Le lendemain, Quatrefeuilles et Saint-Sylvain, a la recherche de la chemise médicinale, descendant à pied la rue de la Constitution, rencontrèrent la comtesse de Cécile qui sortait d’un magasin de musique. Ils la reconduisirent à sa voiture.
– Monsieur de Quatrefeuilles, on ne vous a pas vu hier à la clinique du professeur Quillebœuf ; ni vous non plus, monsieur de Saint-Sylvain. Vous avez eu tort de n’y pas venir ; c’était très intéressant. Le professeur Quillebœuf avait invité tout le monde élégant, à la fois une foule et une élite, à son opération de cinq heures, une charmante ovariotomie. Il y avait des fleurs, des toilettes, de la musique ; on a servi des glaces. Le professeur s’est montré d’une élégance, d’une grâce merveilleuses. Il a fait prendre des clichés pour le cinématographe.
Quatrefeuilles ne fut pas trop surpris de cette description. Il savait que le professeur Quillebœuf opérait dans le luxe et les plaisirs ; il serait allé lui demander sa chemise, s’il n’avait vu quelques jours auparavant l’illustre chirurgien inconsolable de n avoir pas opéré les deux plus grandes célébrités du jour, l’empereur d’Allemagne qui venait de se faire enlever un kyste par le professeur Hilmacher, et la naine des Folies-Bergère qui, ayant avalé un cent de clous, ne voulait pas qu’on lui ouvrît l’estomac et prenait de l’huile de ricin.
Saint-Sylvain, s’arrêtant à la devanture du magasin de musique, contempla le buste de Sigismond Dux et poussa un grand cri.
– Le voilà, celui que nous cherchons ! le voilà, l’homme heureux !
Le buste, très ressemblant, offrait des traits réguliers et nobles, une de ces figures harmonieuses et pleines, qui ont l’air d’un globe du monde. Bien que très chauve et déjà vieux, le grand compositeur y paraissait aussi charmant que magnifique. Son crâne s’arrondissait comme un dôme d’église, mais son nez un peu gros se plantait au-dessous avec une robustesse amoureuse et profane ; une barbe, coupée aux ciseaux, ne dissimulait pas des lèvres charnues, une bouche aphrodisiaque et bachique. Et c’était bien l’image de ce génie qui compose les oratorios les plus pieux, la musique de théâtre la plus passionnée et la plus sensuelle.
– Comment, poursuivit Saint-Sylvain, n’avons-nous pas pensé à Sigismond Dux qui jouit si pleinement de son immense gloire, habile à en saisir tous les avantages et tout juste assez fou pour s’épargner la contrainte et l’ennui d’une haute position, le plus spiritualiste et le plus sensuel des génies, heureux comme un dieu, tranquille comme une bête, joignant dans ses innombrables amours à la délicatesse la plus exquise le cynisme le plus brutal ?
– C’est, dit Quatrefeuilles, un riche tempérament. Sa chemise ne pourra que faire du bien à Sa Majesté. Allons la quérir.
Ils furent introduits dans un hall vaste et sonore comme une salle de café-concert. Un orgue, élevé de trois marches, couvrait un pan de la muraille de son buffet aux tuyaux sans nombre. Coiffé d’un bonnet de doge, vêtu d’une dalmatique de brocart, Sigismond Dux improvisait des mélodies et sous ses doigts naissaient des sons qui troublaient les âmes et faisaient fondre les cœurs. Sur les trois marches tendues de pourpre, une troupe de femmes couchées, magnifiques ou charmantes, longues, minces et serpentines, ou rondes, drues, d’une splendeur massive, toutes également belles de désir et d’amour, ardentes et pâmées, se tordaient à ses pieds. Dans tout le hall, une foule frémissante de jeunes américaines, de financiers israélites, de diplomates, de danseuses, de cantatrices, de prêtres catholiques, anglicans et bouddhistes, de princes noirs, d’accordeurs de pianos, de reporters, de poètes lyriques, d’impresarii, de photographes, d’hommes habillés en femmes et de femmes habillées en hommes, pressés, confondus, amalgamés, ne formaient qu’une seule masse adorante, au-dessus de laquelle, grimpées aux colonnes, à cheval sur les candélabres, pendues aux lustres, s’agitaient de jeunes et agiles dévotions. Ce peuple immense nageait dans l’ivresse : c’était ce qu’on appelait une matinée intime.
L’orgue se tut. Une nuée de femmes enveloppa le maître qui, par moments, en sortait à demi, comme un astre lumineux, pour s’y replonger aussitôt. Il était doux, câlin, lascif, glissant. Aimable, pas plus fat qu’il ne fallait, grand comme le monde et mignon comme un amour, en souriant, il montrait dans sa barbe grise des dents de jeune enfant et disait à toutes des choses faciles et jolies qui les enchantaient, et qu’on ne pouvait retenir tant elles étaient ténues, de sorte que le charme en demeurait tout entier, embelli de mystère. Il était pareillement affable et bon avec les hommes et, voyant Saint-Sylvain, il l’embrassa trois fois et lui dit qu’il l’aimait chèrement. Le secrétaire du roi ne perdit pas de temps : il lui demanda deux mots d’entretien confidentiel de la part du roi et, lui ayant expliqué sommairement de quelle importante mission il était chargé, il lui dit : – Maître, donnez-moi votre che…
Il s’arrêta, voyant les traits de Sigismond Dux subitement décomposés.
Un orgue de barbarie s’était mis à moudre dans la rue la Polka des Jonquilles. Et, dès les premières mesures, le grand homme avait pâli. Cette Polka des Jonquilles, le caprice de la saison, était d’un pauvre violon de bastringue, nommé Bouquin, obscur et misérable. Et le maître couronné de quarante ans de gloire et d’amour ne pouvait souffrir qu’un peu de louange s’égarât sur Bouquin ; il en ressentait comme une insupportable offense. Dieu lui-même est jaloux et s’afflige de l’ingratitude des hommes. Sigismond Dux ne pouvait entendre la Polka des Jonquilles sans tomber malade. Il quitta brusquement Saint Sylvain, la foule de ses adorateurs, le magnifique troupeau de ses femmes pâmées et courut dans son cabinet de toilette vomir une cuvette de bile.
– Il est à plaindre, soupira Saint-Sylvain.
Et, tirant Quatrefeuilles par ses basques, il franchit le seuil du musicien malheureux.