Première époque : ALTAÏR
Le flanc ouest de la Tranh, l'épine dorsale d'Altaïr, disparaissait sous un lacis de torrents boueux dévalant des pentes déjà saturées par neuf jours de pluies ininterrompues. Les robustes mintas en étaient tout gonflés et leurs racines saillaient en surface, mêlant la bave de leur sève au ruissellement pour extirper les rares buissons qui avaient réussi à prospérer sur ce sol rocailleux. Ruisseaux qui se faisaient rivières, cascades qui croissaient en volume et en violence, comblant de leurs dépôts des ravines qui à leur tour débordaient. Et la sève des mintas semblait huiler toutes ces voies liquides.
Sept personnes glissèrent, se rompant les os, sur la grand-rue du petit village de la Compagnie Rowane ; alors le directeur donna l'ordre aux mineurs et à leurs familles d'écourter toute activité extérieure et organisa un service de livraisons à domicile en utilisant les puces de la Compagnie. On avait déjà suspendu l'extraction dans plusieurs puits quand ceux-ci commencèrent de se remplir. Puis le déluge affecta les transmissions et la population claquemurée dans la promiscuité détrempée des quartiers d'habitation n'eut plus même la possibilité de s'installer devant un programme de variétés pour se distraire.
Dans la même veine sinistre, les bulletins météo ne laissaient aucun espoir. Les archives montrent qu'au dixième jour de pluie, le directeur de la mine demanda au bureau central de Port-Altaïr la permission d'évacuer, jusqu'à ce que le temps se fût amélioré, le personnel dont la présence n'était pas indispensable. Des prévisions satellite à longue portée annoncèrent la fin des intempéries dans les soixante-douze heures, mais rien dans les conditions polaires arctiques ou antarctiques ne suggérait la moindre rupture dans la couverture nuageuse, à plus forte raison de réelles éclaircies avant une bonne semaine. L'autorisation d'évacuer fut refusée, mais des conseils sur le traitement des troubles respiratoires et sur les remèdes appropriés furent immédiatement dispensés aux unités de la Compagnie Rowane par le biais de la Méta TTF.
Le jour se levait quand le glissement de terrain s'amorça, si loin au-dessus du camp de la Rowane qu'il passa inaperçu. Quelques personnes étaient prudemment sorties en puce, mettant à profit la tranche horaire qu'on leur avait assignée pour compléter leurs courses ou aller chercher des médicaments au petit dispensaire local. Le temps que les instruments du Contrôle des opérations aient enregistré l'incident, il était déjà trop tard. Tout la face ouest de la montagne et les mintas qui la couvraient s'étaient mis en mouvement, raz-de-marée de boue, de roche et de végétation charnue. Ceux qui étaient dehors virent leur destin fondre sur eux. A ceux qui n'avaient pas bougé fut donnée la grâce de ne s'apercevoir de rien. Il n'y eut qu'un rescapé, une petite fille que sa mère avait laissée dans la puce le temps de rentrer précipitamment ses achats sous la pluie battante.
Le vaillant petit véhicule dut à la forme ovoïde de sa coque de plastique lourd d'être soulevé sur la lèvre du fleuve de boue et emporté, tour à tour englouti ou émergé, le long de l'inexorable glissement. Son occupante fut ballottée en tout sens, meurtrie, assommée enfin alors que la puce roulait, s'accrochait, se libérait puis basculait dans un précipice où le choc fut amorti par la boue qui l'avait précédée. A près de cent kilomètres du camp de la Rowane, elle s'échoua sur une corniche et le vaste déferlement de boue la recouvrit et poursuivit sur sa lancée jusqu'à ce qu'il eut dissipé toute sa violence dans la profonde vallée de l'Oshoni.
Le cri monta quelque temps après que la boue eut cessé de couler, plaintif et tremblotant appel vers une mère qui n'y pouvait répondre. Faim et douleur y étaient clamées, de manière sporadique d'abord, puis avec une insistance croissante. Brusquement le cri cessa, remplacé par un chuchotement qui crût en volume et en intensité. Puis encore une fois se tut. Le silence fut un soulagement pour toute personne dotée d'un degré de réceptivité parapsychique au moins égal à 9, l'émission tous azimuts ayant pour effet de déchirer les oreilles mentales de ces extrasensibles.
Dans tous les établissements coloniaux d'Altaïr, des recherches furent engagées pour localiser l'enfant blessé, abandonné ou martyr qui émettait sa détresse à l'échelle planétaire.
— J'ai des gosses, dit Camélia, Secrétaire à l'Intérieur, au Commissaire lors de la réunion extraordinaire des autorités coloniales dans le bureau du Gouverneur, et je reconnais là les cris d'un gamin terrifié, qui a mal et qui a faim. Il faut que cela vienne de quelque part sur Altaïr.
— Nous avons procédé à une enquête de rue, consulté les registres des hôpitaux en quête d'enfants potentiellement parapsychiques nés dans les cinq dernières années...
Il secoua la tête, navré de cet échec. Lui-même n'avait aucun Don mais professait une grande admiration, un immense respect pour les Doués.
— La structure des cris, leur incohérence, leur schéma répétitif donnent à penser qu'il s'agit d'un très jeune enfant, deux ou trois ans au plus, intervint le Directeur de la Santé. Tous les sensitifs de mon personnel essaient d'établir le contact.
— Ce que je n'arrive pas à comprendre, c'est pourquoi cette plainte s'interrompt chaque fois si brusquement, reprit le Commissaire en feuilletant les rapports qu'il avait apportés pour faire le point sur les recherches.
Ouverte à la colonisation une centaine d'années auparavant, Altaïr restait assez peu peuplée. Port-Altaïr et ses environs comptaient cinq millions deux cent cinquante trois mille quatre cent deux âmes. Un million sept cent mille quatre-vingt-neuf autres étaient en train d'implanter de nouvelles agglomérations — essentiellement des centres miniers exploitant les richesses du sous-sol — sur l'immense continent principal.
— Les rapports sont un peu lents à nous parvenir des Concessions, dit la Secrétaire Camélia d'une voix qui trahissait son trouble. D'autant que la perturbation se déplace vers nous. Mais il nous faut identifier cet enfant. Une telle force à un si jeune âge doit être étroitement contrôlée.
Involontairement, son regard se porta sur les installations TTF à l'autre bout du spatioport. Un panache de poussière, rapidement suivi par une demi-douzaine d'autres, montrait à l'œuvre, dans le rangement des marchandises récemment débarquées, les pouvoirs kinétiques de l'atout majeur d'Altaïr, Siglen, la Méta D-l. Lesdits pouvoirs, amplifiés par une relation gestalt avec les puissants générateurs entourant son poste de travail, lui permettaient de capter des messages émis d'aussi loin que la Terre et Bételgeuse, de localiser et de faire atterrir des cargos automatisés avec la même aisance que d'autres à manipuler les objets de la vie courante.
L exploration de l'espace par l'homme avait été rendue pos- sible par la capacité des principaux Doués — télépathes et télé- kinétiques — à embrasser de vastes distances interstellaires, assurant des communications fiables et instantanées entre la Terre et ses colonies. Sans les Métas qui, dans leurs Tours, restaient en liaison mentale permanente avec leurs collègues des autres systèmes et procédaient par gestalt à l'importation et à l'exportation des matières premières et des produits finis, la Ligue des Neuf Etoiles n'aurait jamais pu naître. Les Métas étaient la cheville ouvrière du système. Et de tels Dons restaient rares.
Sans le réseau de Télépathie et Téléportation Fédérales, l'humanité en eût encore été à tenter d'atteindre ses plus proches voisins dans l'espace. Le Gouvernement terrestre, une fois achevée la centralisation politique à l'échelle planétaire, avait proclamé l'irrévocable autonomie des TTF, pour garantir à cette administration toute l'impartialité, toute l'efficacité voulue dans le maintien des relations avec des colonies de plus en plus lointaines. Dès sa naissance, la Ligue des Neuf Etoiles avait ratifié cette autonomie et aucun Système Stellaire ne pouvait espérer contrôler à lui seul les TTF et, partant, la Ligue.
La majeure partie des communautés tiraient orgueil du nombre et de la diversité des Doués qui voyaient le jour en leur sein. La peur et la méfiance traditionnellement suscitées par les pouvoirs paranormaux avaient été balayées par l'évident profit qu'on pouvait en attendre. Il y avait des Dons de tout niveau, des micro et macro-compétences, dont les plus puissants étaient les plus patents, et aussi les plus rares. Dans chaque spécialité, les plus performants se voyaient décerner le titre de Méta. Et ceux qui, plus rares encore, combinaient les facultés télépathiques et télékinétiques devenaient le lien majeur entre la Terre et la planète où ils servaient.
— Il se pourrait que nous assistions à l'émergence d'un Méta !
Intérieur ne pouvait tout à fait réprimer l'espoir naissant — le rêve tant soit peu vain—que ce nouveau Doué pût éclipser Siglen. Car pour être l'atout majeur d'Altaïr, cette dernière n'en avait pas moins l'inconvénient d'être passablement irascible. Ayant souvent affaire à elle, Camélia ne prenait aucun plaisir à cet élément de ses fonctions. Son prédécesseur — l'heureux homme, il se consacrait maintenant à la pêche dans les hautes terres de l'Est — avait surnommé Siglen "la docker de l'espace", ce qu'Intérieur s'efforçait toujours d'oublier quand Siglen s'avérait particulièrement éprouvante.
Pour avoir si vite engendré un Don de premier ordre, Altaïr ne pouvait que gagner en prestige. Si le potentiel de l'enfant était correctement développé — comme le laissait augurer cette manifestation spectaculaire —, Altaïr allait attirer des colons de qualité, tous avec l'espoir que quelque chose dans l'atmosphère de la planète était propice à l'apparition des Dons. (On n'avait jamais pu prouver ni réfuter qu'il y eût un telle relation de cause à effet.)
Altaïr avait déjà eu la chance de compter un raisonnable éventail de Doués dans son premier lot de colons: précognitifs, voyants, "trouveurs" dotés d'affinités puissantes avec minéraux et métaux et qui en avaient découvert des filons à haute teneur, augmentant les exportations d'Altaïr, la palette habituelle de kiné- tiques mineurs, tant micro que macro, précieux pour déplacer, assembler, manipuler des objets, une bonne gamme de guérisseurs — aucun Méta toutefois — dans le domaine médical et toutes les sensibilités empathiques ordinaires et néanmoins fort appréciables dans des activités susceptibles d'engendrer l'ennui ou des dissensions mineures. Empathes et précogs étaient également présents dans les rangs de la police. Non qu'Altaïr eût à s'inquiéter de sa criminalité — les gens y étaient généralement bien trop occupés à se tailler leur propre domaine sur les vastes terres fertiles de la planète ou à exhumer les trésors cachés de son sous-sol. Elle était trop neuve pour avoir développé les crimes "civilisés" des secteurs urbains démunis et surpeuplés.
Altaïr jouissait aussi d'une situation privilégiée dans la Ligue des Neuf Etoiles, et parce qu'elle était au centre de bon nombre d'entreprises coloniales, elle avait été l'une des premières colonies à se voir gratifiée d'une Station de Télépathie et Teléportation Fédérale complète sous la direction d'une Méta télépathokinétique, Siglen. L'intérêt des gens et des entreprises pour Altaïr s'en était trouvé décuplé. Donner le jour à un autre Méta, c'était remplir à ras bord les caisses de l'Administration. Aussi la Secrétaire à l'Intérieur se tourna-t-elle vers le Directeur de la Santé.
— C'est bien joli tout ça, mais il nous faut d'abord trouver l'enfant, dit ce dernier, exprimant à haute voix ce qu'elle pensait bien qu'il fût un Sans-Don ; puis il s'éclaircit la gorge, hésitant. Selon mes conseillers, cet enfant serait blessé. Pourtant, aucun rapport émanant d'un centre médical ne signale l'admission d'un gosse en bas âge pour traumatisme physique ou mental.
— N'empêche qu'il y en a un, dit le Gouverneur en assenant son poing sur la table. Et nous allons le trouver, savoir comment un bébé a pu pleurer si longtemps sans que personne ne s'occupe de lui. Les vies nouvelles sont ce qu'il y a de plus précieux sur une planète comme la nôtre. Il ne saurait être question de gaspiller...
Un gémissement pitoyable, à vous déchirer les neurones, l'interrompit dans son envol rhétorique.
— MAAAMAAAN! MAAAMAAAN! MAAAMAAAN! OU TU ES, MAMAN ? REPONDS...
Et ce fut au tour de la plainte d'être coupée net.
Dans le silence qui suivit, la Secrétaire, du bout des doigts, se comprima soigneusement les tempes toujours vibrantes des échos de ce hurlement mental. Un coup de pure forme fut frappé à la porte de la Chambre du Conseil avant que celle-ci ne s'entrebâillât sur les traits anxieux d'une assistante administrative.
— Secrétaire, la Méta Siglen désire entrer d'urgence en communication avec vous.
Intérieur exhala un soupir de soulagement. La Méta aurait très bien pu lui insérer directement son message dans l'esprit. Par bonheur — et la Secrétaire Camélia l'en bénissait —, Siglen était à cheval sur le protocole.
— Bien sûr.
Tout autour de la salle, les écrans s'allumèrent d'un seul coup. Rares étaient les requêtes de Siglen au Conseil. Pour l'heure, l'irascible personnage les foudroyait du regard, ses yeux donnant l'impression de plonger au plus profond des pensées de chacun. C'était une femme au corps massif et informe, amollie par la vie sédentaire et le manque de goût pour l'exercice quel qu'il fût. Elle trônait dans sa Salle des opérations toute bourdonnante du bruit de fond des générateurs gestalt.
— Intérieur, je vous somme de trouver cette enfant où qu'elle soit, de découvrir qui l'a ainsi abandonnée et de sévir contre les coupables avec toute la rigueur nécessaire. (Elle avait de grands yeux — le seul trait qui eût en elle quelque beauté — et la fureur en élargissait encore l'ovale.) Nul enfant ne devrait avoir le droit d'émettre à une telle puissance. Il n'est pas tolérable que je sois sans cesse obligée de m'interrompre dans mes tâches pour assumer ce qui est à l'évidence la responsabilité de ses proches.
— Méta Siglen, c'est une chance que vous soyez assez disponible pour nous contacter...
— Je ne suis pas le moins du monde disponible. C'est à peine si je sais où donner de la tête avec le fret d'aujourd'hui... (Elle lança derrière elle un pouce impatient.) C'est tout simplement inacceptable. Trouvez cette enfant. Je ne peux pas continuer à perdre mon temps à la faire taire.
Intérieur marmonna un commentaire fort peu amène mais composa son visage et voila ses pensées.
— Nous comptions vous demander de nous aider à trouver...
L'expression outrée de Siglen lui fit suspendre sa phrase.
— Que je vous aide... moi... dans vos recherches? Vous me prenez peut-être pour une voyante. Je continuerai de lui imposer le silence autant qu'il me sera nécessaire pour vaquer à mes tâches sur cette planète, pour m'acquitter de la fonction à laquelle j'ai consacré mon existence. Mais c'est à vous... (et un doigt bagué se tendit, grossi par la perspective, si bien que les circonvolutions de son extrémité semblaient crever l'écran)... qu'incombe la charge de localiser cette gamine extraordinairement mal élevée.
La communication fut brutalement interrompue, tout comme la nouvelle séquence plaintive que tenta d'ébaucher l'enfant.
— Si elle n'arrête pas de réduire cette gamine au silence, comment allons-nous faire pour la trouver ? demanda non sans aigreur la Secrétaire Camélia, puis, se tournant vers le Commissaire: Avez-vous mis toute votre équipe de voyants sur l'enquête ?
— Evidemment, se récria-t-il, légèrement sur la défensive. Mais vous savez comme moi qu'un voyant a besoin de "quelque chose" sur quoi se concentrer.
— Yégrani n'avait besoin de rien, fit tristement remarquer le Directeur de la Santé.
— Il y a maintenant des années que Yégrani est morte, dit Intérieur, et un amer regret était sensible dans sa voix.
Puis elle capta une expression sur les traits du Commissaire.
Le gémissement avait repris, pitoyable, hoquetant, implorant. On l'entendait parfois s'estomper, puis retrouver sa vigueur première avec des accents rageurs en sus.
— Ha ! Siglen semble avoir trouvé à qui parler. Elle n'arrive pas à faire taire la mouflette.
— Ce n'est pas une mouflette mais une enfant terrifiée dont le sauvetage requiert tous les moyens que nous puissions rassembler, dit fermement Intérieur. Ecoutez, il est inconcevable qu'à notre époque des enfants soient délibérément abandonnés à eux-mêmes pendant... (elle consulta l'écran mural)... des jours entiers. C'est donc le résultat d'un accident. Et puisqu'on ne vous en a signalé aucun ni au port ni en ville, concentrons nos recherches sur les Concessions. Il n'y a pas sur cette planète trente-six établissements miniers dont l'isolement soit tel qu'un enfant puisse s'y retrouver seul sans que personne soit au courant. N'a-t-on pas fait état de pluies diluviennes dans l'Ouest ?
— Plus de huit mille kilomètres, c'est une sacrée portée pour un cri mental, fit remarquer le Gouverneur, et il eut l'air surpris par les implications de ses propres paroles. Bigre !
— De fait, l'hypothèse d'un accident est à considérer. Un tremblement de terre, ou encore des inondations dues à ces pluies, dit Intérieur, puis elle se leva, déterminée, eut un hochement de tête poli à l'adresse du Gouverneur. Nous disposons des moyens matériels et humains... autant nous en servir.
Alors que tous quittaient la Chambre pour regagner leurs bureaux respectifs, Intérieur retint le Commissaire par le bras.
— Yégrani est-elle encore en vie quelque part ? (Son interlocuteur vérifia que nul ne l'avait entendue ni ne leur prêtait attention puis fit un signe afïïrmatif à peine perceptible.) Parce qu'elle accepterait certainement de nous aider à sauver une jeune existence, ajouta-t-elle.
— Sans doute, mais elle a déjà largement dépassé Mathusalem et sa puissance n'est plus ce qu'elle était. Aussi ferions-nous bien de lui restreindre les recherches à un secteur précis.
Ce qui prit moins d'une heure une fois que tous les services de l'administration civile eurent été mis à contribution. On commença par réexaminer les photos satellites et une traînée de ravages sur cent cinquante kilomètres ne put que sauter aux yeux. Intérieur prit personnellement contact par téléphone avec le groupe industriel qui avait des concessions minières dans la région. Ils ouvrirent promptement leurs archives à la commission d'enquête. Depuis plusieurs jours sans nouvelles du directeur de la mine, ils commençaient à s'inquiéter.
— Pas au point de nous prévenir, à ce que je vois, fit observer Intérieur, caustique, avant de se tourner vers le Commissaire. Ce que je n'arrive pas à comprendre, c'est pourquoi cela n'a fait l'objet d'aucun enregistrement précog dans vos services.
— C'est qu'il me serait difficile d'en parler comme d'une catastrophe humaine de première grandeur, répondit-il, l'air chagrin. Je m'explique. Je suis parfaitement conscient qu'un nombre non négligeable de personnes ont trouvé la mort dans ce désastre mais de telles pertes n'affectent pas sur un mode sensible la situation d'ensemble d'Altaïr. Ce qui est en l'occurrence regrettable. Par ailleurs, il se trouve que nos précogs ont des affinités plutôt citadines, ajouta-t-il, semblant s'en excuser.
— Je m'en vais proposer qu'on te mette à l'amende toutes ces compagnies qui négligent de contacter au minimum une fois par vingt-quatre heures leurs installations sur le terrain, marmonna Intérieur en jetant sur son bloc quelques lignes en capitales italiques.
— Plaît-il?
— Nous y voilà ! dit-elle, figeant le défilement des listes de personnel de la compagnie. Quinze enfants entre un mois et cinq ans. Quel niveau de précision requiert la voyante ?
— Je ne sais même pas si elle va nous aider, soupira le Commissaire. Elle n'a pas encore répondu à mes appels.
Les plaintes reprirent, s'arrêtèrent, refirent surface avec cette fois quelque chose de désespéré.
— Cette enfant est de plus en plus faible, s'écria le Directeur de la Santé en déboulant dans la pièce. Si elle s'est trouvée ensevelie dans un glissement de terrain, elle n'a ni eau ni nourriture... et peut-être ne lui reste-t-il plus beaucoup d'air.
L'imprimante se murmura quelque chose puis extirpa souplement d'entre ses plaques un nouveau feuillet. Intérieur se pencha dessus ; ce qu'elle y lut lui arracha un grognement d'impuissance.
— J'ai demandé un relevé comparatif du terrain avant et après le glissement. Il y a des ravines de cinquante mètres de profondeur, pleines à ras bord de boue et de débris, et la coulée atteint par endroits soixante kilomètres de large. Si elle est ensevelie quelque part là-dessous, l'asphyxie la guette dans les plus brefs délais. Surtout si elle continue à gaspiller son oxygène en criant comme ça.
Le Commissaire s'approcha d'une console et fit signe aux autres de reculer.
— Je lance un nouveau SOS sur son code personnel, mais qu'elle réponde ou non...
— Oui?
Voix d'outre-tombe. Aucune image sur l'écran.
— Vous avez entendu crier la gamine ?
— Qui n'a pu l'entendre ? J'aurais pu prédire que Siglen vous refuserait son aide. C'est bien au-delà de ses capacités. Transbahuter des colis d'un endroit à un autre, ça ne requiert aucune sensibilité : c'est la gestalt qui fait le travail.
En l'absence de liaison visuelle, le Commissaire se permit de lever les yeux au ciel devant l'agressivité du ton de Yégrani. Depuis des années, la télékinétique et la voyante se livraient une petite guerre dont l'initiative, au dire du Commissaire, revenait plutôt à Siglen qu'à Yégrani.
— Il y a ce risque que l'enfant finisse par être à court d'air. Une telle masse de boue — cent cinquante kilomètres de long, soixante kilomètres de large, une épaisseur de cinquante mètres, par endroits — nous avons plein...
— Cherchez sur la gauche en surplomb de la vallée de l'Oshoni,
sur une corniche approximativement située deux kilomètres en amont de la langue du glissement. Elle n'est pas enfouie très profond mais la coque de la puce s'est craquelée si bien que la boue suinte à l'intérieur. La gamine est complètement paniquée. Siglen n'a strictement rien fait pour la rassurer comme n'y aurait pas manqué toute personne normalement sensible et attentionnée. Protégez-la bien, cette enfant. Longue et solitaire sera sa route avant qu'elle ne voyage. Mais elle et elle seule sera au centre de ce qui nous sauvera d'une catastrophe sans commune mesure avec celle qui met présentement sa vie en danger. Veillez donc à garder la gardienne.
Là-dessus, la communication prit fin, mais à peine Yégrani avait-elle donné sa "vision" du lieu où se trouvait l'enfant que la Secrétaire à l'Intérieur s'était empressée de transmettre une copie de la conversation aux équipes de sauveteurs qui attendaient dans leurs véhicules ad hoc. Le Gouverneur en personne donna l'ordre de téléportation ainsi que les coordonnées nécessaires à la Méta d'Altaïr. Celle-ci s'abstint de demander comment on les avait obtenues et fit diligence pour transférer la mission sur les lieux.
— Est-ce qu'elle a voulu dire "à gauche" en regardant ça d'en bas ou sur la gauche de ce putain de truc ? demanda le chef de section à l'issue du transfert. (Les capsules s'étaient immobilisées au fond de la vallée, juste à l'endroit où la coulée tirait sa "langue" de boue.) Pouah ! (Il se pinça les narines.) Ça pue le minta à vous en couper le souffle. Voyons voir ce que dit ce relevé géo.
— La corniche en question doit se trouver là, cria son second en pointant le doigt sur leur droite. Le terrain semble ferme en surplomb et il doit être possible de s'y installer pour travailler.
— Qu'on me couvre ces deux kilomètres, ordonna le chef. Et tenez-vous à l'écart de cette boue. Celui qui tombe dedans devra
rentrer chez lui à pied.
L'équipe escalada la paroi rocheuse dominant la coulée puis commença d'en balayer l'étendue de ses détecteurs. A une dizaine de mètres du bord, un corps étranger fut repéré. La soignante déploya ses instruments qui captèrent des signes de vie. Lexcavatrice fut équipée et lancée. Deux volontaires dûment encâblés descendirent dans son habitacle et commencèrent d'évacuer la boue qui, si rapide fût la cadence, ne cessait toutefois de revenir à la charge.
— Qu'on aille me chercher la pompe, hurla le chef, intérieurement satisfait de se voir si vite obéi.
Retenue par la corniche, la puce n'avait pas sombré trop pro- fond dans le fleuve de boue et, quand sa coque eut été dégagée sur une surface suffisante, on y accrocha la flèche du tracteur et celui-ci lutta contre la succion qu'exerçait la matière visqueuse cependant que les pelleteurs redoublaient d'activité, râlant contre ces kinétiques qui n'étaient jamais là quand on avait besoin d'eux. Soudain, il y eut assez d'air insufflé sous le petit véhicule pour le détacher de la corniche, et seule la présence d'esprit de ceux qui étaient restés sur la rive l'empêcha d'entrer en collision violente avec la flèche du tracteur. La puce ricocha plusieurs fois avant de s'immobiliser en terrain ferme.
La pellicule huileuse qui la couvrait glissa jusqu'au bas de sa coque ovoïde et, sous les regards anxieux de l'équipe entière, celle- ci commença de rendre par sa fissure ce qu'elle avait absorbé de boue. Puis, au grand soulagement de tous, il en monta un petit cri tremblotant, à la fois mental et physique. Comme un seul homme, l'équipe s'attaqua à la portière cabossée qu'elle arracha.
— Maman ? (La toute petite fille qui s'était traînée sur le seuil était couverte de bleus, poissée de répugnante matière, mais elle sanglotait de joie et d'espoir en clignant des yeux sur la lumière du jour brusquement retrouvée.) Maman ?
La soignante bondit, rayonnante d'amour et d'empathie rassurante.
— C'est fini, bout de chou. Tu es sauvée. On t'a tirée de là.
Elle appliqua l'hypnobrume sur un bras maculé de boue avant
que l'enfant ait pu se rendre compte que ses parents n'étaient pas au nombre de ceux qui s'agglutinaient autour de la puce. L'effet du sédatif ne fut pas assez rapide pour prévenir le hurlement de l'orpheline, dont tout Altaïr eut l'esprit déchiré.
— Nous avons fait ce que nous avons pu, dit le Directeur de la Santé, légèrement sur la défensive.
— Personne n'en doute, répondit Intérieur, aussi rayonnante d'approbation qu'elle en était capable.
— Reste que l'enfant de la Rowane n'est guère coopérante, fit remarquer le Gouverneur sur un soupir amer.
— Il ne s'est écoulé que dix jours depuis la tragédie, modéra Intérieur.
— Et l'on n'a trouvé aucun parent qui puisse la recueillir ? demanda le Gouverneur.
Intérieur consulta ses papiers.
— Nous avons le choix entre onze cellules familiales appartenant au même génotype : bon nombre des mineurs sont issus d'un terrain ethnique commun. Le siège de la compagnie ne conservant pas de double des entrées dans les centres hospitaliers locaux, nous ne savons même pas combien de gens sont nés depuis l'implantation du camp, il y a dix ans. Donc, pas de parents proches. Mais il n'est pas douteux qu'elle a de la famille sur Terre.
Le Gouverneur s'éclaircit la gorge.
— La Terre compte plus de Doués de premier ordre que n'importe quelle autre planète.
— A coup sûr, il nous faut conserver nos ressources naturelles, approuva Intérieur avec un petit sourire.
— Qu'il soit donc noté et, partant, stipulé dans le compte rendu de cette séance que... l'enfant de la Rowane (la pause avait été ménagée dans l'espérance qu'un des membres présents du Conseil serait à même d'y introduire un nom) est à compter de ce jour la pupille de la Planète Altaïr IV. Bon, et maintenant ? ajouta- t-il en se tournant vers Intérieur.
— Ma foi, elle ne peut pas rester indéfiniment dans la section pédiatrique de l'hôpital central, répondit cette dernière en se tournant vers le Directeur de la Santé.
— La D-8 qui est à la tête de la section estime qu'elle est fondamentalement remise du choc initial. Plaies et hématomes consécutifs à l'accident ont guéri. Luséna s'est également débrouillée pour empêcher toute résurgence mémorielle de la catastrophe mais elle n'a pu occulter le fait que l'enfant avait des parents, peut-être même des frères et des sœurs. (Cette menace de refoulements artificiels supplémentaires provoqua des mouvements divers. Il hocha la tête.) Cependant... (geste d'impuissance)... elle est orpheline, et bien que notre psychologue ait réussi à... traiter le "vacarme" télépathique général, l'enfant n'a qu'un contrôle réduit sur elle-même et sa concentration reste atrocement faible.
Grimace unanime: la planète entière bénéficiait encore des sorties mentales de l'enfant Rowane.
— Reçoit-elle aussi bien qu'elle émet ? finit par demander le Gouverneur.
Le Directeur de la Santé haussa les épaules.
— A l'évidence. Entendrait-elle Siglen s'il en était autrement ?
— Parlons-en, parce qu'il faut y mettre le holà, dit Intérieur, affermissant le pli de ses lèvres avant de poursuivre : Faire taire l'enfant pour une exubérance des plus normales...
— Si bruyante soit-elle, intercala le Gouverneur.
— ... — et dont vous admettrez toutefois qu'elle est une agréable alternative aux hurlements du début — risque d'inhiber son Don, enchaîna Intérieur. Pour Méta TT qu'elle soit, Siglen n'en est pas moins dépourvue du plus petit neurone d'empathie, et son mépris pour le désarroi de cette gamine frise la dureté de cœur.
— Que Siglen n'ait aucune empathie ne l'empêche pas d'être la gloire de sa profession et elle a déjà à son actif la formation de deux Métas aux responsabilités qui sont les leurs sur Bételgeuse et Capella. (Quelqu'un émit un grognement cynique.) Elle est logiquement la plus qualifiée pour s'occuper de l'éducation de l'enfant Rowane.
— Nous venons de la décréter Pupille d'Altaïr, rappela Intérieur, campée droit sur sa chaise et dans son opposition, et nul ne saurait îe contester. Elle sera beaucoup mieux traitée sur Terre, au Centre. On y prendra soin d'elle. Et je suis d'avis qu'on l'y envoie. Au plus tôt.
A Luséna revint la tâche de tout expliquer à l'enfant Rowane. La D-8 poursuivait avec elle un travail régulier, jouant à des jeux pour la faire parler avec les organes de la phonation plutôt qu'avec sa voix mentale. Une fois l'enfant remise de son traumatisme physique initial et réduites les doses de sédatif qu'on lui administrait, Luséna l'avait emmenée choisir un minah au magasin de l'hôpital.
Les minahs — qui tiraient leur nom du compagnon imaginaire découvert par les enfants en manque d'affection — avaient vu leur emploi se généraliser en pédiatrie. On pouvait les programmer pour toutes sortes d'applications mais ils trouvaient leur utilisation la plus fréquente—et d'une rare efficacité—en chirurgie et dans les traitements de longue durée ainsi que comme substitut dans les cas de dépendance accentuée. L'enfant Rowane avait désormais besoin de son minah. On avait apporté à sa programmation une attention considérable ; sa longue et soyeuse chevelure était un écheveau de capteurs surveillant l'équilibre physiologique et psychique de l'enfant. Recevant d'elle le signal d'un danger, il était à même d'induire des sentiments sereins, d'encourager la conversation et, par-dessus tout, de modérer la voix mentale de la fillette. Il répondait aussi par l'apaisant roulement de son ronron à l'agitation excessive de l'enfant ou à sa détresse. Encore que Luséna et son équipe de pédiatres fussent voués à rectifier les programmes du minah jusqu'à ce qu'il cesse d'être utile, pas un seul extrasensible sur Altaïr ne put rester sourd à l'instant précis où la Rowane le baptisa Ronronnette. La cascade argentée de son rire fut un soulagement pour tous ceux qui n'avaient cessé de l'entendre gémir et presque tous se sentirent en sympathie avec la petite orpheline.
L'assistante particulière de Siglen, une empathe D-4 du nom de Bralla, faisait de son mieux pour calmer sa maîtresse dont elle avoua un jour au chef de poste qu'elle pouvait se montrer plus puérile encore que l'enfant.
— Siglen aurait peut-être intérêt à se trouver elle-même un minah, dit-elle au chef de poste alors que l'intéressée, gênée dans sa concentration par le babil de la petite fille, était de très méchante humeur.
Gérolaman eut un petit rire sarcastique.
— Le genre de câlins qu'elle désire, elle ne les obtiendra jamais.
Et il ricana de plus belle devant les signes frénétiques que
Bralla lui adressait pour qu'il surveillât ses pensées.
— Elle n'est pas vraiment mauvaise, Gérolaman. Simplement...
— Trop habituée à être le nec plus ultra de cette planète. La concurrence lui est insupportable, d'où qu'elle vienne et sous quelque forme qu'elle s'exerce. N'as-tu pas souvenir de cette prise de bec avec Yégrani ?
— Et toi, Gérolaman, la crois-tu sourde ? (Bralla se leva.) Elle va avoir besoin de moi. A plus tard.
Ronronnette ne pouvait produire à tout instant chez une gamine de trois ans une conduite exemplaire. Et par voie de conséquence, même avec l'aide discrète de Bralla, l'intolérance de Siglen ne s'abattait que trop souvent sur l'enfant Rowane. La Secrétaire à l'Intérieur finit par décider qu'il fallait faire quelque chose à propos de Siglen, qu'elle interviendrait elle-même et qu'elle en tirerait d'intenses satisfactions tant à titre officiel qu'à titre privé.
— Méta Siglen, il s'agit d'une affaire d'une extrême importance, dit Intérieur dès que la D-l apparut sur l'écran. Nous avons réussi à dévier de sa route un transport de passagers qui passera demain prendre l'enfant Rowane.
— Passer la prendre ?
Siglen, ébahie, battit furieusement des paupières.
— Oui. Demain, à midi, elle ne sera plus dans vos pattes. Aussi vous demanderai-je de ne pas ponctuer de vos réprimandes ses dernières heures sur Altaïr.
— Ses dernières heures? Vous êtes folle, non? (Horreur et consternation écarquillèrent les yeux de la Méta TT qui cessa de tripoter son collier de perles.) Vous ne pouvez exposer un enfant... presque un bébé... à un tel traumatisme.
— Il semble que ce soit le parti le plus sage, répondit sévèrement Intérieur, masquant le vrai motif.
— Mais il n'est pas concevable qu'elle parte. C'est une Méta en puissance. (Siglen bégayait. Son teint avait viré au gris cendreux. Elle lâcha son collier pour étreindre le rebord de la console.) Elle... elle en mourra ! Vous savez aussi bien que moi (les mots se bousculaient dans sa bouche) ... ce qui arrive aux vrais Doués dans l'espace... je veux dire, repensez à l'état où s'est retrouvé David, à l'enfer traversé par Capella. Soumettre un très jeune enfant d'un potentiel inconnu à... à un traumatisme aussi destructeur pour l'esprit ! Oui, vous êtes folle, Intérieur. Vous n'avez pas le droit de faire ça. Je ne vous le permettrai pas.
— Alors vous allez refuser à cette enfant d'exercer son Don. Elle a besoin d'être suivie par des experts, d'être formée sur Terre, au Centre.
— Vous oseriez abandonner cette fille d'Altaïr, la couper de sa famille et de ses amis...
— Elle n'en a plus sur Altaïr, s'entendit répliquer Intérieur avant de s'apercevoir que Siglen était sur le point de se camper dans l'une de ses attitudes. Méta Siglen, c'est par ordre du Conseil que la Pupille d'Altaïr sera transférée sur Terre à bord du vaisseau dérouté à cet effet vers Altaïr. Je vous souhaite le bonjour.
A peine l'image se fut-elle effacée de l'écran qu'Intérieur se tourna vers Luséna et le Directeur de la Santé.
— Je pensais qu'elle expédierait la gamine à bord sans que le vaisseau ait besoin d'atterrir !
— Y a-t-il quelque chose de vrai dans ce qu'elle a dit sur David de Bételgeuse et sur Capella ? demanda le Directeur de la Santé, le front barré d'un pli.
Dix ans auparavant, il n'était encore qu'un administrateur médical subalterne, peu au fait des détails de cette période.
— Les Métas supportent mal les voyages et nul d'entre eux ne s'est jamais téléporté à très grande distance, répondit Intérieur, songeuse, mais l'enfant Rowane sera beaucoup mieux loin de la discipline telle que la conçoit Siglen.
— Je reviens tout de suite, dit Luséna en se levant, l'expression inquiète. Elle dormait tout à l'heure, mais je ne supporterais pas qu'elle se réveille pour me trouver partie.
— Vous avez accompli des merveilles avec elle, Luséna, dit Intérieur, chaleureuse. Cela vous vaudra une récompense substantielle du Conseil une fois que vous l'aurez amenée sur Terre, loin de tout danger
— C'est une enfant réellement adorable, expliqua Luséna, rayonnante d'affection.
— Un peu étrange quand même avec ses cheveux presque blancs et ses grands yeux marron dans sa figure maigrichonne.
Et le Directeur de la Santé eut l'air mal à l'aise.
— De très beaux yeux, des traits d'une finesse extrême, se hâta de rectifier Intérieur pour dissiper la consternation de Luséna devant le prosaïque portrait brossé par le médecin. Et demain vous n'aurez pas de problème avec elle.
— A mon avis, moins on s'excitera là-dessus mieux ce sera.
Le lendemain, ce fut l'enfant Rowane qui donna le signal de
l'excitation en refusant totalement de monter à bord du paquebot. Elle jeta un coup d'œil à l'intérieur, s'ancra littéralement et mentalement les talons sur le seuil. On sentit jaillir de son esprit une note unique de terreur abjecte et l'on entendit monter de ses lèvres un "non, non, non, non, non" monocorde ; le minah — si étroitement étreint par la taille que Luséna craignit pour sa programmation — ronronnait comme un sonneur, réagissant à l'angoisse de la fillette.
— Sédatif ? suggéra le médecin de bord à une Luséna qui perdait les pédales, s'efforçant en vain de persuader la gamine qu'aucun péril ne l'attendait dans le vaisseau.
— Nous risquerions d'avoir à l'y maintenir pendant toute la durée du voyage, murmura Luséna. Plusieurs semaines de thérapie intense n'ont apparemment pas opéré de réduction significative du traumatisme. C'est la simple idée d'entrer dans un vaisseau qui la bouleverse. Et je ne vois pas comment le lui reprocher.
Luséna avait encore les bras moulés autour du petit corps en lutte quand elle s'aperçut que la Rowane avait disparu, abandonnant Ronronnette dans sa hâte.
— Oh, mon verbe, où s'est-elle cachée ? hurla Luséna dans sa panique.
— Ne vous avais-je amplement avertis, fit la voix de Siglen, menaçante. L'enfant ne doit pas quitter Altaïr.
La phraséologie de la Méta TT retint l'attention de Luséna qui réentendit le clairvoyant commentaire de Yégrani : "Longue et solitaire sera sa route avant qu'elle ne puisse voyager."
— Oh, seigneurs d'en haut, murmura-t-elle, en sympathie totale avec l'enfant.
— Vous ne sauriez contraindre un tel esprit, alliant à ce point jeunesse et puissance, à quitter le sol qui l'a porté, psalmodia Siglen avant d'ajouter, presque avec compassion : Surtout maintenant qu'elle vient de se révéler télékinétique autant que télépathe.
— Mais il faut que cette enfant reçoive la formation qui convient, s'écria Luséna, craignant soudain pour sa protégée.
— Et moi, Siglen, pénétrée de mes responsabilités à l'égard de mon Don et de la préservation des ressources de cette planète, je me chargerai de son éducation.
— Pas question, si vous la traitez comme vous l'avez fait jusqu'à présent, hurla Luséna, agitant le poing et faisant sursauter tout un chacun sur la passerelle.
Il y eut une pause audible, puis un épaississement de l'air autour du petit groupe, un silence palpable.
— Elle a été vilaine. Elle s'est conduite comme une méchante petite fille. Telle fut la réponse, quelque peu radoucie. Si elle doit être mon élève, il lui faut apprendre les bonnes manières. Mais je n'irai pas, moi, la plonger dans les abîmes de terreur d'une traversée interstellaire. Tu reprendras tes fonctions auprès d'elle, Luséna.
"Gardez la garde", avait dit Yégrani. Luséna ne s'était pas doutée que les événements allaient conspirer pour l'affecter à ce poste. Elle soupira, mais quand la Secrétaire Camélia la supplia d'être la nurse de l'enfant Rowane, elle accepta. Sans affectation aucune, elle s'occupa de la petite orpheline comme une amie à toute épreuve : elle pouvait prévoir ses angoisses et ses tensions même si son Don ne comportait pas une once de clairvoyance.
— Va la chercher dans ta chambre à l'hôpital, lui dit Siglen mais sur un ton moins impérieux qu'à l'ordinaire. Il semble que ce soit le seul endroit où elle sache aller.
— J'y vais, dit Luséna, ramassant le minah. Mais vous feriez mieux d'être gentille avec elle, Siglen d'Altaïr. Je ne vous conseille pas d'avoir à son égard une autre attitude.
— Bien sûr que je serai gentille, dit la Méta, taquine. Comment s'appelle-t-elle ?
— Elle se donne le nom de ... (Luséna marqua une pause) la Rowane.
Elle sentit une légère réticence et ouvrit la bouche pour riposter quand la réponse arriva, conciliante :
— Il lui faudra s'en trouver un plus convenable quand elle sera dans ma Tour. Maintenant, Luséna, va me la chercher. Elle pleure sur une très large bande.
En fait, près de neuf ans s'écoulèrent avant que l'enfant Rowane n'emménageât dans la Tour de Siglen. Luséna — qui avait deux enfants, un garçon de neuf ans et une fille de quatorze, dotés de
Dons mineurs mais non sans intérêt — avait pressé la Secrétaire à l'Intérieur de lui laisser la Rowane, obtenant parallèlement de l'Hôpital du Port sa mise en disponibilité temporaire. Agréable à vivre, sa demeure était déjà équipée d'un bouclier comme la plupart des résidences de Doués. Sans motif décelable ou formulable, Luséna se méfiait de la Méta TT ; elle accepta ou encouragea le maintien du statu quo pour toutes sortes de prétextes, qu'il vinssent de Siglen ou d'elle-même.
"L'enfant n'est pas vraiment remise de sa frayeur." " Elle sort d'un rhume." "Je ne voudrais pas la perturber maintenant qu'elle est si bien intégrée dans son groupe de jeu." "Le programme de formation qu'elle suit ne doit pas être interrompu." "Le soutien et la compagnie de Bardy et de Finnan risquent de lui manquer. On verra l'année prochaine."
Siglen ne protestait jamais très fort, ajoutant ses propres arguments dilatoires. Se sentant obligée de loger correctement son élève, elle estima que l'enfant serait mieux à l'écart de l'agitation qui régnait dans la Tour et des allées et venues de son personnel. Et quand Intérieur fit dresser des plans en conséquence, Siglen discuta chaque proposition et suscita mille rectifications de détail. Deux années s'écoulèrent ainsi avant que fussent jetées les fondations du nouvel édifice.
Entre-temps, la Rowane s'intégra totalement à la famille de Luséna, Bardy, la fille, et Finnan, le garçon, étant assez grands pour se montrer gentils et naturellement protecteurs avec une orpheline. Elle jouait avec des enfants non doués de son âge dans un groupe étroitement surveillé, y apprenant à ne jamais manipuler ses camarades bien qu'ils fussent pour la plupart "sourds" au point de ne s'apercevoir de rien quand elle tentait inconsciemment de contrôler leurs actes. Pareille "surdité" l'amenait également à s'exprimer vocalement en leur présence. Vers la fin de la première année, s'il arrivait que la Rowane calât Ronronnette en observateur sur la touche d'un jeu particulièrement actif, elle la gardait en général à portée de main. Par trois fois, il fallut escamoter le félin dans les bras de la fillette endormie pour changer sa fourrure et ses capteurs morts de vieillesse ou d'accident ainsi que pour mettre à jour sa programmation.
Siglen resta fidèle à sa promesse de ne pas étouffer la voix mentale de l'enfant mais ne se priva pas de rappeler que Luséna et les autres se devaient pour leur part de veiller à ce que la Rowane ne la dérangeât pas. A mesure que celle-ci mûrit, ses extériorisations intempestives s'espacèrent. Progressivement, Ronronnette fit de plus longs séjours sur une étagère, sans pour autant cesser de passer toutes ses nuits sur l'oreiller.
Le jour où la Rowane alla finalement vivre auprès de la Méta, elle ne parut pas intimidée le moins du monde. A peine serra-t-elle plus fort Ronronnette contre elle sous le regard dominateur et le sourire crispé de cette adulte peu habituée aux enfants. La Secrétaire Camélia, qui avait pris sa propre voiture pour conduire Luséna et l'enfant à la Tour, luttait contre l'envie d'étrangler la Méta.
— Ne sommes-nous pas trop grande pour nous accrocher à une peluche ? demanda Siglen.
— Ronronnette est un minah, et il y a longtemps que je l'ai, répondit la Rowane, cachant son compagnon derrière elle dans un geste de propriétaire.
Luséna et Intérieur essayèrent de donner des explications à Siglen mais cette dernière était entièrement, intensément concentrée sur l'enfant. Luséna réussit à capter le regard de Bralla qui haussa des sourcils sans grand espoir. Elle s'avança quand même.
— Siglen, montrez donc à cette enfant l'appartement que vous lui avez aménagé. Je suis sûre qu'elle aimerait s'installer.
D'un revers de main baguée, la Méta intima le silence à son assistante.
— Un minah ?
— Un substitut stabilisateur spécifiquement programmé, expliqua la Rowafié. Pas une simple peluche.
— Mais tu as douze ans, maintenant. Et tu n'as certainement plus besoin d'un puéril calmant de cette espèce.
La Rowane était polie — Luséna lui avait inculqué les bonnes manières, orales et mentales — mais elle pouvait se révéler aussi têtue que Siglen, dont elle n'égalerait cependant jamais l'insensibilité.
— Quand je n'aurai plus besoin de Ronronnette, je le saurai. (Puis elle ajouta, finaude :) J'aimerais vraiment voir ma chambre.
Et son sourire anticipa ce moment, un sourire qui avait fait fondre des coeurs plus secs que celui de la Méta.
— Ta chambre ? (Siglen était outrée.) C'est une aile entière que je t'ai réservée, dotée de toutes les commodités dont je puis jouir moi-même. Rien que du haut de gamme. Ce qui m'a d'ailleurs donné l'idée de rajeunir sous peu une partie de mon matériel.
Elle décocha un regard appuyé à Intérieur puis ouvrit la marche dans un balancement du corps qui rendait son allure des plus remarquables. Elle écrasait de sa haute taille la mince enfant à ses côtés. Neuf années lui avaient apporté leur fardeau de chairs molles, qu'elle dérobait au regard sous des vêtements lâches mais n'en sentait pas moins transformer en effort la moindre promenade.
Intérieur songea que Siglen se plaçait d'elle-même sur la touche par ce contact initial, et elle espéra que l'enfant, dont l'empathie n'était plus à prouver, réagirait en conséquence. Cheminant aux côtés de Luséna et de Bralla, elle remarqua avec gêne le contraste grotesque entre la frêle silhouette de la Rowane et la masse énorme de la Méta, aussi s'empressa-t-elle de se réciter une comptine absurde pour brouiller ses pensées. Avec un peu de chance, Siglen serait trop occupée à impressionner l'enfant par sa générosité — intégralement assumée par le Trésor — pour entendre les pensées périphériques. Ni Siglen ni la Rowane n'avaient communiqué sur le mode télépathique, mais on avait inculqué à la Rowane qu'en présence physique de quelqu'un, on devait s'adresser à lui oralement.
— Tu passeras me voir tous les jours, désormais, entre dix et quatorze heures, pour recevoir mes consignes. J'ai fait adjoindre à ma Tour une pièce spéciale : tu y pourras tout observer sans gêner les activités quotidiennes. Il est de la plus haute importance... au fait, comment tu t'appelles?
— La Rowane. C'est le nom que tout le monde me donne. (Luséna savait que l'enfant avait capté la réprobation mal dissimulée de la Méta.) L'enfant de la Compagnie Rowane. La Rowane, donc.
— Mais le nom que t'ont donné tes parents? Tu dois le connaître. A trois ans, tu étais assez grande.
— Je l'ai oublié !
Ce genre de questions recevait là un terme assez définitif pour que Siglen en restât vaguement interloquée.
— Euh... oui... oui...
Elle eut encore le temps de répéter deux ou trois fois le mot avant que le cortège atteignît l'entrée de l'aile où allait résider la Rowane.
Elle trahit sa surprise par une brusque raideur en jetant un coup d'oeil par la porte que la Méta venait d'ouvrir. Intérieur et Luséna les rejoignirent, et non moindre fut leur étonnement.
Le vestibule était grandiose — pas d'autre mot pour le définir — avec son éclairage dissimulé qui en soulignait l'opulence, ses sièges d'apparat façonnés dans d'exquises essences, ses guéridons tout aussi délicats, piédestaux de statues ou d'arrangements floraux dont les éléments, cueillis dans leur épanouissement idéal, en perpétuaient à jamais la perfection. A pas précis sur le sol de mosaïque au dessin tarabiscoté, le trio sidéré fit son entrée dans la salle de réception dont les murs s'ornaient de cette sorte d'indienne à grosses fleurs tape-à-l'œil qui avait la préférence de Siglen. La pièce aurait été spacieuse sans le capharnaüm de son mobilier en fer torsadé, de ses canapés à deux ou trois places disposés en coins conversation et de ses tables basses omniprésentes, nichées contre les divans ou tapies dans les angles, leurs plateaux et tablettes encombrés, eût-on dit, d'articles du Bazar Interstellaire. Sans doute y avait-il là des objets de quelque valeur, songea Intérieur, mais rien qui répondît aux besoins et aux goûts d'une petite jeune fille. Les tableaux sur les murs provenaient de tous les Systèmes Stellaires à en juger par la diversité des styles et des médiums employés, mais leur juxtaposition cadre contre cadre était telle que l'œil ne pouvait se fixer sur aucun. Au fond, deux couloirs menaient l'un à une petite cuisine flanquée d'un coin repas dont le décor avait de quoi rendre claustrophobe puis à deux chambres d'amis formant suite, l'autre à une "bibliothèque" presque dénudée avec ses murs d'étagères et ses plans de travail puis à une piscine sous dôme de plexiglas mais trop peu profonde pour une nageuse émérite comme la Rowane.
Avec un ultime effet de manche et dans l'évidente attente d'un concert de louanges, Siglen agita sa grande main sur le seuil de son chef-d'œuvre : la chambre qu'elle destinait à son élève. C'était un écrin jaune et pêche, envahi de froufrous, pompons et autres fanfreluches, d'une ornementation si outrancière qu'elle en masquait l'indispensable mobilier.
— Alors ? fit Siglen, sûre que la Rowane était muette d'émerveillement et réclamant néanmoins la satisfaction de se l'entendre confirmer.
— C'est incroyablement beau, Méta Siglen, dit la Rowane, pivotant lentement sur elle-même, Ronronnette serrée contre sa poitrine. Ses yeux s'étaient écarquillés, brillant d'une émotion que Luséna aurait souhaitée plus maîtrisée. L'enfant ravala sa salive, la gorge manifestement nouée, mais réussit à articuler : J'apprécie vos efforts. Cela valait la peine d'attendre. Vraiment, vous êtes d'une extraordinaire générosité. C'est beaucoup trop !
Douze ans n'est pas un âge où l'on brille par le tact et Luséna décocha un regard inquiet à l'enfant : qu'elle en restât là. Mais la Rowane esquivait ce regard, poursuivant son inspection, s'attardant tour à tour sur chaque objet. Luséna n'espéra plus qu'un miracle de l'empathie.
— Vous vous êtes montrée d'une rare gentillesse, attentionnée à l'extrême, enchaîna la Rowane.
Elle s'approcha d'un lit bas et en lissa les coussins de satin — certaines de leurs nuances juraient avec le jaune et pêche des murs, de la moquette et des meubles — puis elle en redisposa un à sa guise et y planta le minah.
— Je crois que nous allons être tout à fait à notre aise ici, Ronronnette.
L'interpellée fit une pirouette puis émit un son plus proche du commentaire que du ronron. Les yeux pétillants de malice et d'hilarité réprimée, la Rowane se tourna vers sa nurse.
— A mon avis, le câblage a besoin d'être changé : je n'appelle pas ça ronronner !
Luséna et la Secrétaire à l'Intérieur s'attachèrent aussitôt à détourner l'attention de Siglen — laquelle semblait prête à suggérer de nouveau l'abandon du minah — en la noyant de compliments dithyrambiques sur la magnificence de cet appartement, sur le temps qu'elle avait dû consacrer à le penser dans ses moindres détails et sur la maestria dont elle avait fait preuve pour rassembler tant d'objets rares et insolites.
Juste à cet instant, un porteur livra les affaires de la Rowane, deux fourre-tout plus cinq cartons de livres et de disques éducatifs.
— C'est tout ? s'étonna Siglen sur un ton dépréciateur, et le regard qu'elle posa d'abord sur Luséna puis sur Intérieur les accusait nettement.
— Il lui a été attribué des subsides couvrant largement ses dépenses mais elle n'a jamais fait usage de cet excédent, se récria Camélia sur la défensive.
— Elle n'est pas du genre à thésauriser, dit en même temps Luséna.
Siglen émit un son qui ne l'engageait à rien.
— Bon, je vous laisse vous installer.
Elle tapota l'enfant sur le sommet du crâne et se tourna pour partir, si bien qu'elle ne vit pas le mince visage changer d'expression. Luséna, qui avait tout vu, s'avança vers la Rowane cependant qu'Intérieur songeait à s'assurer, avant que l'enfant n'explose, du départ effectif de Siglen. Elle s'empressa de refermer la porte de la chambre derrière la Méta.
A son retour, Intérieur trouva la Rowane qui se tordait de rire sur le lit, étreignant une Ronronnette qui justifiait pleinement son nom. La majeure partie des coussins de satin jonchait le sol. Luséna s'était écroulée dans un fauteuil, les joues baignées de larmes tant elle riait. Camélia s'était attendue à une tout autre scène ; elle se laissa choir dans un fauteuil voisin et eut un sourire soulagé.
— Cette femme est tout simplement incroyable, réussit à dire Luséna entre deux hoquets. Cette ambiance de... de bordel... est-ce là ce qui convient pour une jeune fille de douze ans ?
— Ne t'inquiète pas, Rowane, promit Camélia. Tu n'auras qu'à dormir dans la bibliothèque jusqu'à ce que nous ayons dégagé toute cette... bimbeloterie.
La Rowane marqua son accord d'un petit signe et continua de glousser.
— Au moins es-tu apte à en voir le côté drôle, ajouta Intérieur qui ne put se retenir plus longtemps et se joignit à l'hilarité générale.
— Ronronnette se plaint : vous ne l'avez pas programmée à rire, dit la Rowane en embrassant affectueusement son minah.
Luséna et Intérieur échangèrent un regard surpris, puis les lèvres de Luséna dessinèrent "plus tard" par-dessus la tête de l'enfant.
— Il se peut que Siglen ait raison et qu'il soit temps de lui retirer le minah, dit Intérieur à voix basse.
Elle était restée seule avec Luséna pendant que la Rowane déballait ses bandes didactiques dans la bibliothèque.
— C'est la première fois qu'elle prétend avoir obtenu de lui une réponse spontanée. (Luséna tripotait le poignet d'une de ses manches. Elle posa les yeux sur ses mains et fronça les sourcils.) Pour ce que j'en sais, du moins. Voilà longtemps que nous avons renoncé à surveiller sa chambre. Elle s'adaptait parfaitement bien, n'avait de problèmes relationnels ni avec les Doués ni avec les gens normaux.
— Il faut reprendre les enregistrements. Il n'est pas question qu'elle développe des conduites aberrantes.
A deux doigts d'exploser, Luséna fit de grands gestes en direction de la Tour.
— Avec un pareil exemple ? A mon avis, elle a plus que jamais besoin du minah ! (Elle se calma soudain.) Peut-être allons-nous au-devant de gros ennuis. Le minah peut nous être précieux pour contrôler l'adaptation de la Rowane à Siglen.
Intérieur émit un soupir de totale sympathie.
— Comment ai-je pu me laisser convaincre par Siglen ?
— Fierté planétaire ? suggéra Luséna.
— Sans doute. Maintenant, soyez gentille. Quand la Rowane dormira, ce soir, profitez-en pour équiper le minah. (Elle promena son regard sur l'incroyable décor.) Bon, et comment allons-nous faire pour nous débarrasser de tout ça ?
— Je vais y réfléchir.
La Rowane l'en dispensa. Un gardien fortement perturbé téléphona du Port. Un entrepôt désaffecté semblait avoir servi de cache à des maraudeurs sans qu'on y ait pourtant rien trouvé qui figurât sur les listes d'objets volés publiées par la police.
Avec un discernement remarquable pour son âge, la jeune fille avait dépouillé son appartement, le ramenant à l'essentiel, ne conservant que les pièces de valeur et qui lui convenaient. A l'immense surprise de Luséna, elle s'était également débrouillée pour infléchir les coloris des murs vers des nuances pastel vert et crème.
— Comment t'y es-tu prise pour repeindre? lui demanda- t-elle comme si de rien n'était.
— Ronronnette et moi, on y a réfléchi, répondit la Rowane avec l'un de ses inimitables haussements d'épaules. Tu trouves que c'est mieux comme ça ?
— Mieux ? Je te crois. Mille fois mieux. Je ne m'étais pas rendu compte que tu savais peindre.
— Facile. Ronronnette était à la maison le jour où les peintres sont venus. Elle les avait regardé faire et s'en est souvenue.
Luséna se débrouilla pour hocher la tête d'un air entendu.
—Bon. Crois-tu être assez bien installée maintenant pour aborder l'apprentissage de ton boulot ?
La Rowane haussa les épaules.
— Elle a un paquet de nacelles à transférer aujourd'hui, et je n'ai pas l'impression qu'elle me veuille dans ses pattes.
Luséna téléphona plus tard à Intérieur pendant que la Rowane étrennait la piscine sous l'œil attentif de Ronronnette.
— Il est clair qu'elle s'est confiée au minah tout au long de ces années, dit lentement Luséna qui n'arrivait pas à comprendre comment cette relation avait pu lui échapper. Elle n'a sans doute exprimé que les craintes et les doutes de n'importe quelle fillette normale, mais cette fois, le choix des couleurs et des techniques de peinture vient d'être discuté entre elle et la personnalité Ronronnette : c'est ensemble qu'elles ont conçu la nouvelle décoration de l'appartement. Ronronnette est évidemment dotée d'un sens très sûr de la valeur probable d'un objet d'art ou d'un tableau, et elles n'ont retenu que ceux qui en avaient. C'est Purza qui semble avoir découvert l'entrepôt vide bien que ce soit manifestement la Rowane qui ait effectué le transfert. Je mesure l'impor- tance de son potentiel télékinétique et sais que rien n'était lourd ou particulièrement encombrant, mais l'évacuation de ce fatras en une nuit n'en tient pas moins de l'exploit. Et elle a tout repeint la nuit suivante... encouragée par Ronronnette. Je vais vous faire parvenir une transcription de leur conversation. En fait, ce terme est inexact : il ne s'agissait pas d'un échange entre deux intelligences, mais d'un monologue entrecoupé de pauses significatives pour les interventions du minah.
— Oui, envoyez-moi cette transcription, dit Intérieur, s'efforçant de maîtriser sa voix, et je la soumettrai à des psychiatres qui en feront une étude approfondie.
— Vous feriez ça ? (Le soulagement de Luséna se traduisait par une soudaine faiblesse.) Tout ceci dépasse de loin mes compétences.
— N'allez pas vous déprécier, Luséna. Vous vous êtes magnifiquement débrouillée avec l'enfant. Il y a simplement qu'elle est... qu'elle a...
— Une belle avance sur nous ?
— Voilà qui est mieux, dit Intérieur, marquant sa préférence pour l'ironie douce-amère dont se teintait la voix de Luséna.
Ces "conversations" entre la Rowane et son minah finirent par exercer une réelle fascination sur ses tutrices et les pédiatres invités à les écouter.
— Tu sais, Ronronnette, Siglen est complètement idiote. Soulever, déplacer, disposer... je fais ce genre de choses depuis ma tendre enfance ! entendit-on dire la Rowane à la fin de sa première journée de formation. Je ne peux quand même pas lui avouer que j'ai vidé l'appartement, non ? Oui, je sais, tu m'as aidée ; et c'est toi qui m'as dit où je pouvais mettre tout ça. Tu es un minah sacrément intelligent. Y en a-t-il beaucoup qui auraient été capables d'évaluer avec une telle précision le volume de cet entrepôt ? Le déménagement terminé, il y restait seulement la place d'une allée centrale. Evidemment qu'ils sont au courant. Cet homme est censé vérifier que les marchandises ne quittent pas les hangars, mais comment se douter qu'il ne serait pas d'accord pour qu'on occupe un emplacement libre ? Les gens sont parfois bizarres. Et si elle m'a donné tout ça, c'est pour que j'en dispose à ma guise, n'est-ce pas ? A ton avis, donc, il aurait fallu lui en parler d'abord ? Mais j'aurais pu la froisser car elle était convaincue d'avoir fait un merveilleux travail de décoration. Le gros problème, Ronronnette, c'est que je ne vois pas comment faire du bon travail alors qu'elle me considère à ce point comme un bébé.
« Hier, Ronronnette, c'était déjà assez pénible : la journée entière à faire des nœuds ! Et voilà qu'aujourd'hui on reprend tout à zéro ! Bien sûr, j'ai pensé m'en tirer comme tu dis, mais elle ne m'a pas quittée un seul instant et chaque fois que j'essayais de dévier, elle me ramenait dans l'alignement et me disait que je devais me concentrer plus fort. Se concentrer ? Qui a besoin de se concentrer sur des trucs aussi débiles ! Et tu l'as entendue? (Sur ce, la Rowane donna de la voix de gorge de Siglen une imitation si parfaite que ses auditeurs clandestins en restèrent sidérés.) Il nous faut procéder par étapes, avec un soin extrême, jusqu'à ce que tu sois si totalement pénétrée de ton Don que son utilisation devienne instinctive et d'une efficacité absolue pour une dépense énergétique minimale.
« Une dépense énergétique minimale ! Non, mais je te demande, Ronronnette. Avec toute l'énergie dont nous disposons sur Altaïr, nous ne courons pas le moindre risque d'en manquer. Elle quoi? Crois-tu m'apprendre l'Histoire? Je sais qu'elle a grandi sur la vieille Terre dont les ressources étaient dramatiquement réduites, mais nous sommes ici, et il n'y a pas lieu d'économiser une énergie qui nous est fournie sans compter par les vents et les marées, sans parler des carburants fossiles... Siglen devrait se mettre à jour. Qu'elle me répète encore une fois "Ne gaspille pas" et je cours vomir. C'est presque aussi pénible que son ABC : "Attention, But, Conscience." (La Rowane s'était remise à singer la diction atrocement étudiée de la Méta proférant ses maximes.) Et d'ailleurs, je suis économe. (Elle gloussa.) N'ai-je pas mis de côté toutes ces horreurs qu'elle avait entassées chez moi ? Ah, Ronronnette, je meurs d'ennui ! »
Doléance qui allait croître et embellir dans les conversations avec le minah.
Bralla coopéra de son mieux, faisant observer avec tact à Siglen que la Rowane montrait beaucoup d'application et de dextérité dans les exercices kinesthésiques de base.
— Il faut dire qu'elle a le meilleur professeur qu'on puisse trouver dans toute la galaxie, ajouta-t-elle en voyant tiquer sa patronne. Rien d'étonnant qu'elle se pénètre si vite des éléments de son art. Vos explications allient à ce point concision et clarté que le dernier des imbéciles serait à même de les comprendre.
Il fallut trois jours pour que ces notions fondamentales fussent acquises puis, de but en blanc, Siglen ouvrit le cours par un exercice destiné à renforcer la "musculation mentale" de la Rowane.
— Ça me change agréablement, confia-t-elle à Ronronnette le soir venu avant de modifier la disposition de ses meubles en se servant de ses "muscles mentaux" pour lui expliquer ce qu'elle venait d'apprendre.
Puis ce fut au tour de Gérolaman, le Chef de Station, de proposer de nouveaux défis.
— J'ai besoin d'aide aux Magasins, Siglen. Puis-je t'emprunter cette petite jeune fille une ou deux heures pendant que tu es occupée avec le dernier chargement expédié par David ? Il s'agira plus ou moins d'appliquer ce que tu as fait hier avec elle. Des travaux pratiques, en quelque sorte, et sans risque de casse. Qu'est-ce que tu en penses ?
— Ce serait une gestion économe de mon temps et de mon énergie, Siglen ? ajouta la Rowane, feignant l'indifférence.
Siglen gagna du temps.
—Je ne trouve pas bon de rompre ainsi la continuité des cours, enfant Rowane.
— Ce sera pareil dans d'autres cas, fit remarquer Gérolaman comme si c'était en fait le cadet de ses soucis.
Et la Rowane fut détachée à son service.
— Tu es maline, lui dit-il alors qu'ils s'acheminaient vers les Magasins. Une chance que Siglen n'ait pas la moindre empathie. Tu as laissé filtrer un peu de ce que tu ressentais là-bas et ça n'est pas une bonne chose.
— J'ai fait ça ?
— Tu deviens négligente. Attention ! Le Mieux sait que Siglen a de gros défauts et que nous sommes tous appelés de temps à autre à en souffrir. C'est la gestalt qui forme l'essentiel de son Don. Ici... (et son geste engloba l'ensemble de la Station)... nous sommes à même, pour la plupart, de transférer des choses d'un endroit qui est sous nos yeux à un autre que nous connaissons. Mais il n'y a qu'elle qui soit capable de jongler avec des objets qu'elle ne voit pas et de les amener là où ils sont censés aller, même si elle n'y a jamais mis les pieds. Donc, il te faut l'étudier, Rowane, et savoir entendre ce qu'il y a sous ses paroles. D'après Luséna, tu es douée d'une grande empathie. Alors sers-t'en, fais qu'elle s'exerce à ton avantage. Non que je te suggère de jouer sur les humeurs de Siglen, de la manipuler. Plutôt de la mettre à l'aise, de ne pas susciter ses soupçons. Ainsi... (il lui décocha un regard en coin)... tu cesserais de t'ennuyer, travaillant sur plusieurs niveaux dans cette tête blanche qui est la tienne.
Il lui ébouriffa tendrement les cheveux.
Mystérieusement, cette caresse désinvolte de Gérolaman eut plus d'impact sur la Rowane que les paroles de bon conseil qu'il venait de lui adresser.
— Il m'a touchée, Ronronnette. Il m'a passé la main dans les cheveux, exactement comme fait Finnan. Ça doit vouloir dire qu'il m'aime bien. Est-ce qu'il comprend les Doués ? Est-ce que c'est un satyre ? Non, arrête de dire des bêtises. Ce n'est pas comme ça qu'il m'a touchée. Bardy m'a décrit leur abord visqueux ; je m'en serais tout de suite aperçue. Il a des enfants, tu sais, et il se comporte avec moi comme si j'étais l'un d'entre eux. Ce doit être bon d'avoir un père, Ronronnette ?
Gérolaman avait reçu la consigne de se montrer aussi paternel avec la Rowane que le permettaient les circonstances.
— Mais c'est une Méta ! s'était-il récrié, surpris, ravi, inquiet. Il m'est tout simplement impossible de la traiter comme ma fille.
— C'est précisément ce dont elle a besoin ! lui avait rétorqué Luséna. D'un peu d'affection paternelle ! Bardy et Finnan ont connu leur père quand ils étaient petits. Pas la Rowane. Elle n'a jamais pu se former d'image paternelle. Maintenant qu'elle a pris conscience d'un tel manque, c'est à nous de lui fournir un substitut adéquat, et tu sembles le mieux placé pour jouer ce rôle.
— Je vais voir ce que je peux faire. Dieu sait que ce n'est pas de la Méta qu'elle peut attendre amour et affection.
Gérolaman extorqua donc fréquemment à Siglen l'autorisation de lui emprunter la Rowane sous prétexte d'exercices "musculaires", mais ceux-ci eurent tendance à être expédiés assez vite pour que la jeune fille prît le temps de manger un morceau ou de prendre un "thé" dans le bureau de son hôte. Il en profitait pour l'initier à d'autres fonctions de la Tour, à son administration, à la manière dont on acheminait les cargaisons d'une Station TT à une autre, aux "fenêtres" vers les autres systèmes et satellites, aux techniques particulières pour se connecter à un cargo robot en plein espace, aux mi-points majeurs répartis tout autour de la sphère d'échanges et de colonisation des Mondes Centraux. Dans une atmosphère détendue, elle développa la sensibilité spatiale qui lui servirait, si elle parvenait au statut de Méta, à consulter dans la Tour les détecteurs de matière balayant ce secteur altaïrien de la galaxie. Elle découvrit la valeur des télékinétiques mineurs, exempts de faculté gestalt, mais capables d'assurer la circulation des capsules à message dans toute la Ligue des Neuf Etoiles, et apprit à les seconder adroitement dans leur tâche.
Gérolaman la fit sortir de la Tour, l'emmenant dans les zones de fret pour qu'elle s'y familiarisât avec la diversité des transbordeurs, nacelles, véhicules robots et transporteurs spécialement conçus pour certaines cargaisons vivantes ou inanimées.
Ensemble, ils passèrent en revue les vaisseaux poussiéreux, vedettes d'exploration, navettes, paquebots immenses et cargos rebondis. Il lui fît mémoriser les principales lignes commerciales, stations spatiales et relais de la Ligue des Neuf Etoiles jusqu'à ce qu'elle eût une vision aussi précise de l'aménagement de l'espace que de celui de son appartement.
—Tu dois connaître chaque aspect de ce travail, expliqua Gérolaman, pour ne pas rester assise à faire suer tout le monde dès qu'on a un problème technique.
Il venait de s'en produire un et Gérolaman avait essuyé de plein fouet l'explosion de colère d'une Siglen soucieuse d'imputer à autrui tout grain de sable venant perturber le bon fonctionnement de sa Station d'Altaïr. La nouvelle que le Générateur n° 3 avait chauffé et commençait de partir en lambeaux était tombée dans le bureau de la Méta en présence de la Rowane. Gérolaman avait aussitôt monté le générateur de rechange et ordonné une enquête sur l'accident. Une fois constatée la responsabilité d'huiles de qualité médiocre, il avait dénoncé le contrat de leur fournisseur et lancé un appel d'offres pour en changer. La Rowane avait eu, ce matin-là, un nouvel aperçu de ses propres problèmes avec la Méta. Dès le lendemain, elle allait en voir un autre : une D-8 déboulant dans le bureau de Gérolaman et menaçant de démissionner, voire de quitter carrément Altaïr, n'importe quoi pour être loin de "cette femme". Siglen lui était tombée dessus, passant sur le premier venu sa rage d'avoir vu son service interrompu la veille, si brièvement que ce fût.
— Je ne me rendais pas compte que les autres aussi ont des problèmes avec elle, dit la Rowane à son minah le soir venu. Je me suis faite toute petite et peut-être que Macey ne m'a même pas vue. J'ai bien aimé la façon dont Gérolaman lui a répondu, gentiment, comme s'il était aussi blessé qu'elle. Il lui a trouvé un studio à Flavor Bay et l'y a expédiée pour une semaine alors qu'elle avait encore trois mois à attendre pour prendre ses congés annuels. Je me demande si nous aurons des vacances, nous. Ça serait chouette de s'arracher un moment à la Tour. Il arrivait que Luséna nous emmène tous en voyage quand je vivais chez elle.
D'où brainstorming de Luséna, Gérolaman, Bralla et Intérieur pour imaginer un moyen de satisfaire un tel souhait.
— Je ne me rendais pas compte que le temps avait passé si vite, mais ça fait déjà deux ans que la Rowane est ici, fit remarquer Intérieur. Tout le monde prend des vacances.
— Sauf Siglen, fit Gérolaman, lugubre. "Qui voyez-vous qui puisse me remplacer, si je partais ?" ajouta-t-il d'une voix de faus- set, piètre pastiche des riches inflexions de la Méta. Moi-même, j'en prends. Ce pourrait être la solution d'ailleurs. Siglen risque de la laisser partir si je promets de continuer les exercices. Ma famille un joli chalet dans les bois...
— Pas dans les bois, l'arrêta Luséna avec geste à l'appui. Montagne et forêt restent potentiellement générateurs de traumatismes chez la Rowane. Je m'en suis toujours tenue à la campagne et au bord de mer.
— En ce cas, fit vivement Intérieur, le Cabinet possède une maison d'hôte à Favor Bay, spacieuse mais sans être écrasante. A cette époque de l'année, il n'y a pas grand monde là-bas.
Elle se tourna vers Luséna, l'interrogeant du regard.
— Je serais enchantée de l'accompagner, soupira celle-ci. Une coupure me ferait le plus grand bien. Et puis j'ai des nièces, filles de mes frères, qui sont à peu près du même âge. Voilà deux ans qu'elle n'a autour d'elle que des adultes, et ce n'est pas une bonne chose. Qu'elle soit du bois dont on fait les Métas ne l'empêche pas d'être une jeune fille. On ne saurait négliger cet aspect de son développement, vu que...
Avec tact, elle en resta là.
— J'estime qu'on pourrait en toucher deux mots au Directeur de la Santé avec quelque résultat. Surtout si Bralla... (Intérieur fit un clin d'œil à l'intéressée)... et Gérolaman rapportent que la Rowane est nerveuse ces derniers temps, qu'elle n'a plus d'appétit... bref, tous les symptômes d'une puberté difficile. Vous voyez ce que je veux dire, Luséna.
— Parfaitement.
— Malade ? (Les yeux de Siglen s'écarquillèrent ; elle parut se ramasser pour bondir.) De quoi ?
Rarement indisposée, Siglen n'avait aucune patience en la matière.
— Vous savez comment sont les jeunes filles de son âge : exposées à toutes sortes de troubles mineurs, répondit Bralla. A mon avis, elle n'est pas au mieux de sa forme, Sans doute avez-vous remarqué son manque d'appétit. Vous pourriez suggérer à Luséna de la prendre jusqu'à ce que les symptômes aient disparu.
— Pour l'emmener où ? A l'infirmerie ?
— Ma foi, un bilan médical complet n'a jamais fait de mal à personne. Je vais tout de suite m'occuper des papiers.
Ainsi la Rowane fut-elle gratifiée d'un congé officiel en bonne et due forme pour se refaire une santé. Elle quitta la Tour pratiquement sur ordre de Siglen.
Station à vocation essentiellement familiale, Favor Bay se déployait autour d'un magnifique croissant de sable fin. Un port de plaisance y attirait les amateurs de sports nautiques, encouragés par ses eaux limpides, mais le petit parc d'attractions et ses manèges avaient leurs habitués ainsi que l'aquarium situé sur la pointe nord de la baie. Dans les collines qui, au sud, bordaient cette dernière, la villégiature du Cabinet se trouvait dérobée aux yeux du public par l'étendue de son domaine planté d'arbres et de buissons d'origine terrienne acclimatés sur Altaïr et qui prospéraient dans la douceur de cette partie de la côte.
— Pas de danger qu'elle y tombe sur un minta, avait glissé Intérieur à Luséna II n'en pousse pas dans ce type de sol.
Ce fut un appareil de l'administration qui les y amena, Luséna flanquée de ses trois nièces en extase — Moria, Emer et Talba — ainsi que d'une Rowane subjuguée. Le pilote ne se contenta pas de les déposer ; il veilla à ce qu'elle fussent bien installées, transbahutant sans rechigner la théorie de bagages dont s'étaient bardées les nièces tandis que la Rowane se débrouillait seule avec son petit sac de voyage et Ronronnette. Elle reçut néanmoins la plus grande chambre, celle dont le balcon donnait sur une vue splendide, des kilomètres de côte et de mer dans toutes les directions. Première pomme de discorde.
Chaque adolescente disposait d'une chambre spacieuse avec salle de bains attenante, ce qui n'empêcha pas les comparaisons, surtout lors d'une discussion de détail autour de la petite collation qu'elles prirent en fin d'après-midi. Luséna ne voulait pas s'en mêler, jugeant qu'il s'agissait de manœuvres normales pour des treize/quatorze ans conscientes de leur statut. La Rowane écoutait d'une oreille distraite, plus requise par les délices exposés sur la table que par la partie de bras de fer qui s'y jouait.
Et ce jusqu'à ce que Moria fît observer que la chambre d'Emer aurait dû lui revenir, la penderie y étant de belle taille alors qu'elle n'avait vraiment pas assez de place dans la sienne pour ranger ses affaires.
— Les tissus doivent respirer, expliqua-t-elle, précieuse. Puis elle vit l'expression surprise de la Rowane et fondit sur sa cible : Tu comprends, il faut que les vêtements soient rafraîchis par l'air en mouvement. C'est presque plus important que de les laver et de les repasser, surtout pour les mousselines de grand prix. (Elle se tourna vers sa tante.) Y a-t-il quelqu'un ici pour s'occuper de notre garde-robe ?
Cette question laissa Luséna perplexe. Son frère était particulièrement bien introduit dans les milieux d'affaires de Port-Altaïr, et la petite jeune fille était habituée à un style de vie autrement plus sophistiqué que celui de la Rowane dont le paraître social se réduisait à rien. Ce grand standing impliquait-il la présence chez eux de colons sous contrat, remboursant en travaux serviles les frais de leur transfert sur Altaïr ? Luséna n'aurait pu l'affirmer mais la question de sa nièce le laissait supposer.
— Tu as donc apporté des robes de mousseline ? s'entendit-elle demander pour se donner le temps de réfléchir. Je croyais avoir dit à ta mère qu'il s'agissait de vacances toutes simples.
— J'ai jeté un coup d'œil sur le guide et il y est expressément fait mention de bals quotidiens à l'Hôtel Regency, avec tenue de soirée de rigueur, répliqua la jeune fille, semblant suggérer que sa tante aurait dû être au courant.
— Nous n'avons pas de cavaliers.
— Le guide parle aussi d'une agence où l'on peut en trouver d'un style impeccable, enchaîna Moria qui avait réponse à tout.
Emer gloussa. Elle et sa sœur échangèrent un regard : elles s'y voyaient déjà. Leurs parents ne recevaient pas autant que ceux de Moria, mais c'était un choix de leur part, visiblement, non une question de moyens.
— Qui voudrait avoir une gamine de treize..., commença Luséna, la voix sévère.
— Quatorze dans trois semaines, rectifia Moria.
— ... de treize ou quatorze ans pendue à son bras dans un endroit comme le Regency ?
— Je suis certaine que Rowane serait enchantée d'aller au bal, insista Moria, posant un regard intense sur l'intéressée. Elle est assez grande pour savoir danser.
Son ton impliquait que quiconque ne savait pas était un laissé-pour-compte, un moins que rien au ban de la société.
— Talba et moi, on sait, se hâta de préciser Emer.
Luséna commençait à se mordre les doigts d'avoir vu dans ses nièces d'éventuelles bonnes camarades pour la Rowane.
— La danse n'est pas un divertissement pour lequel j'aie une once intérêt, répondit négligemment cette dernière, avec assez de hauteur et d'indifférence dans la voix pour que Moria en eût l'herbe coupée sous le pied. Je suis à Favor Bay pour jouir de ses activités sportives et non de ses activités culturelles. Mais toi, ne me dis pas que tu as négligé de prendre un maillot de bain et ce qu'il faut pour la voile ?
Le ton de la Rowane opposait une fin de non-recevoir autrement plus sèche que celui de Moria, mais après tout, songea
Luséna, n'avait-elle pas été formée à l'école de Siglen, maîtresse dans l'art de l'éreintement ?
Si Emer et Talba ne firent qu'ouvrir de grands yeux, Moria rougit jusqu'aux oreilles et bouda jusqu'à la fin du repas. Luséna se demandait ce que la Rowane avait en tête. Allait-elle se montrer conciliante ou se laisser tenter par l'exemple de Moria et réagir en manipulant autrui? Ce dont elle était parfaitement capable, consciemment ou non. On ne s'était pas lancé dans cette histoire de vacances pour en arriver là.
Luséna soupira. Elle avait négligé le facteur temps. Une année ou deux pouvaient se traduire à cet âge par de sidérantes variations dans l'attitude et les critères. Quand la Rowane avait quitté ses camarades d'école, elle n'était encore qu'une enfant, avec des soucis et des curiosités d'enfant. Maintenant, elle était au bord des principaux réajustements physiologiques et psychologiques auxquels sont confrontées les jeunes filles, et un périlleux rite de passage risquait d'avoir à être imposé.
Elle scruta l'esprit de la Rowane, l'espace d'une seconde et avec d'infinies précautions, mais les pensées immédiates de la jeune fille avaient l'air toutes simples : le repas était bon ; quelle partie de Favor Bay allait-elle explorer en premier ?
— Et si on allait les enfiler, ces maillots de bain ? lança joyeusement Luséna pour mettre un terme à la morosité. On fait un tour sur la plage, le temps de digérer, puis on pique une tête dans l'eau. Moria, toi qui est l'aînée, je te nomme à la sécurité. Je connais les habitudes estivales de ta famille et sais que tu es plus rompue aux bains de mer que la Rowane ou même qu'Emer et Talba.
Une telle supériorité, si vague fût-elle, suffit à modifier radicalement le comportement de Moria. Cessant de bouder, elle se rua dans les escaliers bien avant les autres, fermement décidée à être la première en tenue.
L'après-midi s'avéra des plus agréables. L'eau avait cette fraîcheur qui vous parcourt d'un picotement délicieux, le soleil sa chaleur, et la plage était déserte. Après avoir mené ses jeunes troupes dans les vagues et les y avoir sainement exténuées, Moria ôta son maillot pour laisser le soleil accéder sans réserve à sa peau déjà bien mate. La Rowane examina discrètement du coin de l'œil cette splendide amorce d'un corps féminin. Puis, alors qu'Emer et Talba dénudaient pareillement leur corps à peine sorti de l'enfance et enduisaient de crème leur peau plus pâle, la Rowane les eut soudain rejointes, à plat ventre sur sa serviette comme un lézard chevronné. Sur fond d'exposé par Moria des mérites com- parés de diverses protections solaires, Luséna eut la nette impression que la Rowane opérait quelque étrange alchimie interne, vu qu'en l'espace d'un quart d'heure elle fut du plus beau doré.
Moria suspendit le torrent de son bavardage et fixa la jeune Méta.
— Je ne te voyais pas si bronzée, Rowane.
— Ah bon ? (La Rowane hissa vers son aînée un oeil embrumé.) J'ai toujours bien pris le soleil.
— Là, ma fille, tu pousses un peu ! lui dépêcha Luséna, transgressant pour une fois la règle interdisant aux Doués de communiquer par télépathie.
— Tu peux même dire que j'étais partie pour finir café au lait, répondit la Rowane qui, les yeux clos, eut le plus subtil des sourires.
Ce soir-là, quand les filles furent montées se coucher, Luséna se brancha sur Ronronnette.
— Tu sais, disait la Rowane au minah, ce n'est qu'une petite poseuse, une enfant gâtée. Elle singe les adultes de son entourage et se donne des airs de maturité qui ne correspondent à rien. Le problème, c'est qu'elle se croit obligée d'en rajouter. Idiote de bouzma.
Luséna se demanda un moment d'où la Rowane sortait ce terme, puis il lui revint en mémoire que certains des manutentionnaires que l'on rencontrait aux abords de la Tour étaient d'une origine culturelle bigarrée. Une fois de plus, la Rowane avait eu l'oreille qui traînait.
— Avec Emer, pas de problèmes, et Talba fait tout ce qu'elle dit, poursuivit la Rowane plus songeuse que critique. Je suis bien contente de ne pas être la petite sœur de Moria, de ne pas avoir à vivre avec cette emmerdeuse ! Oui, oui, je sais que j'ai dit un gros mot et que Siglen piquerait sa crise si elle m'entendait. Mais elle n'est pas là pour le faire, et je te répète que Moria est une emmerdeuse. (On perçut clairement qu'elle étouffait un rire.) Et puis j'ai un plus beau bronzage qu'elle, et à meilleur prix, sans perdre ni temps ni sueur. Tu me vois me barbouiller avec ce genre de truc poisseux qui coûte les yeux de la tête ? Tout ce que j'ai eu à faire, c'est de modifier l'indice d'absorption de mon épiderme. L'enfance de l'art. Je me demande d'ailleurs quel taux de mélanine je peux atteindre. Ne sois pas ridicule, Ronronnette. Les minahs n'ont pas besoin de bronzer. Tu risquerais de brûler ta fourrure et de bousiller tes circuits.
Ce qui plongea Luséna dans un certain abîme de réflexions. Faire allusion aux circuits du minah, c'était reconnaître en lui un appareil thérapeutique, mais s'inquiéter qu'il pût se brûler la fourrure, c'était lui accorder un certain statut anthropomorphe. Les animaux ne bronzaient pas, contrairement aux humains. Le tutoiement signifiait reconnaissance de l'entité Ronronnette, le dialogue avec elle supposait un type de réponse subliminale. Un autre moi s'exprimant par la bouche du minah ? Jusqu'à présent, toutefois, on n'avait vu poindre aucun conflit avec la morale et les règles établies.
Les tests discrets avaient toujours montré la Rowane fondamentalement bien adaptée, mais la persistance de cette dépendance au minah — d'ordinaire abandonné à l'entrée dans l'adolescence — pouvait être un symptôme d'instabilité potentielle. Ce qui risquait d'interdire à la Rowane l'accès au statut de Méta. Luséna pâlit à la pensée des complications juridiques si la Rowane se révélait être une Douée instable.
Non que la dépendance à l'égard d'un minah fût vraiment préoccupante. Quand on a dix ans et qu'on est seul, on a besoin d'amis imaginaires : c'était une étape normale, nécessaire, appelée à être dépassée sans traumatisme inutile. Le minah de la Rowane avait à coup sûr constitué un plus pour l'enfant et pour ses éducateurs. Luséna décida qu'après ces vacances elle aurait un entretien sérieux avec le Directeur de la Santé pour envisager un processus de sevrage.
Dès le matin, la journée du lendemain s'annonça si belle que Luséna prit aussitôt ses dispositions pour une promenade en mer le long de la côte jusqu'à un jardin sous-marin où les filles pourraient s'adonner sans risque aux joies de la plongée. Moria fut insupportable pendant toute la durée de la courte séance d'entraînement parce qu'elle avait soi-disant "fait ce genre de choses des tas de fois auparavant".
Turian, le moniteur, était beau garçon, et beaucoup trop intelligent pour répondre aux timides avances que Moria ne cessa de lui faire alors qu'ils cinglaient vers l'endroit où ils allaient plonger. Il la cloua sous un regard glacial et fit remarquer que c'étaient invariablement ceux qui négligeaient d'écouter les consignes de sécurité qui, une fois sous l'eau, commettaient les pires erreurs.
Tandis qu'elles suivaient Turian dans les luxuriantes profondeurs du jardin, Luséna effleura mentalement la Rowane et perçut le plaisir que celle-ci prenait à l'expérience. Elle était bonne nageuse et la scintillante limpidité de ces eaux ne risquait pas de lui rappeler un certain déferlement de boue huilée par la sève des mintas.
Par malchance, ce fut Moria qui s'empêtra dans ces algues urticantes contre lesquelles Turian les avait tout particulièrement mises en garde. Par une égale malchance la Rowane l'avait suivie de près et se souvint de la première chose à faire en pareil cas : frotter vigoureusement les piqûres avec du sable (ce qu'elle fit par télékinésie, d'ailleurs, même si Luséna, dans la panique, fut la seule à s'en apercevoir.) Puis la Rowane, pour réduire le choc, fit le massage métamorphique dont Luséna lui avait enseigné la valeur et Moria se plaignit de ce qu'on lui broyait délibérément les pieds. L'incident mit un terme à l'excursion et fut — Luséna devait en prendre conscience plus tard — le début des vrais ennuis.
Moria se radoucit en regagnant le sloop dans les bras de Turian, mais il la traita comme une adolescente écervelée, ce qui eut vite fait de lui rendre sa mauvaise humeur. D'autant qu'il souffla sur le feu en louant la présence d'esprit de la Rowane, sa pertinence et la rapidité de son intervention.
Luséna perçut que, venant de quiconque, le compliment aurait pareillement surpris la Rowane, et qu'elle l'aurait écarté du même haussement d'épaules. Elle vit également que la jeune fille était ravie. Moria aussi, hélas, et elle poussa un petit cri sous les doigts de Turian qui, l'air grave, appliquait un calmant sur les longues zébrures marquant les jambes. Hélas encore, elle s'avéra faire partie des neuf pour mille qui présentent une réaction allergique aux toxines urticantes, si bien que Turian l'abandonna pour lancer le moteur et atteindre l'hôpital au plus vite. Les autres prirent sa place et renouvelèrent les compresses d'eau fraîche sur les chairs vilainement violacées. Moria avait à présent de bonnes raisons de se plaindre.
— Je crois qu'elle l'a fait exprès, confia la Rowane à Ronronnette le soir même après que Moria eut été soignée puis laissée sous sédatif. Je ne sais pas ce qu'elle èssayait de prouver mais c'était parfaitement ridicule parce qu'elle ne fait pas le poids devant la femme avec laquelle vitTurian.
Luséna fut vaguement étonnée que la Rowane eût ainsi sondé Turian. Mais peut-être avait-elle pu s'en dispenser. Turian lui avait laissé la barre un moment lors du retour. Ils avaient parlé d'abondance et probablement abordé bien d'autres sujets que la conduite d'un bateau. La Rowane semblait choisir ses informateurs dans une très large palette de personnalités.
— Elle est idiote, fit remarquer la Rowane au minah, mais d'autant plus déterminée à ne pas se cantonner dans des activités puériles. Je devrais peut-être dire à Luséna de faire attention. Non ? Tu crois que c'est inutile ? Tu as sans doute raison. Il n'y a pas grand-chose qui échappe à Luséna, hein ?
Et elle eut un petit rire assoupi, très jeune fille en cet instant.
Ainsi s'acheva ce monologue vespéral. Luséna était prévenue. Le lendemain, l'état de Moria s'était amélioré, sans lui permettre des trésors d'activité. L'inflammation battait en retraite, les zébrures restaient rouge vif. Elle s'ennuyait et Luséna leur proposa des jeux. On vit Moria brûler de faire une nouvelle partie à chaque victoire et exiger qu'on changeât de programme dès qu'elle perdait. Emer et Talba s'en accommodaient, et la matinée durant, la Rowane fit de même. Puis après le repas, au cours d'un jeu en équipes où Emer et Moria venaient d'essuyer une cuisante défaite, celle-ci accusa la Rowane d'avoir triché.
— Autrement, je ne vois pas comment tu aurais pu atteindre un tel score puisque Talba n'est pas bonne à ce jeu.
Ce fut dit dans un hurlement de rage qui provoqua le retour instantané de Luséna.
Les trois filles ignoraient que leur camarade était une Douée : Luséna les avait choisies parce qu'elles n'avaient même jamais vu la Rowane.
— Talba se débrouille très bien au Fighter Pilot ! répliqua la Rowane, enveloppant d'un bras protecteur sa cadette. Ce qui se passe, c'est que tu n'es pas fichue de jouer en équipe. Tu veux toujours dominer ton partenaire. Et ça t'empêche de gagner.
— Tu as triché ! J'en suis sûre ! hurla Moria, rouge de colère, cramoisie au niveau des zébrures.
Talba les regarda, horrifiée.
— Tu es vraiment une petite conne, lâcha la Rowane à peu près sur le ton de Siglen. Il n'y a pas moyen de trafiquer ce programme à partir d'un périphérique, et d'ailleurs, à quoi bon tricher dans un jeu de gosses ?
Moria resta les yeux rivés sur elle, trop furieuse pour émettre autre chose que des bégaiements. Puis elle se reprit et, livide, penchée dans une attitude menaçante, elle feula :
— Comment tu sais qu'il n'y a pas moyen de trafiquer ce programme de l'extérieur ? Tu as déjà essayé ?
La Rowane la regarda, mépris et pitié mêlés, puis elle prit par la main Talba affolée.
— Allez, viens. On va aller se promener sur la plage en attendant qu'une certaine mauvaise humeur soit retombée.
La proposition prenait Luséna de court, mais elle décida d'en profiter pour dire deux mots à Moria, et surtout de rassurer Emer qui n'était pas moins terrifiée que sa sœur.
— Rowane a parfaitement raison. Il est impossible de tricher sur Fighter Pilot. C'est juste une affaire de réflexes et de travail d'équipe.
Luséna, toujours optimiste, mit le comportement de sa nièce sur le compte des drogues, et, de fait, Moria n'attendit pas le repas du soir pour prendre l'air confus et, non sans mal, présenter des excuses à la Rowane. Plus passionnée par la perspective du dîner, celle-ci les accepta, avec une désinvolture trop visible, hélas, aux yeux d'une Moria qui ne pouvait vraiment se résoudre à reconnaître ses torts envers une fille plus jeune.
Dans ses attitudes et dans sa perception du monde alentour, la Rowane pouvait parfois se montrer adulte à l'extrême et replonger aussitôt dans le détachement des enfants. En l'occurrence, il lui aurait fallu un peu plus d'empathie à l'égard de Moria. Luséna sut remarquer l'expression de sa nièce et accentua sa présence chaque fois que les quatre jeunes filles étaient ensemble.
Le jour suivant, Moria fut en état de nager ; le soir, elles allèrent au parc d'attractions. Il y avait là un manège qui fit la joie de la Rowane avec ses chevaux, zébus, léonets et tigrous, ainsi que deux surprenantes créatures marines dont le propriétaire même ne put décliner l'identité. Sur le cercle extérieur du carrousel, les animaux de bois montaient et descendaient au rythme de la machine, et des anneaux de laiton attendaient les cavaliers : celui qui les décrochait gagnait un tour gratuit.
Ayant insisté pour monter juste derrière la Rowane, Moria ne put même en attraper un ; le mécanisme ne rechargeait pas assez vite après que la Rowane les eut raflés. Elle prit sa place au tour suivant, ce qui ne changea pas grand-chose car elle se révéla considérablement moins agile. Luséna sentit grimper la tension et redoubla de vigilance. La Rowane ne se servait pas de ses facultés kinétiques, Luséna en était sûre. Elle était simplement plus adroite, d'une précision redoutable : que son tigrou fût en position haute, basse ou intermédiaire, il suffisait que le manège la ramenât sur l'anneau et elle l'emportait à chaque coup.
Rien n'aurait pu les arracher à ce merveilleux carrousel si Moria n'avait insisté pour en essayer d'autres.
— Mais Rowane a gagné assez d'anneaux pour faire encore deux tours ! intervint Emer.
— Si tu veux changer, d'accord, dit la Rowane, lançant les anneaux désormais inutiles dans le bac de récupération. Auquel on va maintenant ?
Toute cette bonne volonté provoqua la fureur de Moria, ce qui passa la compréhension de Luséna. Le restant de la sortie eut des couleurs de rage rentrée qui déteignirent sur Emer et sur Talba. La Rowane semblait ne rien remarquer.
— Cette fille est une vraie catastrophe, dit plus tard la Rowane à Ronronnette. Elle a rendu Emer et Talba malheureuses, et Luséna ne savait plus quoi faire. Je devrais peut-être chercher ce qui ne va pas chez elle ? Non ? Bon, puisque tu le dis. Je sais que ce n'est pas fini, mais je n'ai pas du tout envie de passer le restant de mes vacances à ménager cette fichue bouzma. C'est déjà ce que je passe mon temps à faire avec Siglen. Je pourrais simplement... Non ? Même pour égayer un peu notre séjour ? Faire pression sur elle quand elle pousse trop loin le bouchon ? Rien qu'un peu ! Ça suffirait à soulager l'atmosphère. OK, promis. Juste une petite pression de rien du tout !
Cette nuit-là, fascinée par ce qu'elle venait d'entendre, Luséna ne dormit guère. La Rowane avait clairement montré qu'elle comprenait les règles morales régissant l'utilisation du Don. Une pression ne portait pas vraiment atteinte à ces règles, concédait Luséna, ce n'était pas même une intrusion délibérée dans la conscience d'autrui. Une pression modérée avait du bon, et Luséna y avait eu recours avec profit dans les premières années de sa tutelle sur la Rowane. Oui, c'était la moindre des infractions aux règles élémentaires, mais il fallait surveiller la Rowane. Les Doués, surtout les Métas, devaient être parfaitement nets quant à leurs intentions.
La Rowane fit effectivement pression sur Moria le lendemain matin au premier signe de mauvaise humeur. Elle s'y prit adroitement, remarqua Luséna, et l'atmosphère du petit déjeuner en connut une amélioration sensible. La matinée à la piscine fut agréable. La Rowane prit soin de maintenir son "bronzage" quelques nuances plus clair que celui de Moria et se désola tout haut de ne pas faire aussi bien que sa voisine.
Le soir venu, Luséna les emmena toutes à un concert donné dans le théâtre de verdure. Le programme répondait à la diversité de goûts d'un public de vacanciers. Puis on annonça que le dernier groupe allait se transporter au Regency pour y animer un bal.
Comme on pouvait s'y attendre, Moria demanda à y aller.
— Pas besoin de cavalier. On y trouvera sûrement des garçons seuls qui aimeraient danser. Je le sais. J'en ai vu des centaines au concert. Je t'en prie, Luséna. Les autres n'auront qu'à s'asseoir et écouter. Ce n'est pas Emer qui posera problème : elle adore ce groupe. Et si Rowane n'a jamais été au bal, ça lui donnera une idée de ce que c'est. S'il te plaît, Luséna. S'il te plaît.
Les parents de Moria étaient du genre mondain mais... auraient-ils permis à leur fille d'assister à ce type de soirée ? Luséna refusa et ramena son troupeau à la maison. Moria ne s'avoua pas battue et continua d'accumuler les raisons qu'elles auraient eues d'aller à ce bal. Lasse de l'entendre gémir, Luséna fut à deux doigts de faire pression sur elle et se demanda pourquoi la Rowane s'en abstenait.
Grande fut sa surprise quand, deux heures plus tard, la Rowane vint frapper à sa porte.
— Elle est partie !
— Qui donc ? s'écria bêtement Luséna. Et comment es-tu au courant ? Tu l'espionnais ?
— Inutile avec tout le bruit qu'elle a fait en descendant par la pergola, répondit la Rowane. Puis elle regarda Luséna droit dans les yeux et poursuivit : Elle émettait si fort qu'on aurait cru avoir affaire à une Douée. C'est qu'elle ne m'aime pas beaucoup, tu sais?
— Moria est dans une période difficile de son adolescence, expliqua Luséna.
— En tout cas, il est impossible de la considérer comme une adulte. Elle est complètement idiote et peut s'attirer des tas d'ennuis au Regency. Ces gars dont elle veut capter l'attention se droguaient au concert. A l'heure qu'il est, ils doivent être dans les vaps. (Elle s'interrompit, concentrée, le front barré d'un pli.) Oui, ils sont complètement pétés. Ça va mal se passer si elle leur tombe dessus. Elle est en robe de mousseline.
— Elle a une grosse avance ?
Luséna enfilait les premiers vêtements qui lui tombaient sous la main.
— Tu devrais pouvoir la rattraper sur la route. A moins qu'elle ne trouve une voiture, mais je n'en vois pas qui vienne dans sa direction.
Ce fut une Moria des plus moroses qui fut ainsi récupérée. Avec une rare précision, elle s'en prit à la Rowane lui reprochant de l'avoir dénoncée, et Luséna fit de son mieux pour attirer son attention sur son imprudence, exposant en détail les conséquences potentielles d'une conduite aussi risquée. Moria ne se priva pas de répondre insolemment, sauf quand Luséna dit qu'au concert ces jeunes prenaient des drogues.
— Je ne suis pas ta mère, Moria, mais tu es sous ma responsabilité, dit-elle, sévère. Et tu es privée de sortie !
Quand Moria releva la tête, défiant l'autorité de sa tante, celle-ci fit pression, et les yeux de Moria s'écarquillèrent.
— Tu es une Douée ?
— Je te rappelle que c'est latent dans la famille, fit sèchement remarquer Luséna. Ou bien est-ce que ton père ne t'en aurait jamais parlé ? (Moria la regardait comme s'il venait de lui pousser des ailes ou des cornes.) Une connerie de plus, marmonna-t-elle, puis son doigt se leva pour intimer à sa nièce l'ordre de se retirer dans sa chambre. Et tu n'en bougeras pas de la journée !
Elle n'avait pas la moindre intention de lever la sentence, aussi fallut-il modifier l'emploi du temps prévu. Quand elle annonça que Moria resterait dans sa chambre, ni Emer ni Talba, dans leur totale ignorance de ce qui s'était passé aux premières heures du matin, ne soulevèrent d'objection. La Rowane espérait que la mer serait assez forte : elle voulait nager dans les vagues.
Luséna les rejoignit plus tard après avoir vérifié que Moria dormait toujours. Elle garda le contact avec l'esprit de sa nièce et, à son réveil, l'entendit grommeler en prenant le petit déjeuner qu'elles lui avaient laissé, puis traîner dans sa chambre. Elle l'entrevit sur le balcon, le regard tourné vers la plage, observant les autres, puis elle la sentit rentrer en remâchant des pensées peu flatteuses dont la Rowane était la cible privilégiée. Luséna se demanda si elle n'allait pas être obligée de renvoyer Moria chez elle plus tôt que prévu. Ces vacances avaient été conçues pour le bien de la Rowane — pas pour celui de Moria.
La Rowane avait trouvé le truc pour se faire ramener sur la plage par les vagues déferlantes. La mer était grosse mais sans excès et il n'y avait pas de contre-courant sur cette partie de la côte ; aussi Luséna céda-t-elle aux instances des filles quand elles lui crièrent de les rejoindre, n'en gardant pas moins le contact, si ténu fût-il, avec l'esprit de Moria.
Toutes quatre chevauchaient la crête d'une énorme vague quand Luséna entendit la Rowane pousser un cri terrible. Découvrant l'intense expression de souffrance qui se peignait sur les traits de l'enfant, elle la sonda pour savoir ce qui lui avait fait mal. En fait, la douleur était psychique. S'arrachant à la déferlante, la Rowane reprit pied sur la plage et courut vers la maison, assourdissant presque Luséna par les hurlements qu'émettait son mental.
— NON! TU NE PEUX PAS FAIRE ÇA ! TU N'AS PAS LE DROIT! TU VAS LA TUER !
D'autres cris jaillissaient à présent... Moria!
— NON, ROWANE! TU NE DOIS PAS DESCENDRE A SON NIVEAU, hurla Luséna sur le même mode alors qu'elle tentait de fuir la vague, que celle-ci la rattrapait et la renversait. Elle se releva, hoquetante et, bien que dénuée de facultés kinétiques, se retrouva sur le sentier sans savoir comment elle l'avait atteint, courant à perdre haleine vers la maison. Elle y vit la Rowane faire une apparition fugitive sur le balcon de sa chambre, puis entendit un dernier cri... sur l'instant ne put identifier sa source mais ne douta pas qu'il fût l'expression d'une angoisse incommensurable.
Pantelante, elle fut enfin à destination, y trouva les deux filles, Moria tassée dans un coin, les genoux sous le menton, la tête enfouie sous les bras, poussant de petits cris convulsifs, la Rowane debout au centre, avec un masque de souffrance au visage : elle serrait contre elle la tête du minah dont les restes jonchaient le sol tout autour, petits tas de fourrure et membres déchiquetés.
Quelque force empêcha Luséna de pénétrer dans la pièce et elle s'affaissa sur le seuil, cherchant un moyen de consoler la Rowane, sachant pourtant qu'il n'en existait pas. Puis, alors que sa respiration retrouvait un rythme normal, elle plissa les yeux pour en ôter la sueur qui, croyait-elle, brouillait son champ de vision. Mais non. Avec lenteur et précision, les morceaux du minah étaient bien en train de se rassembler, par une prouesse de reconstruction kinétique dont Luséna douta que beaucoup fussent capables hors du cercle restreint des Métas potentiels. Ensuite, l'enfant s'agenouilla et, de ses propres mains, plaça la tête à l'endroit où elle s'articulait avec le restant du corps. Puis elle caressa la peluche, lui murmura :
— Ronronnette ? Je t'en prie, Ronronnette ? Dis quelque chose. Dis-moi que ça va. Réponds-moi, Ronronnette. C'est Rowane. J'ai besoin de toi ! Parle-moi !
Luséna baissa la tête, sentit rouler des larmes sur ses joues maculées de sel. La magie s'était enfuie à jamais, et avec elle l'enfance de la Rowane.
—J'avais pourtant la nette impression que ces vacances étaient censées lui faire le plus grand bien, dit Siglen, entrechoquant les grosses perles bleues de son collier avec une mauvaise humeur dont les traits lourds de son visage portaient aussi la marque. Elle n'appréciait pas du tout que la magnanimité dont elle avait fait preuve en autorisant ce congé sans précédent ne se fût pas soldée par un succès total.
— Hélas ! commença Luséna hésitante, il se trouve que je me suis fourvoyée dans le choix de ses compagnes. La Rowane et la plus grande se sont assez violemment heurtées alors que jusque- là elle prenait un réel plaisir au séjour. Il faut dire que ma nièce traverse un âge difficile et...
Elle se tut.
— Une simple prise de bec entre deux gamines ! Et quatre jours de prostration comme résultat ?
Siglen était écœurée.
— C'est qu'aux abords de la puberté les filles sont si vulnérables, si facilement bouleversées. Et que des incidents triviaux, enchaîna très vite Luséna en voyant la Méta se murer dans des airs supérieurs, peuvent être démesurément grossis. Fondamentalement, vous ne l'ignorez pas, la Rowane est une enfant raisonnable, équilibrée. Mais... (et de nouveau la voix lui manqua. Siglen avait toujours marqué son mépris pour la dépendance de la fillette à l'égard du minah ; ses doigts battaient un staccato d'impatience sur les perles creuses. Luséna reprit une pleine goulée d'air et se lança :)... on ne saurait minimiser l'effet catastrophique de cette destruction sauvage et délibérée de la peluche.
La Méta avait les yeux exorbités. Ses doigts se crispaient si fort sur le collier que Luséna craignit d'en voir la chaîne se rompre.
— N'ai-je pas mille fois répété que ce minah aurait dû lui être retiré depuis belle lurette ? Voyez à quoi vous a menée de ne pas suivre mes conseils ! Maintenant, je tiens à ce que la page soit tournée sur ce genre d'accès lunatique. Que la Rowane se présente demain matin à l'heure habituelle pour prendre son service dans la Tour. Je ne tolérerai plus le moindre écart de conduite. Surtout pour des motifs aussi spécieux. De toute manière, je vais devoir signaler celui-ci à Reidinger. Les Métas ont à se comporter en êtres conscients et responsables. Le service avant tout ! Les considérations personnelles viennent loin derrière. Maintenant, tâchez de vous pénétrer de ces principes dans l'exercice de vos fonctions, Luséna... (et elle agita un doigt menaçant)... sinon il faudra songer à les faire assurer par d'autres.
Toute vibrante encore d'indignation devant l'insensibilité de Siglen, Luséna commença de redescendre la rampe desservant la Tour et, dans son état, faillit ne pas entendre le "psitt" de Gérolaman. Il avait l'air gêné — non, conspirateur: c'était sans conteste un éclat rusé qui brillait dans son regard. Intriguée, elle le suivit jusqu'à un petit bureau dont il referma soigneusement la porte derrière eux.
— Regarde, ce n'est pas un minah, mais avec un peu de chance, ça pourra l'aider, dit le Chef de Station, et il écarta les rabats d'un carton.
La surprise arracha un cri à Luséna et suscita en elle un brusque sursaut d'espoir.
— Un chadbord ? A qui as-tu graissé la patte pour en avoir un ? On dit que c'est impossible ! (Elle examina la petite boule de fourrure tachetée, retenant la main qui spontanément se tendait pour la caresser.) Et ces nuances, fit-elle, admirant le dessin des pointes fauves tranchant sur le fond crème. Comment as-tu fait pour en trouver un dont le poil soit si proche de celui de Ronronnette ? (Puis, l'angoisse reprenant le dessus :) A ce propos, je me demande s'il n'est pas un peu tôt.
— J'y ai pensé, mais c'était le seul disponible. Et on ne me l'a laissé que parce que je le destinais à la Rowane. Je suis censé le rendre s'il ne lui convient pas.
— S'adaptera-t-il à la vie au sol ? s'enquit Luséna qui s'était noué les mains dans le dos, résistant à l'irrésistible impulsion de caresser l'animal endormi. Les chadbords faisaient ça aux gens.
— Pas de problèmes. C'est un pur croiseur! bien plus habitué à la gravité que la plupart. Le seul impératif est qu'il ne sorte pas de chez la Rowane. Primo, parce que la mutation n'a jamais été homologuée pour Altaïr, deuxio, parce qu'il lui est formellement interdit de se métisser. J'ai dû jurer de le faire stériliser à six mois pour prévenir les conséquences d'une fugue. Si j'ai eu l'accord du véto, c'est que le reste de la portée du Mayotte est encore sous quarantaine, en instance de dispersion. On vient juste de les sevrer.
— Tu es une perle, Gérolaman. J'étais au désespoir. Voilà quatre jours qu'elle est là, à pleurer, les yeux fixés sur les vestiges de Ronronnette. Pas un mot depuis notre retour. J'ai même eu recours à des métamorphiques passablement intenses, d'ordinaire souveraines pour rétablir l'équilibre et qui, cette fois, sont demeurées sans effet.
— Et elle? demanda Gérolaman, pointant un pouce vers la Tour de Siglen.
— Aurait-elle même un commencement d'émotion qu'elle serait du genre à ne pas s'en apercevoir. Je me suis fait descendre en flammes pour avoir eu l'idée de ces vacances.
— Tu n'as rien à te reprocher, Luséna.
— Si. Je me suis crue psychologue, bon juge de la compatibilité entre deux caractères. Et je me suis trompée sur ma propre nièce.
— Que veux-tu, la Rowane n'est pas assez souvent avec les filles de son âge...
— La Rowane s'est comportée avec une grande dignité, a fait preuve d'un extrême bon sens. C'est ma nièce qui est une enfant gâtée, arrogante, égoïste, envieuse et résolue à avoir le dernier mot. La Rowane n'a aucune responsabilité dans l'incident.
Gérolaman tapota Luséna sur l'épaule.
— Bien sûr que non.
Luséna gronda, secouant la tête.
— Et Siglen qui parle de signaler cet écart de conduite (l'expression lui arracha une grimace) à Reidinger !
Gérolaman haussa haut les sourcils, émit un petit sifflement amusé.
— Il n'y aurait probablement qu'à s'en réjouir. Reidinger est mille fois plus sensé que Siglen. Il l'a toujours été, ce qui lui a valu son poste de Méta de la Terre. Tu sais que Siglen le briguait et qu'elle a été ulcérée de ne pas l'obtenir. Qu'elle en parle à Reidinger, ce n'est pas inquiétant. (Il lui donna une dernière tape sur l'épaule et lui tendit le carton fermé.) Vas-y, essaie, et tu verras. Tu sauras bien vite si la bestiole l'accepte ou non. (Puis, sur un clin d'oeil :) J'ai l'impression que je n'aurai pas à le ramener au Mayotte.
Chargée de son précieux fardeau, Luséna dévala les couloirs menant aux appartements de la Rowane. Celle-ci serait au moins sensible à l'honneur qu'on lui faisait en lui offrant l'une de ces inestimables mascottes.
Non moins singuliers que les minahs, mais vivants et dotés de l'indépendance du lynx à partir duquel ils avaient muté en un siècle de voyage et d'exploration dans l'espace, les chadbords, selon certains, étaient aussi éloignés du félin primitif que l'homme du singe. Avec un gain comparable en intelligence. On les croyait généralement télépathes bien que nul Doué n'eût jamais communiqué avec eux, pas même ceux dont l'empathie avec les animaux était puissante. Ils vivaient indifféremment en chute libre ou sous gravité, avec une faculté d'adaptation remarquable aux brusques modifications du milieu. On en avait vu réchapper de naufrages spatiaux qui n'avaient pas laissé à bord un survivant humain.
Les vedettes d'exploration ou les vaisseaux à équipage réduit ne pouvaient effectuer une traversée de quelque durée hors de portée des Stations sans embarquer un chadbord. Certains les comparaient à ces canaris que les mineurs emportaient jadis au fond des puits et qui pouvaient détecter sans coup férir des changements de pression trop infimes pour être perçus par les hommes ou par les instruments. Ils avaient sauvé des vies par milliers en permettant l'intervention précise et rapide des équipes techniques sur toute fuite, explosion ou fissure. Leur entretien était en prin- cipe assuré par les rongeurs pullulant à bord de n'importe quel type de navires, ce qui ne les empêchait pas d'être les premiers servis aux cuisines. Leur reproduction s'effectuait sous la surveillance attentive de l'équipage et chaque naissance était scrupuleusement enregistrée. Quant au placement des chatons, il requérait autant de temps, de soins, de tractations et de jeux d'influence qu'autrefois les mariages entre chefs d'Etat.
Les chadbords adultes n'en restaient pas moins leurs propres maîtres, n'accordant affection et faveurs que sur un mode hautement capricieux. On pouvait être fier de se faire accepter par l'un d'eux.
Proposition dont le corollaire raviva les angoisses de Luséna : on pouvait être gravement traumatisé de se faire rejeter. Moins d'une semaine après les singeries de Moria, un tel échec risquait d'enfoncer la Rowane dans sa mélancolie. Toutefois, il fallait bien que quelque chose puisse rompre ce cercle vicieux. Et la jeune fille était parfaitement au courant des singularités chadbordiennes.
— Le jeu en vaut la chandelle, se marmonna Luséna en effleurant la commande de la porte. Celle-ci s'effaça, l'obligeant à cligner des yeux pour les accoutumer à la pénombre. La Rowane avait une fois de plus réduit l'éclairage à un niveau sépulcral. Sans pitié, Luséna bascula le rhéostat sur Plein Jour.
— Rowane ? Arrache-toi de ta chambre ! Vite ! J'ai quelque chose à te montrer !
Elle avait distillé dans sa voix et dans ses termes comme des traces de surprise et de hâte mal contenue. La Rowane était encore assez jeune pour que sa curiosité fût insatiable.
Luséna déposa le carton sur la table basse desservant le principal groupe de fauteuils et se laissa choir ensuite avec un soupir de soulagement dans le canapé disposé face à la porte. Puis elle attendit, laissant le plaisir de la surprise escomptée se déployer dans ses pensées comme des ronds dans l'eau. Pour variable que fût son impact selon les individus, une perte restait une perte, et la Rowane n'avait sans conteste pas subi autre chose avec la destruction de Ronronnette, mais Luséna était en partie d'accord avec Siglen : cette crise de mélancolie avait assez duré.
Son attente se poursuivit, un peu au-delà de ses prévisions, puis la porte s'ouvrit, révélant une Rowane décomposée.
— Gérolaman a mis pour toi son âme en gage, annonça Luséna comme elle aurait parlé de la pluie et du beau temps. Maintenant, tout dépend de ce qu'il y a là-dedans. (Elle montra le carton.)
De son attitude à ton égard. Tu n'es pas vraiment toi-même en ce moment, et j'ignore si c'est un cadeau que je te fais.
Luséna vit avec plaisir qu'elle avait éveillé l'intérêt, sinon l'enthousiasme. La Rowane, lentement, fit deux pas mécaniques, haussant légèrement la tête pour voir ce qu'il y avait sur la table par-dessus le dossier du canapé. Luséna attendit qu'elle en ait fait le tour pour l'inviter d'un geste à s'asseoir. Toujours avec cette raideur d'androïde mal huilé, la Rowane se laissa choir sur les coussins, regarda le carton puis Luséna qui, sentant s'appliquer sur son esprit les prémices d'une question, écarta les rabats. La réaction de la Rowane combla ses vœux : plaisir et incrédulité.
— C'est vraiment un chadbord? demanda l'enfant dont les yeux remontèrent se poser sur le visage de Luséna, pour la première fois vivants depuis cet horrible matin à Favor Bay.
Elle esquissa le geste de prendre l'animal puis se ravisa, se verrouilla les mains contre sa poitrine : elle n'allait pas faire la bêtise de déranger un chadbord dans son sommeil.
— Oui, tout ce qu'il y a de plus authentique. Même s'il ne t'accepte pas et qu'on soit obligés de le rendre, pense à remercier Gérolaman de t'avoir donné ta chance.
— Oh, il est si beau. Je n'ai jamais vu d'animal avec un poil aussi spectaculaire. Ces marques ! Ce lustre ! Fond crème et pointes rousses ! Et ce dessin totalement inhabituel sur les pointes ! Il n'y en avait pas un seul comme ça dans le Bestiaire Galactique. C'est tout simplement la plus adorable créature qu'il m'ait été donné de voir. (Ses mains s'évadaient de nouveau vers le carton.) Dis, Luséna, quand va-t-il se réveiller ? Qu'est-ce qu'on va lui donner à manger ? Comment faire pour qu'elle ne soit au courant de rien ?
— Je n'en ai pas la moindre idée, il est omnivore et elle ne met jamais les pieds dans cet appartement, dit Luséna, répondant d'une seule traite aux trois questions dans son immense soulagement de voir revivre la jeune fille. Donc, tant qu'il ne s'échappe pas, Siglen n'a aucune chance de soupçonner quoi que ce soit.
Même s'ils devaient rendre le chaton, sa présence aurait accompli le miracle d'arracher la Rowane à sa prostration.
— Oh, regarde, il s'étire. Qu'est-ce que je dois faire, maintenant ? Et si nous ne lui plaisions pas ? (Sa gaieté retomba d'un coup.) Ronronnette était obligée de m'aimer, mais cet animal ne...
— On peut quand même espérer qu'il te trouve digne de son amour, non ?
Luséna était certaine d'avoir frappé la bonne corde avec cette réponse. Quelle que fût l'étendue de son Don et de ses capacités potentielles, malgré des signes de maturité dont la fréquence allait croissant, la Rowane gardait en elle assez d'enfance pour avoir besoin d'être soutenue et rassurée. Une petite boule de fourrure pouvait-elle satisfaire ce besoin ?
Le chaton s'éveilla. La petite bouche s'ouvrit, révélant des crocs d'albâtre autour d'une langue rose pâle arrondie sur un bâillement. Les délicats orteils de ses pattes avant déployèrent l'éventail de leurs sept griffes minuscules. Il arqua le dos, imprima des mouvements saccadés à sa belle queue rayée, roula ensuite sur le ventre et ouvrit les yeux ; il étaient bleus avec des reflets d'argent, les pupilles réduites à de simples fentes dans la brillante lumière qui baignait la pièce.
Il les posa, momentanément dédaigneux, sur Luséna qui lui faisait face, ne présentant plus l'instant d'après que son profil classique alors qu'il se tournait vers la Rowane. Puis, sur l'un de ces petits cris râpeux caractéristiques de son espèce, il se leva et, déterminé au plus haut point, marcha vers la jeune fille pour, dressé sur ses pattes de derrière, appuyé au rebord du carton, tendre vers elle un regard interrogateur.
— Oh, quel amour ! s'exclama la Rowane en un murmure avant de lui tendre un doigt à flairer ; ce qu'il fit, et aussitôt il se frotta contre ce doigt, le crâne légèrement incliné pour amener la caresse sur l'arrière de son oreille. Luséna, reprit la jeune fille, je n'ai jamais rien touché d'aussi doux. Pas même... et elle laissa la phrase en suspens, mais plus à cause de l'insistance du chadbord à requérir qu'elle fût à ce qu'elle faisait que faute de pouvoir la finir, puis battant des paupières : Il a soif. Vite, de l'eau !
Luséna était sidérée.
— Ne me dis pas qu'il t'a parlé?
La Rowane fit non de la tête.
— Il ne m'a rien dit. Je n'ai rien senti s'appliquer sur mon esprit. Mais je n'en suis pas moins sûre qu'il a soif. Et que c'est de l'eau qu'il veut.
— Parfait ! (Luséna s'abattit les mains sur les cuisses et se leva.) Si c'est de l'eau qu'il veut, ce canaillou, il en aura.
S'acheminant vers la kitchenette, elle eut à faire un effort pour contenir l'exultant débordement de sa joie.
— Dis, Luse, j'ai été atroce, non ? demanda la Rowane, toute douce et s'excusant.
— Non, pas atroce, mais terriblement meurtrie par la perte de Ronronnette.
— Idiote, alors. Pleurer la perte d'un objet inanimé.
Luséna revint avec un bol d'eau qu'elle tendit à la jeune fille.
— A tes yeux, Ronronnette n'était pas un objet inanimé.
La Rowane déposait le bol devant l'animal quand on frappa à la porte. Et celle-ci ne s'était pas encore entrebâillée sur l'expression anxieuse de Bralla que déjà le couvercle du carton avait été prudemment rabattu.
— Convaincue comme j'étais d'en avoir une, je n'ai pas pensé à regarder... excusez-moi de débouler comme ça, mais dans l'état où elle est...
Le regard de la D-4 alla de l'une à l'autre, non moins suppliant que l'ensemble de son attitude.
— De quoi tu parles? demanda Luséna, habituée à ce que Bralla négligeât de projeter concrètement ses images mentales.
— Une holo récente de la Rowane. Tu en as sans doute pris à Favor Bay.
— Oui. Mais pourquoi tu t'excites ?
Retrouver les holos dans la sécuriboîte dont elle n'avait même pas pensé à les sortir ne posa pas problème à Luséna. Il y en avait des bonnes de la Rowane. Plusieurs. Elle en choisit une où la jeune fille souriait, seule à l'arrière du bateau, ses cheveux d'argent dans le vent, bannière déchiquetée.
— Ouf, Mieux merci ! (Bralla cessa un moment de s'agiter.) C'est Reidinger qui insiste pour avoir cette holo de toi, Rowane. Et il la veut dans les plus brefs délais. Je peux te dire que ça n'arrange nullement l'humeur de Siglen. Ah, en voilà une superbe ! (La D-4 décocha un sourire ravi à la Rowane qui, le plus discrètement possible, contenait l'inopportun museau du chadbord pointant entre les rabats du carton.) Elle fera parfaitement l'affaire. Cela dit, je ne sais pas si tu as une chance de la revoir. Dois-je en faire une copie ?
— Si ça ne te dér...
Et Luséna n'eut aucune certitude d'avoir été entendue, Bralla ayant déjà quitté l'appartement comme par téléportation.
— Qu'est-ce que Reidinger peut bien vouloir faire d'une holo récente de moi ? demanda la Rowane, se hâtant de mettre fin au confinement du chaton qui maintenant piaillait. Non qu'il eût la moindre envie de sortir du carton, simplement qu'il supportait mal d'avoir un couvercle au-dessus de la tête. Après un coup d'œil de pure forme sur la pièce, il retourna boire.
— Ma foi, ce n'est pas net..., dit Luséna, masquant ses pensées parce que c'était en fait on ne peut plus net : Reidinger allait-il la soumettre à l'un de ces entretiens inquisiteurs dont il avait la spécialité ?
Luséna contempla sa pupille, la vit totalement absorbée par lechaton, et poussa un discret soupir de soulagement. Reidinger lui laisserait-il ne serait-ce que la moitié d'une chance ?
Quand l'animal eut fini de boire et qu'il eut parcimonieusement dégusté le pain trempé dans du lait qu'on lui avait servi, il fit rapidement sa toilette et se roula en boule, s'apprêtant à piquer une nouvelle petite sieste pour se reposer d'un tel effort. Dès que sa respiration eut adopté un rythme régulier, la Rowane se précipita sur son clavier, requit un dossier complet sur les chadbords, faits et légendes.
— Ce que doit être son alimentation, dit-elle, tendant à Luséna les premières pages sorties de l'imprimante, et ce qu'il est susceptible de vouloir manger. Bon, je ne serais pas mécontente d'intercepter Gérolaman avant qu'il ne disparaisse pour la journée. Je reviens tout de suite.
Elle fut dehors avant que Luséna n'ait pu dire quoi que ce fût. Ô, Seigneur, quelle heure pouvait-il être sur Terre ? Elle aurait voulu être près de la Rowane quand Reidinger la contacterait — en admettant qu'il le fit.
Pas plus tard que dans la soirée, le doute cessa d'être permis : Canaillou appréciait la Rowane. S'éveillant d'un second somme, il avait cherché sa litîèçe (Luséna s'était occupée de lui en fournir une avec les moyens du bord) avant de grimper le long du bras de la jeune fille et de s'installer, les griffes logées dans le tissu de sa chemise.
— Ne t'inquiète pas, Luse, dit la Rowane. Il ne les enfonce pas très profond. (Elle gloussa, eut un drôle de frisson.) Mais il me chatouille avec ses moustaches. Voyons, Canaillou, du calme.
Quoiqu'il donnât l'impression d'être parti pour un séjour durable sur l'épaule de la jeune fille, le chaton en bondit soudain, atterrit sur le dossier du canapé, courut à l'autre bout, puis il se tourna et s'assit, posant sur la Rowane un regard accusateur.
— Qu'est-ce que j'ai bien pu faire ?
— Pourquoi..., commença Luséna, surprise, avant de voir la jeune fille se tendre et s'asseoir toute droite.
— Oui, Méta Reidinger ?
— J'avais l'intention de m'adresser directement à toi, Rowane, dit la voix, profonde et non moins nette que si Reidinger avait été près d'elle sur le canapé. Même moi, poursuivit-il sur un petit rire, j'ai besoin d'un talisman sur lequel me concentrer, aussi ai-je joint ton holographie à celles de ma liste d'accès prioritaire. J'en ai profité pour informer Siglen qu'il te fallait bénéficier des congés scolaires en vigueur sur Altaïr. Qu'elle mène sa propre barque comme elle l'entend, mais il existe à l'égard des mineurs des règlements qu'il convient de respecter.
— Je ne lui en veux pas, Méta Reidinger. J'ai tant de choses à apprendre...
— Ta loyauté t'honore, Rowane. H n'en reste pas moins que la discussion que je viens d'avoir avec Siglen devrait mettre un terme à bon nombre de malentendus de sa part. Et concernant ton éducation future. Qu'il soit clair que tu es en droit de me contacter directement quel que soit le problème qui se pose à toi. Tu as la portée nécessaire pour un tel contact et tu vas recevoir une holo destinée à te le faciliter. La Rowane entendit sourire le Méta de la Terre. N'hésite pas à t'en servir. Des holos de David de Bételgeuse et de Capella doivent également te parvenir. Que tu sois de temps à autre en relation mentale avec eux ne peut pas faire de mal. Ce sera aussi un bon exercice. Tous deux ont fait leurs études avec Siglen.
La Rowane perçut une certaine sécheresse dans l'intonation mentale de Reidinger et se posa des questions.
— Autre chose, enchaîna le Méta. Gérolaman va animer un stage d'initiation au travail en Tour, et j'aimerais que tu y assistes. C'est que, vois-tu, il ne s'agit pas d'un travail exclusivement psychique. Il marqua une pause distincte, laissant la Rowane dans l'incertitude : devait-elle le remercier d'avoir intercédé en sa faveur ou quoi ? Tu as un bébé chadbord, n'est-ce pas ? Eh bien, ma petite demoiselle, c'est un grand honneur qu'on t'a fait.
— C'est aussi mon avis, monsieur. Et merci pour les vacances, pour le stage... et pour tout.
— Sois sans crainte, Rowane. Tu auras plus tard l'occasion de le rendre au centuple.
Puis l'espace qu'il avait occupé dans son esprit fut brusquement désert, et elle cligna des yeux sous le coup de la surprise.
— Rowane ? hasarda Luséna en se penchant par-dessus la table basse pour lui effleurer la main.
— J'étais en communication avec le Méta Reidinger, répondit-elle avant de porter son regard sur la boule de fourrure fauve au bout du canapé. Il est au courant pour Canaillou, ajouta-t-elle, perplexe à l'évidence.
— Le contraire m'eût étonné, fit remarquer Luséna, caustique, tout en suivant des yeux le chaton qui retournait d'un pas décidé vers la jeune fille.
— Comment est-ce possible ?
Luséna haussa les épaules.
— Dans la Famille Reidinger, Dons et perceptions se sont tou- jours manifestés à un degré exceptionnel. Voilà des siècles qu'ils sont Doués. Qu'a-t-il dit d'autre ?
Le visage de la Rowane se fendit sur un sourire de pure espièglerie.
— Que j'allais avoir droit aux mêmes vacances que tous les écoliers et lycéens d'Altaïr, et assister aux cours de Gérolaman sur le travail en Tour.
— Je ne savais pas qu'il en donnait, dit Luséna au bout d'un court silence.
La Rowane éclata de rire.
— D'après Reidinger, oui.
— Alors c'est vrai.
Le Gérolaman qui, tard dans la soirée, passa prendre des nouvelles du chaton semblait excessivement content de lui. Il accepta le verre proposé par Luséna puis, s'installant face à la Rowane dont la petite boule de fourrure occupait à présent le giron, porta un toast à la jeune fille.
— Je crois que tu as réussi ton examen. Je vais pouvoir rendre la chose officielle et le commandant du Mayotte te transmettra directement les papiers. Il m'a dit de te dire que Canaillou est d'une lignée d'authentiques champions.
— Ça se voit, répondit la Rowane, contemplant avec fierté le dormeur.
Elle conservait une immobilité parfaite depuis que le chaton, son dîner terminé, s'était engagé dans l'immense effort d'un troisième roupillon.
— Excellente journée, dit Gérolaman. Un chadbord placé, d'une part, et la confirmation d'autre part que toute une classe de jeunes terriens — des stagiaires D-4 et D-5 à plein tarif— va débarquer ici la semaine prochaine pour apprendre ce qu'il faut savoir sur le fonctionnement et l'organisation d'une Tour. Siglen prétend que c'est eu égard à sa position dans les TTF qu'Altaïi a été choisi. (Gérolaman fit un clin d'œil à Luséna qui étouffa un petit rire.) Et tu vas y participer, Rowane. On m'a chargé de t'en informer moi-même. Le matin, tu t'acquitteras comme par le passé de ton service dans la Tour mais, l'après-midi et le soir, tu assisteras à mes cours. Ça te va ?
La Rowane marqua son accord d'un simple hochement de tête, réserve qui lui valut les applaudissements silencieux de Luséna
— Je suis loin de t'avoir appris tout ce que je sais, en fait, et je vais maintenant pouvoir poursuivre mon enseignement sur un mode officiel. Fais attention avec ces doués d'importation, ma fille. C'est du mélangé. Des D-4, des D-5, des kinétiques, quelques empathes et deux ou trois mécaniques, mais un seul télépathe digne de ce nom. Toutefois, tu devrais en retirer un aperçu de ce qu'est la palette offerte par le Don. Et, qui sait, un ou deux camarades de ton âge.
— Combien sont-ils ? demanda Luséna, sensible à la soudaine circonspection de sa pupille.
— Huit, me suis-je laissé dire.
— Tant que ça ! Siglen n'acceptera jamais qu'ils soient logés à la Station.
— Il n'en est pas question. Nous avons des chambres d'hôte, répondit Gérolaman avec un sourire entendu. C'est ma femme qui va s'occuper d'eux. Il n'y a pas grand-chose qui puisse échapper à Samella, même si elle n'est qu'une D-6. Elle est empathe au possible, surtout pour ce qui est des imbécillités adolescentes. Elle les flaire avant qu'elles ne se produisent. (Il vida son verre et se leva.) J'ai du pain sur la planche avant leur arrivée. Alors, je vous quitte, gentes dames. Cela dit, je passe prendre ce qu'il faut pour le chaton en rentrant. Le commandant du Mayotte m'a fait une liste. Je vous amène tout ça demain.
De nouveau la Rowane exprima sa profonde gratitude pour le chadbord.
— Il y a belle lurette que j'aurais dû t'en procurer un, Rowane, rétorqua Gérolaman d'une voix bourrue, puis, sur un petit signe de tête à Luséna, il s'éclipsa.
Le lendemain, la Rowane put constater que Siglen n'était en aucune manière enchantée par la perspective de voir sa Station se transformer en centre de formation mais qu'elle s'en trouvait pour le moins distraite de ce qui, en temps normal, aurait alimenté sa mauvaise humeur: le récent comportement de la Rowane entre autres. Bralla et Gérolaman se virent soumis à un feu roulant d'ordres et de consignes, et la Rowane nota que tous deux faisaient semblant d'être fort mécontents de 1' "invasion", rivalisant de considérations grognonnes sur la difficulté de trouver des logements et salles de conférence assez à l'écart sur vaste terrain d'atterrissage situé derrière la Tour pour ne pas avoir tout le temps dans les pattes ces benêts qu'ils allaient devoir dorloter et instruire. Vers midi, Siglen était dans un tel état d'excitation qu'elle tomba sur Bralla.
— Si le Méta de la Terre a choisi Altaïr comme lieu de stage, il nous faut coopérer de toutes les façons possibles. Aussi en ai-je plus qu'assez de vous entendre râler. Reidinger sait parfaitement ce qu'il fait.
La Rowane ne manqua pas de remarquer la discrète lueur de triomphe dans les yeux de Bralla dont la tactique portait ses fruits. Siglen en était réduite à soutenir les décisions de Reidinger. La Rowane commença d'attendre avec impatience la compagnie que ce stage allait lui apporter.
Plus tard, quand elle en fît la demande, Gérolaman lui communiqua le dossier d'inscription de ses futurs élèves.
— Tout est là-dedans : faits, chiffres et holos, lui dit-il avec un grand sourire, et tu pourras ainsi faire un peu connaissance avec eux. Ils ne savent pas que ton niveau général diffère du leur. Ordre de Reidinger, ajouta-t-il en voyant le regard surpris de la jeune fille. C'est pourquoi nul Doué local n'a été admis à participer à ce stage... afin que ton intégration au groupe pose un minimum de problèmes.
Elle emporta le dossier chez elle et le parcourut. Chaque entrée comportait une holographie, des états scolaires circonstanciés ainsi qu'un additif chiffré dérobant aux regards indiscrets certains détails trop intimes. Les données en clair eurent toutefois le don de rassurer la Rowane. Trois garçons et une fille étaient nés sur la Terre. Les jumeaux — frère et sœur, et de quelques mois ses cadets — venaient de Procyon. Quant aux deux autres filles, c'étaient des Capelliennes.
Elle visionna les holos et passa un long moment à chercher les ressemblances, à s'efforcer de cerner les personnalités. Elle s'attarda particulièrement sur l'un des jeunes Terriens parce que Barinov était beau comme un acteur de 3-D, avec de longues boucles blondes qui flottaient sur ses épaules nues. On l'avait holographié en maillot de bain, rendant ainsi justice à son corps parfait : musclé, splendide comme l'avait été celui de Turian. Et il n'avait que trois ans de plus qu'elle. Une chance que Moria ne fût pas une Douée. Puis Canaillou choisit cet instant pour exécuter l'un de ses bonds phénoménaux de l'étagère aux bandes jusqu'à l'épaule de la jeune fille, requérant l'attention exclusive de celle-ci maintenant qu'il s'était éveillé de sa dernière sieste.
Les étudiants arrivèrent tous par la même navette officielle au-devant de laquelle Gérolaman et la Rowane s'étaient portés. Ayant de toute évidence eu l'occasion de faire connaissance au cours du transfert, ce fut dans une joyeuse bousculade émaillée de rires et de plaisanteries qu'ils franchirent les portes, suivis par une bondissante file de bagages flottant en l'air, désinvolte illustration de leur don kinétique. Puis l'un des garçons repéra le comité d'accueil et deux des sacs atterrirent.
— Tss, tss, fit Gérolaman, le visage fendu d'un large sourire de bienvenue. Je me présente: Gérolaman, D-5, et votre instructeur pour ce stage.
Il donna un discret coup de coude à la Rowane qui restait les yeux écarquillés devant un Barinov plus beau que jamais en chair et en os, même si des vêtements à l'élégance décontractée voilaient pour l'heure ladite chair.
— Je m'appelle Rowane, et j'espère que vous allez vous plaire sur Altaïr, dit-elle, se reprochant un tel manquement aux bonnes manières et distribuant impartialement ses sourires pour se rattraper. Elle sentit alors deux, non, quatre effleurements psychiques distincts — plus des poignées de main que des intrusions — qu'elle dévia en douceur après avoir clairement laissé voir le plaisir qu'elle prenait à rencontrer d'autres Doués.
— Pour sûr que ça fait la pige à cette sinistre vieille Terre, dit l'un des garçons, le bras levé sur un salut. (L'examen auquel la Rowane avait soumis les holos lui permit de reconnaître Ray Loftus, natif de la mégalopole sud-africaine. Il se mit la main en visière et, par-delà le vaste plan du terrain d'atterrissage, porta son regard sur la découpe à peine marquée des toits de Port-Altaïr.) Mais c'est tout ce que vous avez comme ville ? demanda- t-il, ponctuant sa question d'un sifflement dépréciateur.
— Ecrase, Ray ! fit Patsy Kearn en riant. Et toi, Rowane, ne te laisse pas impressionner par son numéro. C'est qu'il n'a jamais rien connu d'autre que les villes
— Pas que les villes, Pat, que la ville ! La grande ville avec ses gratte-ciel et sa technologie hypersophistiquée, rectifia Joe Toglia, dessinant de ses bras largement écartés les contours de bâtiments immenses. Et moi, je suis aussi urbanisé, intox-cité que lui, même si ma famille ne vit qu'à la périphérie de Midwestmétro. Sur ce, content de te connaître, Rowane.
Puis la jeune fille eut à répondre aux chaleureuses et amicales émanations mentales qui lui parvenaient de Mauli et de Mick, les jumeaux empathes originaires de Procyon. Des plus curieux était leur Don puisqu'il présentait un effet d'écho, chaque esprit venant renforcer l'émission de l'autre. Et comme ils ne faisaient pas la moindre tentative pour s'abriter derrière un écran, tout le monde pouvait les entendre.
— Personne ne sait vraiment quoi en faire, expliqua Mauli à la Rowane.
— Pourtant ils aimeraient bien, dit presque en même temps Mick. Ils ont la certitude que nous pouvons être d'une extrême utilité. A condition de trouver où, comment et pourquoi.
— Ça suffit, vous trois, lança Gérolaman, fronçant les sourcilsd'un air faussement sévère. Nous ne sommes pas tous télépathes. Mais je suppose qu'aucun d'entre vous n'ignore les règles de politesse en matière d'affichage des pensées. Maintenant, que les kinétiques ramassent ces affaires. On va vous installer dans vos appartements.
Il les poussa vers le gros véhicule terrestre garé un peu plus loin.
La Rowane y grimpa en dernier et s'assit à côté de Goswina, la grande et maigre Capellienne aux cheveux noirs qui donnait l'impression d'être particulièrement secrète. Elle avait un teint vaguement verdâtre et des yeux tirant sur les mêmes nuances, quoique plus proches du jaune. Seth et Barinov semblaient toujours en grande discussion mais Barinov se tourna soudain vers la Rowane et la fixa en clignant de l'œil. Tout en ne sachant vraiment quelle attitude adopter, elle resta déterminée à ne pas imiter les fausses pudeurs de Moria.
— Cette planète est magnifique, dit Goswina d'une voix douce, et la Rowane lui fut reconnaissante d'avoir fait diversion. Pas comme Capella qui est un endroit très rude. Est-ce que ce sont de vrais arbres ?
Elle montrait du doigt les collines boisées se profilant derrière Port-Altaïr.
— Oui, bien sûr.
— Et on peut monter là-haut les voir de près ?
— Evidemment, répondit la Rowane, prenant conscience qu'elle-même ne l'avait jamais fait. Un souvenir pénible tenta de faire surface puis se perdit alors que l'expression ravie de Goswina requérait son attention.
— On aura le droit d'aller se promener dans cette forêt? demanda la Capellienne.
— Je ne vois pas de raison de te l'interdire. Tu as dix-huit ans, et tu es assez grande pour te promener seule n'importe où.
— Vous n'avez donc pas de problèmes avec les bandes de tractuels?
Goswina en semblait quelque peu soulagée.
La Rowane alla pêcher l'explication du phénomène dans la part non protégée du psychisme de sa future condisciple : tractuels était l'abréviation de contractuels, et sur Capella, ces gens liés par contrat s'autorisaient souvent des activités pour le moins illégales à l'issue de leur temps de travail.
— Non, pas sur Altaïr. Il faut dire qu'ici, nous n'avons pas grand monde sous contrat.
— C'est une chance pour vous. Dès que ces gens sont en nombre, c'est pour ne plus manifester que leur seule et unique compétence : un réel penchant pour la violence.
Sur ce, leur véhicule s'immobilisa devant les bâtiments réservés aux hôtes, et Ray Loftus émit un nouveau sifflement, appréciateur cette fois.
— Whaou ! Pas mal ! Pas mal du tout ! J'ai bien fait de venir !
Le visage fendu d'un large sourire, il bondit à terre et fut le premier à l'intérieur.
Samella l'y reçut et, instantanément, le sourire de Ray s'estompa de manière sensible en présence de cette incontestable figure de l'autorité.
La Rowane écouta ce que Gérolaman et Samella avaient à dire aux étudiants quant à leurs droits et obligations. Elle assista également à l'énoncé du programme quotidien. Puis chacun se vit assigner une chambre et apprit qu'il avait quartier libre jusqu'au repas du soir.
— Tu ne restes pas, Rowane ? lui demanda Goswina alors qu'elle s'apprêtait à sortir sur les talons de Gérolaman.
— Non, il faut que j'assure mon service à la Tour ; mais je serai de retour juste après le dîner.
Et elle réprima le violent désir de se téléporter parce qu'à cet instant précis, Barinov regardait dans sa direction. Juste à temps, elle se rappela l'avertissement de Gérolaman : ce genre de prouesse n'aurait pas encore dû être dans les cordes d'une D-4 de quatorze ans. En compagnie d'autres Doués, elle n'avait certes pas besoin de se se limiter outre mesure dans l'usage de ses facultés mais il eût été stupide d'en faire étalage. Et, bien qu'elle se fût sentie parfaitement à l'aise lors de l'entretien avec Reidinger, il lui traversait à présent l'esprit que tout le monde obéissait scrupuleusement au Méta de la Terre et qu'elle ferait mieux d'en faire autant. S'il voulait qu'elle ne se montrât pas plus douée qu'une D-4, elle n'irait pas le contredire.
Elle fut donc légèrement surprise quand Gérolaman la prit par le coude pour la ramener au véhicule. Il n'était pas fâché contre elle : son toucher mental avait son habituelle et sereine coloration bleue tramée de jaune par le rire, et sa saveur n'excédait pas le niveau normal.
— Pas de blagues, Rowane. Ça n'est pas prévu au programme. Ordre de Reidinger ! Et surtout, ne va pas m'écraser le premier puceron venu avec un marteau-pilon de trente kilos, ma fille, lui murmura-t-il, son large sourire presque menaçant. Mais il lui ébouriffa les cheveux alors qu'elle s'installait à ses côtés.
— Pigé!
Et elle garda le conseil gravé aux avant-postes de son esprit au cours des deux mois qui suivirent. Le matin, pendant qu'elle secondait Siglen, téléportant des denrées de base jusque dans les Concessions les plus lointaines, Gérolaman exténuait les autres en exercices qu'elle avait depuis longtemps assimilés puis dépassés. Elle tendait une oreille vers la classe et, de temps à autre, quand son estomac se nouait d'exaspération devant la maladresse de Ray ou l'incompétence de Seth, elle donnait un discret coup de pouce. Elle n'avait pas l'impression que Gérolaman s'aperçût de ces infimes interférences.
L'après-midi, elle les rejoignait pour les cours magistraux où le Chef de Station passait en revue tous les aspects mécaniques d'une Tour, démontage et remontage de chaque appareil inclus, ainsi que les tests permettant d'y repérer tel ou tel élément défectueux. C'étaient Seth et Barinov qui, dans le groupe, avaient Un Don plus spécifiquement orienté vers la mécanique. Gérolaman leur associa Ray et Goswina pour former une unité de remontage. Patsy Kearn étant d'une rare habileté en micro-kinétique, on lui fit faire équipe avec Joe Toglia pour la maintenance des pupitres d'ordinateur. Puis chaque étudiant eut à montrer ce qu'il rendait dans la spécialité des autres, et la Rowane, qui n'avait jamais travaillé en micro, y découvrit une application de ses compétences autrement plus exténuante que la routine d'assister une Méta TT. Elle s'aperçut aussi qu'elle y puisait de grandes joies.
Puis Gérolaman inventa des situations qui détraquaient les machines et chacun dut coucher par écrit — "sans incursion dans l'esprit de quiconque", leur précisa-t-il — son diagnostic et le mode de réparation qu'il suggérait.
La Rowane fut passablement contrariée de voir Barinov et Seth remettre systématiquement leur copie les premiers, prendre ensuite des airs supérieurs pendant que leurs camarades continuaient à peiner sur le problème, mais la fréquence de ses réponses correctes s'avéra nettement supérieure.
— Courir à la première approximation est le plus sûr moyen de sombrer dans la pagaille et la paralysie, dit Gérolaman aux deux garçons. Mieux vaut se donner le temps de tomber juste. En théorie, c'est vous les Doués en mécanique, mais Rowane récolte un pourcentage de réponses correctes bien plus satisfaisant. Allez Rowane, explique à la classe ce qui t'a amenée à penser que le dernier problème était lié à des circuits défectueux.
Elle commença par bégayer parce que le beau visage de Barinov était tout assombri par la réprimande. Seth l'avait à l'évidence mieux encaissée, mais ce n'était pas de Seth dont la Rowane voulait capter l'attention. De retour chez elle après les cours, elle ne put s'intéresser à rien, pas même à Canaillou, de vivace humeur pourtant, et qui se ruait à l'assaut des oreillers et tapis comme sur autant d'ennemis redoutables. En temps ordinaire, pareil spectacle l'aurait amusée. Ce soir-là, ce fut hantée par un Barinov aux traits moroses qu'elle se coucha.
Pour être, à sa totale surprise, accueillie le lendemain par un grand sourire. Elle fut tentée de le sonder pour voir d'où venait le changement mais elle avait trop intériorisé les interdits de Siglen. Elle avait par ailleurs un peu peur de ce qu'elle aurait pu découvrir. C'était déjà bien qu'il lui eût souri.
Elle était capable de se retenir d'entrer en compétition trop étroite avec lui, ce qu'elle fit le jour même, feignant de n'avoir pas pris en considération la fatigue du métal dans l'un des problèmes posés. L'étonnement de Gérolaman ne lui échappa pas, et elle se dit qu'à l'avenir, elle ferait mieux de simuler avec un peu plus de finesse. Plus tard, toutefois, quand Barinov vint s'asseoir à côté d'elle avec son plateau-repas, et engagea aussitôt la conversation, elle estima avoir agi avec une discrétion suffisante pour un tel résultat.
— Ecoute, lui dit-il. On descend tous en ville, ce soir. Il y a un concert. Les jumeaux ont le droit d'y aller ; donc, toi aussi, je suppose. Et puis comme on a réussi à convaincre Goswina, tu serais la seule à rester. Tu n'es pas consignée, quand même, ou quelque chose du genre ? ajouta-t-il, notant l'hésitation de la jeune fille. (Elle sentit l'esprit du garçon collé au sien et s'ouvrit assez pour lui laisser voir qu'elle avait vraiment envie de venir.) Tu n'as qu'à demander à Samella. Elle n'est pas d'humeur à refuser. J'ai même obtenu de prendre la voiture.
— Pourquoi pas ? dit effectivement Samella sur un haussement d'épaules. C'est une activité de groupe.
La Rowane n'en dut pas moins tempérer sa joie et fut même assez perturbée de n'avoir pas le temps de rentrer se changer à la Tour — à moins de s'y téléporter, ce que le regard insistant de Samella excluait d'avance. Même le simple "prélèvement" d'une robe dans son placard aurait soulevé des questions sans fin. Elle était pourtant déjà trop féminine pour accepter de gaieté de cœur cet état de fait.
— Arrête de traîner, Rowane, lui cria Barinov. Tu es très bien comme tu es.
Elle s'interrogeait sur la sincérité d'un tel jugement quand elle se découvrit dans le miroir des toilettes un visage et des mains passablement éloignés de la netteté requise. Elle en fut amenée à poser sur elle un regard impartial. Sur ses cheveux d'abord. Etait-il logique, à quatorze ans, d'avoir cette crinière argentée ? D'autant que cette mutation n'était pas la seule, même si les autres, moins patentes, ne suscitaient jamais de commentaires. Elle avait un visage de loin trop émacié, trop étroit, et qui se terminait par un menton pointu. La mince et haute double arcade de ses sourcils était certes conforme aux canons de la mode actuelle, mais il n'en allait pas de même de ses grands yeux qui lui mangeaient la figure. Et elle avait des formes, désormais ; sans trop de poitrine, ce qui était heureux : de gros seins eussent déséquilibré sa silhouette. Le sourire que lui avait adressé Barinov n'en restait pas moins mystérieux, surtout après l'épisode de la veille. Peut-être voulait-il savoir comment elle s'y prenait pour obtenir un tel pourcentage de réponses correctes aux exercices ? Bof, deux années dans une Tour des plus actives sous la tutelle d'une Siglen n'y étaient probablement pas pour rien, même si la Méta la cantonnait dans des tâches de bébé. A ce propos, il se pouvait qu'après le stage Siglen lui confiât de plus grandes responsabilités.
Le concert valait à coup sûr le déplacement avec ses trois orchestres au programme et son light show d'une sophistication extrême. Bien supérieur, en tout cas, au spectacle provincial donné à Favor Bay. Barinov s'était assis à côté d'elle et, pendant toute la première partie, elle en sentit la cuisse musclée pressée contre la sienne. L'énergie émanant du garçon avait une coloration brun-rouille qui la surprit. Son arôme était indéfinissable, pas vraiment déplaisant, mais loin d'être rassurant.
Lui déplut franchement, en revanche, qu'il ne cessât mentalement de la harceler, de peser çà et là sur son psychisme, cherchant à l'évidence un moyen d'y pénétrer. D'abord, c'était très mal élevé ; ensuite elle n'aimait pas cette insistance. Puis les intrusions du jeune homme s'accentuèrent alors que son, lumière, chorégraphie et paroles se combinaient pour distiller une atmosphère suggestive — rien d'ouvertement érotique, toutefois, juste ce qu'il fallait pour arracher aux spectateurs cris et sifflements. Placés comme ils l'étaient dans les rangs supérieurs de l'amphithéâtre, il ne put échapper à la Romane que quelques couples — et un certain nombre de petits groupes — s'éclipsaient dans l'ombre des couloirs extérieurs. Elle était avertie de l'existence de ces choses, Luséna ayant inclu dans son éducation un topo complet sur l'amour et la sexualité, mais c'était la première fois qu'elle assistait à leur émergence en public. A sa droite, Goswina se tortilla nerveusement : ces départs furtifs la perturbaient au plus haut point.
Subtilement, la Rowane rayonna d'une douce empathie destinée à calmer sa condisciple. Non sans résultat, sembla-t-il.
Mais le finale du concert, délibérément conçu comme un crescendo sensuel, s'acheva sur une triomphante explosion de décibels et d'effets lumineux spectaculaires cependant que danseurs et musiciens se figeaient sur scène dans des postures d'un érotisme criant. Goswina se dressa d'un bond — pour partir et non pour se joindre aux applaudissements. La Rowane s'élança derrière la jeune fille dont elle avait eu le temps de capter les exclamations étranglées.
— Wina ! Ce n'est qu'un spectacle ! lui dit-elle quand elle la rattrapa sur le parking déjà noir de monde.
— Est-ce une raison pour être... d'une vulgarité si écœurante ? Sur Capella, ce genre d'exhibition suggestive ne serait tout bonnement pas tolérée en public. (Sa voix s'était réduite à un feulement rauque épaissi par le dégoût et elle tremblait littéralement d'indignation.) Pareil étalage me révulse. C'est une expérience intime, merveilleuse, et qu'il ne faudrait sous aucun prétexte galvauder, traîner dans la boue, exposer aux regards de tous.
Sans avoir eu vraiment l'intention de fureter dans l'esprit de Goswina, la Rowane "sut" que la Capellienne avait eu une liaison sérieuse qu'il lui avait fallu momentanément rompre pour assister à ce stage sur Altaïr. Que cet ami lui manquât à ce point ne laissait pas de la surprendre car elle la jugeait bien jeune pour s'être ainsi engagée à vie. Par bonheur, Goswina était trop absorbée dans ses émotions pour avoir conscience de l'involontaire intrusion de la Rowane. Et celle-ci, par malheur, était trop absorbée dans la tâche de mettre fin à l'intrusion pour avoir conscience de ce qui se passait à l'extérieur.
Les ombres mouvantes se firent silhouettes matérielles aux intentions fort mal voilées. Goswina laissa échapper un petit cri avant qu'une main ne la bâillonnât et qu'elle n'eût les bras cloués le long du corps. Il en fut de même pour la Rowane qui à voix haute hurla : "Pas question !" mais frappa mentalement, exerçant sa kinésie tous azimuts, vu son incertitude sur le nombre de leurs assaillants. Sans faire de détail ni se soucier de limiter la violence rayonnante de sa poussée, elle les expédia loin d'elle et de Goswina, eut aussitôt l'intense satisfaction d'entendre des chairs molles heurter de plein fouet des objets solides qui leur infligeaient souffrance et dommages. Impitoyable, elle se ferma l'esprit, s'épargnant les vagues de leur désarroi et, temporairement, la culpabilité qui accompagnait chez elle la conscience d'avoir blessé d'autres créatures humaines.
— Rowane ! hoqueta la Capellienne. Qu'est-ce que tu leur as fait ?
— Rien qu'ils n'aient mérité. Allez, viens, on s'en va. (Elle prit Goswina par le bras et l'entraîna vers un secteur plus éclairé du parking.) Il y a toujours des taxis à l'entrée.
— Mais...
— Pas de mais, pas d'explications, et ne va pas me dire que tu aurais préféré te laisser faire par ces types !
— Grand Mieux, non ! Il y a simplement qu'on aurait dû rester avec les autres.
— On aurait dû mais on ne l'a pas fait !
Goswina commençait à l'exaspérer.
— Ray, Goswina me ramène chez moi. Je ne me sens pas très bien.
Ray Loftus était le moins susceptible de mettre en doute une
transpensée venant d'elle. Et, pour l'heure, elle ne voulait rien avoir à faire avec l'excessive curiosité de Barinov.
— J'ai dit à Ray que nous rentrions par nos propres moyens. Maintenant, viens. Il y a plein de taxis.
Goswina était tout à fait disposée à se laisser guider par sa cadette. Elle s'affaissa sur la banquette du véhicule dont la voix monocorde s'enquit de leur destination.
— La Tour.
— Accès réservé.
— Je suis la Rowane.
Le taxi répondit en se soulevant de la route pour souplement infléchir sa course vers le sud-est, prendre rapidement de l'altitude et filer vers le désormais visible déploiement de lumières aux abords du complexe de la Tour.
— Dis, Rowane, tu n'es pas D-4 ? demanda Goswina, la voix paisible.
— Non.
Soupir de la Capellienne. Il émanait d'elle soulagement et satisfaction.
— Voilà donc pourquoi ce stage se tient sur Altaïr. Tu es une Méta en puissance et tu ne peux pas voyager.
— Je ne sais pas si je suis à l'origine...
Goswina exprima son incrédulité.
— Il te faut un personnel de Station. Des gens auxquels tu puisses t'en remettre en toute confiance, dans un climat d'empathie. Constituer une équipe de ce genre réclame du temps et de constants réajustements. J'en sais quelque chose. Mes parents occupent de telles fonctions sur Capella. C'est pourquoi ils m'ont
laissée venir, dans l'espoir que je sois jugée digne d'entrer... à ton service, une fois que tu auras ta Station.
La Rowane resta sur le moment à court de réponse, mais l'explication de Goswina n'était pas dénuée de sens. Combien étaient-ils dans le groupe à s'être ainsi doutés de la finalité du stage ? Et de l'envergure réelle de son Don ? Barinov ? Oui, voilà qui était moins absurde que de l'imaginer tombant amoureux d'une adolescente au physique insolite.
— Je t'en prie, Rowane. Je t'aime beaucoup et je te suis infiniment reconnaissante, mais nous ne ferions jamais du bon travail ensemble. Je... je panique pour un rien alors que toi, tu es très forte. Ce qui est une bonne chose, s'empressa-t-elle d'ajouter, effleurant le bras de la Rowane qui, tournant la tête, lui découvrit le plus doux des sourires. Car il te faut l'être. Quant à moi, je ne me vois pas du tout comme le genre de personne ayant sa place dans une Tour. Mes parents tenaient simplement à ce que cette chance me soit donnée. J'ai un petit frère, Afra, qui n'a que six ans mais trahit déjà un potentiel considérable. D-4 au moins, tant en 'pathie qu'en 'portation. Il adore accompagner papa à la Tour, et Capella, pour le taquiner, ne cesse de lui prédire qu'il en prendra la relève.
La Rowane eut un petit rire, puis étreignit brièvement entre ses doigts ceux de la Capellienne, l'assurant ainsi de son estime et de son amitié. Goswina était d'un bleu délicat, d'une fragrance florale.
— Maintenant, Wina, mieux vaut nous occuper de l'avenir immédiat. Tu ne vas rien dire de ce qui s'est passé, à part que je me sentais mal. L'atmosphère de l'endroit était si étouffante...
— Mais c'était un amphithéâtre à ciel ouvert...
— Le bruit, voyons ! Et toutes ces lumières qui m'ont flanqué un mal de crâne carabiné. Tu ne démordras pas de cette version des faits.
— Et les...
— Voyous ? compléta malicieusement la Rowane.
— Oui. Ils savent bien ce qui leur est arrivé. Car tu n'y a pas été de main-morte... enfin, si je puis dire.
— Qu'ils s'en expliquent eux-mêmes... si tant est qu'ils laissent à quiconque une chance de les interroger sur l'origine de leurs bleus.
Elle refusait de passer l'éponge, furieuse qu'on les eût agressées alors qu'elle avait certifié à sa condisciple que Port-Altaïr était un endroit sûr. Goswina non plus ne leur pardonnait pas, elle dont l'empathie la rendait plus que tout autre sensible à ce genre de traumatisme.
— Tu as montré plus de courage que je n'aurais su en avoir.
— Il ne s'agissait pas de courage mais de rage pure et simple, grogna la Rowane. Ça y est. Nous y sommes.
— Passagers, veuillez décliner votre identité ! fît une voix de synthèse.
— La Rowane. Et Goswina, stagiaire capellienne.
Leur véhicule fut admis dans le périmètre de sécurité.
— Bon. Maintenant, histoire de s'en tenir à notre version des faits, tu vas m'accompagner jusqu'au bas de la Tour, puis le taxi te ramenera chez toi. (La Rowane donna au véhicule les directives nécessaires.) N'oublie pas, Goswina, lui rappela-t-elle, penchée à la portière devant l'entrée des bâtiments. Et puis, quand il sera en âge, je m'arrangerai pour qu'Afra ait également la possibilité d'assister à ce stage sur Altaïr.
— Oh, tu ferais ça ? eut le temps de s'exclamer la Capellienne avant que le taxi ne l'emportât.
La Rowane mit Luséna au courant de ses réactions migraineuses à l'agression des lumières stroboscopiques et accepta docilement de se soumettre dès le lendemain à l'examen ophtalmologique qui s'imposait. Ce même lendemain, mais dans l'après-midi, alors que Barinov se concentrait sur le problème que Gérolaman leur avait donné à résoudre, elle n'eut aucun scrupule à porter ses coups de sonde jusque dans les zones privées de l'esprit du jeune homme. Sans toutefois découvrir d'où il tenait l'information, il lui apparut avec une incontestable évidence que Barinov la cultivait sciemment parce qu'il avait appris son statut de Méta potentielle. Par voie de conséquence, elle n'eut plus la moindre hésitation à entrer en compétition avec lui ni avec aucun autre. Les Métas dirigeaient leur Station et le sentiment n'avait pas voix au chapitre.
Aussi, durant la dernière semaine du stage, mena-t-elle avec Barinov un jeu des plus subtils qui bien souvent fit s'empourprer la douce Goswina.
Dans les quatre années qui suivirent, Gérolaman anima sur Altaïr d'autres stages auxquels la participation de la Rowane ne fut pas spécifiquement requise. Elle n'en garda pas moins l'habitude de s'y parachuter quand on en venait aux exercices pratiques de chasse aux pépins : elle adorait rivaliser de compétence et de perspicacité avec les étudiants mais s'interdisait d'avoir des relations trop amicales avec l'un ou l'autre. Elle ne prêtait nulle atten- tion à la réputation de froideur hautaine et méprisante qu'un tel comportement pouvait lui valoir, s'attachant à être aimable mais sans plus avec tous, même avec ceux qui lui étaient particulièrement sympathiques, gardant secrètes ses préférences. De temps à autre, Gérolaman lui demandait de passer dans son bureau pour une petite conversation à bâtons rompus et ils y discutaient l'opinion qu'elle avait de tel ou tel étudiant.
A un moment donné, après la clôture de chaque stage, Reidinger ne manquait jamais de la contacter et avait avec elle un entretien sur les divers aspects qui venaient d'être couverts, sur les problèmes posés, sur les solutions qu'on y avait apportées.
La Rowane dit à Luséna qu'elle avait en pareille circonstance l'impression de passer un examen à longue distance.
— Crois-moi, tu dois plutôt t'estimer heureuse de ce qu'il s'intéresse de si près à toi. D'après Bralla... (et le sourire de Luséna ne fut pas exempt de quelque malice)... c'est tous les mois qu'il exige un rapport détaillé de Siglen sur tes progrès.
— Ah, c'est donc pour ça qu'elle s'est brusquement décidée à m'abandonner le soin de manier les bennes à minerai ? (La Rowane n'était pas vraiment sensible à la promotion, vu que l'acheminement desdites bennes ne faisait appel, en général, qu'à des techniques de transfert passablement élémentaires.) Combien d'années compte-t-elle encore me laisser sur les inanimés avant de me charger d'un travail digne de ce nom ?
Sur ce point, Luséna était impuissante à lui apporter une consolation quelconque. Mais ce qu'elle pouvait faire et qu'elle fit, s'abritant derrière l'autorité de Reidinger, fut de s'arranger pour que la Rowane passât le maximum de temps hors de la Tour. Quand le trafic y était très réduit, elle l'emmenait en week-end prolongé faire du camping sur la spectaculaire Côte Est d'Altaïr et, à plusieurs reprises, dans le Grand Sud, désert qui, comme le guide le leur montra, grouillait en fait de vie, de toutes sortes d'insectes et d'invertébrés, de fleurs fantastiques qui s'ouvraient la nuit ou à l'aube pour faner ensuite et mourir dès que l'aveuglante majeure altaïrienne entamait sa course brûlante à la verticale des zones équatoriales de la planète. La Rowane ayant conservé sa passion pour les sports nautiques, la résidence officielle de Favor Bay devint leur séjour habituel de vacances. Bardy et son mari, ou Finnan et son épouse accompagnés de leurs jeunes enfants vinrent fréquemment les y rejoindre.
L'été de sa sixième année dans la Tour coïncida avec la programmation d'un stage exceptionnel, de par son effectif supérieur à la moyenne mais aussi parce qu'il s'adressait à des gens plus âgés — personnel en poste dans des stations tant planétaires qu'intérieures — qui venaient y rafraîchir leurs connaissances. A cette époque, la plupart des stagiaires débarquaient en sachant que la Rowane était une télépathe et télékinétique d'une puissance inhabituelle qui, selon toute vraisemblance, finirait Méta.
Mais où, dans toute la Ligue des Neuf Etoiles ? Là se situait le problème.
Il n'était pas question que ce fût sur Altaïr où l'on ne constatait nul relâchement dans la ferme mainmise de Siglen sur sa Tour. David était solidement retranché sur Bételgeuse,. Capella dans la Station dont elle portait le nom, et si Guzman de Procyon avançait en âge, plusieurs années le séparaient encore de la retraite. Il était bien sûr inconcevable que la Rowane accédât au statut de Méta de la Terre mais la rumeur grossissait que Reidinger allait éventuellement se décharger sur elle de certaines responsabilités particulièrement lourdes. Ou que le Conseil de la Ligue pourrait envisager l'ouverture d'une Station sur Déneb — l'une des toutes dernières colonies —, pour invraisemblable que ce fût. Car pour justifier les frais d'implantation d'une Tour, il fallait qu'une colonie fût à la fois exportatrice et en mesure d'acheter à d'autres membres de la Ligue des produits d'importation. Le volume des échanges extra-planétaires devait à l'évidence atteindre un certain taux, à moins qu'elle ne fût située sur une route commerciale. Or, pour l'heure, Déneb n'avait d'excédents d'aucune nature, ni matérielle ni financière.
— J'ai bien dit à Reidinger, expliqua Gérolaman à Luséna, la veille de l'arrivée du nouveau groupe de stagiaires, qu'il fallait absolument faire quelque chose pour la Rowane. Elle va finir par s'étioler à force d'ennui, et comme c'est une gamine sensée, on n'a pas le droit de la laisser ainsi se tourner les pouces. Elle en sait bien plus sur les procédures opérationnelles et sur les aspects techniques d'une Station que Siglen n'a jamais été fichue d'en apprendre. Elle est parfaitement capable — et dès maintenant — d'assumer des responsabilités métales, même si elle n'a pas encore atteint sa puissance adulte. (Il secoua la tête avec lenteur et irritation.) Et cette sacrée bonne femme qui ne lui confiera jamais un seul travail digne de ce nom !
— Parce qu'elle en est jalouse ! C'est un fait dont ni Bralla ni toi ni moi n'avons jamais douté.
— Dans le vocabulaire de Siglen, elle est vouée à rester à tout jamais une enfant. Tu sais, je me demande souvent... (il se tritura le menton)... s'il n'aurait pas été préférable de lui administrer un sédatif et de l'emmener sur Terre quand l'occasion s'est présentée.
— Non, certainement pas, fit Luséna, se redressant pour mieux marquer son désaccord. Tu n'y étais pas. Tu n'as pas vu la terreur déformer ses traits quand j'ai voulu l'entraîner à bord de la navette. Et il y avait un tel chaos dans son esprit. C'est pourquoi Siglen est intervenue. Autrement, elle ne l'aurait pas fait, je peux te l'assurer. C'est la seule fois où j'aie jamais vu Siglen se faire du souci pour quelqu'un d'autre ! Et n'oublie pas que les Métas sont agoraphobes. Pense à la dépression qu'a traversée David de Bételgeuse. Pense à Capella. L'un comme l'autre n'ont rejoint leur Station qu'au prix d'horribles tourments.
Gérolaman se gratta le crâne, songeur.
— Bon. Il est exact que Siglen n'était pas au mieux de sa forme. J'ai fait le voyage avec elle ; à partir de la Lune, les toubibs ont été plus nombreux à bord que le personnel de Station. A l'époque, en fait, je me suis dit qu'elle espérait les voir renoncer à l'expédier sur Altaïr. Elle avait une telle certitude de finir Méta de la Terre pour peu qu'elle réussisse à traîner assez longtemps dans le Blundell Building, ajouta-t-il, grognon, avant de ramasser une feuille sur son bureau : les coordonnées des stagiaires attendus. Cela dit, je crois qu'il ne va pas tarder à y avoir du nouveau. Regarde. Tous ceux qui reviennent pour la deuxième fois ont la particularité d'avoir donné de bons résultats en association avec la Rowane. Ray Loftus, Joe Toglia : l'un comme l'autre détachés de Capella avec d'excellentes observations de leurs supérieurs. Et Reidinger m'en a signalé trois dont je dois examiner les aptitudes comme Chefs de Station. C'est la première fois qu'il fait ça. Je te dis, ce type est d'un tortueux !
— Si seulement il pouvait mettre la Rowane au courant de ses intentions. Ça lui éviterait peut-être de perdre tant de temps à s'inquiéter pour rien.
— Tu vas l'emmener comme prévu à Favor Bay. Que ça lui fasse une bonne coupure. Puis vous reviendrez à temps pour qu'elle en bouche un coin à ce tas de débiles dans la phase de chasse aux pépins.
Luséna ébaucha un sourire devant le malin plaisir que, d'avance, Gérolaman prenait à la déconfiture de ses stagiaires, puis elle soupira.
— Si seulement elle pouvait se montrer un peu plus subtile dans sa façon de reprendre les gens, un peu moins violente dans l'expression de ses opinions...
Gérolaman haussa un sourcil surpris et agita un doigt plaisamment réprobateur.
— Une équipe de Station se hisse au niveau de son Méta. Tu le sais, Luséna, et il n'y a rien de plus à en dire. Elle lui apporte son soutien, elle la seconde, mais c'est le Méta qui joue la partie. Les Métas ne sont pas faits pour briguer des prix de camaraderie. Ils se doivent d'être inflexibles avec tout le monde et ont coutume de l'être plus encore avec eux-mêmes. (Ses mains firent le geste de trancher.) Et il faut qu'il en soit ainsi ; autrement, c'est la fin des TTF. Qu'un relâchement se produise et la Ligue en profitera pour prendre le contrôle. Et on en arriverait à une structure qui ne serait même pas moitié moins efficace qu'une bureaucratie, avec tel ou tel système jetant son poids dans la balance pour réclamer tel ou tel privilège. Les TTF sont un service public : du haut en bas de l'échelle, on y a droit aux mêmes considérations.
— D'accord. (Luséna exhala un soupir lugubre.) Mais je n'oublie pas qu'il s'agit d'une enfant solitaire, et qui l'est depuis toujours.
— Mais pas pour toujours. Rappelle-toi la promesse de Yégrani.
— Une promesse qui prend son temps pour porter ses fruits.
Sur ce, Luséna quitta le bureau du Chef de Station.
— Et j'ai gardé la gardienne, se murmura-t-elle avec une intense satisfaction.
A cet apogée du printemps, Favor Bay était sublime, et Luséna vit la Rowane littéralement revivre dès qu'elle fut descendue de voiture.
— Je n'ai qu'une chose à reprocher à cet endroit, dit-elle en promenant un regard autour d'elle avant d'écarter la mèche d'argent que le vent lui avait rabattue sur le visage, c'est de n'y pouvoir emmener Canaillou.
— Il n'a pas eu l'air trop perturbé de rester chez Gerry.
— Parfait exemple de reconnaissance du vënfre, commenta la Rowane avec un petit sourire en biais. Tu me nourris, alors je t'aime.
Luséna éclata de rire.
— En partie seulement. Tu ne peux pas nier qu'il soit particulièrement affectueux à ton égard, courant à là porte dès qu'il t'entend rentrer. Moi, c'est à peine si j'existe pour lui, même quand je lui donne à manger, et il ne fait que tolérer Gérolaman.
La Rowane marqua son scepticisme d'un bruit de gorge puis se tourna pour téléporter les bagages de Luséna puis les siens dans leurs chambres respectives.
— Ce serait chouette un jour d'être aimée ! Pas en tant que
Méta Rowane, en tant que pourvoyeuse, mais pour moi-même, pour ce que je suis. Et, de préférence, que cet amour vienne de quelqu'un.
Avec tout autant d'objectivité dans la voix, Luséna lui répondit :
— Tu as dix-huit ans maintenant...
— Est-ce bien sûr ?
— Physiologiquement, tout l'indique. (La réponse de Luséna trahissait quelque aigreur devant l'obstination de la Rowane à vouloir élucider ces détails mineurs dans la connaissance desquels grandissaient la plupart des gens : date de naissance, nom de famille, antécédents.) Ici, à Favor Bay, rares sont ceux qui te savent Douée, plus rares encore à se douter qu'ils ont parmi eux la jeune et convoitable Méta d'Altaïr. Tes séjours s'y sont toujours déroulés dans un cadre familial dont tu es à mon sens assez grande pour sortir en quête de contacts plus intimes.
La Rowane écarquilla les yeux.
— Siglen aurait une attaque si elle t'entendait ! Avec notre Don et nos responsabilités, pas question de nous abandonner à ce genre d'activités grossièrement physiques.
Avec, comme toujours, ce génie dévastateur dans l'imitation.
— Grossièrement physiques, de fait, répéta Luséna en riant. Je ne devrais pas me moquer d'elle de cette manière mais tu sais, Rowane, que ce soit physiquement ou moralement, Siglen n'est vraiment pas taillée pour jouir des "plus délicates émotions de l'existence"...
— Quand bien même elle y serait sensible...
— Bon toujours est-il que tu es une mince et jeune...
— Dame Blanche. N'est-ce pas le surnom que m'avait trouvé ce stagiaire, l'an passé ? Tu sais, le rouquin kinétique ?
— Les revenantes sont pleines de charmes, rétorqua Luséna, interprétation dont elle ne voulut pas démordre.
Elles étaient dans la maison maintenant, et la Rowane s'examina dans le miroir de l'entrée.
— Je pourrais me teindre les cheveux.
— Pourquoi pas ?
— Ma foi, oui, pourquoi pas ?
Elles essayèrent plusieurs nuances et, en dépit d'un net penchant de la jeune fille pour les longues tresses d'ébène, le fait qu'elle n'eût pas le genre de teint convenant aux brunes déplaça leur choix sur un blond cendré. Puis, compte tenu de la saison, la Rowane opta pour une coupe courte et bouclée. Le résultat final les enchanta l'une et l'autre.
— Et comme ça, c'est mieux ? demanda la jeune fille en se disposant une boucle en accroche-cœur sur le front.
— Piquant! Tout à fait mode. Et maintenant, va t'amuser. D'après la garantie, cette teinture résiste aux effets décolorants du sel et du soleil.
— Oui, je vais aller faire un tour à la plage, histoire de voir si leurs prétentions sont fondées. Tu m'accompagnes ?
— Pas aujourd'hui, lui répondit Luséna en la poussant gentiment dehors.
Il y avait pas mal de courses à faire, certains hôtes de l'administration coloniale n'étant pas des plus scrupuleux quand il s'agissait de regarnir les placards de la cuisine avant leur départ.
Un brin de natation puis une petite séance de bronzage le temps de justifier le hâle qu'elle donnait à sa peau portèrent à son comble la bonne humeur de la Rowane. Elle et Luséna dînèrent au restaurant ce soir-là, et bon nombre de regards masculins se tournèrent dans leur direction.
— Tu es vraiment sûre que personne ici ne sait qui je suis ?
— Il n'y a pour ainsi dire aucune chance. Je ne vois même pas Gérolaman te reconnaître au premier coup d'œil, à présent. Evidemment, ajouta Luséna en haussant les épaules, il se peut qu'on suspecte en toi quelque Don, mais cela ne te distinguerait pas d'un bon tiers de la planète qui peut légitimement prétendre au statut de Doué mineur.
— Ça vaudrait mieux. Que je n'aie plus de souci à me faire là- dessus.
Ce vœu impossible, Luséna n'était pas vraiment certaine que la Rowane l'eût exprimé à voix haute. De loin en loin, au cours des ans, il lui était arrivé d'entendre des commentaires purement intérieurs de la jeune fille mais pas une seule fois elle n'en avait fait mention, lui épargnant ainsi la gêne d'avôir été surprise dans ses pensées. Par ailleurs, un tel abandon de tout écran révélait l'entière confiance que celle-ci avait en elle. Jamais ne l'avait assailli le moindre regret de ces quinze années consacrées à la Rowane, même si, de temps à autre, son dévouement lui avait attiré des réflexions désobligeantes tant de Bardy que de Finnan.
Telle fut la raison pour laquelle, deux jours plus tard, quand Jedder Haley, le mari de Bardy, l'informa de ce que sa fille allait accoucher plus tôt que prévu, Luséna se sentit obligée de partir aussitôt pour leur concession, aux confins orientaux du Grand Sud.
— Si je t'accompagne, ta fille sera contrariée, lui dit fermement la Rowane. C'est de toi seule que Bardy a besoin. Je saurai me débrouiller. Ne m'as-tu pas dit que j'étais assez grande ? Et puis je te rappelle, enchaîna-t-elle, devançant les objections de Luséna, que selon toi personne ne sait précisément ni qui je suis ni ce que je suis et qu'en conséquence je ne risque absolument rien. Franchement, ça ne me déplaît pas du tout de passer quelques jours seule. La plupart des gosses sont autonomes à seize ans. Je ne vais pas vivre toute ma vie dans une bulle. (En une seule et rapide incursion, la Rowane avait lu assez profond dans l'esprit de Luséna pour percevoir toutes ses réticences et mesurer le dilemme que lui posait sa fille.) Ce n'est pas comme si j'étais incapable de me conduire correctement. Je ne suis pas Moria.
— J'en suis parfaitement consciente.
L'attitude de sa nièce était restée gravée dans la mémoire de Luséna, même si son frère n'avait jamais su pourquoi elles avaient brusquement écourté leurs vacances.
— Autant se servir de la navette puisque Camélia l'a laissée à notre disposition à l'aéroport. Comme ça, tu ne perdras pas de temps, poursuivit la Rowane, prélevant vite fait bien fait des affaires dans les tiroirs de Luséna pour en remplir un sac de voyage. D'ici dix minutes, tu es en chemin. Bardy peut-elle espérer mieux ?
— Oui, mais c'est toi que j'abandonne, dit Luséna, ses traits mobiles assombris par le remords.
— Absurde ! (Et la Rowane prit Luséna dans ses bras, l'enveloppant d'amour, de tendresse, de compréhension.) Tu sais très bien que je t'ai monopolisée. Bardy avait tous les motifs de m'en vouloir, et elle a été assez généreuse pour au moins ne pas trop le montrer. A l'époque, j'avais besoin de toi, beaucoup plus qu'elle. Maintenant, c'est l'inverse.
Et, debout sur la terrasse, alors que Luséna s'éloignait, la Rowane se sentit saisie d'une étrange exaltation : un sentiment de libération des plus inattendus, vu que Luséna s'était toujours occupée d'elle avec discrétion et subtilité, interdisant que sa sollicitude pût être interprétée comme de la surveillance. Mais elle était seule — seule pour la première fois depuis quinze ans, depuis ce miraculeux sauvetage qui avait été le sien. Seule, sans même un minah.
Elle pivota sur elle-même et rentra dans la maison, appliquant sa paume à plat sur la porte, faisant courir ses doigts sur la table de l'entrée, tinter d'une chiquenaude le vase garni de fleurs estivales, pénétrant dans le salon sur un pas dansé pour caresser le bois poli puis le brocart d'un fauteuil, comme pour marquer la différence entre ces objets inanimés et elle, la seule créature vivante dans cette demeure. Sur une ultime pirouette, elle se laissa choir dans les profondeurs du canapé, riant à gorge déployée de son comportement fantasque.
Whaou ! La sensation ! Seule ! Son propre maître ! Enfin !
Elle se tendit mentalement vers Luséna. La pauvre continuait de se ronger les sangs, de se demander si elle avait bien fait de laisser sa protégée seule, pour se dire aussitôt qu'elle n'aurait pu se dispenser de répondre à l'appel de Bardy. En douceur, la Rowane la soulagea de son anxiété, lui implantant l'automatisme de substituer à toute bouffée d'inquiétude la pensée que sa pupille jouissait pour la première fois de sa vie d'authentiques vacances.
Favor Bay se para pour la Rowane d'un charme qu'il n'avait jamais eu auparavant. Elle attendit d'avoir faim pour manger, Luséna n'étant plus là pour lui rappeler qu'il était l'heure "normale" de passer à table, et surtout en l'absence d'une Siglen horripilante par sa façon de lui enjoindre de manger ci ou ça, de reprendre de ci ou de ça, ou de bien vouloir finir ce qu'elle avait dans son assiette en pensant au nombre de gens de par le monde qui auraient tant aimé avoir la chance de goûter à des mets si raffinés. Et quand la faim vint à se manifester, elle prit la forme d'un appétit féroce qui la poussa à prendre un des vélos pour descendre en ville et se laisser guider par son nez vers la source du plus délicieux des multiples fumets dont l'air était chargé.
Après avoir rangé sa bicyclette dans le râtelier jouxtant la porte de la gargote, elle jeta un coup d'œil à l'intérieur sur le menu qui pendait du plafond. L'odeur du poisson grillant sur les braises exerça sur elle une tentation assez puissante pour qu'elle entrât et prît place au comptoir à côté de l'unique autre client. Un regard plus attentif quoique discret sur le profil de ce dernier ainsi que le plus infime des effleurements psychiques lui firent reconnaître Turian, leur guide et capitaine lors de cette première sortie en mer à Favor Bay.
— Qu'est-ce qu'il faut prendre ici ? Tout sent si bon.
— Moi, j'ai choisi leur sandwich au steak de redfish, lui répondit-il, inclinant vers elle un large sourire — et ses pensées disaient : Joli petit lot. Pas une étudiante puisqu'il reste encore une semaine avant les grandes vacances. Une convalescente, peut-être ? Elle a l'air un peu fatiguée. Beaux yeux, en tout cas.
La Rowane n'aurait su dire si elle était contente ou fâchée qu'il ne l'eût pas reconnue. En un seul été, il devait voir défiler des centaines de clients. Comment aurait-il pu se souvenir d'une adolescente comme tant d'autres.
— Ils ne font que des steaks de redfish ?
— Non, mais c'est ce qu'ils ont de plus frais. J'en ai vu arriver de la pêcherie il n'y a pas même une demi-heure.
— Même chose pour moi, donc.
Et, quand on vint prendre sa commande, elle montra le steak sur le grill, eut alors beaucoup de mal à s'abstraire du flot de pensées dont son voisin avait repris le fil après leur court échange de paroles. Il récapitulait tout ce qu'il avait encore à faire sur son bateau s'il le voulait fin prêt pour la saison, se demandant s'il allait avoir assez d'argent pour que ce soit fait dans les règles de l'art et, sinon, sur quoi il pourrait rogner sans mettre en danger son gagne-pain ou ses clients. A propos de pain, il avait une faim de loup après cette matinée à gratter les noires traînées dont l'hiver avait maculé la coque, et les odeurs qui flottaient tout autour lui faisaient monter l'eau à la bouche. Ou était-ce la proximité de cette jolie fille ? A coup sûr appétissante, dans le genre mince, et avec un bronzage trahissant qu'elle était ici depuis quelques jours au moins. Bizarre ! Son visage lui était étrangement familier. Non, impossible : c'était la première fois qu'il la voyait à Favor Bay.
— Vous êtes du coin ? lui demanda-t-il, histoire de passer le temps pendant que cuisait sa tranche de poisson.
— Non, de Port.
— En vacances ?
— Oui, j'ai dû les prendre tôt cette année. Dans les bureaux, les jeunes ont rarement le choix. (Cela devait répondre à sa question.) Et vous ?
— Je prépare mon bateau pour la saison.
— Ah bon ! Quelle sorte de bateau ?
Autant tout reprendre à zéro avec lui. Ainsi courait-elle un moindre risque qu'il se rappelât les circonstances de leur précédente rencontre... et n'en déduisît l'âge qu'elle avait en réalité.
Il eut un large sourire.
— Visitez les luxuriants jardins de la mer ! Accompagnez dans leurs évolutions les citoyens des profondeurs ! Enfin, ce genre de trucs. Et si je gagne assez d'argent l'été, je peux passer tout l'hiver à bourlinguer où bon me semble, ajouta-t-il en pensée.
— Toujours à Favor Bay ?
Elle ne se rappelait pas l'avoir vu l'année dernière, quoiqu'elle ne l'eût en fait jamais cherché, n'eût pas même songé à retourner aux jardins de la mer.
— Non, pas toujours. Altaïr compte un certain nombre de ports superbes et j'aime le changement. Mais j'avoue qu'ici c'est un bon coin pour l'été.
Les sandwichs étaient prêts. On les leur servit assortis d'une demande de paiement, et la Rowane mettait la main à la poche de sa veste quand elle s'empourpra, tant elle était gênée : ses doigts n'y avaient rencontré que trois malheureuses petites pièces. Comment pouvait-on être aussi distraite ? Allait-elle avoir à jamais besoin que Luséna fût derrière elle ? Pour sa première sortie en solo, elle venait d'oublier l'indispensable. Les trois pièces, une fois exhibées, confirmèrent leur inaptitude à couvrir même le dixième de la somme requise.
— Zut!
Elle répartit entre le serveur et Turian un sourire confus et se creusa la cervelle pour retrouver l'endroit où elle avait laissé son sac à la maison. Il lui restait encore la possibilité de téléporter ce dont elle avait besoin dans les poches de son short.
— Ttt-ttt, c'est pour moi, dit Turian, souriant. De toute façon, ça me les pompait de bouffer seul, et je ne la vois pas en train de me faire un coup; c'est pas le genre.
Le sourire soulagé de la Rowane répondit plus à cette pensée charitable qu'à l'exploit de lui payer son sandwich.
— J'insiste pour vous rembourser dès que possible, dit-elle. J'ai simplement oublié mes sous chez moi. Le je-m'en-foutisme des vacances, je suppose.
— Vous savez quoi ? Je vous échange ce sandwich contre une heure ou deux d'un travail somme toute assez peu exténuant. A condition bien sûr que votre entourage n'y voie pas d'objection.
— Je suis en vacances, dit-elle, mais je ne doute pas qu'il y ait assez de...
D'un geste, elle acheva sa phrase, montrant les gens qui passaient dans la rue.
— Tout le monde est occupé à mettre de l'ordre chez lui. Ce dont j'ai besoin, c'est avant tout d'une personne capable de suivre des consignes relativement simples. (Et son sourire montra qu'elle était amplement qualifiée.) Je vous apprendrai à gréer une voile, savoir qui ne manquera pas de vous être utile un de ces jours.
La Rowane était convaincue que Turian limiterait là ses exigences. Il restait l'homme foncièrement sincère et honnête qu'elle avait connu quatre ans auparavant.
— Marché conclu. Un peu de dur labeur ne risque pas de me faire grand mal et, en tout cas, ça me changera des journées que je passe coincée sur mon fauteuil au bureau. Où dois-je me présenter demain matin, mon capitaine ?
Et elle porta la main à sa tempe dans un salut très "gars de la marine".
— Au port de plaisance. Sur le quai. Mon bateau est le quinze mètres bleu gréé en sloop.
Souriante, elle porta le sandwich à sa bouche, mordit dans le pain croustillant, et la sauce piquante dont elle avait copieusement arrosé le poisson lui ruissela sur le menton. Elle recueillit le débordement d'un doigt qu'ensuite elle lécha, gourmande. Turian, engagé dans un processus identique, arborait un sourire de franche camaraderie.
Quand elle eut dévoré son salaire, Turian insista pour augmenter sa future employée d'un demi-melon garni de fruits précoces et d'une tasse de "thé" local. Puis il lui demanda d'être au port à sept heures pour leur permettre de faire le plus gros du travail avant que le soleil ne soit trop haut. Ensuite, il la salua poliment et prit congé.
Il s'éloigna, se dissuadant de tenter quoi que ce fût avec une fille si jeune. Il avait tout l'été devant lui, et comme d'habitude, les occasions n'allaient pas manquer.
Quelque peu piquée au vif, la Rowane rentra en se demandant presque à chaque tour de pédale comment lui prouver qu'elle n'était pas si jeune que ça ! C'était de toute évidence un type bien : droit, intelligent, bon marin et passionnant comme guide.
De retour à la villa, elle décida de se former à ses tâches du lendemain. Elle consulta des banques de données sur la navigation à voile, sur le métier de marin en général, s'attardant sur les chapitres qui traitaient du radoub d'un bateau remisé tout l'hiver afin d'assimiler toute information disponible. Les Métas étaient communément gratifiés d'une mémoire photographique, l'exactitude absolue du souvenir s'avérant précieuse à l'extrême lors des décisions parfois instantanées qu'il leur fallait bien souvent prendre dans l'exercice de leurs fonctions.
Elle regarda aussi ce que les Archives de la Commission Maritime avaient à lui apprendre sur un certain Turian Negayon Salik et son mot de passe de Station lui donna même accès au dossier confidentiel du susnommé, pour n'y rien découvrir de fâcheux. Turian avait trente-deux ans standards, même s'il faisait un peu plus à cause de ses traits burinés par le soleil et les embruns. (Les confidences de diverses stagiaires avaient appris à la Rowane que les hommes d'un certain âge se montraient souvent très prévenants.) Il n'avait jamais rempli de formulaire pour déclarer son intention de se marier, à plus forte raison pour contracter un engagement parental à court terme. Il avait un grand nombre de frères et sœurs ainsi que d'oncles et de tantes, de cousins, de cou- sines, la plupart liés d'une manière ou d'une autre aux activités maritimes.