Le roi n’avait jamais beaucoup aimé ses deux médecins ordinaires. Après six mois de maladie, ils lui devinrent tout à fait insupportables ; du plus loin qu’il voyait les belles moustaches qui couronnaient le sourire éternel et victorieux du docteur Saumon et les deux cornes de cheveux noirs collées sur le crâne de Machellier, il grinçait des dents et détournait farouchement le regard. Une nuit, il jeta par la fenêtre leurs potions, leurs globules et leurs poudres, qui remplissaient la chambre d’une odeur fade et triste. Non seulement il ne fit plus rien de ce qu’ils lui ordonnaient, mais il prit grand soin d’observer au rebours leurs prescriptions : il demeurait étendu quand ils lui recommandaient l’exercice, s’agitait quand ils lui ordonnaient le repos, mangeait quand ils le mettaient à la diète, jeûnait quand ils préconisaient la suralimentation ; et montrait à madame de la Poule une ardeur si inusitée qu’elle n’en pouvait croire le témoignage de ses sens et pensait rêver. Pourtant, il ne guérissait point, tant il est vrai que la médecine est un art décevant et que ses préceptes, en quelque sens qu’on les prenne, sont également vains. Il n’en allait pas plus mal, mais il n’en allait pas mieux.
Ses douleurs abondantes et variées ne le quittaient pas. Il se plaignait de ce qu’une fourmilière s’était établie dans son cerveau et que cette colonie industrieuse et guerrière y creusait des galeries, des chambres, des magasins, y transportait des vivres, des matériaux, y déposait des œufs par milliards, y nourrissait les jeunes, y soutenait des sièges, donnait, repoussait des assauts, s’y livrait des combats acharnés. Il sentait, disait-il, quand une guerrière tranchait de ses mandibules acérées le dur et mince corselet de l’ennemie.
– Sire, lui dit M. de Saint-Sylvain, faites venir le docteur Rodrigue. Il vous guérira sûrement.
Mais le roi haussa les épaules et, dans un moment de faiblesse et d’absence, il redemanda des potions et se remit au régime. Il ne retourna plus chez madame de la Poule et prit avec zèle des pilules de nitrate d’aconitine qui étaient alors dans leur claire nouveauté et leur radieuse jeunesse. A la suite de cette abstinence et de ces soins, il fut saisi d’un tel accès de suffocation que la langue lui sortait de la bouche et les yeux de la tête. On mettait son lit debout comme une horloge et son visage congestionné y faisait un cadran rouge.
– C’est le plexus cardiaque qui est en pleine révolte, dit le professeur Machellier.
– En grande effervescence, ajouta le docteur Saumon.
M. de Saint-Sylvain trouva l’occasion bonne pour recommander une fois encore le docteur Rodrigue, mais le roi déclara qu’il n’avait pas besoin d’un médecin de plus.
– Sire, répliqua Saint-Sylvain, le docteur Rodrigue n’est pas un médecin.
– Ah ! s’écria Christophe V, ce que vous dites là, monsieur de Saint-Sylvain, est tout à son avantage et me prévient en sa faveur. Il n’est pas médecin ? Qu’est-il ?
– Un savant, un homme de génie, Sire, qui a découvert les propriétés inouïes de la matière à l’état radiant et qui les applique à la médecine.
Mais, d’un ton qui ne souffrait pas de réplique, le roi invita le secrétaire de ses commandements à ne lui plus parler de ce charlatan.
Jamais, fit-il, jamais je ne le recevrai, jamais !
Christophe V passa l’été d’une façon supportable. Il fit une croisière à bord d’un yacht de deux cents tonneaux, avec madame de la Poule habillée en mousse. Il y reçut à déjeuner un président de la république, un roi et un empereur et y assura, de concert avec eux, la paix du monde. I1 lui était fastidieux de fixer les destins des peuples ; mais, ayant trouvé dans la cabine de madame de la Poule un vieux roman pour les petites ouvrières, il le lut avec un intérêt passionné qui, durant quelques heures, lui procura l’oubli délicieux des choses réelles. Enfin, hors quelques migraines, des névralgies, des rhumatismes et l’ennui de vivre, il se porta passablement. L’automne le rendit à ses anciennes tortures. Il endurait l’horrible supplice d’un homme pris dans glaces depuis les pieds jusqu’à la ceinture et le buste enveloppé de flammes, Pourtant, ce qu’il subissait avec plus d’horreur encore et d’épouvante, c’était des sensations qu’il ne pouvait exprimer, des états indicibles. Il y en avait, disait-il, qui lui faisaient dresser les cheveux sur la tête. Il était dévoré d’anémie et sa faiblesse croissait chaque jour sans diminuer sa capacité de souffrir.
– Monsieur de Saint-Sylvain, dit-il un matin, après une mauvaise nuit vous m’avez plusieurs fois parle du docteur Rodrigue Faites-le venir.
Le docteur Rodrigue était à ce moment-là, signalé au Cap, à Melbourne, a Saint-Pétersbourg. Des câblogrammes et des radiogrammes furent aussitôt envoyés dans ces directions. Une semaine ne s’était pas écoulée que le roi réclamait le docteur Rodrigue avec instance. Les jours qui suivirent, il demandait a toute minute : « Ne viendra-t-il pas bientôt ? » On lui représenta que sa Majesté n’était pas un client à dédaigner et que Rodrigue voyageait avec une rapidité prodigieuse. Mais rien ne pouvait calmer l’impatience du malade.
– Il ne viendra pas, soupirait-il ; vous verrez qu’il ne viendra pas !
Une dépêche arriva de Gênes, annonçant que Rodrigue prenait passage à bord du Preussen. Trois jours après, le docteur mondial, après avoir fait à ses collègues Saumon et Machellier une visite de déférence insolente, se présenta au palais.
Il était plus jeune et plus beau que le docteur Saumon avec un air plus fier et plus noble. Par respect pour la nature, a laquelle il obéissait en toutes choses, il laissait croître ses cheveux et sa barbe et ressemblait à ces philosophes antiques que la Grèce a figurés dans le marbre.
Ayant examiné le roi :
– Sire, dit-il, les médecins, qui parlent des maladies comme les aveugles des couleurs, disent que vous avez une neurasthénie ou faiblesse des nerfs. Mais, quand ils auront reconnu votre mal, ils n’en seront pas plus propres à le guérir, car un tissu organique ne se peut reconstituer que par les moyens que la nature a employés pour le constituer, et ces moyens, ils les ignorent. Or quels sont les moyens, quels sont les procédés de la nature ? Elle ne connaît ni la main ni l’outil ; elle est subtile, elle est spirituelle ; elle emploie à ses plus puissantes, à ses plus massives constructions les particules infiniment ténues de la matière, l’atome, le protyle. D’un impalpable brouillard elle fait des rochers, des métaux, des plantes, des animaux, des hommes. Comment ? par attraction, gravitation, transpiration, pénétration, imbibition, endosmose, capillarité, affinité, sympathie. Elle ne forme pas un grain de sable autrement qu’elle n’a formé la voie lactée : l’harmonie des sphères règne dans l’un comme dans l’autre ; ils ne subsistent tous deux que par le mouvement des parcelles qui les composent et qui est leur âme musicale, amoureuse et toujours agitée. Entre les étoiles du ciel et les poussières qui dansent dans le rayon de soleil qui traverse cette chambre, il n’y a aucune différence de structure, et la moindre de ces poussières est aussi admirable que Sirius, car la merveille dans tous les corps de l’univers est l’infiniment petit qui les forme et les anime. Voilà comment travaille la nature. De l’imperceptible, de l’impalpable, de l’impondérable elle a tiré le vaste monde accessible à nos sens et que notre esprit pèse et mesure, et ce dont elle nous a faits nous-mêmes est moins qu’un souffle. Opérons comme elle au moyen de l’impondérable, de l’impalpable, de l’imperceptible, par attraction amoureuse et pénétration subtile. Voilà le principe. Comment l’appliquer au cas qui nous occupe ? Comment redonner la vie aux nerfs épuisés, c’est ce qu’il nous reste à examiner.
« Et d’abord, qu’est-ce que les nerfs ? Si nous en demandons la définition, le moindre physiologiste, que dis-je ? un Machellier, un Saumon nous la donnera. Qu’est-ce que les nerfs ? Des cordons, des fibres qui partent du cerveau et de la moelle épinière et vont se distribuer dans toutes les parties du corps pour transmettre les excitations sensorielles et faire agir les organes moteurs. Ils sont donc sensation et mouvement. Cela suffit pour nous en faire connaître la constitution intime, pour nous en révéler l’essence : de quelque nom qu’on la nomme, elle est identique à ce que, dans l’ordre des sensations, nous appelons joie, et, dans l’ordre moral, bonheur.
Où se trouvera un atome de joie et de bonheur, se trouvera la substance réparatrice des nerfs. Et quand je dis un atome de joie, je désigne un objet matériel, une substance définie, un corps susceptible de passer par les quatre états, solide, liquide, gazeux et radiant, un corps dont on peut déterminer le poids atomique. La joie et la tristesse dont les hommes, les animaux et les plantes éprouvent les effets depuis l’origine des choses sont des substances réelles ; elles sont matière ; puisqu’elles sont esprit et que sous ses trois aspects, mouvement, matière, intelligence, la nature est une. Il ne s’agit donc plus que de se procurer en quantité suffisante des atomes de joie et de les introduire dans l’organisme par endosmose et aspiration cutanée. C’est pourquoi je vous prescris de porter la chemise d’un homme heureux.
– Quoi ! s’écria le roi, vous voulez que je porte la chemise d’un homme heureux
– Sur là peau, Sire, afin que votre cuir aride aspire les particules de bonheur que les glandes sudoripares de l’homme heureux auront exhalées par les canaux excréteurs de son derme prospère. Car vous n’ignorez pas les fonctions de la peau : elle aspire et expire et opère des échanges incessants avec le milieu où elle est placée.
– C’est le remède que vous m’ordonnez, monsieur Rodrigue ?
– Sire, on n’en saurait ordonner de plus rationnel. Je ne trouve rien dans le codex qui le puisse remplacer. Ignorant la nature, incapables de l’imiter, nos potards ne fabriquent dans leurs officines qu’un petit nombre de médicaments toujours redoutables et non pas toujours efficaces. Les médicaments que nous ne savons pas faire, il faut bien les prendre tout faits, comme les sangsues, le climat de la montagne, l’air de la mer, les eaux thermales naturelles, le lait d’ânesse, la peau de chat sauvage et les humeurs exsudées par un homme heureux… Ne savez-vous donc pas qu’une pomme de terre crue qu’on porte dans sa poche ôte les douleurs rhumatismales ? Vous ne voulez pas d’un remède naturel : il vous faut des remèdes artificiels ou chimiques, dès drogues ; il vous faut des gouttes et des poudres : vous avez donc beaucoup à vous en louer, de vos poudres et de vos gouttes ?…
Le roi s’excusa et promit d’obéir.
Le docteur Rodrigue, qui avait déjà gagné la porte, se retourna :
– Faites-la légèrement chauffer, dit-il, avant de vous en servir.