III

Jacques Bernis, cette fois-ci, avant ton arrivée, je dévoilerai qui tu es. Toi que, depuis hier, les radios situent exactement, qui vas passer ici les vingt minutes réglementaires, pour qui je vais ouvrir une boîte de conserves, déboucher une bouteille de vin, qui ne nous parleras ni de l’amour ni de la mort, d’aucun des vrais problèmes, mais de la direction du vent, de l’état du ciel, de ton moteur. Toi qui vas rire du bon mot d’un mécanicien, gémir sur la chaleur, ressembler à n’importe lequel d’entre nous…

Je dirai quel voyage tu accomplis. Comment tu soulèves les apparences, pourquoi les pas que tu fais à côté des nôtres ne sont pas les mêmes.

Nous sommes sortis de la même enfance, et voici que se dresse dans mon souvenir, brusquement, ce vieux mur croulant et chargé de lierre. Nous étions des enfants hardis : « Pourquoi as-tu peur ? Pousse la porte… »

Un vieux mur croulant et chargé de lierre. Séché, pénétré, pétri de soleil, pétri d’évidence. Des lézards bruissaient entre les feuilles, que nous appelions des serpents, aimant déjà jusqu’à l’image de cette fuite qui est la mort. Chaque pierre de ce côté-ci était chaude, couvée comme un œuf, ronde comme un œuf. Chaque parcelle de terre, chaque brindille était dégagée par ce soleil de tout mystère. De ce côté du mur, régnait, dans sa richesse, dans sa plénitude, l’été à la campagne. Nous apercevions un clocher. Nous entendions une batteuse. Le bleu du ciel comblait tous les vides. Les paysans fauchaient les blés, le curé sulfatait sa vigne, des parents, au salon, jouaient au bridge. Nous nommions ceux qui usaient soixante années de ce coin de terre, qui, de la naissance à la mort, prenaient ce soleil en consigne, ces blés, cette demeure, nous nommions ces générations présentes « l’équipe de garde ». Car nous aimions nous découvrir sur l’îlot le plus menacé, entre deux océans redoutables, entre le passé et l’avenir.

« Tourne la clef… »

Il était interdit aux enfants de pousser cette petite porte verte, d’un vert usé de vieille barque, de toucher cette serrure énorme, sortie rouillée du temps, comme une vieille ancre de la mer.

Sans doute craignait-on pour nous cette citerne à ciel ouvert, l’horreur d’un enfant noyé dans la mare. Derrière la porte dormait une eau que nous disions immobile depuis mille ans, à laquelle nous pensions chaque fois que nous entendions parler d’eau morte. De minuscules feuilles rondes la revêtaient d’un tissu vert : nous lancions des pierres qui faisaient des trous.

Quelle fraîcheur sous des branchages si vieux, si lourds, qui portaient le poids du soleil. Jamais un rayon n’avait jauni la pelouse tendre du remblai ni touché l’étoffe précieuse. Le caillou que nous avions lancé commençait son cours, comme un astre, car, pour nous, cette eau n’avait pas de fond.

« Asseyons-nous… » Aucun bruit ne nous parvenait. Nous goûtions la fraîcheur, l’odeur, l’humidité qui renouvelaient notre chair. Nous étions perdus aux confins du monde car nous savions déjà que voyager c’est avant tout changer de chair.

« Ici c’est l’envers des choses… »

L’envers de cet été si sûr de lui, de cette campagne, de ces visages qui nous retenaient prisonniers. Et nous haïssions ce monde imposé. À l’heure du dîner, nous remontions vers la maison, lourds de secrets, comme ces plongeurs des Indes qui touchèrent des perles. À la minute où le soleil chavire, où la nappe est rose, nous entendions prononcer les mots qui nous faisaient mal :

« Les jours allongent… »

Nous nous sentions repris par cette vieille ritournelle, par cette vie faite de saisons, de vacances, de mariages, et de morts. Tout ce tumulte vain de la surface.

Fuir, voilà l’important. À dix ans, nous trouvions refuge dans la charpente du grenier. Des oiseaux morts, de vieilles malles éventrées, des vêtements extraordinaires : un peu les coulisses de la vie. Et ce trésor que nous disions caché, ce trésor des vieilles demeures, exactement décrit dans les contes de fées : saphirs, opales, diamants. Ce trésor qui luisait faiblement. Qui était la raison d’être de chaque mur, de chaque poutre. Ces poutres énormes qui défendaient contre Dieu sait quoi la maison. Si. Contre le temps. Car c’était chez nous le grand ennemi. On s’en protégeait par les traditions. Le culte du passé. Les poutres énormes. Mais nous seuls savions cette maison lancée comme un navire. Nous seuls qui visitions les soutes, la cale, savions par où elle faisait eau. Nous connaissions les trous de la toiture où se glissaient les oiseaux pour mourir. Nous connaissions chaque lézarde de la charpente. En bas, dans les salons, les invités causaient, de jolies femmes dansaient. Quelle sécurité trompeuse ! On servait sans doute des liqueurs. Valets noirs, gants blancs. O passagers ! Et nous, là-haut, regardions filtrer la nuit bleue par les failles de la toiture. Ce trou minuscule : juste une seule étoile tombait sur nous. Décantée pour nous d’un ciel entier. Et c’était l’étoile qui rend malade. Là nous nous détournions : c’était celle qui fait mourir.

Nous sursautions. Travail obscur des choses. Poutres éclatées par le trésor. À chaque craquement nous sondions le bois. Tout n’était qu’une cosse prête à livrer son grain. Vieille écorce des choses sous laquelle se trouvait, nous n’en doutions pas, autre chose. Ne serait-ce que cette étoile, ce petit diamant dur. Un jour nous marcherons vers le Nord ou le Sud, ou bien en nous-même, à sa recherche. Fuir.

L’étoile qui fait dormir tournait l’ardoise qui la masquait, nette comme un signe. Et nous descendions vers notre chambre, emportant pour le grand voyage du demi-sommeil cette connaissance d’un monde où la pierre mystérieuse coule sans fin parmi les eaux comme dans l’espace ces tentacules de lumière qui plongent mille ans pour nous parvenir ; où la maison qui craque au vent est menacée comme un navire, où les choses, une à une, éclatent, sous l’obscure poussée du trésor.

– Assieds-toi là. Je t’ai cru en panne. Bois. Je t’ai cru en panne et j’allais partir à ta recherche. L’avion est déjà en piste : regarde. Les Aït-Toussa ont attaqué les Izarguïn. Je te croyais tombé dans ce grabuge, j’ai eu peur. Bois. Que veux-tu manger ?

– Laisse-moi partir.

– Tu as cinq minutes. Regarde-moi. Que s’est-il passé avec Geneviève ? Pourquoi souris-tu ?

– Ah ! rien. Tout à l’heure, dans la carlingue, je me suis souvenu d’une vieille chanson. Je me suis senti tout à coup si jeune…

– Et Geneviève ?

– Je ne sais plus. Laisse-moi partir.

– Jacques… réponds-moi… L’as-tu revue ?

– Oui… – Il hésitait. – En redescendant sur Toulouse, j’ai fait ce détour pour la voir encore…

Et Jacques Bernis me raconta son aventure.