II

Currite ducentes subtemina, currite, fusi. (CAT)

Anxieusement, le roi et la reine interrogèrent sur l’arrêt qui frappait la princesse au berceau toutes les personnes de savoir et de sens, notamment M. Gerberoy, secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences, et le docteur Gastinel, accoucheur de la reine.

– Monsieur Gerberoy, demanda Satine, peut-on bien dormir cent ans ?

– Madame, répondit l’académicien, nous avons des exemples de sommeils plus ou moins longs, dont je puis citer quelques-uns à Votre Majesté. Épiménide de Cnossos naquit des amours d’un mortel et d’une nymphe. Étant encore enfant, il fut envoyé par Dosiadès, son père, garder les troupeaux dans la montagne. Quand les ardeurs de midi embrasèrent la terre, il se coucha dans une grotte obscure et fraîche et s’y endormit d’un sommeil qui dura cinquante-sept ans. Il étudia les vertus des plantes et mourut à cent cinquante quatre ans, selon les uns, à deux cent quatre-vingt dix-neuf, selon les autres.

« L’histoire des sept dormants d’Éphèse est rapportée par Théodore et Rufin dans un écrit scellé de deux sceaux d’argent. En voici les principaux faits, rapidement exposés. L’an 25, après Jésus-Christ, sept officiers de l’empereur Decius, qui avaient embrassé la religion chrétienne, distribuèrent leurs biens aux pauvres, se réfugièrent sur le mont Célion et s’endormirent tous les sept dans une caverne. Sous le règne de Théodore, l’évêque d’Éphèse les y trouva brillants comme des roses. Ils avaient dormi cent quarante-quatre ans.

« Frédéric Barberousse dort encore. Dans une crypte, sous les ruines d’un château, au milieu d’une épaisse forêt, il est assis devant une table dont sa barbe fait sept fois le tour. Il se réveillera pour chasser les corbeaux qui croassent autour de la montagne.

« Voilà, madame, les plus grands dormeurs dont l’histoire ait gardé le souvenir.

– Ce sont là des exceptions, répliqua la reine. Vous, monsieur Gastinel, qui pratiquez la médecine, Avez-vous vu des personnes dormir cent ans ?

– Madame, répondit l’accoucheur, je n’en ai pas vu précisément et je ne pense pas en voir jamais ; mais j’ai observé des cas curieux de léthargie que je puis, si elle le désire, porter à la connaissance de votre Majesté. Il y a dix ans, une demoiselle Jeanne Caillou, reçue à l’Hôtel Dieu, y dormit six années consécutives. J’ai moi-même observé la fille Léonide Montauciel, qui s’endormit le jour de Pâques de l’an 61 pour ne s’éveiller qu’au jour de Pâques de l’année suivante.

– Monsieur Gastinel, demanda le roi, la pointe d’un fuseau peut-elle causer une blessure qui fasse dormir cent ans ?

– Sire, ce n’est pas probable, répondit M. Gastinel, mais dans le domaine de la pathologie, nous ne pouvons jamais dire avec assurance : « Cela sera, cela ne sera pas. »

– On peut citer, dit M. Gerberoy, Brunhild, qui, piquée par une épine, s endormit et fut réveillée par Sigurd.

– Il y a aussi Guenillon, dit madame la duchesse de Cicogne, première dame de la reine.

Et elle fredonna :

Il m’envoya-t au bois

Pour cueillir la nouzille.

Le bois était trop haut,

La belle trop petite.

Le bois était trop haut,

La belle trop petite.

Elle se mit en main

Une tant verte épine.

Elle se mit en main

Une tant verte épine.

A la douleur du doigt

La belle s’est endormie

– A quoi pensez-vous, Cicogne, dit la reine ? Vous chantez ?

– Que Votre Majesté me pardonne, répondit la duchesse. C’est pour conjurer le sort.

Le roi fit publier un édit par lequel il défendait a toutes personnes de filer au fuseau ni d’avoir des fuseaux chez soi sous peine de mort. Chacun obéit. On disait encore dans les campagnes « Le fuseau doit suivre le hoyau », mais c’était par habitude, les fuseaux avaient couru.