PROLOGUE

L'exploration spatiale, à la fin du XXe siècle, aboutit une percée capitale dans l'observation et l'enregistrement des perceptions extrasensorielles, qui, sous le nom de facultés paranormales, avaient été longtemps considérées comme relevant de la superstition. La Bulle, cet électroencéphalographe ultrasensible mis au point pour étudier les ondes cérébrales des astronautes souffrant sporadiquement de "taches lumineuses" (alors attribuées à des dysfonctionnements de la rétine ou du nerf optique), reçut par hasard une application imprévue quand on l'utilisa pour monitorer une blessure à la tête dans un service de réanimation de Jerhattan.

Le patient, Henry Darrow, se présentait comme extralucide : ses prévisions se vérifiaient dans d'étonnantes proportions. Son cerveau révéla non seulement les courbes classiques, mais des impulsions électriques paradoxales qui purent être corrélées à un éclair de voyance. Pour la première fois, on venait de relever une trace scientifiquement exploitable d'une perception extrasensorielle.

Une fois rétabli de sa commotion cérébrale, Henry Darrow fonda à Jerhattan le premier Centre de Parapsychologie et formula les règles éthiques et morales permettant d'accorder aux individus possédant des dons psioniques valables et confirmés des privilèges et responsabilités au sein d'une société dont l'attitude était fondamentalement sceptique, hostile, voire carrément paranoïaque à l'égard de ces facultés.

Les Conférences internationales, très nombreuses dans la seconde moitié des années quatre-vingt, se multiplièrent encore dans la décennie suivante, débouchant sur un désarmement à l'échelle mondiale, et les gouvernements réinvestirent dans d'autres secteurs l'énorme capital de recherche scientifique ainsi débloqué. On vit le programme spatial du monde occidental rattraper en peu de temps celui de l'ex-Union soviétique. Mais nul ne remarqua le rôle joué par les Doués dans le contrôle d'un désarmement effectif et dans la lutte qu'il fallut mener contre les réfractaires. Beaucoup périrent pour assurer la paix du monde et laisser l'humanité consacrer son énergie et ses espoirs à l'exploration de l'espace.

On les requit en masse pour coloniser le système solaire, puis pour jeter un pont vers d'autres systèmes comportant des planètes habitables.

Vint le jour où le jeune Peter Reidinger effectua la première liaison gestalt esprit-machine et y puisa l'énergie télékinétique nécessaire pour projeter un petit vaisseau en orbite à destination de Mars ; une nouvelle ère s'ouvrit pour le ci-devant paranormal. Le Don cessa d'être réprouvé ; il fut admiré, vénéré, et surtout exploité à tous les niveaux de l'exode massif dont la Terre appauvrie et surpeuplée fut alors le théâtre.

Afin d'étendre la gestalt à l'échelle interstellaire, on dota les Doués d'installations spéciales et de logements terraformés sur la Lune, sur Démos et sur Callisto. De ces stations allaient partir par télékinésie les grands vaisseaux qui, autour de neuf étoiles, devaient découvrir puis coloniser des planètes de type G habitables par l'homme.

Les Doués étaient connus pour leur horreur d'être en vue et leur neutralité politique foncière; on fit pourtant appel à eux pour contribuer à la stabilité de l'administration interstellaire. "Objectivité et probité" devint une maxime et une méthode pour promouvoir une nouvelle conception de la diplomatie, malgré les efforts déployés pour en soudoyer les artisans. Des Doués choisirent de mourir plutôt que de trahir leur sacerdoce, et ceux qui se laissèrent corrompre tombèrent si rapidement sous le couperet de leurs pairs que la pratique, jugée sans profit, s'éteignit d'elle-même. Doué devint synonyme d'Incorruptible.

La demande dépassa très vite l'offre. Le Don resta rare, la formation étant ardue et les compensations souvent insuffisantes au regard du dévouement absolu exigé.