Le tailleur a passé à travers le lit, avec son dé et le
reste;
Le tailleur a passé à travers le lit, avec son dé et le reste;
Les couvertures étaient minces, les draps étaient étroits,
Le tailleur a passé à travers le lit, avec son dé et le reste.
La fillette endormie ne craignait pas de mal,
La fillette endormie ne craignait pas de mal,
Le temps était froid, la fillette restait tranquille,
Elle pensait qu'un tailleur ne pouvait pas lui faire de mal.
«Donnez-moi encore un liard, rusé jeune homme,
Donnez-moi encore un liard, rusé jeune homme,
Le jour est court et la nuit est longue,
C'est le plus cher argent que j'aie jamais gagné».
Il y a quelqu'un qui est triste de coucher seule,
Il y a quelqu'un qui est triste de coucher seule,
Il y a des gens qui sont tristes et voudraient, je gage,
Voir le petit tailleur, revenir en trottinant[697].
Il y a encore ce gredin de tonnelier de Cuddie qui fait un joli travail dans le pays.
Le tonnelier de Cuddie est venu ici,
Il nous a mis des cercles à nous toutes;
Et notre ménagère a reçu un coup de maillet,
Qui a mis en colère son sot mari Ô.
Nous cacherons le tonnelier derrière la porte,
Derrière la porte, derrière la porte,
Nous cacherons le tonnelier derrière la porte,
Et nous le couvrirons d'un panier Ô.
Le mari les chercha dehors, il les chercha dedans,
Criant: «Qu'il aille au diable, et qu'elle aille au diable!»,
Mais le vieux sot était si stupide et si aveugle
Qu'il ne savait pas où il allait lui-même Ô.
Ils ont
tonnelé le matin, ils ont tonnelé le soir,
Si bien que notre maître fut un sujet de rire;
De chaque côté du front elle lui a planté une corne,
Et jure qu'elles resteront là Ô.
Nous cacherons le tonnelier derrière la porte,
Derrière la porte, derrière la porte,
Nous cacherons le tonnelier derrière la porte,
Et nous le mettrons sous un panier Ô[698].
Rien ne manque, on le voit, à cette parodie de la plus sérieuse des passions. On y rencontre, dans toute leur diversité, toutes les situations risibles où, grâce à elle, les deux sexes se mettent vis-à-vis l'un de l'autre. On y entend tous les tons, depuis le rire très fin jusqu'au plus lourd. C'est une comédie multiple, tour à tour malicieuse, légère, bouffonne, parfois presque grossière, parfois presque émue, une suite inépuisable de caricatures, tantôt subtilement crayonnées comme pour des délicats, tantôt brutalement charbonnées comme pour mettre en branle de pesantes gaîtés villageoises. À elle seule, elle formerait une œuvre curieuse et rare, d'une étendue et d'une souplesse singulières. Elle semble plus surprenante encore, si on songe que ce même homme a reproduit, avec une variété et une puissance égales, le côté délicat, gracieux et poétique de l'amour.
Il est en cela remarquable et, on peut le dire, unique, entre les poètes de l'amour. Ceux qui en ont rendu le charme tout-puissant en parlent sur un ton qui ne souffre pas le sourire. L'ironie que quelques-uns y mettent parfois n'a rien de plaisant et n'est qu'une façon de colère. Ils croiraient profaner la passion dont ils ont vécu et dont ils souffrent, s'ils en discouraient autrement qu'avec éloquence et respect. Au contraire, les poètes qui en ont saisi les ridicules et les jeux comiques, en ont ignoré les beaux élans et les délicieuses mélancolies. De telle sorte qu'on n'a guère d'écrivain qui se soit trouvé capable d'en rendre les deux faces. Il faut aller aux grands poètes impersonnels, aux grands montreurs de la vie humaine, à Shakspeare ou à Molière, pour trouver des exemples de ce double coup d'œil. Burns l'a eu et, parmi les poètes personnels, il est le seul. Il a opposé à toute une série de pièces pleines des adorations de l'amour, toute une autre série pleine de ses dérisions. Il en a écrit pour ainsi dire la farce. C'est à nos yeux une autre preuve du fonds de poète dramatique qui existait en lui. Nous avons été surpris de trouver dans le remarquable essai de M. Stevenson que Burns n'avait donné d'indice de puissance dramatique que dans ses Joyeux Mendiants[699]. Le seul fait de cette double représentation d'un sentiment qui n'est universellement perçu que d'un seul côté, sauf par les plus grands maîtres du drame, indique qu'il y avait en lui quelque chose de leurs dons. Et si on prenait une à une chacune de ces chansons, on y trouverait une action, des personnages dont le caractère est indiqué d'un trait, souvent un dialogue, une scène de comédie, étonnamment indiquée en quelques strophes. Dans chacun de ces riens, si mouvementés, si scéniques, il y a une étincelle d'un génie capable de saisir l'homme depuis le rire jusqu'aux larmes, et de retracer le tableau complet de la vie humaine.[Lien vers la Table des matières.]
III.
Assurément, l'amour tel qu'il a été chanté par Burns n'est, à tout prendre, ni très profond, ni très élevé. Ce n'est pas là un de ces amours qui ont illustré les cœurs qui les ont éprouvés, et allumé, pour les cœurs nés ensuite, un idéal nouveau de tendresse, très doux ou très éclatant. Il n'y faut chercher ni la chaste constance de Pétrarque, ni l'adoration symbolique de Dante, ni la passion brûlante et raffinée de Shakspeare. Et, pour emprunter d'autres noms à nos temps si préoccupés de la passion souveraine, ni l'admiration prosternée d'Elizabeth Barrett, ni la douloureuse élévation de Musset, ni les tortures ironiques et héroïques de Henri Heine. Ce sont là les plus hautes formes de l'amour dont le cœur humain ait jusqu'à présent donné l'exemple; et les œuvres qui les conservent, qu'elles brillent d'une lueur d'opale comme les sonnets de Pétrarque, ou du feu des rubis comme ceux de Shakspeare, sont des clartés sur le chemin des cieux.
L'amour de Burns ne peut compter parmi eux. Pour être parmi les plus élevés, il lui manque un élément idéal, quelque chose de chaste, une aspiration vers le haut, l'effort pour devenir plus digne de la bien-aimée, le sentiment qu'elle est toute pureté et que le cœur qu'elle habite doit être purifié pour elle; ou le sens plus moderne d'un progrès commun, la joie de gravir ensemble, et en s'aidant l'un l'autre, la colline du mieux. Il lui manque aussi, ce qui est le laurier au front de l'amour, le dévouement, l'oubli et le don de soi-même. Il demeure personnel, égoïste, un moi presque haïssable s'y trahit toujours. Il n'a pas connu la générosité sublime de l'amour, il n'a pas fait largesse de lui-même. Quelque valeur qu'ait une âme humaine, elle la dépasse encore par le fait de s'offrir, et un cœur n'a jamais atteint tout son prix tant qu'il ne s'est pas donné. Ce qui fait l'incomparable beauté des sonnets d'Elizabeth Barrett Browning, c'est sa façon de s'oublier devant celui qu'elle aime, de répandre sa vie à ses pieds comme un parfum. La personnalité toujours arrêtée de Burns est à l'autre extrémité; cette munificence suprême lui a été refusée. D'autre part, pour être parmi les amours profonds, il manque de concentration et de continuité. Il est disséminé, éparpillé; allant à tout le monde, il n'a appartenu à personne. Obligé de se recommencer à chaque fois, il a continuellement repris des départs, et n'a pas dépassé la période de nouveauté. Il a toute la vivacité, mais aussi l'agitation un peu superficielle des débuts. Il n'a pas été jusqu'au bout; il n'a pas connu les états successifs: la calme possession, la sérénité, le mariage harmonieux de deux vies. Il n'a pas su même combien prend de force la passion qui se porte sur un seul point. «J'ai déjà vu, dit Pétrarque, une petite goutte d'eau user, par une incessante persévérance, le marbre et les pierres les plus dures[700]». Et son doux amour finit par faire une impression plus profonde que d'autres plus violents. Celui de Burns, ainsi qu'une pluie secouée par le vent, a dispersé de tous côtés ses gouttelettes brillantes. Cet éparpillement de son amour en mille amours a ôté à chacun d'eux toute durée. Ils sont courts d'haleine. Ses pièces ne sont que des notations d'émotions, quelquefois violentes, mais passagères; et cela entraîne un défaut d'ensemble. Le soutien, la force groupante de la constance manquant, toutes ces impressions restent détachées, étrangères les unes aux autres, éparses au hasard. Elles y perdent de la beauté, non pas celle des détails qu'elles possèdent achevée, mais une certaine beauté collective qui leur donne un intérêt général et une signification plus large qu'elles. Ce sont des fleurs tombées au pied de l'arbre. Elles sont délicates et ont de fraîches couleurs; elles n'ont pas l'émotion commune, l'harmonie de celles qui se pressent sur une même branche et que le vent fait frémir ensemble. Certes, ce n'est pas là un de ces amours qui se terminent par le triomphe ou la défaite d'une âme, qui l'anoblissent ou la brisent, et lui donnent la beauté d'avoir vaincu la douleur ou le charme de la chérir. De tels amours, s'ils déchirent une vie, l'ouvrent de sillons qui ne restent pas stériles. Il en sort de hauts efforts ou une grande charité. Celui de Burns n'a pas eu d'action réelle en lui, n'a pas pénétré. Sa vie n'en a été affectée qu'extérieurement, par les résultats matériels et les fatalités de situations dans lesquelles l'entraînait la légèreté même de ses aventures.
Qu'était-ce donc que cet amour dans sa source invisible au fond de la poitrine? C'était moins de l'amour qu'un grand besoin d'aimer. Il était tout intérieur, plutôt produit par une impérieuse aspiration que par aucun attrait du dehors. Une célèbre mystique prétendait qu'il y avait en elle une telle plénitude de grâce, qu'elle se comparait à un bassin d'où l'eau surabondante rejaillit et se répand[701]. Il en était un peu de même de Burns. Ce qui s'est manifesté de tendresse chez lui n'était que le surplus d'une tendresse restée inconnue et sans emploi. Il a contenu beaucoup d'amour, sans jamais réellement aimer personne. Celles qu'il a célébrées étaient des femmes qui passaient par là avec des cruches; elles ont recueilli ce qui débordait; mais leurs bras n'ont pas plongé dans la fontaine elle-même. Il n'a rien reçu d'elles, et il leur a donné, à y bien regarder, peu de lui-même. Elles sont restées pour lui étrangères et lointaines. Il a continué, après le passage de chacune d'elles, à ressentir le même amour. Le mot de saint Augustin est resté vrai pour lui, jusqu'au bout: «Il a aimé à aimer.» Son cœur a été frustré dans toutes ses tentatives pour sortir de lui-même.
C'est une infériorité pour son œuvre de poète amoureux. Elle n'a rien de cette force prolongée qui, se développant de sonnets en sonnets, de pièces en pièces, forme un poème et un drame. Elle est fragmentaire, sans lien intérieur, sans intérêt dramatique. Si on excepte Jane Armour, qui a tenu dans sa vie la place qu'on a vue, la femme à laquelle il a dédié le plus de pièces est une de celles qu'il a aimées le plus légèrement, et il a écrit pour elle onze pièces. Pour les autres, jamais plus de cinq ou six. Ce ne sont que des étincelles qui, d'un cœur toujours ardent, volaient au premier choc dans toutes les directions. Cette poussière enflammée n'a pas l'unité, l'individualité d'une flamme. Aussi, qu'il y a loin de ces instants de passion à cette passion continue, à cette marche d'une destinée, à cette histoire entière d'une vie, qui se déroulent dans Pétrarque. Et même qu'il y a loin d'eux à la crise des Sonnets de Shakspeare ou des Nuits de Musset.
Involontairement, on se demande ce qu'il serait advenu de ce cœur, et s'il en serait sorti d'autres chants. Car il faut, à un certain tournant de la vie, que l'amour se transforme ou qu'il meure. Au fur et à mesure que la passion baisse chez l'homme et que la domination de la tête s'y accroît, il ne peut conserver ses émotions que reprises et gardées par l'intelligence. Elles passent alors lentement dans l'esprit, recevant quelque chose de sa hauteur et lui donnant un peu de leur flamme. Ainsi se font ces prolongements d'amour, qui colorent et embellissent les déclins de la vie. Il semble qu'il manquait à Burns ce qui transforme l'amour en pensée et en sérénité. Le sien était trop purement passionnel, trop dénué de l'élément idéal qui est le levain de cette métamorphose. La faculté d'aimer n'aurait pas su vieillir en lui, et déjà on percevait, dans ses dernières pièces, quelque chose de discordant entre leur ton et son âge, qui les rend presque pénibles. Danger plus grave, elle n'aurait pas pu rester ce qu'elle était. Après la flambée de la jeunesse, il faut que la passion s'affine, et se transforme en tendresse, sous peine de s'épaissir et de s'alourdir, parce que l'épuration même de la flamme de plus en plus se retire d'elle. Il est probable que Burns serait descendu vers plus de sensualité, vers des liaisons plus grossières. Il avait déjà commencé. Il touchait à l'alternative à laquelle sont réduits les hommes qui ne savent pas dépasser la forme juvénile de l'amour: ou ils continuent à aimer et ils vont vers le ridicule, quelquefois l'odieux; ou ils sont contraints de renoncer à l'amour entièrement. Mais que vaut alors l'existence qui, à leurs yeux, n'avait de prix que par lui? Burns lui-même ne disait-il pas:
Qu'est la vie s'il lui manque l'amour?
C'est la nuit sans matin.
L'amour est le soleil d'été
Qui orne gaiement la nature?[702]
Que devient donc le monde quand ce soleil s'éteint brusquement, et qu'on ne s'est pas ménagé d'autres clartés? Amours sans souvenirs, jours sans crépuscules, il leur manque l'heure la plus poétique et la plus attendrie, celle aussi qui, mariant les clartés et les ombres, les charmes aux tristesses, mène sereinement à la nuit. Sans elle, la vie se ferme tout à coup, ténébreuse et froide. On ne peut s'empêcher de penser que Burns n'était pas fait pour connaître cette graduelle et douce approche du soir.
Cependant, à cause de cette absence même de mélange intellectuel, cet amour est singulièrement curieux. Il a des qualités moins hautes, mais qui, peut-être, sont plus rarement rencontrées. Il est toujours sincère, parce que, dès qu'il va cesser de l'être, il a déjà changé. Passant continuellement d'un objet à un autre, il rajeunit la convoitise par la nouveauté. S'il est étranger au sentiment de bien-être et de stabilité que l'habitude donne aux affections, il n'en connaît pas non plus le relâchement et comme le sans-gêne. Il est toujours ardent, empressé et expansif. Il a connu l'émotion qui se recommence sans cesse, parce qu'elle se souvient peu d'elle-même, qui est toujours joyeuse de se reformer parce qu'elle se perd sans cesse. Pour la même raison, il est toujours direct et actuel, toujours dans le moment présent, et, pour ainsi dire, pris sur le fait. Il diffère en cela des amours de la plupart des poètes, chez lesquels on trouve beaucoup plus les traces que les explosions de la passion. Si on cherchait un contraste, on pourrait l'opposer à celui de Lamartine, qui ne se manifeste que sortant du passé, repris par un souvenir, reflété dans une mélancolie, comme en un poétique clair de lune. Ici, c'est le plein soleil avec ses rayons droits. Ils seront éteints ce soir, mais qu'importe? Demain en ramènera d'aussi jeunes et d'aussi brûlants, insoucieux de ceux de la veille. N'est-ce pas aussi une rare qualité que ce quelque chose de gai et de sain qui frappe en lui? L'intelligence introduit, dans les sentiments auxquels elle se mêle, les tristesses qu'elle a lentement acquises. Elle les touche de l'amoindrissement dont l'expérience frappe ce qui nous entoure. Mais lui, tout fait de désir, sans retour en arrière, sans pensée d'avenir, sans scrupules, échappe à cet attristement. Il reste entier, joyeux d'exister et insouciant. C'est pourquoi, parmi tant de notes variées, il y a une note qu'il n'a pas: c'est l'amertume. Des tristesses, des douleurs, des déceptions, des désespoirs, il en a éprouvé. C'est l'inévitable résultat des aventures du cœur. Mais il n'a pas connu le dédain, le doute, le dénigrement de ce qu'il a chéri. Il est toujours resté, pour le cœur où il renaissait sans trêve, quelque chose de cher et de précieux, l'embellissement, la joie et la fête de la vie.
Aussi, le trait qui le distingue par-dessus tous, c'est qu'il est l'amour le plus franc, le plus impersonnel, le plus général qui ait jamais existé. Il est fait d'émotion pure, de passion sans mélange. C'est par la pensée qu'ils contiennent que les amours sont particuliers et portent l'empreinte de tel ou tel esprit. Ici, la pensée n'apparaît pas. C'est l'amour simple, l'amour en soi, l'amour élémentaire, débarrassé de tout; c'est le fonds commun de désir, ce qu'il y a de primordial, de primitif, d'essentiel dans tous les amours; c'est de la pure passion, sans idée, sans nuage, nue comme un baiser. Jamais l'amour ne s'est manifesté sous une forme aussi dépouillée. C'est de l'amour terrestre sans doute, peu langoureux, mais fort, et substantiel. C'est l'amour de tout le monde, accessible à tous, et le plus universel qu'un poète ait encore exprimé.
Cela suffit pour faire de Burns un poète d'amour original et unique. Dans la littérature anglaise, il a rendu à cette passion son ardeur et sa violence. Depuis longtemps, depuis la Renaissance, elle vivait de finesses, d'élégances et d'esprit. Cowley, Herrick, Lovelace, Suckling, qui sont de vrais et charmants chanteurs, lui avaient apporté de gracieuses mignardises, de délicats détails de sentiment, de plaisants jeux d'imagination, et de jolies sensualités un peu minces, Burns a écarté d'un coup de main ces mièvreries et ces fadeurs; il a aimé robustement, avec la fougue des sens et du cœur. Si, après lui, la sincérité de la passion s'est retrouvée dans la poésie contemporaine; s'il y a dans Shelley, dans Wordsworth, dans Tennyson, des pièces d'amour touchantes et simples, elles sont loin de sa véhémence et de son emportement. Elles ont toutes passé par l'intelligence. La part de pensée, de réflexion, de souvenir, y est grande. Les larmes qu'ils ont versées étaient véritables, mais ils les ont conservées dans des gouttes d'ambre. Celles de Burns tombent sur nos mains et les brûlent. Byron seul a eu un élan comparable au sien, mais l'amertume, le scepticisme, le dédain l'ont arrêté, tandis que Burns a, jusqu'à la fin, aimé naïvement et de bonne foi. En sorte que, s'il l'emporte sur les autres poètes par la force de la passion, il l'emporte également sur le seul qui aurait pu lui être comparé, par sa confiance en elle. Pour trouver son pareil, il faudrait aller aux anciens, jusqu'à la simplicité concentrée de Catulle et de l'Anthologie. Il restera, par excellence, le poète de l'amour jeune, franc, frais, sincère, joyeux ou malheureux par lui-même, de l'amour qui n'est que de l'amour, de celui des vingt ans, celui dont le mois, selon le mot de Shakspeare, est toujours Mai[703].[Lien vers la Table des matières.]
CHAPITRE IV.
LE SENTIMENT DE LA NATURE DANS BURNS.
I.
CE QUE BURNS A VU DE LA NATURE.
Si jamais poète a vécu au sein de la nature ce fut Burns. On peut dire qu'il a été élevé par elle. Il a passé son existence, non seulement à la contempler mais à la travailler, à lui donner sa sueur et ses pensées, à recevoir d'elle des récompenses ou des angoisses. Il a été celui dont parle le poète,
exercetque frequens tellurem atque imperat arvis[704].
Il est curieux de rechercher comment il a su l'aimer. C'est une étude qui a d'autant plus d'intérêt que Burns peut être regardé comme le représentant des hommes de sa classe; il a exprimé avec conscience et clarté ce que ressentent obscurément, confusément, depuis des siècles, une grande quantité d'hommes qui labourent et remuent la terre. Il se peut même qu'il exprime plus encore et que, par la singularité unique de son éducation, il nous ait rendu un mode de comprendre la nature, très primitif, depuis longtemps abandonné par la poésie, parce que la forme agricole de société ayant disparu, ou plutôt ayant été recouverte par d'autres formes: militaire, religieuse, industrielle, il y a longtemps que les poètes n'écrivent plus pour les paysans, et plus longtemps encore que les paysans ne sont plus poètes. Par un accident unique, Burns nous rendrait donc une façon très ancienne de sentir la nature. Ce n'est pas qu'on ne puisse trouver, dans des vers d'autres paysans, des traces d'un sentiment pareil, mais ce sont des ébauches grossières et gauches qui demeurent à l'état de bégaiement obscur. Lui seul a fait des sentiments d'un paysan des œuvres d'art. Essayons donc de déterminer ce qu'il a su voir de la nature que sa contrée lui a présentée, pendant ses voyages aussi bien que pendant ses années de résidence, et comment il l'a vue.
Burns n'a pas compris les paysages des Hautes-Terres d'Écosse, dans leur splendeur ou leur mélancolie puissantes. Il a pourtant vu, car il les a traversés à la floraison automnale des bruyères, ces horizons de montagnes cramoisies qui s'étendent, lorsque le soleil couchant ajoute sa pourpre à la leur, en un paysage d'une somptuosité souveraine. Rien n'égale le saisissant effet de ces gradins gigantesques qui se prolongent dans un vaste embrasement. Tout est immobile, sauf parfois, dans la rougeur du ciel, le coup d'aile bronzé d'un aigle. C'est un spectacle d'une calme magnificence, qui appartient bien au pays écossais. Burns avait également vu ces contrées, dans leurs heures d'indicible tristesse, quand la teinte grise des roches se répand sur les flancs des montagnes, quand les brouillards arrivent, que tout s'assombrit et se mêle. C'est alors le pays mélancolique d'Ossian, plein de voix et de plaintes. Les clameurs des vents et des torrents s'élèvent de toutes parts; les vagues courent et mugissent sur le bord des lochs; le pâle regard de la lune perce à travers les nuées; tout est gémissant et fugitif; on croirait que les ombres des morts traversent l'espace[705]. Ce charme de terreur, Macpherson l'avait déjà révélé avec une éloquence aujourd'hui trop peu comprise, et Macpherson avait été un des auteurs favoris de Burns. Cependant, Burns a traversé ces montagnes sans percevoir les deux grands aspects qu'elles revêtent, sans être frappé de leur pompe ou de leur tristesse, sans être troublé des secrets éternels qu'elles semblent garder. Les pièces qu'il a écrites pendant ses tours aux Hautes-Terres n'ont rien reçu de la grandeur des lieux. Ses vers sur Taymouth ne sont que la description d'un parc où la nature a conservé quelques-unes de ses grâces sauvages. C'est dans une de ses chansons que se trouve, à nos yeux, le paysage qui approche le plus de ceux des montagnes.
Mon cœur est dans les Hautes-Terres, mon cœur n'est pas ici;
Mon cœur est dans les Hautes-Terres, à chasser le cerf,
À chasser le cerf, à poursuivre le daim,
Mon cœur est dans les Hautes-Terres, partout où je vais.
Adieu aux Hautes-Terres, adieu au Nord,
Le berceau de la valeur, le pays de la vertu;
Partout où j'erre, partout où je me perds,
J'aime pour toujours les collines des Hautes-Terres.
Adieu aux montagnes, couvertes de haute neige,
Adieu aux straths[706],
aux vallées vertes qui sont à leurs pieds,
Adieu aux forêts, aux bois sauvages qui pendent,
Adieu aux torrents, aux ruisseaux retentissants.
Mon cœur est dans les Hautes-Terres, mon cœur n'est pas ici;
Mon cœur est dans les Hautes-Terres, à chasser le cerf,
À chasser le cerf, à poursuivre le daim,
Mon cœur est dans les Hautes-Terres partout où je vais[707].
Il y a dans ces vers un sentiment de liberté et quelque chose de la nostalgie des montagnes, qui fait penser à la fameuse pièce de Duncan Ban, sur Ben Dorain[708]. Mais, c'est une note isolée. Les montagnes d'Écosse ne devaient trouver que plus tard leur poète dans Walter Scott. Encore, n'est-ce qu'un poète souvent faux, trop technique et d'une pure fidélité extérieure, «un guide en rimes de l'Écosse», a dit sévèrement Emerson[709]. Malgré les révélations partielles, qui se trouvent peut-être plus dans les romans de Walter Scott que dans ses poèmes, ces montagnes attendent encore le poète qui les interrogera et leur fera dire leur secret. Si Byron avait vécu parmi elles, il les aurait peut-être chantées au lieu des Alpes; il y avait dans son génie quelque chose de farouche et d'âpre qui leur aurait convenu. Le plus profond sentiment qu'elles aient inspiré se trouve peut-être dans les vers de Duncan Ban, ce garde-chasse illettré, dans l'âme ignorante duquel s'est débattu un grand poète.
Une autre beauté de la terre écossaise est la côte ouest, avec ses îles nombreuses, ses rochers, ses falaises, ses lochs découpés, et ses promontoires sur chacun desquels rêve une ruine. Merveilleux et magique paysage qui, dans ses aspects infinis et sa beauté toujours ondoyante, semble un paysage de vision et de mirage! Dans les jours de calme, lorsque la mer est d'azur ou d'argent immobiles, les îles prochaines, se reflétant avec tous leurs détails, créent un double monde dont l'esprit est troublé, tandis que les plus lointaines, d'un vert tendre, impalpable, transparentes comme des émeraudes, complètent l'illusion d'une vision aérienne. Dans les jours sombres, la mer et le ciel déploient des gris infinis. Sur la première, glissent des courants d'un vert pâle, d'une douceur inexprimable; dans les brouillards et les brumes, où éclosent des lueurs argentines et d'incessants arcs-en-ciel, des roches humides et des falaises tremblantes passent dans les couleurs du prisme. C'est la région des lumières fugitives, des étranges crépuscules verdâtres et lumineux, où les objets se fondent comme des rêves, hantée de légendes, habitée par une race solennelle et superstitieuse, où Staffa ouvre son portail, où Iona l'île mystique dressait ses centaines de croix dans d'innombrables iris[710]. C'est un paysage spiritualisé, plein d'une mystérieuse fascination. Wordsworth était assez délicat pour le percevoir, mais trop lent et solennel de mouvement pour saisir ses fugitifs sourires. Shelley seul avait une nature assez légère et féerique, assez immatérielle pour le poursuivre. Robert Buchanan en a rendu éloquemment quelques aspects. Il a fallu, pour fixer ces insaisissables nuances, la longue éducation du regard moderne, son sens des couleurs. Encore n'y arrive-t-on qu'imparfaitement[711]. Il est clair que Burns n'a pu rendre cette nature. Il l'avait du reste peu vue et seulement pendant son voyage fait avec le souvenir de Mary Campbell.
Mais il avait vécu, au bord de cette même mer, un peu plus bas, et si elle n'a pas, sur les côtes de l'Ayrshire, la poésie qu'elle prend sur les côtes de Skye, elle a cependant déjà sa grandeur. Avec ses vastes baies, ses falaises abruptes, le vieux château de Greenan, le roc d'Ailsa Craig, et la masse puissante de l'île d'Arran, derrière laquelle se couche le soleil, elle a un caractère de rude vigueur fait pour émouvoir un poète. Cette mer-là, Burns la connaissait. Il avait été élevé devant elle, il avait erré maintes fois sur ces rivages. La Muse, dans La Vision, lui dit:
Je t'ai vu chercher la grève retentissante,
Charmé par les mugissements des houles[712].
Cependant cette fréquentation de la mer n'a pas laissé beaucoup de traces en lui. À peine si on rencontre, épars dans son œuvre à de grandes distances, quelques traits de paysage maritime. Ils sont rapides et sommaires; ils montrent l'Océan de loin et surtout vers le soir. On est tenté de les rapporter aux heures où, après la journée de travail, le jeune paysan songeait devant la porte de Mount-Oliphant ou de Mossgiel, avec la mer lointaine sous les yeux. C'est ainsi qu'il a vu le «sombre sentier de la tempête passer sur le sein des vagues[713]», «le soir dorer la houle de l'océan[714]», et «la pâle lune se coucher derrière la blanche vague[715]». Quand Clarinda s'embarqua pour les Indes, il retourna sur le rivage.
sur la grève
solitaire,
Tandis que les oiseaux de mer volent et crient autour de moi,
Par-delà les
flots roulants, écumants et mugissants,
Vers l'ouest, je tournerai mon œil pensif[716].
Par ci, par là, un souvenir de son séjour à Irvine et de ses rapports avec les matelots; encore est-ce plutôt une image d'activité humaine et une comparaison technique de métier qu'une impression de nature. Il dit quelque part:
Avec bon vent et la marée en poupe,
Vous filez tout droit au large,
Mais faire voile contre l'un et l'autre,
Cela fait étrangement louvoyer[717].
Et ailleurs:
Mais, pourquoi commencer à parler de mort?
Maintenant, nous sommes vivants, solides et robustes,
Allons! hunier et grand hunier, hissons les voiles,
Par-dessus bord l'Ennui,
Au large, devant la brise du plaisir,
Prenons la mer![718]
C'est là tout à peu près. Cette indifférence pour la mer a étonné Keats[719]. Il oubliait que Burns était un paysan, et que le paysan même des côtes appartient tout entier à la terre. Le campagnard et le matelot peuvent vivre dans le même hameau; mais l'un tourne le front et l'autre le dos à la mer. Ce n'est pas la distance, ce sont leurs occupations qui les rendent dissemblables. La vie des matelots, avec ses loisirs et son spectacle uniforme, ouvre les âmes à quelques grandes impressions. Les paysans, courbés vers leur sillon, toujours réclamés par les exigences des saisons, tendant leur esprit à mille petits faits, ont le sens de l'activité minutieuse et peu de rêverie. Aussi près de la mer qu'ils habitent, elle leur reste une étrangère; elle leur cause plutôt un malaise. Leur finesse et leur âpreté s'accommodent mal de ce qu'il y a d'impersonnel dans son influence. Ils ne l'aiment pas, lors même qu'ils vivent à un jet de pierre d'elle. D'ailleurs un labeur continuel ne leur laisse jamais de temps pour ces contemplations prolongées, pendant lesquelles elle nous envahit lentement.
Les paysages que Burns a compris ne sont pas si grandioses. Ce sont ceux des Lowlands, et, dans ceux-ci encore, il faut faire un choix. Il n'a pas touché aux Borders, à la chaîne des Cheviot, où le paysage, avec sa bordure de donjons délabrés, se redresse, devient plus farouche, et prend un intérêt historique. Ce qu'il a connu de plus élevé est la ligne des hauteurs moyennes qui relient les Cheviot aux Grampians, séparent les sources de la Clyde de celles de la Tweed, et, de chaque côté, viennent mourir en ondulations à une faible distance de la mer. Elles n'ont pas le caractère puissant des montagnes des Hautes-Terres, ni le rude aspect de celles des Borders. C'est une suite de hautes collines pastorales, avec leurs ruisseaux, leurs plaques de bruyère, leurs creux tout tremblants de fougères; sur leurs flancs semés d'innombrables chardons se répandent des troupeaux, et parfois un berger se détache sur leur ciel. Elles ont à leurs pieds les landes réjouies par la chanson incessante de l'alouette. Elles sont sauvages encore, mais sans terreur et sans sublimité; elles ont une tristesse et un abandon plus humains; elles semblent regretter que l'homme leur manque, tandis que les autres solitudes semblent s'irriter qu'il les trouble. Elles sont plus accessibles; elles ont des traits moins puissants et que l'esprit peut saisir sans s'oublier. C'est en même temps un paysage où le détail reparaît, reprend sa place, et non plus un spectacle fait d'une seule sensation gigantesque qui l'écrase.
Ce point est important, car c'est par le détail que les lieux saisissent les esprits nets, peu ouverts aux vagues impressions panthéistes. Burns a mieux compris ces collines moyennes; elles reparaissent volontiers dans sa poésie. Le plus souvent, comme dans sa vie, elles sont aperçues de loin:
Gaiement l'œil d'or du soleil
Regardait par dessus les hautes montagnes[720].
Parfois ce sont quelques-uns des aspects sombres dont elles sont souvent revêtues. C'est l'hiver qui vient:
Le brouillard paresseux pend au front de la
colline,
Il cache le cours assombri du ruisseau tortueux.
Combien semblent languissantes les scènes naguère si vives,
Quand l'automne passe à l'hiver l'année pâlie,
Les forêts sont dépouillées, les prairies sont brunes,
Et toute la brillante afféterie de l'été est envolée[721].
Ou quelque orage qui éclate:
Abandonnés sur les collines sombres, les
troupeaux errants
Fuient le farouche ouragan et s'abritent parmi les rochers.
Les ruisseaux écumants se précipitent, rougeâtres, cinglés par la
pluie,
Les pluies amassées crèvent au-dessus de la plaine lointaine;
Sous la rafale, les forêts dépouillées gémissent.
Ou bien encore c'est un joli coin des vallons qui se trouvent au pied des derniers replis de ces hauteurs, comme dans ce charmant paysage de gorge pleine de verdure:
Que les terres étrangères vantent leurs bosquets de myrtes
suaves,
Où les étés resplendissants répandent leurs parfums,
Bien plus cher m'est ce ravin de fougères vertes
Où le ruisseau glisse sous les longs genêts jaunes.
Bien plus chers me sont ces humbles buissons de genêts,
Où la jacinthe et la pâquerette se cachent invisibles;
Car là, marchant légèrement parmi les fleurs sauvages,
Et écoutant le linot, souvent vient errer ma Jane[722].
La description la plus complète et la plus haute qu'il ait fait de ces régions de montagnes se trouve dans les strophes suivantes qu'on a déjà vues mais qu'on peut relire ici, au point de vue spécial qui nous occupe. C'est un joli tableau, et, pour la sincérité et la vérité des traits, bien supérieur à tous ceux de Walter Scott.
Ces sauvages montagnes aux flancs moussus, si hautaines et si
vastes,
Qui nourrissent dans leur sein les jeunes sources de la Clyde,
Où les grouse conduisent leurs couvées à travers la bruyère,
Et le berger garde ses troupeaux en jouant sur son roseau.
Où les grouse conduisent leurs couvées à travers la bruyère
Et le berger garde ses troupeaux en jouant sur son roseau.
Ni les riches vallées de Gowrie, ni les bords soleilleux du
Forth,
N'ont pour moi les charmes de ces moors sauvages et moussus;
Car là, près d'un clair ruisseau, solitaire et retiré,
Vit une douce fillette, ma pensée et mon rêve.
Parmi ces sauvages montagnes sera toujours mon sentier,
Chaque ruisseau écume dans son ravin étroit et vert;
Car là, avec ma fillette, j'erre toute la journée,
Tandis qu'au-dessus de nous, inaperçues, passent les rapides heures
de l'amour;
Car là, avec ma fillette, j'erre toute la journée,
Tandis qu'au-dessus de nous, inaperçues, passent les rapides heures
de l'amour[723].
Ces plaques de mousse qui couvrent les flancs de ces montagnes, la bruyère traversée par les grouse, le berger solitaire, ces ruisseaux écumants qui ont chacun son petit ravin vert, sont des traits charmants et exacts. Mais ce tableau est unique dans Burns; c'est, avec les autres traits que nous avons cités plus haut, presque tout ce qu'il a donné sur les montagnes. Toutefois il eût été injuste de les passer sous silence.
Le vrai pays de Burns, celui qu'il a connu, pratiqué, aimé, et chanté avec sa sincérité habituelle, est la partie agricole de l'Ayrshire. Pays de culture, fait de pentes labourées et de pâturages, parsemé de fermes, avec leurs meules et leurs amas de tourbes, vrai pays de paysans, où tout sent le travail de l'homme, la herse et la charrue; d'ailleurs, très ordinaire. Seuls, les ruisseaux, plus rapides, plus bruyants sur leurs pierres, et bordés d'arbustes touffus, rappellent qu'on est près d'une contrée montagneuse et donnent du pittoresque au paysage. Ce sont eux qui en font toute la beauté. La partie du Dumfriesshire où Burns vécut plus tard n'est pas très différente. Le paysage y est un peu moins disséminé et indécis entre plusieurs cours d'eau; une rivière plus forte le coordonne, lui imprime une direction unique, une allure plus large et plus simple. Il y a moins de variété dans le détail; les lignes générales y ont un peu plus de sens et de repos. Des deux côtés cependant, c'est la campagne, gracieuse par endroits, mais vulgaire, dénuée de caractère, portant partout des traces humaines, sans avoir le sentiment intime, qui, selon la fine remarque de Washington Irving, fait le charme de la campagne anglaise[724]. Elle n'en possède non plus ni l'éclat de verdure, ni la richesse de végétation, ni les vaporeux horizons. Elle porte encore à présent un certain air d'âpreté, de rudesse, commun à toute l'Écosse, et que Dorothée Wordsworth avait bien noté[725]. Au temps de Burns, l'absence de haies et de clôtures, qui frappait tous les voyageurs anglais, la faisait plus abandonnée, tandis que des fondrières, des terres en friche, et des espaces aussi jaunes de séneçon que s'ils en avaient été semés[726], lui donnaient une apparence plus misérable et plus négligée. C'est en somme la campagne pauvre de maintes de nos régions. Parmi les divers genres de paysages que lui offrait la terre d'Écosse, et alors que la côte lui en présentait un bien plus vaste, voilà le seul que Burns ait réellement compris. Voilà sur quel terrain, dans quelles limites, s'est vraiment exercé son sentiment de la nature. Il nous reste à voir jusqu'à quelle profondeur il a pénétré.
Ce n'est pas qu'il en ait laissé, comme Wordsworth l'a fait pour son gracieux district des lacs, une suite de tableaux si nombreux, si minutieux, si particuliers, qu'on peut suivre ses promenades, rattacher chaque description au site qui l'a inspirée, reconnaître jusqu'à la barrière vermoulue et verdie de mousse[727], jusqu'au rocher où les vers luisants suspendaient leurs lampes[728], et extraire de ses œuvres une sorte de guide poétique du pays qu'il a habité[729]. Il n'y a rien de semblable dans Burns. Autant sa représentation de la vie humaine abonde en mille détails écossais de costumes, de mœurs, de préjugés, autant sa représentation de la nature est dégagée des éléments purement locaux. À part les termes de terroir, qui trahissent le pays par le dialecte, à part les noms propres, qui désignent les localités, il serait difficile, par ses seules peintures, de préciser les sites qui les ont inspirées. Il choisit parfois, il est vrai, des traits propres à sa contrée et qui ne peuvent être bien compris que par ceux qui l'ont visitée. Il parlera des «moors d'un rouge brun, sous les clochettes de bruyères[730]»; il représentera la teinte rougeâtre particulière que prennent les ruisseaux écossais lorsqu'ils sont gonflés par la pluie, les détours des petites rivières caillouteuses, bordées de noisetiers. Ce sont là des indices plutôt que des tableaux. Outre que ces traits sont communs à toute une région et pourraient s'appliquer à une grande partie de l'Écosse, ils sont rares et trop rapides. On chercherait vainement en lui une de ces descriptions particulières et détaillées, telles qu'on en rencontre dans Wordsworth et dans Cowper, et qui, lues à tel endroit, s'encadrent exactement dans l'horizon, s'appliquent à tous les points, et semblent le calque du paysage qu'on a sous les yeux. Il y a, au commencement du Sofa, une vue de Weston, si précise qu'on pourrait envoyer un voyageur à sa recherche, un Cowper à la main. Lorsqu'il arriverait au sommet de la colline de Weston-Park et qu'il découvrirait l'Ouse errant lentement dans une plaine unie, parsemée de troupeaux, le groupe d'ormeaux qui abritent la hutte solitaire du berger, la plaine coupée de haies qui va se perdre dans les nuages, la tour carrée de Clifton, le haut clocher d'Olney, les villages d'Emberton et Steventon qui fument au loin, par delà des bouquets d'arbres et des bruyères, il pourrait s'écrier: «C'est ici[731]». Une pareille expérience serait impossible avec Burns. Ses descriptions, justes sans doute pour les endroits qu'elles désignent, pourraient s'appliquer aussi bien à beaucoup d'autres.
C'est qu'en effet il n'a pas laissé de ces importantes peintures de sites, de ces tableaux si complets, si poussés jusqu'au détail, si séparés du reste, et parfois si inutiles au reste, si faits en vue d'eux-mêmes, qu'on pourrait, pour ainsi dire, les détacher et les isoler dans un cadre où ils formeraient un tout. On ne trouverait pas, chez lui, un seul de ces passages qui rapprochent l'écrivain du peintre, et font de bien des poèmes modernes des galeries de paysages. Il y a telles descriptions poétiques qu'on transposerait facilement sur la toile; il suffirait de les copier pour en avoir la transcription en couleurs et en lignes. Cela serait, avec lui, impossible. Il indique plutôt qu'il ne peint, et il suggère plutôt qu'il ne représente. Ses moyens sont trop simples et l'effet obtenu trop vaste pour la peinture. Généralement, le paysage est très large et perçu d'ensemble. Il est évoqué nettement et vigoureusement, en deux ou trois traits, si courts, si rapides, si sobres, qu'il n'y aurait pas les éléments d'une étude; et en même temps si profonds, si larges, si réels, qu'il y aurait la matière de vingt tableaux.
Parfois, il n'y a qu'un seul trait, qui traverse le pays et le pénètre jusqu'au fond. On en a vu quelques exemples à propos de la mer et des montagnes. On en retrouverait un autre dans le refrain d'une chanson citée plus haut: «Savez-vous qui demeure dans cette ville là-bas, sur laquelle brille le soleil du soir?[732]»; on en recueillerait facilement ailleurs. L'impression que produit le soleil, errant solitaire au-dessus de la plaine illimitée des moors, est rendue en deux mots:
Le soleil suspendu au-dessus des moors
Qui s'étendent de toutes parts[733].
L'impression mélancolique d'un jour grisâtre qui s'achève à l'extrémité d'un paysage de moors et de ces marécages qu'on appelle en Écosse, des «mousses» apparaît en quelques vers:
Derrière les collines là-bas où le Lugar
coule,
Parmi ces moors et ces marécages nombreux,
Le soleil d'hiver a clos le jour[734].
Voici une nuit d'hiver et de tempête:
Lorsque les orages bourrus frappaient sur la
colline,
Et que les nuits d'hiver étaient noires et pluvieuses.
De tous côtés, ce sont des descriptions en un seul vers: «La pâle lune se leva dans l'est livide[735]».—«Les vents d'automne ondulent sur les blés jaunes[736]».—«Adieu, cieux, maintenant brillants du large soleil couchant[737]».—«Les nuages aux ailes rapides volaient sur le ciel constellé[738]».—«Les ombres du soir se rencontrent en silence[739]».—«Les averses bruissantes s'enlevaient sur la rafale, les ténèbres avalaient les brefs éclairs[740]»—«Pas une étoile ne regarde à travers le grésil chassé[741]».—«Sur ces montagnes éclate franchement le matin[742]».
C'est une conséquence de cette méthode que souvent les paysages ont beaucoup d'espace, une large voûte de ciel. Quelques-uns ont été aperçus du flanc d'une colline; la contrée s'étend à vol d'oiseau.
La sombre nuit se ramasse rapidement,
La sauvage et inconstante rafale rugit,
Là-bas, ce nuage obscur est lourd de pluie,
Je le vois passer au-dessus de la plaine,
Le chasseur a maintenant quitté le moor,
Les couvées dispersées se réunissent en sûreté[743].
Dans d'autres au contraire, la campagne s'étend, bornée au loin par les hauteurs, mais toujours très prolongée et très vaste. On est toujours en plein air. Voici la plaine en hiver, avec les monts qui commencent à blanchir au loin.
Quand les vents se désolent dans les arbres
nus,
Ou que les frimas, sur les collines
Sont d'un blanc grisâtre,
Ou que les tourbillons de neige, aveuglants, sauvages, furieux,
passent,
Assombrissant le jour[744].
Et la voici par un jour de printemps. Quel joli tableau matinal, avec sa plaine tout entière en train de s'éveiller!
Un dimanche d'été, le matin,
Quand la face de la Nature est belle,
Je sortis et marchai pour voir le blé,
Et aspirer l'air plus frais.
Le soleil qui se levait au-dessus des moors de Galston,
Dans une glorieuse lumière étincelait,
Les lièvres flânaient dans les sillons,
Les alouettes, elles chantaient[745].
Ou encore cet autre paysage tout en ciel et en échos lointains.
Les vents étaient tombés, l'air était
calme,
Les étoiles passaient le long du ciel,
Le renard hurlait sur la colline,
Et les échos distants des ravins lui répondaient[746].
Lorsque la description s'allonge un peu, elle est formée non par le développement d'un seul trait, mais par un assemblement rapide de plusieurs traits, chacun d'eux extrêmement bref et solide. Les coups de pinceau tombent très serrés, très précis, chacun d'eux apportant quelque chose, sans une retouche. Voici une vue d'automne.
Le vent soufflait rauquement venant des
collines,
Par accès, les rayons expirants du soleil
Jetaient un regard sur les bois flétris et jaunes
Qui ondulaient au-dessus du cours tortueux du Lugar[747].
Qu'on lise cette courte strophe dans l'original, on verra que chaque mot est chargé de sens. Tout y est: le vent, son bruit, sa direction, l'instant du jour, l'expression des rayons du soleil, la saison, l'aspect et la couleur des bois. Que dis-je? Leur agitation du moment, leur disposition générale. Qu'on prenne un autre exemple, c'est un crépuscule d'hiver.
Quand le mordant Borée, piquant et âpre,
Frissonne aigrement dans les bois effeuillés,
Quand Phébus jette une lueur vite morte,
Bien loin, au sud du ciel,
Assombri, à travers la neige qui descend en flocons,
Ou est chassée en tourbillons[748].
Pas une épithète pour l'effet littéraire, tout est en renseignements: l'air si lointain du soleil derrière la neige, son court éclat, sa position exacte dans le ciel plus obscur par le contraste avec la neige; et quand il s'agit de celle-ci, la strophe n'est pas achevée par quelque détail littéraire; en quelques mots, il y a deux actes d'observation, les deux aspects de la neige: ou les lentes tombées de flocons, ou les trombes furibondes fouettées par le vent. Ce n'est plus de la composition littéraire, ce sont des faits entassés dans des mots. Veut-on un autre passage encore?
Le printemps souriant revient dans sa
gaieté,
Et le chagrin Hiver s'enfuit maussadement.
Claires comme le cristal sont maintenant les chutes d'eau,
Et d'un joli bleu est le ciel ensoleillé
Avec fraîcheur, sur la montagne, éclate le matin,
Et le soir dore le reflux de l'Océan[749]».
Toute la journée s'y trouve des premières aux dernières clartés du jour. Il faut songer aux longs assombrissements des hivers de là-haut, pour comprendre ce qu'il y a de justesse dans cette joie rendue aux airs, et dans cet or revenu sur la mer qui depuis des mois n'a été qu'une grisaille uniforme. Qu'on prenne un dernier exemple:
Ô toi, orbe pâli et silencieux, qui
brilles,
Tandis que les mortels dorment délivres de leurs soucis,
Sans plaisir, je vois tes rayons orner
Les lointaines collines faiblement tracées;
Je vois, sans plaisir, ton croissant tremblant
Réfléchi dans le ruisseau qui bruit[750].
Quelle profondeur dans ce tableau! Et pourquoi? C'est qu'il a saisi les deux sensations extrêmes entre lesquelles sont compris tous les paysages lunaires: au loin, les hauteurs vagues, indiquées à peine et baignées dans une lumière indécise; à nos pieds, tous les ruisseaux peuplés de croissants d'or vacillants. Burns n'a pris que deux traits mais tels, qu'ils sont le fond et le premier plan de la nuit et qu'ils la contiennent tout entière.
On voit combien ces tableaux sont denses et compacts. Chaque partie étant à la fois très exacte et très généralisée, l'ensemble contient beaucoup dans un petit volume. Ces visions, comme toutes les choses très comprimées, ont une vertu d'expansion. Elles s'ouvrent et s'amplifient dans la mémoire. Au bout de quelque temps, on est surpris de la quantité d'impressions qu'elles renfermaient. On a dit de Milton que ses vers avaient une étrange puissance d'évocation, et qu'ils étaient pleins d'une poésie si condensée qu'avec quelques mots, ils éveillaient une suite prolongée d'images[751]. L'Allegro et le Penseroso surtout possèdent cette magie de suggestion; maintes de leurs brèves descriptions contiennent de longues rêveries. Il en est un peu de même de Burns. Il y a, dans ses coups de pinceau rapides, cette vertu mystérieuse qui met l'esprit en route. Il est par cela même sur le vrai terrain de la poésie, qui est aussi près de la musique que de la peinture, et dont l'office est de faire imaginer au moins autant que de faire voir. Depuis Milton et en exceptant quelques vers de Thomson, personne n'a eu plus que Burns ce don des visions rapides qui parcourent d'un coup d'œil de vastes étendues de terrain et que la lecture n'épuise jamais.
Lorsqu'il s'agit du détail et non plus de l'ensemble d'un paysage, lorsqu'il veut rendre un coin au lieu d'une étendue de campagne, et un effet particulier au lieu d'un aspect général, il a les mêmes qualités, avec cette différence que la précision prend le pas sur la largeur du trait. C'est toujours net et court. Cette précision ne l'abandonne jamais, alors même que le sujet qu'il traite semble le plus éloigné de la vie réelle. S'il parle des plantes, il donnera l'endroit précis où elles poussent; s'il parle d'oiseaux, il indiquera la saison, l'heure du jour, où ils chantent, les tons de leurs voix, les endroits qu'ils préfèrent, en sorte que des strophes entières seront presque des passages d'un livre de botanique ou d'ornithologie, et avec cela de la poésie. Qu'on lise les vers suivants avec cette préoccupation, on verra que chacun d'eux est instructif.
Maintenant le lis fleurit près de la rive,
La primevère au pied des pentes,
L'épine bourgeonne dans la glen,
Et la prunelle est blanche comme le lait[752].
Maintenant l'alouette éveille le matin joyeux,
En l'air, sur ses ailes mouillées de rosée;
Le merle, à midi, dans son bosquet,
Fait retentir les échos des bois;
Le mauvis sauvage, de ses notes nombreuses,
Chante et endort le jour assoupi[753].
La grise alouette, gazouillant éperdument,
S'élèvera vers les cieux;
Le chardonneret, le plus gai fils de la musique.
Se joindra doucement au chœur;
Le merle a la voix forte, le linot a la voix claire,
Le mauvis doux et moelleux;
Le rouge-gorge réjouira le pensif automne
Sous sa chevelure jaunie[754].
La perdrix aime les collines fertiles,
Le pluvier aime les montagnes,
La bécasse hante les vallées solitaires;
Le héron au vol élevé les fontaines;
À travers les hautes futaies le ramier erre,
Pour éviter les sentiers de l'homme;
Le buisson de noisetier abrite la grive,
Et l'épine épandue le linot[755].
Il tenait à cette exactitude. Dans une de ses lettres à Thomson, parlant d'une chanson, Les Rives de la Dee, il écrit: «la chanson est assez bien, niais elle contient des images fausses, par exemple: «Et doucement le rossignol chanta sur l'arbre». D'abord le rossignol chante dans un buisson bas, et jamais sur un arbre, et en second lieu, on n'a jamais vu ni entendu un rossignol sur les bords de la Dee, ni sur les bords d'aucune autre rivière d'Écosse[756].»
C'est dans ces observations minutieuses des faits intimes que se découvrent, sinon le sentiment, du moins la connaissance et la fréquentation assidue de la Nature. Pour rendre les grands espaces de terrain ou les grandes phases des jours et des saisons, il suffit d'un coup d'œil d'artiste et d'un maniement suffisant de la langue. La surprise de la campagne peut quelquefois en remplacer l'intimité, et l'enthousiasme des premières rencontres arracher des accents plus vifs que la calme douceur d'une longue amitié. Mais lorsqu'il s'agit de pénétrer dans le détail, de démêler les mille sons dont est faite l'harmonie des champs, de percevoir les symptômes légers qui précèdent les mouvements atmosphériques ou plutôt qui en font déjà partie et en sont comme la frange; lorsqu'il s'agit de posséder les habitudes et les préférences des plantes, leurs heures, leurs endroits et leur saison, les coutumes et les habitats de tant d'oiseaux et d'animaux, on entre dans une étude immense. Une vie humaine y suffit à peine. Wordsworth y a consacré la sienne, avec l'assiduité d'un savant, pendant les trois quarts d'un siècle. Chaque jour il a examiné la nature; il en a fait son occupation unique; il est arrivé à en avoir une merveilleuse connaissance. C'est avec Burns le poète moderne qui l'a observée le plus directement et le plus intimement connue. Mais il l'a regardée, pour ainsi dire, en faisant un choix; cherchant en artiste ses effets rares et nouveaux à interpréter en moraliste. Il la voyait à travers la double préoccupation du pittoresque et de la parabole, en extrayant de préférence ce qui était beau ou instructif. Aussi ses observations ont toujours quelque chose d'épuré. Elles semblent avoir été prises moins pour elles-mêmes que pour leur éclat ou la leçon qu'elles contiennent.
Il n'en est pas ainsi de celles de Burns. Il a, bien entendu, cette connaissance complète de la campagne, mais elle lui vient moins d'une observation voulue que d'une fréquentation constante. Il la possède parce qu'il a vécu avec elle, qu'il l'a travaillée de ses propres mains, arrosée de sa sueur, surprise à toutes ses heures. Il est familier avec ses mille aspects et ses mille voix, mais sans s'être donné la tâche de le devenir. Sa façon de la voir est plus simple et plus désintéressée. Il n'y recherche ni les tableaux brillants, ni les comparaisons éloquentes. Ce n'est pas un artiste qui l'étudie, c'est un paysan qui la cultive; les faits le frappent, non parce qu'ils sont curieux, mais parce qu'ils sont ordinaires. Ce qui l'attire dans les choses, ce n'est pas leur pittoresque, mais leur réalité, leur importance au point de vue de la vie rurale, la place qu'ils y tiennent; le pittoresque ne vient qu'à la suite et par surcroît. On comprend qu'il y a, dans cette façon de voir la campagne, quelque chose de moins éclatant et de moins subtil; mais de plus solide, de plus ferme et de plus pratique. La plupart du temps, Burns fait des descriptions sans s'en douter; il n'a été préoccupé que de relater des faits; ses vers, pleins, écrits pour la chose qu'ils disent, sont en réalité des renseignements qui ont rencontré la couleur. Par exemple, lorsqu'il dit:
En été, lorsque le foin était coupé,
Que le blé vert ondulait dans tous les champs,
Au moment où la luzerne fleurit blanche sur la plaine,
Et où les rosés s'ouvrent dans les coins abrités[757].
il s'occupe moins de l'aspect que de l'état réel de la campagne, dans les semaines qui suivent la fenaison. Si, vers la fin d'avril, il écrit à un de ses amis, ce ne sera pas un pittoresque un peu extérieur qui le frappera, ce sera le moment précis de vie rurale où il se trouve, le moment où l'on fait sortir les vaches qui ont vêlé, et où on travaille activement aux champs[758]. S'il souhaite au même ami un temps favorable pour ses moissons, il ne fera pas quelque phrase générale sur le soleil et la brise, il ira droit au détail technique.
Puisse Borée ne jamais battre vos sillons,
Et ne pas donner de croc-en-jambe à vos tas de gerbes,
Dispersant la récolte à travers moors et marécages,
Comme du chiendent arraché;
Mais puisse le grain qui branle tout au faîte de l'épi
Tomber dans le sac[759].
Ce dernier trait qui note que les plus hauts grains, parce qu'ils sont les plus secoués et les plus mûrs, se perdent le plus facilement, est d'un coup d'œil de paysan.
Sa poésie est tellement claire, de proportions moyennes et à angles vifs, qu'elle s'écarte instinctivement de ce qui donne aux objets quelque chose d'obscur, de vague ou d'excessif. Les phénomènes de brumes ou de brouillard, si communs dans un pays humide comme l'Ayrshire, sur lequel traînent continuellement les longues files des nuages de l'Atlantique, et qui, dans un pays voisin, ont fourni à Wordsworth tant de tableaux d'une subtilité ou d'une splendeur merveilleuses, ne paraissent presque pas dans ses vers. Lorsque par hasard il les rencontre, il leur donne quelque chose d'arrêté et de précis qui leur enlève une partie de leur charme ou de leur terreur. Le côté vaporeux, flottant et perdu des choses, par lequel certains esprits aiment à les contempler, parce qu'elles sont par là plus transformables, et sur qui furent constamment fixés les beaux yeux rêveurs de Shelley, n'existe guère pour lui. De la nuit même, d'autres voient surtout les profondeurs ténébreuses; les lumières ne servent qu'à les rendre plus reculées et plus insondables; lui y voit surtout un fond pour ses lumières qui, sur cette noirceur, jouent plus vives, plus individuelles, plus nettes, que dans l'universelle clarté du jour. Aussi ses vers sont-ils pleins de ces effets de nuit, toujours rendus par rapport aux points lumineux, et jamais par rapport aux arrière-plans obscurs.
Nous n'errerons plus sur le bord du ruisseau,
Nous ne sourirons plus au visage ridé de la lune dans la
vague[760].
Le char de Cynthia d'argent massif
Montait dans le ciel étoilé, homme;
Les rayons reflétés dorment dans les ruisseaux,
Ou se cassent dans le courant[761].
Nous irons le long du Cluden,
À travers les noisetiers qui s'étendent largement
Au-dessus des vagues qui glissent lentement,
Si claires sous la lune[762].
Donnez-moi la vallée solitaire,
Le soir plein de rosée, la lune montante,
Qui luit joliment et fait ruisseler
Sa lumière d'argent dans les branches[763].
Tout est en points lumineux et scintillants. Cette même netteté d'expression, ce quelque chose de bref et d'un peu sec, de limpide, qui lui fait rendre si bien la clarté froide de la lune, lui fait aussi rendre admirablement les effets de gelée claire et sonore.
Quand les feuilles jaunies jonchent la
terre,
Ou que, voltigeant comme des chauves-souris,
Elles obscurcissent le souffle du froid Borée,
Quand les grêlons chassent,
Et que les jeunes froids commencent à mordre,
Tout vêtus de gelée blanche[764].
Ou bien encore ces vers qui décrivent si bien une nuit d'hiver:
Tout était endormi comme l'œil fermé de la
nature,
Silencieuse, la lune brillait très haut au dessus d'arbres et
tours;
Le gel froid, sous son rayon d'argent,
S'étendait, formant doucement sa croûte, sur la rivière
scintillante[765].
C'est là aussi ce qui le fait parler si heureusement du chant clair et du vol léger de l'alouette, de tout ce qui est vif, mobile, rapide.
On ne connaît pas la quantité de nature qui se trouve dans un poète quand on ne connaît que les descriptions directes qu'il en a faites. On peut même dire qu'on n'en a que la partie la moins intime, la moins personnelle, l'expression purement extérieure. À travers une œuvre poétique, surtout moderne, apparaissent, dans les comparaisons, dans les métaphores, une foule d'impressions de la Nature qui, ayant séjourné dans l'âme du poète, en remontent transformées et toutes chargées de sa pensée. Il y a bien des jours, bien des années qu'elles se sont déposées au fond de lui; elles y sont restées ignorées et perdues dans les profondeurs où le souvenir cesse d'être volontaire; elles y ont subi un lent et mystérieux travail; un choc les ébranle, elles reparaissent parfois presque méconnaissables de ce long séjour dans une âme humaine. Une partie de l'infinie poésie de la Nature qui ornait l'âme de Shakspeare nous apparaît de cette façon, à propos de sentiments humains. Ces impressions sont forcément profondes, puisqu'elles ont duré longtemps; elles sont aussi généralisées par le lent dépouillement des détails accidentels et les nécessités de fournir une comparaison applicable partout. C'est parmi elles qu'on trouve souvent les plus hautes et les plus subtiles manifestations de la Nature, dans un poète.
Ces réapparitions sont-elles nombreuses dans Burns? Y a-t-il, dans ses métaphores, dans les unions de pensée et d'images naturelles, une assez grande proportion de ces dernières pour que, en les dégageant, on obtienne un aspect nouveau de son sentiment de la Nature? À priori, on peut croire que non. D'abord, parce que ses métaphores sont brèves et rapides. Ce foisonnement d'images qui, dans certaines œuvres, décore l'idée jusqu'à la recouvrir, et étouffe le sens sous une luxuriante végétation parasitaire, est plutôt le propre des poètes d'imagination que des poètes de passion. Il y en a plus dans Shelley et dans Coleridge que dans Byron et dans Burns. Pour s'envelopper de ces ornements, la pensée a besoin de loisir qui lui permette un moment d'arrêt, et lui donne du répit pour cette toilette. Le sentiment violent est volontiers nu, parce qu'il est impétueux, sa fougue l'emporte à travers ces ajustements. Il s'en soucie peu. Il est pressé d'atteindre, de frapper, de sentir le choc de son but. C'est ce qui arrive à Burns, où l'éloquence est bien plus dans l'accent que dans l'image, et dans le mouvement que dans l'éclat. Il ne s'attarde jamais aux comparaisons, il les traverse rapidement, et nous pouvons prévoir que, par suite de la brusquerie de ses métaphores, les impressions de Nature qui y sont contenues ne seront pas très nombreuses. Il y a à cela encore une autre raison, c'est que la plus grande quantité peut-être de ses images est empruntée à des actions, des détails de vie humaine.
Il y a bien un assez grand nombre de ces réminiscences naturelles, dans ses chansons d'amour. Mais il y a si longtemps que la plupart d'entre elles ont été empruntées à la Nature qu'elles ont perdu leur parfum d'origine; elles ont servi à tant de cœurs humains qu'il ne leur reste plus qu'une valeur de sentiment. Elles font partie de l'éternel vocabulaire des vers amoureux; elles ne sortent pas du fonds d'images auquel il est permis à tous les poètes de puiser comme à un coffre commun. Ce sont des yeux comme des étoiles pendant la nuit; des cheveux dorés comme des anneaux d'or, noirs comme l'aile du corbeau, ou blonds comme le lin; ce sont des joues comme des lis tachés de vin; des lèvres comme des cerises mûres protégées du vent froid par des murs ensoleillés; des tailles comme les jeunes frênes qui montent au-dessus des buissons entre deux talus semés de primevères; des innocences aussi pures que la pâquerette qui s'ouvre dans la rosée ou que l'épine dont les fleurs sont si blanches et les feuilles si vertes. Il se trouve, dans ces comparaisons, de jolis détails; çà et là, un détail que Burns a rajeuni et auquel, pour employer l'expression de sa femme, il a donné un coup de brosse; mais, en réalité, rien de bien nouveau, ni de bien profond.
Cependant, lorsque l'émotion moins tendue lance moins rapidement l'expression, il arrive que sa pensée prend le temps de se placer dans une de ces observations naturelles. Alors l'effet de nature qui en constitue l'enveloppe est plus subtil, plus nuancé que ceux qui se rencontrent généralement dans ses descriptions directes. L'observation est toujours brève et nette, mais elle s'applique à des phénomènes plus fugitifs, plus changeants, plus susceptibles de se perdre dans l'âme et de se confondre confusément avec elle. Les délicats phénomènes de lumière et d'atmosphère, dont Shelley devait plus tard composer sa poésie aérienne et irisée, sont très rares dans Burns. Ceux qu'on rencontre généralement chez lui se trouvent presque uniquement dans ses métaphores.
Ses yeux sont plus brillants que les rayons
radieux
Qui dorent l'averse fuyante,
Et étincellent sur le cristal des ruisseaux,
Et réjouissent les fleurs rafraîchies[766].
Ou bien:
Comme dans le sein du ruisseau
Le rayon de lune séjourne au soir humide de rosée,
Ainsi tremblant et pur était le jeune amour
Dans le cœur de la jolie Jane[767].
Ou encore:
Son front est comme l'arc-en-ciel,
Quand de brillants rayons de soleil interviennent
Et dorent le front de la montagne lointaine[768].
Ou bien cette jolie énumération de choses fragiles et fugitives dans Tam o' Shanter, pour laquelle un poète disait qu'il aurait donné tout ce qu'il avait écrit:
Les plaisirs sont comme des pavots
épanouis,
Vous prenez la fleur, ses pétales tombent;
Ou comme la neige qui tombe dans la rivière,
Un instant blanche, puis fondue pour jamais;
Ou comme les éphémères boréales
Qui fuient sans que vous puissiez en marquer la trace;
Ou comme la forme adorable de l'arc-en-ciel
Qui s'évanouit dans l'orage[769].
Ces rayons de soleil dans une averse, ce reflet de lune dans un ruisseau, tous ces phénomènes de lumière, de nuances à peine perçues, sont des effets rares dans Burns. Ils manquaient pour lui de réalité. Sa main robuste et un peu rude voulait saisir quelque chose de plus matériel.
C'est là, chez lui, le point extrême en fait de transformation de la Nature. C'est dans ces passages qu'elle est le plus légère, le plus pénétrée de sentiment. On voit combien elle est encore sobre et solide, combien elle reste pratique en quelque sorte. Les faits demeurent toujours précis, nets, perdent à peine un peu de leurs contours. En sorte que cette étude plus profonde des sensations de la Nature nous fait seulement mieux sentir encore combien son regard sur elle était bref, et clair; combien peu il s'occupait d'elle quand il n'était pas en commerce direct avec elle; combien elle séjournait en lui sans le déformer, c'est-à-dire combien elle et lui restèrent distincts.
Un des caractères les plus frappants de la nature, telle qu'on la voit dans Burns, est qu'elle n'est presque jamais inanimée. Ce n'est pas une scène silencieuse et dépeuplée, où l'homme seul paraît, un décor de théâtre peint pour lui seul. Elle fourmille d'existences particulières; elle est pleine de mouvements et de voix; elle est sillonnée de mille animaux qui la peuplent et la font vivre. De tous côtés, on voit les lièvres courir le long des sillons, les volées criaillantes de perdrix partir, les couvées de grouse courir sous la bruyère, les aigles passer au-dessus des collines. Les oiseaux de toute espèce remplissent les taillis. Le renard glapit. Les phases de la journée ne sont pas notées simplement par les couleurs qu'elles étalent dans le ciel et que n'importe qui peut étaler dans ses vers; elles sont accompagnées de quelque fin détail de vie animale que seul possède celui qui connaît bien la campagne.
Oh! plaisants sont les prés et les bois de Coila,
Où les linots chantent parmi les bourgeons,
Et les lièvres
coureurs, dans leurs jeux amoureux, goûtent leurs amours,
Tandis que par les coteaux le ramier roucoule d'un cri
plaintif[770].
Le soleil était hors de vue,
Et le crépuscule plus sombre amenait la nuit,
Le hanneton bruissait avec un bourdonnement lent,
Et les vaches debout beuglaient à la place où on les trait[771].
Presque jamais, le paysage n'est sans bêtes, que les scènes soient riantes ou sauvages.
Combien aimables, ô Nith, sont tes vallées fertiles,
Où les aubépines éployées fleurissent gaîment,
Combien doucement sinuent tes vallons en pente,
Où les agneaux jouent à travers les genêts[772].
Solitaires sur les glaciales collines, les troupeaux errants
Évitent les cruels orages parmi les rochers abritants;
Les ruisseaux se précipitent, écument, rougeâtres sous la pluie qui
les bat,
Les déluges amassés crèvent au-dessus des plaines lointaines,
Sous la rafale les forêts effeuillées gémissent;
Les cavernes creuses rendent une morne plainte[773].
Burns lui-même marquait la place que les animaux tiennent dans ses vers, lorsqu'il disait:
Tant que les églantiers et les chèvrefeuilles
verdissants,
Et les perdrix qui piaillent haut le soir,
Et le lièvre matinal qu'on voit filer silencieusement,
Inspireront ma muse[774].
Cette présence des animaux est à noter, car, chez la plupart des poètes, si on tuait les oiseaux, la nature resterait dépeuplée.
Sur ces fonds déjà fourmillants de vie ressortent plus fortement les animaux domestiques. À chaque pas, ce sont des coins de collines, de prairies ou de champs, dans lesquels ils figurent avec une touche de sentiment humain qui les rapproche des premiers plans. Ils servent à indiquer les heures du jour:
Quand, sur la colline, l'étoile orientale
Annonce que le moment de parquer les brebis est venu,
Et que les bœufs, du champ aux nombreux sillons,
Reviennent si tristes et si las[775].
Ou la saison de l'année, comme dans le passage déjà cité plus haut.
Quand les vaches nouvellement vêlées beuglent à
leur piquet,
Et que les chevaux fument à la charrue ou à la herse,
Je prends cette heure sur le bord du crépuscule,
Pour reconnaître que je suis débiteur
Du vieux Lapraik, au cœur honnête,
Pour sa bonne lettre[776]».
Avec eux apparaissent de tous côtés les occupations et les travaux des champs, les semailles, les moissons, les charrues, les meules. Qu'on lise cette belle description de l'automne, où le détail de tout le morceau est relevé par la lumière vaporeuse et le charme des derniers vers. Pour comprendre l'exactitude du début, il faut savoir que les paysans écossais, à cause des vents violents, maintiennent le sommet de leurs meules, par des cordes et une couche de chaume. Parfois même, ils les recouvrent de morceaux de toile. «Nous fûmes frappés, dit Dorothée Wordsworth, par la vue des meules de foin, retenues par des tabliers, des draps et des morceaux de toile à sacs, pour empêcher le vent de les emporter à ce que nous supposâmes. Nous trouvâmes dans la suite que cette pratique était très générale en Écosse[777]». Burns n'a eu garde d'omettre ce trait des préparatifs pour l'hiver. Toute la plaine est active et au travail.
C'était quand les meules mettent leur
couverture d'hiver,
Et que le chaume et les cordes assurent les récoltes durement
gagnées;
Les tas de pommes de terre sont mis hors des atteintes
De l'haleine âpre et glacée de l'hiver qui approche;
Les abeilles, au moment où elles se réjouissent de leurs travaux de
l'été,
Quand le délicieux butin de bourgeons et de fleurs
Est scellé avec un soin frugal dans les massives piles de cire,
Sont condamnées par l'homme, ce tyran des faibles,
À la mort des démons et étouffées dans la fumée de soufre;
Le tonnerre des fusils s'entend de tous côtés,
Les couvées blessées, chancelantes, se dispersent au loin;
Les familles emplumées unies par le lien de la nature,
Pères, mères, enfants, gisent en un même carnage.
(Quel cœur chaud et poétique peut se défendre de saigner
intérieurement
Et d'exécrer les actes sauvages et impitoyables de l'homme!)
Les fleurs ne poussent plus dans les champs, ni dans les
prairies,
Les bocages ne résonnent plus de concerts aériens,
Sauf peut-être le sifflement joyeux du roitelet,
Tout fier d'être au haut d'un petit arbre écourté:
Les matins blanchâtres précèdent les jours radieux;
Doux, calme, serein et large s'épand l'éclat de midi,
Tandis que de nombreux fils de la Vierge ondulent capricieusement
dans les rayons de soleil[778].
Enfin, au premier plan, l'homme paraît, et les paysages de Burns sont souvent des scènes rustiques de labour ou de moisson.
Quand les blés mûrs et les cieux azurés
Font naître le bruit frémissant des faucheurs[779].
Toi, alouette, qui t'élances des rosées du gazon,
Pour avertir le berger que la grise aurore pointe[780].
Quoi de plus vrai et de plus vivant que cette description de moissonneurs dont le travail est interrompu par la pluie, qui se mettent à l'abri quand l'averse est trop forte, ou, quand elle diminue un peu, s'amusent à de rudes bousculades?
Tandis que les moissonneurs se blottissent
derrière les gerbes,
Pour éviter l'averse froide et piquante,
Ou se bousculent en courant dans de rudes jeux,
Pour passer le temps,
Je vous consacre le moment,
En rimes[781].
Une autre scène du même genre apparaît dans ces autres vers:
Mais voici les gerbes renversées par la
rafale,
Et voici que le soleil clignote au couchant,
Il faut que je coure rejoindre les autres,
Et laisse ma chanson[782].
De tous côtés, ce sont des laboureurs, des semeurs, des bergers, des jardiniers, des moissonneurs, qui vont à leur travail ou en reviennent, des joueurs de curling qui se dirigent vers les lochs gelés, des gens qui parcourent la campagne en chantant et en sifflant. Toute cette animation s'ajoute à celle que tant d'animaux donnent déjà aux champs, et les remplit de mouvement et de bruits. Voici une pièce qui donne bien l'idée de cette superposition de mouvements.
En vain pour moi, les primevères fleurissent,
En vain pour moi, poussent les violettes,
En vain pour moi, dans les glens ou les bois,
Chantent le mauvis et le linot.
Gaiement, le garçon de charrue anime son attelage,
Avec joie le semeur attentif chemine,
Mais la vie est pour moi un rêve fatigant,
Le rêve de quelqu'un qui ne s'éveille jamais.
La foulque
folâtre effleure l'eau,
Parmi les roseaux les jeunes canards crient,
Le cygne grave nage majestueusement,
Et tout est heureux excepté moi.
Le berger ferme la porte de son parc,
Et à travers les moors siffle bruyamment,
D'un pas farouche, inégal et errant,
Je le rencontre sur la colline brillante de rosée.
Et quand l'alouette, entre l'ombre et la lumière,
Joyeuse s'éveille à côté de la pâquerette,
Et monte et chante sur ses ailes palpitantes,
Spectre miné de chagrin, je regagne ma demeure[783].
Les exemples sont à foison. Il n'y a qu'à plonger la main pour en retirer. Voici l'hiver: la description physique, brève et ferme comme toujours, est aussitôt appuyée par la présence de l'homme.
Quand l'hiver s'enveloppe de son manteau,
Et durcit la boue comme un roc,
Quand vers les lochs, les curlers vont en foule,
Joyeux et marchant vite[784].
Un ruisseau coule; mais il ne suffit pas qu'il longe des rives couvertes d'arbustes, il faut que celles-ci soient garnies d'activité humaine.
Dans les vallons émaillés de pâquerettes, ton
ruisselet s'attarde,
Là où les fraîches filles mettent leur linge blanchir,
Ou bien il trotte le long de berges couvertes de noisetiers, et de
talus
Tout gris d'aubépines,
Où les merles se joignent aux chansons du berger,
À la chute du jour[785].
Qu'on décompose cette simple petite strophe, on sera surpris de ce qu'elle contient de vie et de paysages. Il y a le cours paresseux du flot dans les vallons; il y a les filles qui étalent leur linge sur l'herbe; il y a le cours plus rapide du ruisseau le long des rives plus abruptes, et il faut remarquer comment chacune de celles-ci est précisée, avec sa végétation favorite. Les détails sont accumulés les uns sur les autres. Ce n'est pas tout; il y a du haut de ces rives des bergers qui chantent; les merles les accompagnent, et tout ce mouvement aboutit à celui du jour qui se clôt. Chaque vers y a son action, et, dans chaque vers, chaque mot; la petite strophe tremble tout entière de vie comme un arbuste qui frémit jusqu'aux feuilles.
Cette intervention de l'homme, venant s'ajouter à celle des animaux, fait parfois reculer la description de la nature elle-même jusqu'à ne lui laisser que très peu de place, comme dans la strophe suivante où elle l'a reléguée dans le premier vers. Le détail animé expulse presque complètement le détail inanimé:
Le soleil avait clos le jour d'hiver,
les joueurs de curling avaient quitté leur jeu retentissant;
Et le lièvre affamé avait pris le chemin
Des verts jardins de choux,
Tandis que la neige perfide le décèle par ses traces
Partout où il a passé[786].
Les matins surtout sont animés et joyeux. Les travailleurs de toute espèce vont allègrement à leur besogne et font retentir la campagne de leurs chansons. C'est un laboureur qui va retrouver sa charrue et chante joyeux dans la fraîcheur d'une aurore de mai toute ruisselante de notes d'alouettes; leurs deux chansons se rencontrent et se mêlent:
Comme j'errais un matin, au printemps,
J'entendis un joyeux laboureur chanter doucement,
Et comme il chantait, il disait ces paroles:
«Il n'y a pas de vie comme celle du laboureur, dans le mois du doux
mai».
L'alouette au matin s'élance de son nid,
Et monte dans l'air, la rosée sur sa poitrine,
Avec le joyeux laboureur, elle siffle et elle chante,
Et à la nuit, elle redescendra vers son nid[787].
Un peu plus loin, c'est un jardinier qui s'en va, la bêche sur l'épaule. Et sa chanson est plus fraîche et plus jolie encore:
Quand le rose mai arrive avec des fleurs,
Pour parer ses bocages dont la verdure s'ouvre,
Alors occupées, occupées sont ses heures,
Au jardinier, avec sa bêche.
Les eaux de cristal tombent doucement,
Les oiseaux sont tous des amoureux,
Les brises parfumées passent autour de lui,
Le jardinier avec sa bêche.
Quand le pourpre matin éveille le lièvre,
Qui se glisse à chercher son repas matinal,
Alors, à travers les rosées, il doit partir,
Le jardinier, avec sa bêche.
Quand le jour expirant dans l'ouest,
Tire le rideau du repos de la nature,
Il vole vers les bras qu'il aime le mieux,
Le jardinier, avec sa bêche[788].
Ailleurs, le paysage prend plus de grandeur, de réalisme et de tristesse. On est en face de la véritable vie des champs, avec ses fatigues et la poésie qui, malgré tout, flotte autour d'elle. Un bel exemple est le retour du laboureur, le samedi soir, après la semaine de dur acharnement contre le sol, avec la perspective du repos du lendemain.
Lorsque novembre souffle bruyamment avec un
sifflement irrité,
Le jour d'hiver décroissant est près de sa fin;
Les bêtes boueuses reviennent de la charrue;
Les bandes noircissantes de corneilles vont à leur repos;
Le laboureur, usé de fatigue, s'en va de son travail;
Ce soir, son labeur de la semaine est terminé;
Il rassemble ses bêches, ses pioches et ses houes,
Espérant passer le lendemain dans l'aise et le repos,
Et las, à travers le moor, il dirige ses pas vers la maison[789].
On dirait un de ces poignants dessins de Millet où des formes de paysans, anoblies par le crépuscule et toutefois traînant le poids du labeur, reviennent dans la mélancolie des soirs.
On voit donc que, parmi les spectacles que sa contrée a déroulés devant les yeux de Burns, il a passé, sans les apercevoir pour ainsi dire, devant les paysages puissants et étranges, devant ce qu'on appellerait les paysages de grand romantisme, les décors à grand effet, ceux que recherche le plus le goût moderne. Ce n'était pas par ignorance, car l'attention avait été appelée sur eux par Mac Pherson, et leur sublimité avait été rendue sinon avec une précision, du moins avec un sentiment qui n'a pas été surpassé. Burns n'a véritablement compris que le coin de terre où il a vécu, et il l'a dépeint de la façon la plus sommaire, la plus brève et la moins compliquée. Il a été très sensible aux impressions physiques de la nature, au retour du printemps, à la fraîcheur des matins, aux parfums du soir, aux douceurs des nuits claires, aux sensations agréables par lesquelles elle nous enveloppe dans ses grandes caresses, aux joies universelles auxquelles notre corps participe. En dehors de cela, il a rendu surtout les aspects familiers d'une campagne cultivée; chez lui la nature est un arrière-plan à l'activité humaine. Il l'a vue comme un paysan, bien que le sentiment de la propriété n'apparaisse pas une fois chez lui, pas même le désir de posséder un bout de terre, ou de dire: «ce sont là mes arbres». Cet amour du sol n'existait pas dans le cercle de pensée des fermiers de ce temps et de ce pays. Chez lui la nature ressemble au spectacle dont on jouit au mois d'Avril ou de Septembre, lorsqu'on se tient à mi-hauteur d'une colline et qu'on voit à ses pieds une plaine cultivée. Elle est animée et bruyante. De toutes parts on admire le travail humain dans son effort ou sa récompense, soit que les attelages de charrues se croisent enveloppés d'une buée légère, soit que les moissonneurs avancent en faisant reculer les blés devant eux; jusqu'au fond de la plaine éclatent, çà et là, l'éclair des rocs ou des faux, tandis que s'élèvent au loin les fumées des fermes. Il y a, dans cette contemplation de l'activité humaine, quelque chose de rassurant et de noble. Ce n'est pas la nature menaçante et solitaire, c'est une nature à notre taille, qui porte un visage ami, conquise par l'homme et l'en remerciant.[Lien vers la Table des matières.]
II.
LA TENDRESSE POUR LES BÊTES.
Dans cette animation de travaux champêtres qui fait une partie du sentiment de la nature dans Burns, il y aurait à extraire tout un chapitre sur les animaux. Ce sont surtout ceux qui vivent avec l'homme: chiens, vaches, moutons, chevaux, les animaux qui peuplent une cour de ferme. Est-il besoin de dire qu'il les connaît admirablement? En cela, il n'est comparable qu'à La Fontaine. C'est la même observation, la même bonhomie, la même familiarité, avec une pointe de raillerie. Il y a cependant quelques différences. La Fontaine a toujours une préoccupation humaine; il donne à ses bêtes nos vices ou nos travers; il les rend vicieuses ou ridicules à notre ressemblance; il les complique à notre image. Il a pour elles une indulgence narquoise, mais c'est celle d'un vieil observateur qui connaît bien les défauts du monde et en sourit, sachant qu'on ne les guérira pas. Chez Burns, il y a plus de simplicité dans les bêtes et dans les sentiments qu'il a pour elles. Ce sont les animaux tels qu'ils sont, innocents à leur manière, sans rouerie tout au moins, et avec cette ignorance de leurs défauts qui les rend pardonnables comme les enfants. Leur âme ne sort pas d'un état d'enfance confuse. Burns les aime ainsi, tout franchement, non en moraliste curieux qui s'en amuse, mais en homme qui s'en sert et les pratique, qui apprécie leur obéissance, leur patience au labeur, leurs bonnes qualités, et qui leur sait gré de leur aide. Il n'y a pas, dans toute son œuvre, un seul passage où il en parle avec dureté et avec colère. L'amertume qu'il avait parfois à l'égard des hommes n'est jamais entrée dans ses relations avec les bêtes. Sa façon de leur parler est faite d'humour affectueux, et il n'a jamais mieux réussi ce mélange d'attendrissement et d'un peu de raillerie que lorsqu'il s'est adressé à elles. Il a sur elles tout un groupe de pièces qui sont parmi ses plus originales et ses meilleures. Il suffit d'en examiner quelques-unes, car il est impossible de négliger ce côté caractéristique de son génie.
Une de ses premières productions: La Mort et les Dernières Paroles de la pauvre Mailie, appartient à ce groupe de pièces. Toute sa bonhomie pour les bêtes y était déjà. Mailie sa brebis favorite paissait un jour, attachée à une longe, elle se prend le pied dans la corde et tombe dans un fossé. Hughoc, jeune gars stupide, arrive en flânant et l'aperçoit. Mais l'idée ne lui vient pas de l'en retirer. Il demeure ébahi. Les yeux grands ouverts et les mains levées, le pauvre Hughoc reste là, comme une statue. La pauvre Mailie, voyant la sympathie sur sa face, le charge de porter à son maître ses dernières paroles et ses dernières recommandations.
Ô toi, dont la face lamentable
Semble plaindre mon malheureux état,
Écoute attentif mes derniers mots,
Et porte-les à mon cher maître.
Dis-lui que, s'il a jamais
Assez d'argent pour acheter une brebis,
Oh! dis-lui de ne plus attacher ses moutons
Avec ces méchantes cordes de chanvre ou de crin!
Mais de les mettre dans un parc ou sur une colline,
Et de les laisser errer à leur gré.
Ainsi ses troupeaux croîtront et donneront
Des vingtaines d'agneaux et des amas de laine[790].
Mais Mailie est une bonne mère. Ses dernières pensées sont pour ses agneaux. Elle les recommande à son maître d'une façon à la fois touchante et comique. Rien n'est plus heureux que ce mélange de réelle anxiété maternelle et de détails particuliers et exacts, tels qu'ils peuvent s'offrir à une cervelle de brebis.
Dis-lui qu'il fut un maître indulgent
Et toujours bon pour moi et les miens;
Maintenant, je lui laisse mes derniers vœux,
Je lui confie mes pauvres agneaux.
Oh! demande-lui de garder leurs pauvres vies,
Des chiens, des renards, des couteaux de bouchers;
De leur donner du bon lait de vache en suffisance,
Jusqu'à ce qu'ils puissent se pourvoir eux-mêmes;
Et de les nourrir exactement matin et soir
D'une poignée de foin ou d'une pleine-paume de blé.
Puissent-ils ne jamais apprendre les façons
De moutons mal élevés et gênants,
Passer par les clôtures, voler et grignoter
Aux rames de pois ou aux tiges de choux.
Puissent-ils ainsi, comme leurs grands-parents,
Pendant maintes années passer sous les ciseaux.
Ainsi les femmes leur donneront des morceaux de pain,
Et les enfants pleureront quand ils mourront[790].
La sollicitude maternelle n'est pas satisfaite de ces conseils; elle va plus loin. Un de ses agneaux est un jeune bélier, et quelle est la mère qui, sans le dire, ne prévoit pas les dangers auxquels son fils peut être exposé? Dieu sait les tentations qui attendent la jeunesse! Mailie, qui est une brebis d'expérience, les prévoit, hélas! et elle en parle aussi clairement que la décence le lui permet.
Mon pauvre petit bélier, mon fils et mon
héritier,
Oh! dites au maître de l'élever avec soin,
Et s'il vit pour devenir un mâle,
De lui enseigner les bonnes façons,
Et de l'avertir de ce que je ne saurais dire,
D'être content des brebis de la maison,
Et de ne pas courir et porter partout son tablier
Comme les autres chenapans perdus et dévergondés[791].
Et sa pauvre fillette si tendre et si innocente, l'oubliera-t-elle! N'est-elle pas plus frêle encore et plus difficile à protéger que le jeune garçon, qui, après tout, rapportera toujours ses cornes à l'étable.
Et toi, ma pauvre petite agnette,
Dieu te garde d'une longe et d'une corde!
Oh! puisses-tu ne jamais te mésallier
Avec un de ces méchants béliers des moors;
Mais pense toujours à t'associer et à t'unir
Avec un mouton respectable comme toi[791].
Elle expire en leur donnant sa bénédiction.
Et maintenant, mes chéris, avec mon dernier
soupir,
Je vous laisse ma bénédiction à tous deux,
Et quand vous penserez à votre mère,
Rappelez-vous d'être bons l'un pour l'autre[791].
C'est un bon conseil. Des lèvres humaines ne le donneraient pas plus touchant; mais, pour conserver l'accompagnement de raillerie qui fredonne au-dessous de cette émotion, la pauvre Mailie promet à Hughoc que, s'il rapporte tout au maître et lui dit de brûler cette longe maudite, elle lui lègue pour sa peine, sa vessie. Carlyle, avec raison, admirait beaucoup cette pièce[792]. L'attendrissement y joue avec une bonne humeur qui le ramène à ses proportions et lui permet d'être plus sincère. Il y a vis-à-vis de certaines choses des émotions qu'il faut envelopper d'un peu d'ironie, pour payer le droit de les avoir.
Comme si ce n'était pas assez de ce morceau pour immortaliser Mailie, Burns y avait ajouté une élégie, l'oraison funèbre de cette pauvre bête désormais plus glorieuse que bien des pasteurs de peuples. On reconnaîtra facilement l'imitation de l'élégie de Hamilton de Gilbertfield sur le brave Heck.
Gémissez en vers, gémissez en prose,
Que les larmes salées coulent sur votre nez;
Le destin de notre barde est achevé,
Passé tout remède;
Voici le faîtage de tous ses malheurs,
Pauvre Mailie est morte.
Ce n'est pas la perte d'un peu d'argent,
Qui pourrait tirer une larme si amère,
Ou faire porter à notre sombre barde,
Une étoffe de deuil;
Il a perdu une amie, une chère voisine,
Mailie morte.
Autour de la ferme, elle trottait près de lui;
À un demi-mille, elle le reconnaissait;
Avec un bêlement amical, quand elle le voyait,
Elle accourait rapidement;
Jamais n'approcha de lui ami plus fidèle
Que Mailie morte.
Sûrement, c'était une brebis de sens,
Et qui savait se conduire décemment;
Je puis le dire, jamais elle n'avait brisé une palissade,
Pour voler avidement.
Notre barde reste morose au coin de feu,
Depuis que Mailie est morte.
Ou s'il erre dans la vallée,
Son agnette, son image vivante,
Vient bêler près de lui sur la colline,
Demandant du pain;
Et il laisse couler des perles amères,
Car Mailie est morte.
Elle n'était pas fille de ces béliers des moors,
Aux toisons feutrées, aux hanches velues;
Ses ancêtres furent amenés par bateau,
D'au delà de la Tweed:
Meilleure chair ne passa jamais sous les ciseaux
Que Mailie morte.
Malheur à l'homme qui, le premier fabriqua
Cette vile et traîtresse chose—une corde!
C'est elle qui fait que de bons garçons grimacent, passent la
langue
Dans un étranglement terrible;
Par elle, le bonnet de Robin a un crêpe flottant,
Car Mailie est morte.
Ô vous
tous, bardes du joli Doon,
Vous qui sur les flots de l'Ayr accordez vos chansons,
Venez, joignez-vous à la triste lamentation,
Du roseau de Robin!
Son cœur n'en prendra jamais le dessus,
Sa Mailie est morte[793].
Il y a la même connaissance des bêtes et la même bienveillance dans son poème des Deux Chiens. Le début est un modèle d'observation. Il y a là deux portraits de chiens qui sont parfaits. Même John Brown, l'ami des chiens, le fin connaisseur en physionomies canines, le peintre du brave petit Rab, bull-terrier blanc qui vainquit le grand chien de berger; de Toby, un mâtin vulgaire noir et blanc, tout en jambes et gauche, mais qui avait de beaux yeux, de belles dents et un aboiement très riche; de Wylie, «une exquise chienne de berger, rapide, svelte, délicate, belle comme un petit lévrier, gracieuse avec son poil ondulé et soyeux noir et feu, douce, bonne et pensive»; même John Brown qui a dépeint Wasp «une chienne bull-terrier, noire tachetée, d'un sang pur, belle, colère, douce, avec une petite tête compacte, très bien formée, et une paire d'yeux merveilleux, aussi pleins de flamme et de douceur que ceux de la Grisi; en vérité, elle avait un air de cette admirable femme, à la fois farouche et caressant», même John Brown l'inimitable peintre de Jock, de Toby, de Crab, de Rack, de Dick et de tant d'autres chiens de second plan n'a rien fait de plus amical[794]. La scène est jolie. Par un jour de juin, vers la fin de l'après-midi, les deux chiens, «qui n'ont pas grand'chose à faire à la maison», se retrouvent. L'un est un chien de condition; il appartient à un lord, il s'appelle César et c'est un étranger, il vient de Terre-Neuve. Mais il connaît la condescendance.
Son brillant collier de cuivre, avec cadenas et
lettres,
Le désignait comme un gentleman et un lettré;
Mais, bien qu'il fût de haut degré,
Il n'avait pas d'orgueil, il n'était pas fier,
Il passait volontiers une heure à échanger caresses,
Même avec un mâtin de rétameur bohémien.
À l'église, au marché, au moulin ou à la forge,
Il ne rencontrait pas un barbet, aussi crotté fût-il,
Avec qui il ne s'arrêtât, comme tout heureux de le voir:
Et il levait la patte, sur les pierres et les monts, avec lui[795].
L'autre est un chien commun, un chien de berger; il a un nom du pays, il s'appelle Luath; il appartient à un pauvre laboureur; il est humble, il n'a pas de collier de cuivre, mais c'est une bonne et brave bête, gaie, honnête, intelligente, bon enfant. Comme son maître, il est populaire partout où il va. Son portrait de prolétaire est joliment tracé.
C'était un mâtin, mais finaud et fidèle,
Autant que chien qui ait jamais sauté fossé ou talus;
Sa bonne figure honnête tachée de blanc
Lui faisait des amis partout où il allait.
Sa poitrine était blanche, son dos
Bien vêtu d'une robe noire et luisante,
Sa queue cossue, frisante en l'air,
Se balançait au-dessus de son derrière en faisant des ronds[796].
Quelles parties ils font ensemble! Les distinctions sociales disparaissent, le collier en cuivre est oublié. Ils s'en donnent à cœur joie. Rien n'est plus sérieusement comique, ni plus fidèle, que le tableau de leurs amusements de chiens, depuis les premières reconnaissances du nez et les bonjours en flairements, jusqu'aux courses éperdues et à la conversation qu'ils ont, gravement assis.
Nul doute qu'ils s'aimaient beaucoup l'un
l'autre,
Et qu'ils faisaient une étroite paire d'intimes;
Car tantôt ils se sentaient et se flairaient d'un nez amical,
Tantôt ils grattaient le sol pour trouver des souris ou des
taupes;
Tantôt ils s'échappaient en longues excursions,
Et s'exténuaient à tour de rôle pour se distraire;
Jusqu'à ce que, rendus de jouer,
Ils s'assirent sur un monticule,
Et entamèrent une longue digression
À propos des lords de la création[796].
Et ils causent gravement et sagement de leurs maîtres, le premier, comme un valet qui profite mais n'est pas dupe de la somptueuse existence qu'on mène autour de lui; le second, comme un humble serviteur qui prend intérêt à la modeste vie à laquelle il est associé.
Lorsqu'il s'agit d'animaux qui partagent sa vie, alors c'est une véritable camaraderie. Il leur parle d'une façon familière, amicale, touchante. Ce sont des compagnons qu'il a appris à apprécier, à estimer. Entre eux et lui, c'est de l'affection et de la causerie. Il se rappelle leurs services passés, et il les leur rappelle; ils en causent ensemble. Ils ont partagé les bons et les mauvais jours. Il les traite en amis fidèles et éprouvés. Ce mot revient continuellement. Quand Mailie est morte, il a perdu «une amie et une chère voisine[797]». Quand il parle de Luath, le chien de berger qu'on vient de voir, il dit «c'était le chien d'un laboureur qui l'avait pour son ami et camarade[798]». Même dans les circonstances où un mouvement de brutalité peut échapper, il n'en a jamais avec eux. Son cheval, fourbu des longues courses de l'Excise, se laisse tomber, non sans danger pour lui, puisque, peu de temps après, une chute pareille lui cassa le bras. Il écrit à un de ses amis: «Le pauvre diable s'est jeté sur ses genoux une dizaine de fois dans ces vingt derniers milles, me disant à sa manière: «Vois, ne suis-je pas ta fidèle haridelle de cheval, sur qui tu chevauches depuis maintes années[799]». On voit qu'au lieu de se fâcher, il a été sensible à cet étonnement douloureux et à ces reproches d'animal surmené, qui ne comprend pas, et silencieusement supplie son maître. Son Salut du jour de l'an d'un Vieux Fermier à sa vieille jument Maggie est un modèle achevé de cette bonne camaraderie et assurément un de ses chefs-d'œuvre d'humour et de bonté. C'est un morceau à lire doucement.
Je te souhaite une bonne année, Maggie!
Tiens! voici une poignée de grains pour ton vieux sac:
Bien que tu sois creuse des reins maintenant et noueuse,
J'ai vu le jour
Où tu pouvais courir comme un cerf,
À travers une prairie.
Bien que tu sois maintenant lente, raide et caduque,
Et que ta vieille peau soit aussi blanche qu'une pâquerette,
Je t'ai connue pommelée, lisse et luisante,
Une jolie grise;
Il aurait fallu un gaillard pour oser t'agacer,
Au temps jadis.
Tu fus jadis au premier rang,
Une jeune jument, forte, nerveuse et mince,
Et tu posais bien une jambe aussi bien faite
Que celles qui ont jamais foulé terre;
Et tu aurais pu voler par dessus une mare,
Comme un oiseau.
C'est maintenant la vingt-neuvième année,
Depuis que tu étais la jument de mon brave père;
Il t'a donnée à moi, en dot bien claire,
Avec cinquante marcs;
C'était peu, mais c'était de l'argent bien gagné,
Et tu étais robuste.
Quand la première fois j'allai faire ma cour à ma Jenny,
Tu trottais alors à côté de ta mère,
Bien que tu fusses friponne, maligne et joueuse,
Tu ne fus jamais rétive,
Mais familière, douce, tranquille et bonne,
Et si jolie à voir!
Tu piaffais
toute fière, le jour
Où j'amenai à la maison ma jolie fiancée;
Et elle, douce et gracieuse, se tenait sur toi,
Avec un air modeste!
J'aurais pu défier tout Kyle-Stewart de me montrer
Une paire comme vous deux.
Bien que tu clampines et que tu boîtes maintenant,
Et que tu vacilles, comme une lourde barque à saumon,
En ces temps-là, tu étais une trotteuse fameuse
Pour les sabots et le vent;
Et tu les dépassais tous, si bien qu'ils se traînaient
Loin, loin derrière!
Quand toi et moi étions jeunes et fringants,
Et que le repos à l'étable t'avait paru long,
Comme tu piaffais, comme tu renaclais et hennissais,
Comme tu enfilais la route!
Les gens de la ville se sauvaient, s'écartaient,
Disaient que tu étais folle.
Quand tu avais eu ton avoine et que j'avais bu un coup,
Enfilions-nous la route comme une hirondelle!
Aux courses des mariages, tu n'avais pas ta pareille,
Pour le fond ou la vitesse,
Tu les battais d'autant de queues que tu voulais,
Partout où tu allais.
Les petits chevaux de chasse à croupe avalée
Auraient peut-être pu te battre à une petite course;
Mais six milles écossais, alors tu essayais leur fond,
Et tu les faisais souffler;
Pas de fouet, pas d'éperon, juste une baguette
De saule ou de noisetier.
Tu étais une aussi noble labourière,
Qui ait jamais été attelée de cuir ou de corde!
Souvent toi et moi, en une poussée de huit heures,
Par un bon temps de mars,
Nous avons tourné six quarts d'acre,
Pendant des journées à la file.
Tu ne tirais pas à coups, tu ne plongeais pas, tu ne te dressais
pas,
Mais tu fouettais l'air de la vieille queue,
Tu étalais bien large ton poitrail bien rempli,
Avec courage et force;
Les mottes pleines de racines se brisaient et craquaient,
Puis versaient doucement.
Quand la gelée durait longtemps et que les neiges étaient
épaisses
Et menaçaient de retarder le travail,
Je mettais à ta mesure un petit tas
Au-dessus du bord;
Je savais que ma Maggie ne s'endormirait pas
Pour cela, avant l'été.
À la
voiture ou au chariot, tu ne t'arrêtais jamais,
Tu aurais attaqué la montée la plus raide,
Tu ne regimbais pas, tu ne forçais pas, tu ne saccadais pas,
Pour ensuite t'arrêter à souffler;
Tu pressais ton pas, juste une idée,
Et tu l'enlevais sans effort.
Mon attelage est maintenant fait de tes enfants,
Quatre bêtes aussi vaillantes que bêtes qui ont jamais tiré;
Sans compter six autres que j'ai vendues,
Et que tu as nourries;
Elles m'ont rapporté treize livres deux,
La moindre d'entre elles.
Mainte dure journée, nous avons peiné ensemble,
Et combattu dans ce monde fatiguant!
Et en mainte anxieuse journée, j'ai bien cru
Que nous aurions le dessous!
Cependant, nous voici arrivés tous deux à la vieillesse,
Avec quelque chose de côté.
Et ne crois pas, ma vieille et fidèle camarade,
Que maintenant peut-être tu as moins de mérite,
Et que tes vieux jours puissent finir dans la faim;
Sur mon dernier boisseau,
Je réserverai le huitième d'un boisseau,
Mis de côté pour toi.
Usés et caducs nous voici arrivés ensemble à la vieillesse;
Nous trottinerons çà et là, l'un avec l'autre;
J'aurai bien soin de planter ton attache
Sur un beau morceau d'herbe,
Où tu puisses noblement étendre ton cuir,
Avec peu de fatigue[800].
Si l'on rapproche cette pièce du discours, si joli cependant et si bon à sa façon, que Sterne adresse un jour, à Lyon, à un âne qui mangeait une feuille de chou, on verra du premier coup combien elle lui est supérieure[801]. Elle est bien plus simple, plus franche, plus naturelle, plus pleine de vie et d'expérience humaine, incomparablement plus réelle et plus solide.
Il est impossible de quitter ce sujet des animaux dans Burns sans replacer une remarque qui revient à intervalles réguliers comme des traits de craie sur un mur. Nous notons ici—comme nous l'avons noté auparavant et comme nous aurons à la noter plus loin—sa merveilleuse puissance de personnification. Tandis que les animaux de La Fontaine et que l'âne de Sterne sont des animaux en général, ceux de Burns sont tous des personnalités. Sa pauvre Mailie, le chien Luath, la vieille et honnête Maggie sont désormais des connaissances. Qui, les ayant connus, pourrait les oublier? Il n'est pas jusqu'à la jument que Nicol lui avait donnée à soigner qui n'ait sa ressemblance tracée en quelques traits. On l'appelait Peg Nicholson. C'était une aussi bonne jument baie que toutes les juments qui ont jamais trotté sur du fer.
Peg Nicholson était une bonne jument baie
Et jadis elle avait porté un prêtre;
Mais maintenant elle flotte au fil de la Nith,
Banquet pour les poissons de la Solway.
Peg Nicholson était une bonne jument baie,
Et un prêtre la montait durement;
Et très opprimée et meurtrie avait-elle été,
Comme les bêtes conduites par les prêtres[802].
Il avait de la pitié pour tous les malheurs qui peuvent arriver aux bêtes.
Cette façon de traiter les animaux nous amène à ce qui, peut-être, est la véritable originalité de Burns dans le sentiment de la nature, nous voulons dire la richesse de tendresse, de pitié, de compassion, d'affection, qu'il a répandues sur toutes les choses animées. Il est en cela unique, bien au-delà des autres poètes. Wordsworth avait une âme trop sereine, trop au-dessus des phénomènes particuliers; son élévation le faisait séjourner dans une sorte d'optimisme où les accidents n'arrivaient pas. Un flot de tendresse est sans doute sorti de l'âme de Shelley, mais elle était impersonnelle, vague, élémentaire, pour ainsi dire, s'adressant plutôt à des forces atmosphériques qu'à des êtres. Elle n'était pas pratique. C'était une aspiration naturaliste plutôt qu'un acte de sympathie humaine. Celui qui approche le plus de Burns est Cowper. Il a fallu une nature délicate, féminine, sensitive, pour avoir horreur de la souffrance des autres presque autant que ce cœur de paysan. Il est curieux de voir combien, après tout, la tendresse virile de celui-ci l'emporte sur la sensibilité exquise de l'autre.
La première manifestation de ce sentiment est la haine de la chasse qui se trouve dans Cowper et dans Burns. Il est curieux de suivre, dans les pages de la littérature anglaise, les progrès de cette sympathie pour les bêtes blessées. Au XVIe siècle, il y en eut quelques exemples, entre autres la touchante scène où le mélancolique Jacques, sous son chêne, au bord d'un ruisseau, voit arriver un cerf mourant[803]. L'animal gémit, «les grosses larmes rondes se poursuivent l'une l'autre sur son muffle innocent et tombent dans le courant rapide.» Jacques, ce cœur original et bon, peut-être le plus surprenant personnage de Shakspeare, s'afflige, moralise et s'emporte contre la cruauté des hommes.
Jurant que nous sommes
De purs usurpateurs, des tyrans, ce qu'il y a de pire,
D'effrayer les animaux et de les tuer
Dans leur demeure assignée et naturelle[804].
Mais cette pièce de la Forêt des Ardennes est, pour le sentiment, un inconcevable anachronisme, elle va presque jusqu'à Wordsworth; cette compassion des bêtes souffrantes n'est qu'un des étonnements qu'elle renferme. Il n'en est plus question ensuite de cette pitié; il est facile de voir combien elle avait complètement disparu. Pope, qui appartenait au «féroce spiritualisme cartésien[805]», et n'avait pas su lire le discours de La Fontaine à Madame de la Sablière, voit tuer des oiseaux dans la forêt de Windsor. Il y trouve matière à quelques descriptions brillantes et sèches. Le chasseur lève son fusil et vise; un coup de tonnerre éclate et fait tressaillir le ciel glacé. Tandis que dans leurs cercles aériens, les vanneaux criards effleurent la bruyère, ils sentent le plomb mortel; tandis que, en montant, les alouettes préparent leurs notes, elles tombent et laissent leurs petites vies en l'air. Pope voit tomber un faisan, et il le peint en jolis vers, aussi éclatants que le plumage de l'oiseau.
Voyez! du fourré, le faisan s'envole avec un
bruissement,
Et monte joyeux sur ses ailes triomphantes,
Courte est sa joie; il sent la brûlante blessure,
Volète dans le sang et palpitant bat le sol.
Ah! que lui servent ses teintes lustrées et chatoyantes,
Sa crête de pourpre, ses yeux cerclés d'écarlate,
Le vert si vif déployé sur ses plumes,
Ses ailes peintes et sa poitrine flamboyante d'or?[806]
Rien de plus, pas un mot de compassion. Tout d'un coup, la tendresse du mélancolique Jacques reparaît en même temps dans les deux poètes, à des degrés différents. Quel autre accent il y a déjà dans Cowper.
Détestable jeu
Qui doit ses plaisirs à la douleur d'un autre,
Qui se nourrit des sanglots et des gémissements mortels
D'innocentes créatures, muettes, et pourtant douées
De l'éloquence que les agonies inspirent,
Celle des larmes silencieuses et des soupirs qui déchirent
l'âme[807].
Cette malédiction dans laquelle passe de la colère, phénomène rare dans cette âme bénigne, est reprise plus vigoureusement encore par Burns. Chez Cowper, cette aversion de la chasse est un peu la délicatesse et la timidité physiques; chez lui, elle n'a pas cette faiblesse de nerfs. Elle est virile et toute en charité. Elle paraît de tous côtés, dans le passage des Deux Ponts d'Ayr cité plus haut, et dans maints endroits de ses chansons. Même quand il se promène avec Peggy, au moment où les vents d'ouest et les fusils meurtriers ramènent le plaisant temps d'automne, voyant les oiseaux se réjouir, il s'écrie:
Aussi chaque espèce cherche son plaisir,
Les sauvages et les tendres,
Les uns se joignent en société et s'unissent en ligues,
D'autres errent solitaires.
Au loin, au loin, le cruel empire,
La domination tyrannique de l'homme;
La joie du chasseur, le cri meurtrier,
L'aile palpitante et sanglante[808].
Cette pensée lui gâte la beauté de la scène. Voir souffrir le jette hors de lui. Lorsque ses regards tombent sur les couvées blessées, pères, mères, petits, gisantes en un même carnage, il exècre «l'acte sauvage de l'homme[809]».
C'est à un mouvement de colère de ce genre qu'est dû son poème sur Le Lièvre blessé. «Un de ces derniers matins, comme j'étais d'assez bonne heure dans les champs à semer du gazon, j'entendis un coup de fusil sortir d'une plantation voisine, et je vis presque aussitôt un pauvre petit lièvre blessé passer près de moi en boitant. Vous devinez mon indignation contre l'individu inhumain capable de tirer sur un lièvre en cette saison, quand ils ont tous des jeunes. En vérité il y a, dans cette façon de tuer, pour notre amusement, des individus de la création animale qui ne nous font pas de tort sensible, quelque chose que je ne puis réconcilier avec mon idée de la vertu[810]». Il écrivit sous le coup de cette impression, le petit poème qui suit:
Homme inhumain! maudite soit ton adresse barbare,
Que ton œil qui vise au meurtre se dessèche!
Puisse la pitié ne jamais le consoler d'un soupir!
Les plaisirs ne jamais réjouir ton cœur méchant!
Va vivre, pauvre coureur des bois et des champs,
Ton petit reste amer de vie:
Les fougères épaisses et les plaines verdissantes
N'ont plus pour toi, ni refuge, ni nourriture, ni jeux.
Va, malheureux meurtri, vers quelque endroit de repos
habituel,
Cherche, non plus le repos, mais un lit pour mourir!
Les roseaux protecteurs bruiront au-dessus de toi,
Et ta poitrine saignante pressera la terre froide.
Peut-être l'angoisse d'une mère s'ajoute à ta souffrance,
Tes deux petits jouent, se pressent avidement à ton flanc,
Oh! orphelins dénués, qui maintenant leur donnera
Cette vie qu'une mère seule peut donner?
Souvent quand pensif près des détours de la Nith j'attends
Le calme crépuscule ou que je salue la joyeuse aurore,
Je regretterai les jeux sur la rosée de la prairie,
Je maudirai le bras de ce scélérat, je plaindrai ton
infortune[811].
On sent la bouffée de colère et de pitié qui lui a brusquement passé dans l'âme. Son exaspération était si forte qu'il se mit à jurer après le pauvre diable de fermier qui avait tiré le coup de fusil, disant qu'il avait envie de le jeter à l'eau. «Et il était alors de taille à le faire, ajoutait celui-ci, bien que je fusse alors jeune et vigoureux.[812]»
Dans ces deux âmes de poètes, la sympathie, toujours en émoi, n'avait pas besoin d'être réveillée d'une secousse violente par l'aspect brutal de la chasse. Le sang répandu par des animaux familiers impressionne toujours. Il faut l'endurcissement de l'habitude pour voir achever un oiseau en lui frappant la tête sur une pierre, ou entendre les plaintes d'un lièvre blessé, lamentables et pareilles aux cris d'un enfant. Mais il y a dans le monde animal tant de souffrances muettes que nous ignorons, tant d'êtres que leur exiguïté, leur silence ou leur laideur écartent de nous! Notre pitié ne va jamais les trouver. Combien de nous songent aux oiselets qui raidis par le froid tombent des branches, ou aux troupeaux assaillis par l'ouragan? Qui s'apitoie sur les souffrances des poissons ou des insectes? Mais Cowper, sortant pour sa promenade d'un matin d'hiver, se demande, devant la plaine ensevelie sous la neige, ce que deviennent les milliers de petits chanteurs, de petits ménestrels, pour employer son mot, qui réjouissent en été les collines et les vallées? Hélas! la trop longue rigueur de l'année les tue. Ils vont se blottir dans des crevasses et des trous, s'ensevelissant eux-mêmes avant que de mourir. Il prend en pitié jusqu'aux corbeaux amaigris qui volètent sur les traces des voitures[813]. Et un peu plus loin, il écrivait ces beaux vers, comme un plaidoyer et une intercession pour les plus chétives des forces de la vie.
Je ne voudrais pas inscrire sur la liste de mes
amis,
(Fût-il doué de façons polies, d'un sens délicat,
Mais dépourvu de sensibilité), l'homme
Qui, sans nécessité, met le pied sur un ver.
Un pas inadvertent peut écraser le limaçon
Qui rampe, le soir, sur le chemin public;
Mais celui qui a de l'humanité, s'il le voit,
Marchera à côté et laissera le reptile vivre[814].
Burns, à la même époque, rendait les mêmes idées mais avec une autre puissance de pathétique et de réalité. Pendant les nuits d'hiver, quand l'orage mugissant fait osciller les clochers, il ne peut s'empêcher de penser aux bêtes exposées dehors, même aux plus méchantes d'entre elles, à celles qui rôdent en quête de meurtres.