Elle craint cet homme silencieux. Quand elle s’éveille, la nuit, près du dormeur, elle a l’impression d’être oubliée sur une grève déserte.
« Prends-moi dans tes bras ! »
Elle éprouve pourtant des élans de tendresse… mais cette vie inconnue fermée dans ce corps, ces rêves inconnus sous l’os dur du front ! Couchée en travers de cette poitrine, elle sent la respiration de l’homme monter et descendre comme une vague et c’est l’angoisse d’une traversée. Si, l’oreille collée à la chair, elle écoute le bruit dur du cœur, ce moteur en marche ou cette cognée du démolisseur, elle éprouve le sentiment d’une fuite rapide, insaisissable. Et ce silence, quand elle prononce un mot qui le tire du rêve. Elle compte les secondes entre le mot et la réponse, comme pour l’orage – une … deux… trois… – Il est au-delà des campagnes. S’il ferme les yeux, elle prend et soulève cette tête lourde, comme celle d’un mort, des deux mains, ainsi qu’un pavé. « Mon amant, quelle désolation… »
Mystérieux compagnon de voyage.
Allongés l’un et l’autre et muets. On sent la vie qui vous traverse comme une rivière. Une fuite vertigineuse. Le corps : cette pirogue lancée…
« Quelle heure est-il ? »
On fait le point : drôle de voyage. « O mon amant ! » Elle se cramponne à lui, la tête renversée, les cheveux mêlés, tirée des eaux. La femme sort ou du sommeil ou de l’amour, cette mèche de cheveux collée au front, ce visage défait, retirée des mers.
« Quelle heure est-il ? »
Eh ! Pourquoi ? Ces heures passent comme de petites gares de province – minuit, une heure, deux heures – rejetées en arrière, perdues. Quelque chose file entre les doigts que l’on ne sait pas retenir. Vieillir, cela n’est rien.
« Je t’imagine très bien, les cheveux blancs, et moi sagement ton amie… »
Vieillir, cela n’est rien.
Mais cette seconde gâtée, ce calme différé, un peu plus loin encore, c’est ceci qui est fatigant.
– Parle-moi de ton pays ?
– Là-bas…
Bernis sait que c’est impossible. Villes, mers, patries : toutes les mêmes. Parfois un aspect fugitif que l’on devine sans comprendre, qui ne se traduit pas.
De la main, il touche le flanc de cette femme, là où la chair est sans défense. Femme : la plus nue des chairs vivantes et celle qui luit du plus doux éclat. Il pense à cette vie mystérieuse qui l’anime, qui la réchauffe comme un soleil, comme un climat intérieur. Bernis ne se dit pas qu’elle est tendre ni qu’elle est belle, mais qu’elle est tiède. Tiède comme une bête. Vivante. Et ce cœur toujours qui bat, source différente de la sienne et fermée dans ce corps.
Il songe à cette volupté qui a, en lui, quelques secondes battu des ailes : cet oiseau fou qui bat des ailes et meurt. Et maintenant…
Maintenant, dans la fenêtre, tremble le ciel. O femme après l’amour démantelée et découronnée du désir de l’homme. Rejetée parmi les étoiles froides. Les paysages du cœur changent si vite… Traversé le désir, traversée la tendresse, traversé le fleuve de feu. Maintenant pur, froid, dégagé du corps on est à la proue d’un navire, le cap en mer.