VIII

– Où me conduisez-vous ? Pourquoi me conduisez-vous là ?

– Cet hôtel vous déplaît, Geneviève ? Voulez-vous que nous repartions ?

– Oui, repartons… fit-elle avec crainte.

Les phares éclairaient mal. On s’enfonçait péniblement dans la nuit comme dans un trou. Bernis jetait parfois un coup d’œil de côté : Geneviève était blanche.

– Vous avez froid ?

– Un peu, ça ne fait rien. J’ai oublié de prendre ma fourrure.

Elle était une petite fille très étourdie. Elle sourit.

Maintenant il pleuvait. « Pourriture ! » se dit Jacques, mais il pensait encore qu’ainsi sont les abords du paradis terrestre.

Aux environs de Sens il fallut changer une bougie. Il avait oublié la baladeuse : encore un oubli. Il tâtonna sous la pluie avec une clef qui foirait. « Nous aurions dû prendre le train. » Il se le répétait obstinément. Il avait préféré sa voiture à cause de l’image qu’elle donnait de liberté : jolie liberté ! Il n’avait d’ailleurs fait que des sottises depuis cette fuite : et tous ces oublis !

« Vous y parvenez ? »

Geneviève l’avait rejoint. Elle se sentait soudain prisonnière : un arbre, deux arbres en sentinelle et cette stupide petite cabane de cantonnier. Mon Dieu quelle drôle d’idée… Est-ce qu’elle allait vivre ici toujours ?

C’était fini, il lui prit la main :

« Vous avez la fièvre ! »

Elle sourit…

– Oui… je suis un peu fatiguée, j’aimerais dormir.

– Mais pourquoi êtes-vous descendue sous la pluie !

Le moteur tirait toujours mal avec des à-coups et des claquements.

– Arriverons-nous, mon petit Jacques ? – Elle dormait à demi, enveloppée de fièvre – arriverons-nous ?

– Mais oui, mon amour, c’est bientôt Sens.

Elle soupira. Ce qu’elle essayait était au-dessus de ses forces. Tout cela à cause de ce moteur qui haletait. Chaque arbre était si lourd à tirer à soi. Chacun. L’un après l’autre. Et c’était à recommencer.

« Ce n’est pas possible, pensait Bernis, il faudra s'arrêter encore. » Il envisageait cette panne avec effroi. Il craignait l’immobilité du paysage. Elle délivre certaines pensées qui sont en germes. Il craignait une certaine force qui se faisait jour.

« Ma petite Geneviève, ne pensez pas à cette nuit… Pensez à bientôt… Pensez à… à l’Espagne. Aimerez-vous l’Espagne ?

Une petite voix lointaine lui répondit : « Oui Jacques, je suis heureuse, mais… j’ai un peu peur des brigands. » Il la vit doucement sourire. Cette phrase fit mal à Bernis, cette phrase qui ne voulait rien dire sinon : ce voyage en Espagne, ce conte de fées… Sans foi. Une armée sans foi. Une armée sans fois ne peut conquérir. « Geneviève, c’est cette nuit, c’est cette pluie qui abîme notre confiance… » Il connut tout à coup que cette nuit était semblable à une maladie interminable. Ce goût de maladie, il l’avait dans la bouche. C’était une de ces nuits sans espoir d’aube. Il luttait, scandait en lui-même : « L’aube serait une guérison si seulement il ne pleut pas… Si seulement… » Quelque chose était malade en eux, mais il ne le savait pas. Il croyait que c’était la terre qui était pourrie, que c’était la nuit qui était malade. Il souhaitait l’aube, pareil aux condamnés qui disent : « Quand il fera jour je vais respirer » ou « Quand viendra le printemps, je serai jeune… »

« Geneviève, pensez à notre maison de là-bas… » Il connut aussitôt qu’il n’aurait jamais dû dire cela. Rien ne pouvait en bâtir l’image en Geneviève. « Oui, notre maison… » Elle essayait le son du mot. Sa chaleur glissait, sa saveur était fugitive.

Elle secoua beaucoup de pensées qu’elle ne se connaissait pas et qui allaient former des mots, beaucoup de pensées qui lui faisaient peur.

Ne connaissant pas les hôtels de Sens, il fit halte sous un réverbère pour consulter le guide. Un gaz presque tari remuait les ombres, faisait vivre sur le mur blafard une enseigne délavée et qui avait coulé « Vélos… » Il lui parut que c’était le mot le plus triste et le plus vulgaire qu’il eût jamais lu. Symbole d’une vie médiocre. Il lui apparut que beaucoup de choses dans sa vie là-bas étaient médiocres mais qu’il ne s’en était pas aperçu.

« Du feu, bourgeois… » Trois gamins efflanqués le regardaient en rigolant. « Ces Américains, ça cherche sa route… » Puis ils dévisagèrent Geneviève :

– Foutez-moi le camp, gronda Bernis.

– Ta poule, elle est mariole. Mais si tu voyais la nôtre au vingt-neuf !…

Geneviève se pencha vers lui un peu effarée.

– Qu’est-ce qu’ils disent ?… Je vous en prie, allons-nous-en.

– Mais Geneviève…

Il fit un effort et se tut. Il fallait bien lui chercher un hôtel… Ces gamins saouls… quelle importance ? Puis il pensa qu’elle avait la fièvre, qu’elle souffrait, qu’il aurait dû lui épargner cette rencontre. Il se reprocha avec une obstination maladive de l’avoir mêlée à des choses laides. Il…

L’hôtel du Globe était fermé. Tous ces petits hôtels avaient, la nuit, des allures de merceries. Il frappa longuement la porte jusqu’à secouer un pas traînard. Le veilleur de nuit entrouvrit :

– Complet.

– Je vous en prie, ma femme est malade ! insista Bernis. La porte s’était refermée. Le pas s’enfonçait dans le corridor.

Tout se liguait donc contre eux ?…

– Qu’a-t-il répondit, fit Geneviève, pourquoi, pourquoi n’a-t-il même pas répondu ?

Bernis faillit faire observer qu’ils n’étaient pas ici place Vendôme et qu’une fois leur ventre plein, les petits hôtels s’endormaient. Rien de plus normal. Il s’assit sans un mot. Son visage luisait de sueur. Il ne démarrait pas, mais fixait un pavé brillant, la pluie lui glissait dans le cou ; il lui semblait avoir à remuer l’inertie d’une terre entière. De nouveau cette idée stupide : quand viendra le jour…

Il fallait vraiment, à cette minute, qu’un mot humain fût prononcé. Geneviève l’essaya : « Tout cela n’est rien, mon amour. Il faut travailler pour notre bonheur. » Bernis la contempla : « Oui, vous êtes très généreuse. » Il était ému. Il eût désiré l’embrasser : mais cette pluie, cet inconfort, cette fatigue… Il lui prit cependant la main, sentit que la fièvre montait. Chaque seconde minait cette chair. Il se calmait par des images. « Je lui ferai faire un grog bien chaud. Ce ne sera rien. Un grog brûlant. Je l’envelopperai de couvertures. Nous rirons en nous regardant de ce voyage difficile. » Il éprouva une vague impression de bonheur. Mais combien la vie immédiate s’ajustait mal à ces images. Deux autres hôtels restèrent muets. Ces images. Il fallait chaque fois les renouveler. Et chaque fois elles perdaient un peu de leur évidence, ce faible pouvoir, qu’elles contenaient, de prendre corps.

Geneviève s’était tue. Il sentait qu’elle ne se plaindrait pas et ne dirait plus rien. Il pouvait rouler, des heures, des jours : elle ne dirait rien. Jamais plus rien. Il pouvait lui tordre le bras : elle ne dirait rien… « Je divague, je rêve ! »

– Geneviève, mon petit enfant, avez-vous mal ?

– Mais non, c’est fini, je suis mieux.

Elle venait de désespérer de beaucoup de choses. D’y renoncer. Pour qui ? Pour lui. Des choses qu’il ne pouvait pas lui donner. Ce mieux… c’était un ressort qui se cassait. Plus soumise. Elle ira ainsi de mieux en mieux : elle aura renoncé au bonheur. Quand elle ira tout à fait bien… « Bon ! Quel imbécile je fais : je rêve encore. »

Hôtel de l’Espérance et d’Angleterre. Prix spéciaux pour les voyageurs de commerce. « Appuyez-vous à mon bras, Geneviève… Mais oui, une chambre. Madame est malade : vite un grog ! Un grog brûlant. » Prix spéciaux pour les voyageurs de commerce. Pourquoi cette phrase est-elle si triste ? « Prenez ce fauteuil, ça ira mieux. » Pourquoi ce grog ne vient-il pas ? Prix spéciaux pour les voyageurs de commerce.

La vieille bonne s’empressait : « Voilà ma petite dame. Pauvre madame. Elle est toute tremblante, toute pâle. Je vais lui faire une bouillotte. C’est au quatorze, une belle grande chambre… Monsieur veut-il remplir les feuilles ? » Un porte-plume sale entre les doigts, il remarqua que leurs noms différaient. Il pensait soumettre Geneviève à la complaisance de valets. « À cause de moi. Faute de goût. » Ce fut encore elle qui l’aida :

« Amants, dit-elle, n’est-ce pas tendre ? »

Ils songeaient à Paris, au scandale. Ils voyaient s’agiter différents visages. Quelque chose de difficile commençait seulement pour eux, mais ils se gardaient des moindres paroles, de peur de se rencontrer dans leurs pensées.

Et Bernis comprit qu’il n’y avait rien eu jusqu’à présent, rien, sinon un moteur un peu mou, quelques gouttes de pluie, dix minutes perdues à chercher un hôtel. Les difficultés épuisantes qu’il leur avait semblé surmonter venaient d’eux-mêmes. C’était contre elle-même que Geneviève peinait et ce qui s’arrachait d’elle tenait si fort qu’elle était déjà déchirée.

Il lui prit les mains, mais connut encore que les mots ne le serviraient pas.

Elle dormait. Il ne pensait pas à l’amour. Mais il rêvait bizarrement. Des réminiscences. La flamme de la lampe. Il faut se hâter de nourrir la lampe. Mais il faut aussi protéger la flamme du grand vent qu’il fait.

Mais surtout ce détachement. Il l’eût désirée avide de biens. Souffrant des choses, touchée par les choses et criant pour en être nourrie comme un enfant. Alors, malgré son indigence, il aurait eu beaucoup à lui donner. Mais il s’agenouilla pauvre devant cette enfant qui n’avait pas faim.