'intarissable steward, l'obligeant en douceur à la laisser. Cette cabine était d'une rare exiguïté. Elle avait connu des douches nettement plus spacieuses. Bof, elle n'allait pas y rester des siècles.
— Je vous en prie, mon petit. Il n'y a vraiment pas de quoi paniquer. Démentànt ce qu'elles voulaient véhiculer, les inflexions mentales angoissées de Siglen s'épanouirent dans sa tête. Ça n'aura pas le caractère psychiquement dévastateur du voyage que j'ai dû faire pour venir ici la première fois. Vous comprenez, c'était du temps où la Station d'Altaïr n'était pas encore opérationnelle.
L'esprit de Siglen roulait des flots d'inquiétude pour la Rowane qui se représentait parfaitement la Méta : son grand corps répandu sur le sofa, ses yeux sur l'écran-plafond où s'inscrivaient les coordonnées du vaisseau, ses doigts contrôlant et recontrôlant la poussée gestalt nécessaire au lancement. Elle avait plus d'une fois assisté à la scène, mais jamais à cette extrémité-ci des opérations. On sentait Bralla évoluer à l'arrière-plan.
— Je m'attends que ça se passe en douceur pour vous, mon petit, poursuivit Siglen, de plus en plus anxieuse. J'ai vérifié par deux fois et tout est en ordre de marche. Ah je regrette vraiment qu'à l'époque...
La Rowane serra les dents. La dernière chose dont elle eût besoin, c'était bien que Siglen s'étendît sur le calvaire de son propre voyage de la Terre à Altaïr. Mais la pauvre femme croyait bien faire.
La jeune fille avait hâte d'entendre le signal du départ. Immergée dans la gestalt, Siglen n'était plus en mesure d'émettre n'importe quoi. Qu'est-ce qui pouvait la retenir d'effectuer le lancement ?
— Oh, Bralla, gémit grand ouvert l'esprit de Siglen comme l'avait fait celui de l'enfant Rowane d'autrefois. Comment se résoudre à lui faire ça ?
La Rowane tenta d'occulter une soudaine et tourbillonnante sensation de vertige absolu.
—Allez-y, Siglen ! Ce n'est plus le moment de traînasser. Soulevez-moi de cette planète. Et pas dans cent sept ans ! hurla-t-elle, désireuse d'en finir avec cette attente que teintaient les anciennes terreurs d'une vieille femme sans volonté.
Elle s'adossa à la porte de sa cabine, se ferma l'esprit aux gémissements de Siglen. La Méta était la seule à se faire peur. La Rowane n'avait pas peur, même si, brusquement, l'exiguïté des lieux semblait croître. La cabine du Miraki n'avait pas été bien grande mais c'était sur l'océan sans limites d'Altaïr que le voilier avait cinglé, et dans la pureté de l'air du large. Elle prit deux ou trois bonnes goulées de celui qui à présent l'environnait et en trouva la saveur acceptable, se souvint alors qu'on le renouvelait entre chaque voyage et qu'en conséquence il ne s'agissait pas d'air recyclé.
Le vaisseau n'était pas un monstre : Siglen avait soulevé des masses autrement considérables sans y réfléchir à deux fois. Elle n'allait d'ailleurs pas avoir à le téléporter plus loin qu'à mi-distance, Reidinger devant prendre le relais et assurer l'entrée dans le Système Solaire. Aux abords de Jupiter, le vaisseau n'aurait plus qu'à trouver la bonne orbite pour un atterrissage sur le satellite souhaité.
Une fois la Tour de Callisto opérationnelle, ce serait à la Rowane d'aller chercher les vaisseaux téléportés dans l'espace pour les faire se poser sans heurt dans la nacelle prévue à cet effet. Elle se concentra sur cet avenir, sur sa Station à gérer, sur son définitif affranchissement des tracassières singularités de Siglen.
La sirène retentit et la Rowane se découvrit d'étranges difficultés à gagner la couchette. C'était idiot, mais elle s'y étendit. Elle n'allait pourtant rien sentir ; Siglen était une Méta émérite. Non, il n'allait y avoir aucun mouvement, ni bonds, ni basculements, ni glissades, rien de comparable au comportement du Miraki s'engouffrant à marée haute dans le goulet d'Islay.
— Oh, mon enfant, courage ! Courage !
La gestalt décuplant ses facultés télépathiques, Siglen avait fini par percer l'écran de la jeune fille.
Et la Rowane sut à quel instant commençait la portation. Elle le sut parce que la moelle de ses os se mit à vibrer en harmonie avec la gestalt.
— Oh, Bralla ! Comment puis-je infliger un tel supplice à cette gamine ? Comment ? Et quelles vont être ses souffrances maintenant !
Il était apparemment hors de question que la Rowane pût échapper aux lamentations angoissées de la Méta. Et fort douteux que celle-ci la laissât tranquille, déterminée qu'elle était dans l'inutile sollicitude qui la poussait à soutenir son ex-élève dans l'épreuve.
Puis, en conformité parfaite avec la description de Siglen, tout se mit à tourner dans sa tête. Il n'y eut plus ni haut ni bas, ni droite ni gauche également, rien qu'une spirale désespérée qui l'emportait vers nul part, et elle hurla, hurla, hurla, entendit Canaillou miauler dans une égale panique. Puis se sentit choir dans des mains, des mains qui la saisirent et la tirèrent vers le bas, le bas, le bas, l'introduisirent de force dans ce vortex monté à sa rencontre pour l'envelopper, et elle continua de s'enfoncer, sans rien qui arrêtât sa chute, dans d'horribles ténèbres qui tournoyaient et lui déchiquetaient l'esprit.