Mais les gens vicieux haïssent de voir
Les ouvrages de la vertu prospérer, homme;
La vermine de la cour maudit l'arbre,
Et pleura de le voir fleurir, homme.

Le roi Louis pensa le couper,
Quand il était encore un arbuste, homme,
Pour cela le guetteur lui fracassa sa couronne,
Lui coupa la tête et tout, homme![496]

Puis viennent des strophes qui rappellent la lutte de la Révolution contre les rois coalisés et qui font penser au beau passage de Coleridge sur le même sujet. C'est toujours le cri d'enthousiasme arraché par les victoires républicaines. Il y a ici quelque chose de plus martial.

Puis, un jour, une bande mauvaise
Fit un serment solennel, homme,
Qu'il ne grandirait pas, qu'il ne fleurirait pas,
Et ils y engagèrent leur foi, homme.
Les voilà partis, avec une parade dérisoire,
Comme des chiens chassant le gibier, homme,
Mais ils en eurent bientôt assez du métier,
Et ne demandèrent qu'à être chez eux, homme!

Car la Liberté, debout près de l'arbre,
Appela ses fils à haute voix, homme;
Elle chanta un chant d'indépendance
Qui les enchanta tous, homme!
Par elle inspirée, la race nouvellement née
Tira bientôt l'acier vengeur, homme!
Les mercenaires s'enfuirent—elle chassa ses ennemis
Et rossa bien les despotes, homme[496].

La pièce se continue par un retour sur l'Angleterre, où se trouve une de ces allusions qui auraient rendu dangereuse pour Burns la publication de ces vers.

Que l'Angleterre se vante de son chêne robuste,
De son peuplier, de son sapin, homme;
La vieille Angleterre jadis pouvait rire,
Et briller plus que ses voisins, homme.
Mais cherchez et cherchez dans la forêt,
Et vous conviendrez bientôt, homme
Qu'un pareil arbre ne se trouve pas
Entre Londres et la Tweed, homme![496]

La fin est un aperçu humanitaire. C'est le tableau de ce que pourrait devenir la vie humaine, si les arbres de la Liberté croissaient partout. On y voit paraître l'idée, rare et fugitive chez Burns, de la concorde et du bonheur universels. Nous avons vu qu'il goûtait peu ces idées générales. Au lieu des belles rêveries philanthropiques, où se plaisait Wordsworth et qui étaient le véritable domaine de son âme, il y a ici quelque chose de plus près de terre. C'est plutôt l'expression d'un sentiment personnel, et il s'y glisse en même temps de la colère et de la rancune.

Sans cet arbre, hélas, cette vie
N'est qu'une vallée de chagrin, homme,
Une scène de douleur mêlée de labeur;
Les vraies joies nous sont inconnues, homme,
Nous peinons tôt, nous peinons tard,
Pour nourrir un gredin libre, homme,
Et tout le bonheur que nous aurons jamais
Est celui au-delà de la tombe, homme!

Avec beaucoup de ces arbres, je crois,
Le monde vivrait en paix, homme;
L'épée servirait à faire une charrue,
Le bruit de la guerre cesserait, homme;
Comme des frères en une cause commune,
Nous serions souriants l'un pour l'autre, homme,
Et des droits égaux et des lois égales
Réjouiraient toutes les îles, homme!

Malheur au vaurien qui ne voudrait pas manger
Cette nourriture délicate et saine, homme;
Je donnerais mes souliers de mes pieds
Pour goûter ce fruit, je le jure, homme.
Prions donc que la vieille Angleterre puisse
Planter ferme cet arbre fameux, homme,
Et joyeusement nous chanterons et saluerons le jour
Qui nous donne la liberté, homme![497]

Il est inutile de faire remarquer que tous les sentiments que nous avons tracés dans Wordsworth et dans Coleridge sont représentés ici. C'était encore un cœur anglais qui tressaillait à la chute de la Bastille et la prédiction de Cowper se réalisait une fois de plus. Mais de quelle joie différente! Ceci est vraiment une chanson révolutionnaire. Par pure sympathie populaire, Burns rendait de bien plus près l'accent de la populace, lancée effrénement dans le soupçon, la cruauté et l'audace. Une sorte d'instinct lui avait fourni, du premier coup, ce ton fait de vulgarité énergique, de défi héroïque, et de cynisme goguenard. Cette pièce a effrayé plusieurs des éditeurs de Burns. Quelques-uns ont essayé de nier qu'il en fût l'auteur, malgré l'existence du manuscrit. Ils ont invoqué je ne sais quelle évidence intérieure qui suffirait, au contraire, à faire attribuer ces vers à Burns. Lui seul était capable de l'écrire. On y reconnaît la façon qui lui était familière de dresser une idée abstraite dans une image, et de la développer en suivant tous les détails de l'image. C'est le procédé qu'il emploie dans presque toutes ses satires. C'est bien aussi son tour de main robuste et simple, sa manière de bousculer l'idée et de la faire marcher vivement. D'autres éditeurs forcés de reconnaître son authenticité ne la donnent pas sans quelques mots de regret[498].

Il y a lieu de croire que bon nombre de pièces politiques de Burns ont disparu. De son vivant, un de ses ennemis seul aurait pu les révéler; ses amis devaient les cacher et peut-être le blâmer de les avoir écrites. Même après sa mort, l'intérêt de ses enfants réclamait qu'on ne froissât aucune jalousie politique[499]. Mais on connaît assez de sa vie pour savoir qu'il a toujours, comme les autres poètes, mis ses vœux du côté de la France. Il suffit de rappeler le fait des canons envoyés au gouvernement français. Il existe de lui une courte chanson, improvisée à la nouvelle de la défection de Dumourier, et qui, sans avoir de valeur littéraire, sert à indiquer où étaient ses sympathies.

Vous êtes bienvenu chez les Despotes, Dumourier,
Vous êtes bienvenu chez les Despotes, Dumourier,
Comment va Dompierre?
Oui, et Burnonville aussi?
Pourquoi ne sont-ils pas venus avec vous, Dumourier?

Je combattrai la France avec vous, Dumourier,
Je combattrai la France avec vous, Dumourier,
Je combattrai la France avec vous,
Je courrai ma chance avec vous,
Sur mon âme, je danserai une danse avec vous, Dumourier.

Allons donc combattre, Dumourier,
Allons donc combattre, Dumourier,
Allons donc combattre,
Jusqu'à ce que l'étincelle de la Liberté soit éteinte,
Alors, nous serons maudits, sans doute, Dumourier![500]

Il suffit de se rappeler le duel qu'il faillit avoir avec un officier à la suite du toast dont il a été parlé dans la biographie[501], pour voir que, lui aussi, il avait préféré la cause de la Révolution française à celle de son pays.

Mais son esprit mêlé à la vie et toujours mené par l'impulsion du moment n'était pas fait pour se retirer dans un principe et laisser tout autour rugir les événements. L'isolement prolongé de Wordsworth ne lui était pas possible. Il ressentit aussi la réaction que nous avons vue dans Wordsworth et Coleridge. Il redevint anglais, plus subitement qu'eux. Peut-être était-il poussé par la nécessité de se débarrasser des soupçons dont il avait souffert et le désir d'affirmer officiellement son loyalisme. Quand, au commencement de 1795, on forma des compagnies de volontaires, il en fit partie et composa une chanson patriotique contre la France.

La Gaule hautaine nous menace d'une invasion?
Que ces gredins prennent garde, Monsieur;
Il y a des murs de bois sur nos mers,
Et des volontaires sur la rive, Monsieur.
La Nith remontera vers le mont Corsincon,
Et le mont Criffel tombera dans la Solway,
Avant que nous laissions un ennemi étranger
Se rallier sur le sol britannique!
Nous ne laisserons jamais un ennemi étranger
Se rallier sur le sol britannique!

Le chaudron de l'Église et de l'État
Peut-être a besoin d'être rétamé;
Mais, du diable, si un chaudronnier étranger
Lui mettra jamais un clou!
Le sang de nos pères a payé le chaudron,
Et qui ose mettre la main dessus,
Par le ciel, ce chien sacrilège
Servira à le faire bouillir!
Par le ciel, ce chien sacrilège
Servira à le faire bouillir!

Le gredin qui reconnaît un tyran,
Et le gredin, son vrai frère,
Qui voudrait mettre la foule au-dessus du trône,
Puissent-ils être damnés ensemble!
Qui refuse de chanter: «Dieu sauve le roi!»
Sera pendu haut comme le clocher!
Mais, tout en chantant: «Dieu sauve le roi!»
Nous n'oublierons jamais le peuple;
Mais, tout en chantant: «Dieu sauve le roi!»
Nous n'oublierons jamais le peuple![502]

Il est assurément curieux de suivre, dans cet homme soustrait aux influences politiques et perdu au fond du nord, les phases de la Révolution. Il a vibré, avec des tons différents, aux mêmes souffles que les autres poètes anglais de son temps. À une certaine hauteur, toutes les âmes étaient touchées par le vent qui venait de France. Il est cependant juste de remarquer combien Burns est loin de Wordsworth comme poète politique, et combien il était moins au courant de son époque. De la Révolution française, il n'a compris que la manifestation passionnelle et populaire; il n'a saisi que ce qui s'adressait à ses instincts d'homme du peuple. Toute la partie philosophique, abstraite et élevée, de la Révolution, lui a échappé. Il n'a ni attendu, ni compris le rêve de Fraternité universelle, dont la beauté avait inondé le cœur de Wordsworth. Il n'a pas même saisi la grandeur des événements qui bondissaient et se tordaient dans la tourmente révolutionnaire. Il ne s'y est intéressé que de loin. Il les a vus sans précision, sans éprouver la sensation de terreur historique dont on retrouve la trace chez tous ceux qui les ont contemplés. Il a continué à écrire des chansons d'amour. Son âme, trop personnelle, n'était pas faite pour s'éprendre d'une grande cause, autrement que par accès. L'admirable dévotion de Wordsworth lui était inaccessible.

Sur un autre point, il prend sa revanche. Il a été, avec plus de fougue et de résultats que les autres, le poète de l'Égalité. Il ne lui a pas fallu attendre pour cela l'arrivée de la Révolution française. L'Égalité a été une de ses inspirations les plus précoces, les plus durables, et les plus violentes. Il n'y a pas lieu de s'en étonner. La vie courageuse et infortunée de son père, cette défaite du travail et de la probité par la misère, avaient éveillé, dans le vif de son cœur, un sentiment de révolte. Le contraste de tant de vies oisives, bestiales et gorgées d'abondance, lui avait montré que les biens ne sont pas du côté de la vertu. La comparaison de sa propre valeur avec la nullité de tant de sots titrés et opulents lui avait montré que l'intelligence n'est pas l'apanage de la fortune. Il s'était habitué, par ce qu'il avait vu, à considérer la valeur morale et intellectuelle des hommes comme indépendante du rang et de la richesse. Il s'était mis de bonne heure à juger les hommes par ce qu'ils valent en réalité.

Il y avait, au-dessous de cette revendication de son rang, quelque chose de plus douloureux. Une sorte de colère contre les inégalités, contre la manière aveugle dont sont répartis les biens et les honneurs, une haine des distinctions sociales. Certains cœurs frappés de ces différences, mais en comprenant du même coup le néant, les regardent avec un tranquille mépris. Il faut, pour toiser ainsi les injustices sociales, un tempérament paisible, et aussi l'assurance de la vie matérielle. Burns était trop emporté. Le contact continuel avec la misère, le souci du lendemain l'exaspérait et l'affolait sans cesse. La médiocrité de la vie peut se supporter avec patience, non l'incertitude. Celle-ci est une torture qui finit par rendre farouche et ombrageux. À ces causes de rancune s'en ajoutaient sans doute d'autres moins excusables: des froissements d'orgueil, des besoins de plaisir, et, ce qui est plus douloureux pour les hommes comme Burns que tout le reste, le sentiment d'être séparé des femmes par son sang infime. Tout cela avait fermenté dans son âme et y avait produit un levain. La vue des richesses le courrouçait; il le disait parfois avec une singulière amertume.

«Quand il faut que je me blottisse dans un coin, de peur que l'équipage bruyant de quelque lourd imbécile m'écrase dans la boue, je suis tenté de m'écrier: «Quels mérites a-t-il eus, ou quels démérites ai-je eus, dans une existence antérieure, pour qu'il soit introduit dans cette existence-ci avec le sceptre du pouvoir et les clefs de la richesse dans sa main chétive, tandis que moi, j'ai été lancé d'un coup de pied dans le monde, pour être le jouet de la folie ou la victime de l'orgueil.[503]»

On reconnaît l'homme qui marche par les rues avec une sourde irritation contre ce luxe qui l'éclabousse. Voici encore le même sentiment avec plus d'âpreté. C'est le geste de colère et le mot brutal qu'on voit et qu'on entend parfois, sur le bord d'un trottoir.

«Hélas! malheur à la femme sans appui! la prostituée besogneuse qui a grelotté au coin de la rue, attendant pour gagner les gages d'une prostitution de hasard; elle est abandonnée, méprisée, insultée, écrasée sous les roues du carrosse de la catin titrée, qui se précipite à un rendez-vous coupable, elle qui, sans pouvoir plaider la même nécessité, se vautre toutes les nuits dans le même commerce coupable.[504]»

Ne croirait-on pas entendre une de ces apostrophes haineuses de Jacques Vingtras?

Cet état de colère se trahit à la moindre occasion, s'exprime par des invectives contre les nobles et contre les riches. Elles jaillissent de toutes parts dans ses œuvres, lancées avec une singulière violence de mépris et d'insulte. Il faut dire que l'aristocratie du XVIIIe siècle, surtout l'aristocratie moyenne, ne justifiait que trop souvent ces attaques. Ignorante, grossière, livrée pesamment à l'ivrognerie et au vice, elle imitait, en l'alourdissant encore, l'épaisse débauche dont les deux premiers Georges avaient donné l'exemple. Elle y ajoutait une sorte de brutalité et d'arrogance due au tempérament anglais. Les romanciers ont laissé maints portraits de ces nobles, et les Squire Western n'étaient pas rares. Avec cela, les anciens droits seigneuriaux restaient entiers, incontestés, exercés dans toute leur dureté. Pour fournir de l'argent aux dépenses des maîtres, les intendants étaient impitoyables, pressuraient, la menace à la bouche. Aussi, toutes les fois que Burns parle des nobles, sa voix prend un ton de haine, et la colère lui passe dans les yeux. Ses allusions à l'aristocratie sont une satire et une injure continuelles. Sa pièce des Deux Chiens, une de ses premières, où il fait causer un chien de berger avec un chien de Terre-Neuve qui porte le collier de cuivre d'un propriétaire, n'est qu'une diatribe où il oppose le sort des riches à celui des pauvres. Quel contraste! Le seigneur terrien accumule ses lourdes rentes, ses droits de charbonnages, ses dîmes, ses redevances; il se lève quand il lui plaît; ses laquais répondent à son coup de cloche; il appelle sa voiture, il appelle son cheval; il tire une bourse «aussi longue que ma queue», dit le Terre-neuve, à travers les mailles de laquelle brillent les georges d'or. Du matin au soir, on ne travaille qu'à cuire au four, à rôtir, à frire, à bouillir; tout le monde, du maître au dernier valet, se gorge de sauces et de ragoûts.

Son Honneur possède tout dans le pays:
Ce que les pauvres gens des cottages peuvent se mettre dans le ventre,
J'avoue que cela passe ma compréhension[505].

Puis vient le tableau de la cruauté des intendants. On y sent le souvenir de scènes pénibles dont il avait été témoin pendant son enfance. Il est impossible de se méprendre sur le ton de ces paroles.

Et puis, voir comment vous êtes négligés,
Comment malmenés, bousculés, outragés!
Ciel, homme, notre gentry se soucie aussi peu
Des bêcheurs, terrassiers et autre bétail,
Ils passent aussi fiers près des pauvres gens
Que moi auprès d'un blaireau pourri.
J'ai vu le jour d'audience de notre maître,
Et maintes fois mon cœur en a été attristé;
Les pauvres tenanciers, maigrement pourvus d'argent,
Comme ils doivent supporter l'insolence de l'intendant!
Il frappe du pied et menace, maudit et jure
Qu'ils iront en prison, qu'il saisira leur bien;
Tandis qu'ils doivent se tenir debout avec un aspect humble,
Et tout entendre, et craindre et trembler!
Je vois bien comment vivent les gens qui ont la richesse,
Mais sûrement il faut que les pauvres gens soient misérables.

Mais ce sont peut-être des abus imputables à des subalternes trop zélés. Le maître n'est pas là. Il est retenu à Londres, au parlement, occupé au bien du pays. Il ne peut tout surveiller. Il n'est pas responsable des duretés de ses subalternes. Le bien du pays! Il y songe vraiment. Et le réquisitoire continue plus ardent.

Ah! gars, tu ne sais rien de tout cela;
Le bien de l'Angleterre! ma foi! j'en doute.
Dis plutôt qu'il marche comme le premier ministre le mène;
Qu'il dit oui ou non comme on lui commande;
Paradant aux opéras et aux théâtres.
Hypothéquant, jouant, mascaradant;
Ou peut-être, un jour de caprice,
Il part pour la Haye ou Calais,
Pour faire un tour et prendre l'air,
Apprendre le bon ton et voir le monde.
Là, à Vienne, ou à Versailles,
Il délabre la vieille succession de son père;
Ou bien il prend le chemin de Madrid,
Pour râcler des guitares et voir battre des taureaux;
Ou bien il s'enfonce sous des avenues italiennes,
Chassant la catin dans des bosquets de myrtes;
Et puis, il va boire des boueuses eaux allemandes,
Pour engraisser et s'éclaircir le teint,
Et se purger des conséquences fâcheuses,
Dons d'amour des signeras de Carnaval.
Le bien de l'Angleterre!—dis sa destruction
Par la dissipation, la discorde et les factions![506]

Puis il s'en prend à l'oisiveté de ces inutiles. Il représente les gentlemen et, pis encore, les Ladies, tourmentés du manque d'occupation. Ils flânent, las de leur inertie. Encore que rien ne les trouble, ils sont malheureux.

Leurs jours insipides, ternes et sans goût,
Leurs nuits inquiètes, longues et sans repos,
Même leurs sports, leurs bals, leurs courses de chevaux,
Leurs promenades à cheval dans les endroits publics,
Il y a tant de parade, de pompe et d'apprêt,
Que le plaisir peut à peine atteindre leurs cœurs.

D'une main de plus en plus brutale, il arrache les voiles, il montre les débauches des hommes, les médisances des femmes, les nuits passées au jeu, cette passion des dames du XVIIIe siècle dont Thackeray a laissé un joli tableau dans ses Virginians; enfin, les tricheries. Rien n'y manque. On dirait une des cruelles peintures de Hogarth. C'est la même précision et la même vigueur de trait.

Les hommes, qui se sont querellés dans leurs exercices,
Se réconcilient dans une débauche profonde;
La nuit, ils sont ivres de boisson et de putasserie,
Le lendemain, la vie leur est intolérable.
Les dames, se tenant par le bras en groupes,
Grandes et gracieuses ont l'air de sœurs.
Mais écoutez ce qu'elles disent des absentes,
Elles sont toutes des démons et des folles.
Tantôt, au-dessus de leur petite tasse et de leur soucoupe,
Elles dégustent et goûtent un peu de médisance;
Ou bien, le long des nuits, avec des airs pincés,
Elles restent penchées sur les diaboliques cartes peintes,
Risquent les meules d'un fermier sur un coup,
Et trichent comme un gredin qui n'est pas encore pendu[507].

Et cette peinture qui ne sent pas l'amitié se termine par ces deux vers:

y a quelques exceptions, homme ou femme,
Mais ceci est la vie de la Gentry, en général[508].

Partout où il en trouve l'occasion, il place quelques mots contre les nobles, quelque terme méprisant qui les rend odieux et ridicules. Dans Les Deux Ponts d'Ayr, il représente:

Une gentry stupide, à tête de liége, sans grâce,
La dévastation et la ruine de la contrée,
Des hommes faits à trois quarts par leurs tailleurs et leurs barbiers[509].

Ailleurs, c'est:

Le comte féodal, hautain,
Avec sa chemise à jabot et sa canne brillante,
Qui ne se croit pas fait d'os vulgaires,
Mais marche d'un pas seigneurial,
Tandis qu'on ôte chapeaux et bonnets
Quand il passe[510].

Ou bien c'est, quelque gros propriétaire, stupide et lourd, qui se tient l'oreille, se passe la main sur la barbe, et arrache de sa gorge un compliment rauque comme une toux. Dans ses chansons d'amour, le prétendant riche et sot reparaît constamment, tourné en ridicule, abandonné pour le jeune galant, pauvre et aimé[511]. Dans une ballade écrite au moment d'une élection il chante:

Mais pourquoi plierions-nous devant les nobles?
Cela est-il contre la loi?
Car quoi? un lord peut être un idiot,
Avec son ruban, sa croix et tout cela.
Malgré tout cela, malgré tout cela,
À la santé de Héron, malgré tout!
Un lord peut être un chenapan,
Avec son ruban, sa croix et tout cela[512].

Quand il trouve à frapper sur un lord, il n'y manque pas, témoins ses vers sur le duke de Queensberry «ce reptile qui porte une couronne ducale[513]»; et sa pièce véritablement féroce contre le comte de Breadalbane, pièce injuste, d'une violence incroyable, et qui semble une véritable excitation à l'assassinat. Elle commence par des vers comme ceux-ci:

Longue vie et santé, milord, soient vôtres,
À l'abri des paysans affamés des Hautes Terres!
Fasse le Seigneur qu'aucun mendiant désespéré, déguenillé,
Avec un dirk, une claymore, ou un fusil rouillé,
Ne prive la vieille Écosse d'une vie
Qu'elle aime—comme les agneaux aiment un coutelas[514].

On croirait entendre un refrain fait pour des paysans Irlandais, aux plus sombres moments de haine. Et la pièce continue avec une sauvagerie et une âpreté d'ironie qui fait, par moments, penser à Swift. Elle éclate avec le ricanement farouche et infernal du plus amer des écrivains.

Lorsque, par hasard, il rencontre un noble, exempt des défauts de sa classe, il ne peut cacher sa surprise. On sent qu'il l'aborde avec un sentiment de défiance et presque d'hostilité. Il a besoin d'être désarmé. Dans ses vers sur sa rencontre avec lord Daer il dit:

Je guettais les symptômes des grands,
L'orgueil d'être noble, la solennité seigneuriale,
La hauteur arrogante;
Du diable, s'il avait de l'orgueil! ni orgueil,
Ni insolence, ni pompe, à ce que je pus voir,
Pas plus qu'un honnête laboureur[515].

Ainsi perce, à chaque instant, son mauvais vouloir envers les classes élevées, son irritation de voir au-dessus de lui, par la richesse ou les honneurs, des hommes sans mérite et sans utilité. On sent derrière chacune de ces strophes un pamphlétaire tout prêt, qui n'attend que l'occasion pour s'élancer à l'attaque des distinctions sociales. Ces vers sont en partie de 1786. Dans un autre pays, le persiflage de Figaro venait de donner à l'aristocratie de légers et brillants coups de stylet; il y a ici une main plus lourde et comme des coups de hache.

Il n'a pas été satisfait de ces invectives qui, après tout, ne dépassent pas beaucoup la satire. Il est allé tout droit jusqu'au bout de la question. Il s'est demandé pourquoi le labeur de la plupart tourne au profit de quelques-uns; pourquoi des milliers de créatures humaines peinent désespérément et stérilement, pour en entretenir quelques autres dans le luxe et la paresse. Il s'est courroucé contre ce qu'on appellerait aujourd'hui l'exploitation de l'homme. Si le terme n'y est pas, la pensée ressort nettement. Elle avait pris possession de son esprit et y éveillait souvent de sombres réflexions. Il écrivait:

«Après tout ce qui a été dit pour l'autre côté de la question, l'homme n'est aucunement une créature heureuse. Je ne parle pas des quelques privilégiés, favorisés par la partialité du ciel, dont les âmes ont été créées pour être heureuses parmi la richesse, les honneurs, et la prudence et la sagesse. Je parle de la multitude des négligés, dont les nerfs, dont les muscles, dont les jours sont vendus aux favoris de la fortune[516]

Il ne pouvait voir, sans un mouvement pénible, les rapports entre les riches et ceux qui les enrichissent. On peut saisir, dans cet autre passage de sa correspondance, la sourde irritation qu'il apportait souvent dans les maisons des heureux, et quelle peine il devait prendre pour la cacher. À lire le récit de l'entrevue dont il parle, on entend le ton sarcastique avec lequel il a dû surenchérir sur les opinions qu'on exprimait devant lui.

«Il y a peu de circonstances, se rattachant à la distribution inégale des bonnes choses de cette vie, qui me causent plus d'irritation, (je veux dire dans ce que je vois autour de moi) que l'importance donnée par les opulents à leurs petites affaires de famille, en comparaison des mêmes intérêts placés sur la scène étroite d'une chaumière. Hier après midi, j'ai eu l'honneur de passer une heure ou deux au foyer d'une bonne dame, chez qui le bois qui forme le plancher était décoré d'un tapis splendide, et la table brillante étincelait d'argenterie et de porcelaine. Nous sommes aux environs du terme; et il y avait eu un bouleversement parmi ces créatures qui, bien qu'elles semblent avoir leur part et une part aussi noble de la même nature que Madame, sont, de temps à autre, leurs nerfs, leurs muscles, leur santé, leur sagesse, leur expérience, leur esprit, leur temps, que dis-je? une bonne partie de leurs pensées mêmes, vendus, pour des mois ou des années, non-seulement aux besoins, aux convenances, mais aux caprices d'une poignée d'importants. Nous avons causé de ces insignifiantes créatures. Bien mieux, malgré leur stupidité et leur gredinerie générales, nous avons fait à quelques-uns de ces pauvres diables l'honneur de les approuver. Ah! léger soit le gazon sur la poitrine de celui qui a le premier enseigné: «Respecte-toi toi-même.» Nous avons regardé ces grossiers malheureux, leurs sottes de femmes et leurs malotrus d'enfants, de très haut, comme le bœuf majestueux voit la fourmilière petite et sale, dont les chétifs habitants sont écrasés sous sa marche insouciante, ou lancés en l'air dans les jeux de son orgueil[517].

Ces lettres sont de 1788. Mais cette protestation contre le travail injustement réparti n'avait pas tardé si longtemps pour se trahir dans ses vers. Étant encore à Mauchline, il avait eu la vision saisissante de tant de vies humaines écrasées, courbées vers le sol comme sous un joug, impitoyablement usées, au profit d'une seule. Il avait éprouvé le sentiment d'immense tristesse qui sort de tout, lorsqu'on contemple les labeurs humains avec cette arrière-pensée. Il l'avait exprimé dans une image vraiment belle. On voit s'étendre la vaste plaine sur laquelle pèse cette malédiction; un soleil morne et qui ne ramène que des douleurs l'éclaire. La terre a une teinte funèbre; un gémissement universel sort des choses. Cela fait penser à certaines images de Lamennais, grandioses et d'un coloris tragique.

Le soleil, suspendu au-dessus de ces moors
Qui s'étendent profonds et larges,
Où des centaines d'hommes peinent pour soutenir
L'orgueil d'un maître hautain,
Je l'ai vu ce las soleil d'hiver,
Deux fois quarante ans, revenir;
Et chaque fois m'a donné des preuves
Que l'homme fut créé pour gémir[518].

Et un peu plus loin, la même idée est reprise, mais accompagnée cette fois d'un commentaire, d'une interrogation impatiente et presque menaçante.

Vois ce malheureux surmené de labeur,
Si abject, bas et vil,
Qui demande à son frère, fait de terre comme lui,
De lui permettre de peiner.
Et vois ce ver de terre altier, son compagnon,
Dédaigner la pauvre prière,
Insoucieux qu'une femme en pleurs
Et des enfants sans soutien gémissent.

Si j'ai été marqué comme l'esclave de ce seigneur,
Marqué par la loi de la nature,
Pourquoi un souhait d'indépendance
Fut-il planté dans mon âme?
Sinon, pourquoi suis-je soumis
À sa cruauté ou son dédain?
Ou pourquoi l'homme a-t-il la volonté et le pouvoir
De faire gémir son semblable?[518]

Ce n'étaient là encore que des indices éparpillés dans ses œuvres, des fragments de roc perçant le sol çà et là et laissant deviner ce qu'il recouvrait. Ces sorties arrivaient au gré de son humeur. Elles contenaient de tout, du bon et du mauvais, une part de justice et de vérité, parfois aussi de l'orgueil, de la jalousie, des préjugés, des jugements irréfléchis.

Quand les événements de la Révolution française tournèrent davantage les esprits de ce côté, ces éléments un peu mélangés se coordonnèrent dans le sien. Ce qu'il y avait de trop personnel et de purement agressif s'épura, au souffle de grands principes qui flottait dans l'air et y formait une atmosphère de généralisation. Au lieu de s'échapper en boutades et en invectives, cette idée de l'égalité des hommes devint plus large et plus élevée. Elle prit la haute forme d'un principe. En réclamant l'honnêteté comme la mesure unique des hommes, il mit sa revendication sous une sauvegarde inattaquable. Il écrivit alors une de ses plus belles chansons, admirable de fierté, d'énergie; et irréfutable. C'est une de ses plus populaires. Elle est devenue une sorte de Marseillaise de l'Égalité. Son refrain d'une simplicité éloquente, cette comparaison du rang avec l'empreinte de la pièce d'or, et de l'homme avec le métal lui-même, sont entrés à jamais dans l'âme du peuple.

Faut-il que l'honnête pauvreté
Courbe la tête, et tout ça?
Le lâche esclave, nous le méprisons,
Nous osons être pauvres, malgré tout ça!
Malgré tout ça, malgré tout ça,
Nos labeurs obscurs, et tout ça,
Le rang n'est que l'empreinte de la guinée,
C'est l'homme qui est l'or, malgré tout ça.

Qu'importe que nous dînions de mets grossiers,
Que nous portions de la bure grise, et tout ça;
Donnez aux sots leur soie, aux gredins leur vin,
Un homme est un homme, malgré tout ça!
Malgré tout ça, malgré tout ça,
Malgré leur clinquant, et tout ça,
L'honnête homme, si pauvre soit-il,
Est le roi des hommes, malgré tout ça!

Voyez ce bellâtre qu'on nomme un lord,
Qui se pavane, se rengorge, et tout ça?
Bien que des centaines d'êtres s'inclinent à sa voix,
Ce n'est qu'un bélître malgré tout ça;
Malgré tout ça, malgré tout ça,
Son cordon, sa croix et tout ça,
L'homme d'esprit indépendant
Regarde et se rit de tout ça!

Le roi peut faire un chevalier,
Un marquis, un duc et tout ça;
Mais un honnête homme est plus qu'il ne peut,
Par ma foi qu'il n'essaye pas ça!
Malgré tout ça, malgré tout ça,
Leur dignité et tout ça,
La sève du bon sens, la fierté de la vertu
Sont de plus hauts rangs que tout ça!

Prions donc qu'il puisse advenir,
Comme il adviendra malgré tout ça!
Que le bon sens et la vertu, sur toute la terre,
L'emportent un jour sur tout ça.
Malgré tout ça, malgré tout ça,
Il adviendra malgré tout ça
Que l'homme et l'homme, par tout le monde,
Seront frères, malgré tout ça![519]

La différence n'éclate-t-elle pas manifestement entre la poésie politique de Burns et celle de ses contemporains? Wordsworth et Coleridge appelaient l'égalité en philosophes historiques. Ils la voyaient comme une des promesses de l'avenir. Ils la réclamaient dans de nobles plaidoyers philosophiques. Ils avaient l'optimisme de l'idéal. Les yeux ravis dans un mirage, ils n'apercevaient pas, à leurs pieds, les abus, les souffrances, les usurpations, les iniquités, les mauvaises œuvres, mais la magnifique espérance qui se levait à l'horizon. C'est elle qu'ils attendaient, oubliant que l'aurore ne paraît toucher la Terre que parce qu'elle est lointaine, et qu'elle s'en éloigne quand nous nous rapprochons. Ce n'est pas cependant que de pareils rêves soient inutiles. Ils sont bien au-dessus de l'humanité et des événements, mais il en tombe une bonté et une charité qui fécondent la vie.

La poésie de Burns est plus terrestre: elle est faite de haine contre l'inégalité; elle est surtout une revendication. C'est la révolte d'un prolétaire qui, souffrant des abus, se redresse contre eux. Il est las, ses membres sont meurtris, sa patience est à bout, la colère naît dans son cœur. Que lui importent les rêves éloignés! C'est le soulagement immédiat qu'il réclame. Il lui échappe un cri fait de plainte et de menace. C'est pourquoi, au lieu des nobles considérations de Wordsworth, ce sont des chansons, mais toutes tremblantes de passion, d'une éloquence emportée, brutale, parfois ironique, agressive. Elles sont faites par un homme du peuple. Une fois que le peuple les aura apprises, il ne les oubliera plus. Elles lui servent à rendre ce qu'il sent confusément. Elles sont faites pour être redites sur les routes, pour fournir des devises aux bannières populaires, et des citations aux orateurs de meetings. Elles contiennent des mots d'ordre, et presque des chants d'attaque. Car il est impossible de s'y méprendre, il y a dans ces paroles quelque chose qui va au-delà de tout ce qu'exprimait alors la poésie. Il y a un commencement de révolte contre les inégalités de la fortune, et l'accent des revendications socialistes. Shelley et Swinburne iront jusque-là, mais plus tard. Leurs poèmes, nourris de philosophie et d'images, ne pénétreront pas dans la multitude, comme ces couplets faits de passion et d'éloquence nue[520]. Ceux-ci seuls sont capables de secouer une nation. Si jamais les foules anglaises se soulèvent pour briser des formes sociales qu'on aura eu l'imprudence de vouloir conserver trop longtemps, c'est dans l'ode à l'Arbre de la Liberté, ou dans celle sur L'honnête Pauvreté, qu'elles trouveront les refrains, au rythme desquels elles marcheront. C'est justement que Robert Browning, dans une de ces courtes pièces où il condense un drame, faisant pleurer à un homme du peuple la perte d'un chef, passé en transfuge du côté des richesses et des honneurs, invoque le nom de Burns et le met, à côté de Milton et de Shelley, parmi les poètes révolutionnaires de l'Angleterre[521].

Il convient d'ajouter que ce redressement contre les riches ne revêt pas toujours ce caractère d'animosité. Il arrive souvent à Burns de maintenir l'égalité, en rehaussant l'existence des pauvres plutôt qu'en dénigrant celle des riches. Il y a, surtout clans les œuvres de sa jeunesse, maint passage de bonne humeur, où la Pauvreté nargue l'Opulence et la défie gaiement d'être aussi heureuse qu'elle. Qu'importent les sacs d'écus, les titres et le rang? Est-ce qu'on ne porte pas son bonheur en soi-même? Dès qu'on est honnête homme, qu'on a la conscience claire et libre, ne loge-t-on pas en soi la paix elle contentement? La nature n'offre-t-elle pas ses charmes à tous également? Les pauvres n'ont-ils pas leurs amitiés et leurs amours, plus fidèles et plus purs souvent que ceux des riches? Et le cœur où brillent ces flammes n'est-il pas plus riche que des cœurs éteints au milieu de la plus éclatante fortune? Les pauvres n'ont rien à envier à personne. L'Épître à Davie a exprimé cette insouciance, ce vaillant défi à la misère, cette joyeuse résignation à son sort.

Il est à peine au pouvoir d'un homme
De s'empêcher parfois de devenir aigre,
En voyant comment les choses sont partagées,
Comment les meilleurs sont par moments dans le besoin,
Tandis que des sots font fracas avec des millions,
Et ne savent comment les dépenser.
Mais, Davie, mon gars, ne vous troublez pas la tête,
Bien que nous ayons peu de bien;
Nous sommes bons à gagner notre pain quotidien,
Aussi longtemps que nous serons sains et forts.
N'en demandez pas plus, ne craignez rien,
Souciez-vous de l'âge comme d'une figue,
La fin de tout, le pire de tout,
N'est après tout que de mendier.

Coucher, le soir, dans les fours à chaux et les granges,
Quand les os sont caducs et que le sang est mince,
Est sans doute grande détresse!
Même alors le contentement pourrait nous rendre heureux;
Même alors, parfois, nous attraperions une lampée
De vrai bonheur!
Le cœur honnête qui est libre de tout
Dessein de fraude ou de crime,
N'importe comment la Fortune lance la balle,
À toujours quelque motif de sourire;
Et pensez-y, vous trouverez toujours
Que c'est là un grand réconfort;
Cessons donc là nos soucis,
Nous ne pouvons tomber plus bas.

Qu'importe si, comme le peuple des airs,
Nous errons dehors, sans savoir où,
Sans maison et sans salle?
Les charmes de la nature, les collines et les bois,
Les longues vallées, les ruisseaux écumants
Sont ouverts à tous également.
Aux jours où les pâquerettes ornent le sol,
Où les merles sifflent clair,
D'une joie honnête nos cœurs bondiront
De voir l'année arriver.
Sur les talus, alors, quand il nous plaira,
Nous nous asseoirons, nous fredonnerons un air,
Puis, nous y mettrons des rimes et de la mesure,
Et nous chanterons le tout quand nous aurons fini.

Il n'appartient pas aux titres, ni au rang,
Il n'appartient pas à des trésors comme la banque de Londres,
D'acheter la paix et le repos:
Ce n'est pas de changer beaucoup en davantage,
Ce n'est pas les livres, ce n'est pas la science,
Qui peuvent nous rendre vraiment heureux;
Si le bonheur n'a pas son siége
Et son centre dans la poitrine,
Nous pouvons être savants, ou riches, ou grands,
Nous ne pouvons pas être heureux:
Aucuns trésors, aucuns plaisirs
Ne peuvent nous rendre longtemps satisfaits;
Le cœur est, toujours, l'endroit qui, toujours,
Nous met d'aplomb ou de travers.

Pensez-vous que de tels que vous et moi,
Qui peinons et tirons par froid et chaud,
Avec un labeur incessant,
Pensez-vous que nous sommes moins heureux que ceux
Qui ne nous remarquent pas sur leur chemin,
Comme n'en valant pas la peine?
Hélas! comme souvent, dans leur humeur altière,
Ils oppriment les créatures de Dieu!
Ou bien, oubliant tout ce qui est bien,
Ils se roulent dans les excès!
N'ayant ni souci, ni crainte
Ni du ciel, ni de l'enfer!
Estimant et jugeant
Que ce n'est qu'une histoire vaine!

Résignons-nous donc joyeusement;
Ne rendons pas nos minces plaisirs plus petits,
En gémissant sur notre sort;
Quand bien même les malheurs viendraient,
Moi, qui suis assis ici, j'en ai rencontré,
Et je leur sais gré après tout,
Ils donnent l'esprit de l'âge à la jeunesse,
Ils nous forcent à nous connaître,
Ils nous font voir la vérité nue,
Le vrai bien et le vrai mal.
Bien que les pertes et les traverses
Soient des leçons bien sévères,
On y trouve une expérience,
Qu'on ne trouverait nulle part ailleurs

Mais, croyez-moi, Davie, as de cœurs
(En dire moins serait faire tort aux cartes,
Et je déteste la flatterie)
Cette vie a des joies pour vous et moi,
Et des joies que les richesses ne peuvent payer,
Et des joies qui sont les meilleures.
Il y a tous les plaisirs du cœur,
L'amante et l'ami;
Vous avez votre Meg plus chère que vous-même,
Et moi, ma Jane bien aimée!
Cela m'échauffe, cela me charme,
Rien que de dire son nom,
Cela m'embrase, cela m'allume,
Et me met tout en flammes[522].

On doit convenir, à la vérité, que cette façon de se consoler des mauvais procédés du sort ne s'applique pas à la vie réelle et n'est pas durable. C'est l'insouciance de la pierre qui roule. C'est un peu la fanfaronnade d'un célibataire, et qui est jeune: il faut être seul pour voyager de la sorte à l'aventure, pour repartir sans cesse de partout sans souci d'arriver nulle part; il faut avoir un corps vaillant pour coucher sur les revers des talus ou sur le foin des granges. Si on rencontre quelques vieux vagabonds philosophes qui restent satisfaits de cette vie buissonnière, ils sont rares.

En tout cas, dès que le sort nous a fixés à un endroit, et que des enfants nous ont attachés au mur, comme les vrilles de la vigne; dès que le corps se casse, ces rêves de gueux satisfait ne servent plus à rien. Cette gaîté de bohémien ne saurait être un remède pour ceux qu'une famille ou l'âge retiennent en un coin triste de la vie. Ce sont ceux-là qu'il faut conforter, ceux qui, selon l'expression de Béranger, ont un berceau, un toit et un cercueil et qui ne peuvent même pas changer de misère[523]. Peut-on dégager de leur destinée assez de joie pour l'opposer à celle des riches? Burns l'a essayé! Il a refait, à sa façon, l'éloge des paysans; non pas à la façon des anciennes louanges de la vie pastorale et en reconstituant l'âge d'or. Il avait trop souffert pour que ses tableaux manquassent jamais de ces traits attristants qui sont la marque de la réalité. Mais il a su montrer ce qu'il y a de joie, de santé et de tranquillité, sous les plus pauvres toits de chaume et autour des feux de tourbe.

Ils ne sont pas si misérables qu'on le penserait,
Bien que constamment sur le bord de la pauvreté;
Ils sont si accoutumés à cet aspect
Que la vue leur en donne peu de crainte.
Et puis, la chance et la fortune sont guidées de telle sorte
Qu'ils sont toujours plus ou moins pourvus;
Si un travail fatiguant les presse,
Un instant de repos est une douce jouissance.
La plus chère joie de leur vie est
Leurs enfants bien venants, leurs femmes fidèles;
Les petits gazouillants sont leur orgueil
Qui adoucit leur foyer;
De temps en temps, quatre sous de bonne bière
Rendent leurs corps tout à fait heureux;
Ils mettent de côté leurs soucis privés,
Pour s'occuper des affaires de l'État et de l'Église
Ils parlent de patronage et de prêtres,
Avec une ardeur qui s'allume en leurs poitrines;
Ou disent quel nouvel impôt va venir,
Et s'émerveillent des gens qui sont à Londres.
Quand la Toussaint au visage triste revient,
Ils ont les bruyantes et joyeuses fêtes de la moisson,
Où les existences rurales de toute situation
S'unissent en une récréation commune;
Œillades d'amour, coups d'esprit; la Gaîté sociale
Oublie que le Souci existe sur la terre.
Le jour joyeux où l'année commence,
Ils barrent la porte contre les vents glacés;
La bière fume sous un manteau crémeux
Et répand une vapeur qui inspire le cœur,
La pipe fumante, la tabatière
Passent de main en main, avec bon vouloir;
Les vieux, tout joyeux, parlent dru;
Les jeunes jouent par toute la maison;
Mon cœur a été si joyeux de les voir
Que de joie j'en ai aboyé au milieu d'eux[524].

En combien d'autres choses encore, les pauvres n'ont-ils pas l'avantage sur les riches? Ce ne sont pas non plus les arpents de terre, les fermes bien garnies, et les têtes de bétail, qui donnent de l'esprit aux hommes, de la gentillesse aux filles. C'est le travail régulier, l'air des champs, la vie simple, qui produisent les familles qui sont l'ornement et la force d'une race. Ici encore, les chaumières pauvres contiennent plus de vraies richesses que les maisons somptueuses.

Quand ils rencontrent de durs désastres,
Comme la perte de la santé ou le manque de maîtres,
Vous penseriez presque qu'une petite poussée en plus
Et il faut qu'ils meurent de froid et de faim.
Comment cela se fait, je ne le sais pas encore,
Mais ils sont la plupart merveilleusement satisfaits;
Et les gars robustes, et les fines fillettes,
Sont engendrés de cette façon-là[525].

On se rappelle qu'il disait à Dugald-Stewart, pendant une des promenades matinales qu'ils firent ensemble dans les environs d'Édimbourg, que «la vue de tant de chaumières d'où monte la fumée, donnait à son esprit un plaisir que personne ne pouvait comprendre qui n'avait pas, comme lui, été témoin du bonheur et de la vertu qu'elles abritaient[526]».

Ce relèvement de la vie des pauvres a trouvé son expression la plus grande et la plus émouvante dans le célèbre morceau du Samedi soir du Villageois. Elle y est ennoblie, touchée de beauté, car elle prend une telle élévation que, tout en gardant ses traits fatigués, elle s'embellit d'une lumière supérieure. Jamais on n'avait répandu tant de dignité sur l'existence des indigents. C'est une consécration de ce qu'il y a de piété naturelle, d'amour familial, de résignation, et d'honnêteté, sous des toits misérables; un hommage solennel aux vertus humbles. Et ce qu'il y a d'admirable dans ce tableau, c'est que cette noblesse sort peu à peu de la réalité, la surmonte, la conquiert et finit par la vaincre, par l'entraîner dans son triomphe. La pièce, qui s'ouvre par une peinture presque sombre de travail exténué, aboutit à une idée glorieuse. Les misères, le labeur, les sueurs, la rudesse des détails disparaissent. Elle atteint les sommets de la dignité humaine, là où toutes les distinctions sociales sont tombées, où l'âme seule paraît, où ce qu'il y a d'absolu dans la vertu éclate et rayonne, en faisant fondre autour de soi, comme de vaines cires, le rang, la richesse et la naissance. C'est un morceau qu'il faut connaître, car il marque, dans une direction, un des points extrêmes du génie de Burns.

On est au samedi soir, la veille du jour de repos si rigoureusement observé par tout le pays. Le paysage est désolé: le vent de novembre siffle aigre et irrité; le jour hivernal se clôt; les bêtes toutes boueuses viennent de la charrue; le noir cortège des corbeaux passe dans le ciel. Le laboureur, rapportant sur son épaule sa bêche, sa pioche et sa houe, regagne sa demeure, traversant d'un pas alourdi les moors qui s'obscurcissent. C'est une impression de lassitude et de tristesse. Enfin, la chaumière isolée se montre sous le vieil arbre qui l'abrite. Les enfants accourent. Le feu qui brille au foyer clair, le sourire de sa femme, le gazouillement du dernier-né sur ses genoux, trompent les soucis qui le rongent, lui font oublier son labeur, et ses endurances. C'est le tableau si souvent décrit du laboureur qui revient le soir, mais avec une teinte plus réelle et plus attristée.

Les uns après les autres, les enfants qui sont au service dans les fermes voisines, arrivent. Puis leur aînée, Jenny, qui devient une femme toute fleurie de sa jeunesse. Les frères et les sœurs réunis se mettent à causer, pendant que la mère, avec son aiguille et ses ciseaux, force les vieux habits à avoir presque aussi bon air que les habits neufs. Il y a dans toute cette scène un sentiment d'affection réciproque, un bruit de bonnes paroles aimantes et fraternelles qui fait plaisir. Le père donne ses conseils et fait ses recommandations.

Les ordres de leur maître et de leur maîtresse,
Les enfants sont avertis qu'ils doivent y obéir,
Et s'occuper de leur travail d'une main diligente,
Et, bien que hors du regard, ne jamais jouer ni flâner;
«Ô! ayez bien soin de toujours craindre le Seigneur,
De bien penser à vos devoirs, le matin et le soir;
De peur que vous ne déviiez dans le sentier de la tentation,
Implorez son Conseil et l'appui de son Pouvoir;
Ceux-là n'ont jamais cherché en vain qui ont vraiment cherché Dieu».

Mais on frappe timidement à la porte. Jenny, qui sait ce que cela signifie, se hâte de dire qu'un gars du voisinage est venu par les moors pour faire des commissions et la reconduire jusqu'à la maison. Le père s'y tromperait peut-être, mais la mère plus fine a vu la flamme secrète étinceler dans les yeux de Jenny et rougir sa joue. Il y a, en deux ou trois vers d'une fine observation, un de ces courts drames intérieurs qui tiennent en quelques mots. La mère a un moment d'anxiété en demandant le nom. Jenny hésite un peu à le dire. La mère est tout à coup heureuse en entendant que ce n'est pas celui d'un mauvais sujet et d'un débauché. On sent tout ce qui s'est passé entre la mère et la fille sous ces quelques mots indifférents pour tous. On ouvre la porte; le gars entre. Son air plaît à la mère. Jenny est heureuse de voir que la visite n'est pas mal prise. Le père se met à causer de chevaux, de charrue et de bœufs. Le gars, dont le cœur déborde de joie, reste tout gauche, tout timide et tout interdit sachant à peine comment se tenir. La mère sait bien, avec sa perspicacité de femme, ce qui le rend si grave. Après le tableau des affections de famille, c'est celui de l'amour rustique, innocent et sincère. Il est dans le dessein du poète que la vie des paysans nous apparaisse sous tous ses aspects.

Ô heureux amour! Quand un amour comme celui-là se trouve!
Ô extases ressenties au cœur! bonheur au-delà des comparaisons!
J'ai parcouru beaucoup du triste cercle mortel,
Et la sage expérience m'ordonne de déclarer ceci:
Si le ciel répand une goutte de plaisir céleste,
Un cordial, dans cette vallée mélancolique,
C'est lorsqu'un couple jeune, aimant, modeste,
Dans les bras l'un de l'autre, soupire la tendre histoire
Sous l'épine blanche comme le lait où se parfume la brise du soir.

Maintenant, le souper «couronne» leur pauvre table. La mère apporte le porridge, le lait que leur vache unique leur donne. La brave bête! On l'entend derrière la porte mâcher sa paille. Cette touche délicate l'associe au repas qu'elle a fourni en partie. Elle est presque de la famille. C'est une affection qui complète les autres et met le dernier trait à ce tableau de bonté.

Le souper terminé, la pièce grandit; la scène prend quelque chose de biblique. Au milieu de la famille silencieuse, le père se lève. Il se découvre. Il prend la vieille bible de famille, où sont inscrites les dates des naissances et des morts, obscures archives de la race. Une solennité remplit cette chaumière à peine éclairée, où les outils du travail quotidien luisent dans un coin.

Le joyeux souper fini, avec des visages sérieux,
Autour du feu, ils forment un large cercle.
Le père feuillète avec une grâce patriarcale
La grosse Bible, jadis l'orgueil de son père:
Il retire avec respect son bonnet,
Ses tempes grises sont maigries et dégarnies.
Parmi ces chants qui autrefois glissaient doucement dans Sion,
Il choisit une portion avec un soin judicieux;
Et: «Adorons Dieu!» dit-il avec un air solennel.

C'est la prière du soir. C'est plus: c'est presque un office du soir. La famille chante une hymne sur un des vieux airs écossais qui ont servi aux Covenanters et où vivent encore les luttes, les persécutions, et la ferveur anciennes. Les voix et les cœurs sont à l'unisson. L'hymne achevée, «le père semblable à un prêtre» lit quelque passage de la Bible. Il l'emprunte aux pages sévères de l'Ancien Testament; il parle d'Abraham qui fut l'ami de Dieu; de Moïse, du barde royal gémissant sous la colère du ciel; des gémissements de Job; du feu farouche et séraphique d'Isaïe. Ou bien, il tourne les pages plus douces du Nouveau Testament.

Peut-être le volume chrétien est son thème,
Comment le sang innocent fut versé pour l'homme coupable;
Comment celui qui portait le second nom dans le ciel
N'avait pas de quoi reposer sa tête;
Comment ses premiers disciples et serviteurs prospérèrent;
Les sages préceptes qu'ils écrivirent à mainte nation;
Comment celui qui fut banni, solitaire à Patmos,
Vit un ange puissant debout dans le soleil,
Et entendit le jugement de la Grande Babylone, prononcé par l'ordre du ciel.

Quelle grandeur prennent les pauvres murs où passent ces visions sacrées et majestueuses. Elles y apportent l'autorité de la Religion; elles y répandent en même temps une poésie terrifiante ou adorablement tendre. Ce groupe de paysans les comprend. Ç'a été la lecture presque unique de leur jeunesse; ils les entendent commenter tous les dimanches. Il y a là vraiment, dans toutes ces âmes simples, un instant moral de haute vénération, tel que des âmes plus cultivées n'en connaissent jamais. La scène continue par une prière qui plane sur tous les fronts courbés.

Alors, s'agenouillant devant le Roi éternel des cieux,
Le saint, le père, l'époux prie:
L'Espoir s'élance joyeux sur ses ailes triomphantes,
L'Espoir qu'ils seront ainsi réunis dans les jours futurs;
Qu'ils vivront à jamais à la chaleur des rayons incréés,
Sans connaître les soupirs, sans plus verser de pleurs amers,
Célébrant ensemble par des hymnes la louange du Créateur,
Plus douce encore en une telle société,
Tant que les cercles du Temps se mouvront dans une sphère éternelle.

Il est superflu de faire remarquer la simplicité et la fermeté de ces vers. Le poète a raison d'ajouter que, à côté de ceci, la pompe et la méthode que les hommes déploient dans les Congrégations semblent pauvres.

Comparée à ceci, combien pauvre est l'orgueil de la Religion,
Dans toute la pompe de sa méthode et de son art;
Quand des hommes déploient devant une large congrégation
Toutes les grâces de la Dévotion, sauf le cœur!
Le Tout-Puissant, courroucé, abandonne ces cérémonies,
Le chant solennel, l'étole sacerdotale;
Mais peut-être, dans quelque chaumière perdue, éloignée,
Il se plaît à entendre le langage de l'âme,
Et inscrit les pauvres habitants dans son livre de Vie.

La pièce, tout en restant élevée, descend un peu de ces hauteurs et se rapproche de la terre. La soirée est achevée. On se disperse. Le père et la mère restent seuls avec une dernière pensée pour les leurs.

Alors tous, vers leur demeure, reprennent leurs chemins divers,
Les jeunes enfants se retirent au repos:
Les deux parents offrent leur secret hommage
Au ciel, et lui présentent l'ardente requête
Que celui qui calme les cris du nid des corbeaux
Et revêt les beaux lis de l'orgueil de leur fleur,
Veuille, de la façon que sa Sagesse jugera la meilleure,
Pourvoir pour eux et pour leurs petits,
Mais, avant tout, résider dans leurs cœurs avec sa grâce divine.

Cette strophe n'est-elle pas dans une autre lumière que le début du poème? Nous sommes loin du paysage d'hiver où cheminait un homme fatigué; loin du sentiment de tristesse, de lassitude, qui emplissait ce crépuscule. Il y a ici une clarté de confiance, embellie par les gracieuses images d'un nid d'oiseaux et d'une fleur somptueuse. À travers les sentiments d'amour, dont aucune forme n'a été oubliée, à travers l'adoration du maître suprême, ces âmes accablées d'abord se sont élevées; elles se reposent maintenant dans une sérénité presque radieuse et dans la confiance. Si la pensée vient que toutes les chaumières perdues dans la nuit contiennent, au même moment, un spectacle semblable; que sous chacune de ces humbles fumées éparses par la campagne on s'aime, on prie et on espère ainsi, alors la noblesse de cette scène s'étend sur toute la contrée. Ces habitations de paysans deviennent tout d'un coup le soutien et l'ornement de la nation. On ne s'étonne pas du mouvement presque lyrique qui termine le poème.

De scènes comme celles-ci naît la grandeur de la vieille Écosse,
Qui la fait aimer chez elle et respecter au dehors;
Les princes et les lords ne sont qu'un souffle des rois,
«Un honnête homme est le plus noble ouvrage de Dieu.»
Et certes, sur la route céleste et belle de la vertu,
La chaumière laisse le palais loin derrière elle.
Qu'est la pompe mondaine? Un poids pesant
Qui déguise souvent un misérable
Versé dans les arts de l'enfer, raffiné dans la méchanceté.

Ô Écosse, cher sol, mon sol natal,
Pour qui mon plus ardent vœu monte au ciel,
Puissent longtemps tes fils endurcis parle travail rustique
Posséder la santé et la paix et le doux contentement!
Et, oh! puisse le Ciel protéger leurs vies simples
De la contagion du luxe, faible et vil!
Alors, couronnes de rois et de noblesse peuvent être brisées,
Une populace vertueuse saura se lever,
Et dressera un mur de feu autour de son île bien-aimée!

Quelle leçon d'égalité! Où trouvera-t-on du respect pour le faste et le cérémonial, quand on l'a donné tout entier à ce pauvre paysan, plus noble que les marquis et les lords? Quand on a éprouvé cette vénération pour la vertu en soi, et goûté le vin du vrai respect, toutes les déférences extérieures semblent creuses et insipides.

On voit quelle dignité la vie des pauvres a pris entre les mains de Burns. Elle est rehaussée, ennoblie. Elle est montrée dans sa grande importance pour le pays. Elle est même parfois, malgré la réalité qu'elle conserve, revêtue d'une sorte de beauté. En regard, la vie des riches est dépouillée de ses entourages fallacieux, révélée dans son vide et ses laideurs, dans son inutilité pour tous. De quel côté est l'avantage, la vraie supériorité, le droit à l'estime? Ces familles sont le froment d'un pays. Comme l'humble blé, elles le font vivre et, quelles que soient les plantes fastueuses et rares qui fleurissent dans les jardins, ce sont elles qui sont la parure des plaines.

C'est par ce côté, et dans ces limites, que Burns a touché aux portions nobles de la vie. Il est, grâce à cela, plus qu'un poète de la réalité familière et grotesque. Il faut avouer cependant que ces deux parties de son génie ne sont pas égales entre elles. Celle-ci est inférieure à la première, en originalité, en variété, et surtout en vie. Ne semble-t-il pas que la différence capitale que nous avons signalée ressort visiblement? C'est que le don d'objectiver, de créer des scènes ou des êtres en dehors de soi-même, abandonne Burns lorsqu'il pénètre dans le domaine du Beau. Il n'y porte que ses propres émotions; il n'y parle qu'en son propre nom; il y exprime des principes au lieu de peindre des personnages. Il est créateur dans le comique, et non dans le relevé. Il a donné la vie à beaucoup de personnages risibles, pas à une figure poétique. Tandis que les peintres complets, comme Shakspeare, en face de Falstaff et de Caliban, produisent Ophélie et Ariel, Burns n'a pas donné en beau de pendant à ses Joyeux Mendiants et à Tam de Shanter. Même cette verve d'expression, cette perpétuelle trouvaille, cette bonne fortune et cette bonne humeur de langage le délaissent. La langue reste vigoureuse et simple, mais elle est plus monotone, plus abstraite. Elle se tient à quelque distance des objets, et par un artifice de construction littéraire. En même temps, au lieu d'être souple, prompte de mouvement, agile aux moindres détours de la réalité, elle est plus raide et plus tendue. Ce n'est plus une suite de touches qui tombent pressées sur le point qu'elles doivent rendre, c'est le développement oratoire. La pièce du Samedi soir peut servir d'exemple. L'inspiration en est haute et en fait en grande partie la beauté. Mais où sont la vie, l'individualité? Le laboureur n'est qu'un type général, à la façon du maître d'école ou du curé de village de Goldsmith. Le sujet demandait sans doute de la gravité, mais elle est ici un peu lente; le style, qui est large, a quelque chose de froid et de compassé! Le morceau manque de la saveur des véritables créations de Burns.

Il en faut conclure que Burns n'a pas rendu avec la même netteté la beauté des choses que leurs aspects familiers et comiques. Il a été plus créateur dans le grotesque que dans le sérieux. De la beauté répandue dans la vie, il a eu surtout le goût de la beauté morale. Lui qui est si peintre dans les faits de tous les jours, n'est plus, à une certaine hauteur, qu'un orateur. Il a l'ardeur, l'âpreté, l'éloquence; il cesse d'avoir la véritable création. Il a été un prédicateur de choses nobles et un peintre de choses vulgaires. Mais la vie est au-dessus de tout. Le côté des œuvres de Burns où sont les Joyeux Mendiants, La Veillée de la Toussaint, La Mort et le Dr Hornbook, Tam de Shanter, est plus de génie que celui où se trouve le Samedi soir, l'Ode de Bruce et les Conseils à un Jeune Homme.

Malgré cette préférence, il aurait été injuste de négliger cet aspect de Burns. Cela ajoute quelque chose à un homme d'avoir énergiquement aimé la liberté, la justice et la bonté mutuelle entre les hommes. Cela ajoute quelque chose à un poète de les avoir chantées avec des accents vibrants. Cela ajoutera beaucoup à la gloire de Burns de les avoir chantées en des chants si simples et si forts qu'ils ont fourni au peuple la poésie de ses droits, de ses colères, et de sa dignité.[Lien vers la Table des matières.]

V.
LE JUGEMENT DE LA VIE.

Au delà de ces nobles passions qui sont les ailes de la vie, il y a des pensées qui se placent en dehors d'elle, pour la mesurer et la juger. Il y a l'intelligence du peu qu'elle est, de sa brièveté, de sa vanité, de ses tristesses, de ses défaillances. Dans quelque joie ou quelque activité que l'homme existe, il n'a qu'une idée imparfaite de sa situation tant qu'il ne l'a pas envisagée par ce dehors et connue pour ce qu'elle est. C'est un contrôle qui nous empêche d'accorder trop d'importance à nos pauvres nous-mêmes, d'exagérer la petite place que nous tenons. Il est bon de savoir que les bonheurs sont de courts rêves que beaucoup, autour de nous, ne peuvent pas même rêver. Cela nous ramène au sentiment de la fuite et de la fragilité de la vie. Et cette conviction nous empêche d'être les dupes de nos propres espoirs, de nous enfermer dans l'égoïsme de notre propre satisfaction. En sachant le peu que tout cela vaut et dure, nous sommes plus préparés à le perdre ou à le partager; nous devenons plus sages et meilleurs. En vérité, il n'y a pas de tableau achevé de la vie, sans cet arrière-plan de mélancolie.

Burns a eu fortement cette sensation du rapide passage de la vie. Au milieu du rire et des plaisirs, il n'oublie jamais complètement que tout cela est l'éclat d'un flot qui passe, moins brillant s'il était moins rapide. Dans ses moments les plus joyeux, il semble brusquement avoir conscience de leur fuite et s'abandonne, sur cette pente de tristesse, à des réflexions sur la fuite de la vie elle-même.

Cette vie, autant que je le comprends,
Est une terre enchantée et féerique,
Où le plaisir est la baguette magique,
Qui, maniée adroitement,
Fait que les heures, comme des minutes, la main dans la main,
Passent, en dansant, très légères.

Sachons donc manier cette baguette magique;
Car, lorsqu'on a gravi quarante-cinq ans,
Vois, la vieillesse caduque, lasse, sans joie,
Avec une face ridée,
Arrive, toussant, boitant par la plaine,
D'un pas traînant.

Quand le jour de la vie approche du crépuscule,
Alors, adieu les promenades insouciantes et oisives,
Et adieu les joyeux gobelets écumants,
Et les sociétés bruyantes,
Et adieu, chères et décevantes femmes,
La joie des joies!

Ô vie! combien est charmant ton matin,
Les rayons de la jeune Fantaisie ornent les collines!
Méprisant les leçons de la froide et lente Prudence,
Nous nous échappons,
Comme des écoliers, au signal attendu
De s'éjouir et de jouer!

Nous errons ici, nous errons là,
Nous regardons la rose sur l'églantier,
Sans songer que l'épine est proche
Parmi les feuilles;
Et bien que la petite blessure menace,
Sa souffrance est si courte!

Quelques-uns, les heureux, trouvent un coin fleuri,
Pour lequel ils n'ont ni peiné, ni sué;
Ils boivent le doux et mangent le meilleur,
Sans souci, ni peine,
Et, peut-être, regardent la pauvre hutte
Avec un haut dédain.

Sans dévier, quelques-uns poursuivent la fortune;
L'âpre espérance tend tous leurs muscles;
À travers beau et laid, ils pressent la chasse,
Et saisissent la proie;
Alors, tranquillement, dans un coin plaisant,
Ils terminent la journée.

Et d'autres, comme votre humble serviteur,
Pauvres gens! n'observant ni règles, ni routes,
À droite, à gauche, s'écartant sans cesse,
Ils vont en zig-zags,
Tant qu'accablés par l'âge, obscurs, ayant faim,
Ils gémissent souvent.

Hélas! quel amer labeur et quels efforts!....
Mais, assez de ces pauvres plaintes moroses!
La lune inconstante de la Fortune pâlit-elle?
Qu'elle aille où elle veut!
Sous ce qu'elle conserve de lueur,
Chantons notre chanson![527]

Il y a encore de la gaîté et de l'insouciance dans ces vers. En certains endroits, le sentiment est plus sombre. La vie n'est pas seulement rapide, elle est mauvaise. Elle est faite de plus de maux que de biens. La terre est le théâtre d'innombrables douleurs où errent quelques joies.

Pourquoi hésiterais-je à quitter cette scène terrestre?
L'ai-je donc trouvée si pleine de charmes plaisants?
Quelques gouttes de joie avec des flots de mal entre elles,
Quelques rayons de soleil parmi des tempêtes renaissantes.
Sont-ce les agonies du départ qui alarment mon âme,
Ou la triste, haïssable et sombre demeure de la mort?[528]

De cette impression est sortie une pièce d'une grande mélancolie qui a pour titre et pour refrain L'Homme fut créé pour gémir. Par un crépuscule de novembre, au milieu des champs et des bois dénudés, on voit cheminer un vieillard dont les pas sont fatigués. Il semble usé de souci, ses traits sont sillonnés par les années, ses cheveux sont blancs. Cet étrange passant énumère toutes les amertumes dont est faite la vie, les duretés du sort, les duretés des hommes, auxquelles s'ajoutent nos propres folies.

Les unes après les autres, les folies nous conduisent,
Les passions licencieuses brûlent,
Elles décuplent la force de la loi de la nature:
Que l'homme fut créé pour gémir[529].

La pièce, qui se prolonge comme une lamentation, se termine par cette strophe découragée.

Ô mort! La plus chère amie du pauvre,
La plus douce et la meilleure!
Bienvenue l'heure où mes membres âgés
Seront étendus avec toi en repos!
Les grands, les riches craignent ton coup,
Arrachés à la pompe et au plaisir,
Mais, oh! tu es un soulagement béni pour ceux
Qui, las et accablés, gémissent![530]

Quelquefois ces réflexions sur la vie prennent un accent moderne Elles s'unissent aux aspects de la nature. Y a-t-il dans Chateaubriand ou dans Lamartine quelque chose de plus mélancolique, une plus intime union des tristesses de l'âme aux tristesses des choses que dans la pièce qui suit? Ce ne sont pas les invocations orageuses que René adresse à l'orage, ni les plaintes harmonieuses de l'Isolement. Il y a, dans la tranquillité même de cette scène, voilée de brume, quelque chose de plus tranquille et de plus accablé.

Le brouillard paresseux pend au front de la colline
Cachant le cours du ruisseau sombre et sinueux!
Combien sont languissantes les scènes naguère si vives,
Quand l'Automne remet à l'Hiver l'année pâlie.
Les forêts sont sans feuillage, les prairies sont brunes,
Et toute la gaie toilette de l'Été est envolée,
Laissez-moi seul errer, laissez-moi seul songer
Combien vite le temps s'envole, combien durement le sort me poursuit.

Combien j'ai vécu longtemps, mais combien j'ai vécu en vain!
Combien peu de la modique mesure de la vie me reste peut-être!
Quels aspects divers le vieux temps a pris dans sa course,
Quels liens le cruel Destin a déchirés dans mon cœur!
Combien imprudents ou pires, nous sommes jusqu'au sommet de la colline,
Et, sur la pente, combien faibles, assombris et navrés!
Cette vie, avec tout ce qu'elle donne ne vaut pas qu'on la reçoive.
Pour quelque chose au delà d'elle, sûrement l'homme doit vivre[531].

Ce ne sont pas là des sentiments très originaux. À toute époque, il y a eu des poètes qui s'en sont nourris, et on peut encore ajouter que Burns les a exprimés avec moins de profondeur que maint d'entre eux. Mais il ne faut pas oublier qu'en même temps il aime et rend la vie. Tandis que les autres semblent vivre dans les cimetières et ne fréquenter que les fossoyeurs, lui est un homme qui va aux fêtes, aux foires, aux marchés, là où il y a de jolies filles et des gars rubiconds. Sur son chemin, il traverse parfois l'enclos planté de croix où le gazon est ouvert pour une place nouvelle. Il s'y arrête un instant et continue. Cette courte méditation suffit pour qu'il emporte, dans l'agitation et le bruit, la tristesse qui les apprécie.

Ainsi que cela arrive presque constamment chez lui, les sentiments personnels sont rendus avec plus de force que les idées générales. Il parle surtout bien des amertumes de la vie qu'il a éprouvées lui-même. Parmi elles, il y en a deux qui ont pénétré en lui: la lassitude de vivre, et le sentiment douloureux des erreurs et des fautes que l'existence entraîne.

Il y a peu d'âmes harassées par les passions qui, à quelque moment, n'éprouvent la fatigue, le besoin d'une quiétude définitive, qui n'aient appelé la mort comme l'aïeule bienveillante sur le giron de laquelle il serait doux, ineffablement doux de s'endormir. Ce goût de la mort est surtout marqué chez les âmes qui manquent de but et de direction, soit que leurs passions, soit que les événements les aient jetées hors de la route. C'était déjà le vœu d'Hamlet désorienté et meurtri. Ce fut celui d'Edgar Poe qui portait sous son front de sourdes souffrances, et pour qui le fait d'exister semble avoir été douloureux. On se rappelle la pièce terrifiante, tant le désir de s'assoupir dans le néant y est ardent, et ces strophes, si poignantes à la manière de Poe, par la simple reprise de sons qui se répètent comme des lamentations:

Les gémissements et les plaintes,
Les soupirs et les sanglots
Sont apaisés maintenant,
Avec cet horrible battement
Au cœur! ah! cet horrible,
Horrible battement!

Le malaise, la nausée,
La souffrance impitoyable
Ont cessé avec la fièvre
Qui affolait mon cerveau,
Avec la fièvre appelée «vivre»
Qui brûlait dans mon cerveau![532]

Byron ne disait-il pas aussi:

Qu'est-ce que la mort? un repos du cœur![533]

Burns avait éprouvé ce même besoin de mourir. Sa nature violente, qui se dépensait par secousses fougueuses, aurait été sujette à des réactions et à des abattements, même dans son fonctionnement normal. Le malheur, en le jetant dans les plaisirs qui étourdissent, avait rendu ces dépressions plus fréquentes et plus profondes. Alors le découragement arrivait, la fatigue, une sorte de courbature de vivre, le souhait du repos définitif. Il a rendu cela avec une vigueur qui ne va pas loin de celle de Poe.

Et toi, puissance hideuse que la Vie abhorre,
Tant que la Vie peut fournir un plaisir,
Oh! écoute la prière d'un misérable!
Je ne recule plus, effrayé, épouvanté;
J'implore, je mendie ton aide amicale,
Pour clore cette scène de soucis!
Quand mon âme, dans une paix silencieuse,
Quittera-t-elle le jour morne de la vie?
Quand mon cœur fatigué cessera-t-il ses battements,
Froide poussière dans l'argile?
Plus de crainte alors, plus de larme alors,
Pour mouiller ma face inanimée;
Être serré, être étreint,
Dans ton glacial embrassement![534]

Ce goût de la mort fut également ressenti par Shelley. Trelawny raconte qu'un jour il dut le repêcher au fond de l'eau, où il s'était laissé couler et où il s'était roulé «comme un congre» en attendant paisiblement de mourir. Mais chez Shelley, c'était moins la lassitude de la vie présente que l'attrait de la vie commune, et le dessein de se réunir à la vaste existence universelle.

Le pauvre Burns avait de plus, à un haut degré, le sens des erreurs de la vie, de ses faiblesses. Ses propres souvenirs lui avaient enseigné combien les meilleures résolutions sont proches des défaillances, combien nos efforts vers le mieux trébuchent parmi les folies et les fautes.

La dame Vie, bien que la fiction puisse l'attifer
Et l'orner de fausses perles et de clinquant,
Oh! vacillante, faible et incertaine,
Je l'ai toujours trouvée,
Toujours tremblante, comme une branche de saule,
Entre le bien et le mal[535].

Avec ce sentiment lui revenaient les regrets et parfois les remords des mauvais passages de son passé. Il avait assez souffert, et il s'était assez forgé de malheurs, pour comprendre les leçons que la vie contient toujours et qu'elle inflige parfois. Dès qu'il touche à ce point, il devient grave. En quelque endroit de presque toutes ses pièces, le ton comique se suspend et les paroles sérieuses arrivent. Il fait, en repassant à travers ses propres erreurs, sa récolte de sagesse. Ce sont souvent des regrets, souvent des résolutions, parfois de véritables remords. Quelquefois, il arrache fortement à sa conduite un avertissement, brusque comme le chagrin qui nous atteint au bout d'une suite de faiblesses et tout d'un coup nous les dévoile. Il est plein de ces aveux et de ces conseils. La pièce qui a pour titre: Épître à un jeune Ami, et qui est si riche de paroles pratiques et viriles qu'on pourrait la comparer aux recommandations de Polonius à son fils, en est un exemple. Les exhortations se succèdent, portant sur tous les points où un homme doit être prémuni; pensées prudentes, avisées, en même temps qu'élevées, et toute cette sagesse aboutit à un retour mélancolique sur lui-même.

En termes de laboureur, «Dieu vous prospère»
À devenir chaque jour plus sage,
Et puissiez-vous mieux suivre ce conseil
Que ne l'a jamais fait le conseilleur.

Ces aveux sont épars de tous côtés dans son œuvre. Ils sont accompagnés de préceptes d'indulgence, dans lesquels on sent qu'il la réclame autant qu'il la conseille.

Ce quelque chose de grave, qui reparaît çà et là, suffit pour remettre toutes choses en leur place. Le rire et le comique restent au premier plan, mais ils ne sont pas seuls. Derrière leur gaîté sortent des avertissements et une voix plus austère qui ne laisse pas oublier ce que la vie contient de sérieux et d'imposant, qui en proclame les responsabilités. Par delà les scènes de la vie ordinaire qu'il excelle à peindre, il y a une pensée plus sévère qui les observe, qui les juge, les condamne ou les plaint. Parfois même, on l'a vu, il arrive jusqu'à la tristesse qui fait le fond de la vie et la clôt. Il n'avait pas encore connu le désenchantement de la vieillesse et la décoloration qui s'étend sur tout, mais il avait déjà eu des moments où l'inanité de nos courtes carrières apparaît. Il avait connu précocement ce terrible «À quoi bon?», qui visite, vers leur fin, les âmes les plus actives et les mieux réglées, celles qui ont fait le plus consciencieusement leur besogne de vivre; et qui assaille de meilleure heure celles qui se sont dispersées et n'ont pas donné tout ce qu'elles pouvaient. En sorte qu'une moralité se dégage après tout de son œuvre. Sa peinture de la condition humaine n'en représente pas seulement le côté insouciant, pittoresque et quotidien. Elle est plus complète. Elle n'en ignore ni les douleurs, ni les fragilités, ni les énigmes, tout le côté obscur et qui regarde du côté de la mort.[Lien vers la Table des matières.]

CHAPITRE III.

BURNS COMME POÈTE DE L'AMOUR.

Que Burns ait été un des plus charmants et peut-être le plus varié des poètes de l'amour, cela n'a rien qui puisse surprendre. La grande affaire de sa vie avait été l'amour. Sa propre existence est un véritable écheveau embrouillé où les intrigues s'entrelacent, se mélangent et se perdent, continuellement remplacées par de nouvelles. Dans cet enchevêtrement de passions ou de caprices, on n'a guère que ceux qui ont laissé une trace dans ses œuvres. Un révérend presbytérien, le docteur Hately Waddell, en a fait un relevé consciencieux. Il a dressé méthodiquement une liste alphabétique des héroïnes à qui Burns a dédié des vers. Ce catalogue ne comprend pas moins de cinquante noms[536]. C'est loin du chiffre de Don Juan; mais, pour une femme à qui on écrit des vers qui restent, combien d'autres à qui on dit des paroles qui passent? Si l'on faisait le relevé des noms charmants chantés par les autres poètes, dans combien de poètes faudrait-il prendre pour arriver à une demi-centaine d'héroïnes?

Cela même ne lui suffisait pas. Quand il n'était pas occupé d'amour pour son propre compte, il l'était pour les autres. Déjà à Tarbolton, il se trouvait dans le secret de la moitié des amours de la paroisse[537]. Plus tard et jusqu'à la fin, il continua ce rôle de confident. Lorsqu'un de ses amis était refusé, ajourné ou abandonné, il n'avait qu'à s'adresser à Burns, et Burns lui écrivait aussitôt des vers destinés à fléchir la cruelle, à décider l'indécise, ou à maudire la perfide. Il était une sorte d'écrivain public en matière d'amour. C'est ainsi qu'il a composé pour autrui quelques-unes de ses plus jolies chansons. Pour Clarke, le musicien, qui était épris d'une de ses élèves, il a écrit: Philis, la jolie. Pour James Johnson, le graveur, il a écrit: Toi, belle Eliza. Pour son ami Cunningham, qui aimait une jeune fille et en avait été abandonné, il a composé deux de ses plus poignantes poésies: Le Printemps a revêtu le Bois de Verdure, et Si j'avais une Caverne sur un Rivage lointain. Cunningham méritait d'ailleurs d'inspirer ces deux morceaux, car il demeura inconsolable. Longtemps après, vers le soir, il allait dans la rue où demeurait l'infidèle maintenant mariée, afin de voir son ombre passer sur les stores; puis il s'en retournait les larmes aux yeux[538]. Pour Willie Chalmers, Burns composa la chanson de Willie Chalmers; et pour un collègue de l'Excise, du nom de Gillespie, sa poétique romance du Bois de Craigieburn. Ce ne sont pas là des conjectures. On a son aveu; dans ses propres notes sur ses chansons, on trouve: «Mr Chalmers, un de mes amis particuliers, m'a demandé d'écrire une épître poétique à une jeune fille, sa Dulcinée. Je l'avais vue, mais je la connaissais à peine, et j'ai écrit ce qui suit[539]»; ou encore: «Cette chanson fut composée sur une passion que Mr Gillespie, un de mes amis particuliers, avait pour Miss Lorimer, plus tard, Mrs Whelpdale[540]». Il allait au-devant des demandes et proposait ses services. Il écrivait à Johnson: «Avez-vous une belle déesse qui vous entraîne comme une oie sauvage, dans une poursuite de dévotion amoureuse? Faites-moi connaître quelques-unes de ses qualités, comme, par exemple, si elle est brune ou blonde, grasse ou maigre, petite ou grande, etc; choisissez votre air et je chargerai ma muse de la célébrer[541]». Ainsi, il ne pouvait jamais rester désœuvré du côté de l'amour, et, à ses propres intrigues, il ajoutait celles des autres.

Et ce n'est pas tout. Lorsque l'amour a pris ainsi possession d'une âme, l'a remplie de son rêve et l'a faite sienne, il y chante, pour ainsi dire, de lui-même. Il n'est plus besoin qu'une circonstance particulière y éveille des paroles éprises; elles y naissent sans cause, comme les soupirs d'un luth. Quand l'esprit de Burns n'était pas occupé d'amours réels, pour lui ou ses amis, il s'en créait d'imaginaires. Il portait constamment en lui des épisodes rêvés, des déclarations toujours prêtes, des ivresses ou des tristesses feintes, des romans innombrables, dont son cœur, à qui la réalité ne suffisait pas, entretenait son infatigable préoccupation d'amour. On peut se représenter ce qu'il a pu passer de combinaisons amoureuses dans un esprit ainsi employé. Une rencontre, un site favorable, un rien lui faisaient construire de ces rêveries, de ces châteaux en Espagne, aux fenêtres garnies de jolis visages. Son cœur était toujours inquiet d'amour,

comme la boussole
Tout en vacillant tourne au pôle.

C'était son opinion que, pour bien parler de l'amour, il faut l'avoir éprouvé. «Shenstone, dit-il, observe finement que les vers d'amour sans passion réelle sont le plus fade de tous les jeux d'esprit, et j'ai souvent pensé qu'un homme ne peut être un juge compétent de compositions amoureuses à moins d'avoir été lui-même, en un ou plusieurs cas, un fidèle fervent de cette passion[542]». Si cette théorie est vraie, il y a eu peu d'hommes mieux préparés que lui.

Avec la spontanéité de production qu'avait Burns de traduire, sur le champ, en vers, ce qu'il ressentait, on comprend qu'il soit sorti, de ce travail continuel de son esprit, une quantité considérable de pièces. Et quelle variété! Tous les sentiments de l'amour y passent et s'y agitent: les premières timidités, les aveux chastes, les rêves d'un instant, les félicités, les angoisses, les reproches, les désespoirs, les douleurs des séparations, les joies âpres et avides des possessions secrètes et rares, les lourdes ivresses des possessions banales, les déclarations jetées en passant comme par un voyageur pressé, les longs souvenirs emportés dans le sang même du cœur, les professions d'inconstance et les serments de fidélité, les humilités et les révoltes en face du dédain, les adorations qui s'adressent à l'âme et celles qui s'éprennent du corps, les enchantements des débuts et les amertumes des fins d'amour, les rêveries très chastes et les désirs semblables à des charbons ardents, les amitiés qui sont à deux doigts de l'amour, et les amours qui prennent le chemin de l'amitié, toutes les extases et toutes les épreuves, toutes les nuances de la passion la plus riche en emportements et en raffinements, un pêle-mêle de tout ce que l'amour peut inspirer de poétique, de délicat, et de brutal à l'ondoyant cœur humain. Et ces sentiments se jouent, se répercutent, se multiplient, dans toutes les situations où une imagination infatigable et un cœur qui l'aurait fatiguée ne cessaient de s'aventurer, chacun de son côté: fiançailles, abandons, séparations par la mort ou l'éloignement, adieux, retours, absences qui rougissent les yeux de l'épouse, l'amour légitime, l'adultère, la naissance d'enfants dont se réjouit le foyer, la venue de ceux qu'aucun foyer ne connaîtra, tous les dangers, toutes les folies, dans lesquels la passion toute puissante pousse les hommes. De telle sorte qu'on rencontre dans cette partie de l'œuvre de Burns, tous les accidents, toutes les variantes qu'il est possible d'imaginer, et qu'on en composerait une anthologie où se déroulerait la gamme entière des sentiments et des situations de l'amour.

Comment choisir dans ce nombre de pièces souvent aussi parfaites les unes que les autres? Comment surtout les répartir? Elles sont toutes différentes et chacune d'elles a son originalité. Il faudrait presque une traduction complète, et ce ne serait encore en représenter que le nombre. La couleur, la grâce et l'accent seraient perdus en route et, en même temps, ce qui peut parfois en tenir lieu, le commentaire constant de la critique qui marche à côté des citations, avertit de ce qui leur manque et essaye, par des exemples pris dans notre propre langue, de donner une idée du charme absent. Nous avons essayé de mettre un peu d'ordre dans cette confusion de belles choses. Nous ne pouvons nous dissimuler que c'est un vain essai de groupement, presque nuisible à l'ensemble. C'est comme si on voulait classer ces amas de jolies coquilles accumulées par la mer au bord de certaines baies. Une partie de leur beauté est dans leur abondance et leur mélange. Cependant, n'est-il pas permis d'en prendre quelques poignées, d'examiner de combien de sortes il y en a, de quelles fines nuances elles sont vêtues; quitte à les rejeter ensuite dans la masse nacrée, rose et lilas, où les autres sont demeurées? On a ainsi, avec l'idée du riche ensemble, celle de la variété et de la finesse, et une admiration plus complète qui tient, pour ainsi dire, les choses aux deux bouts. Ainsi faisons-nous avec les poésies amoureuses de Burns. Nous en prenons au hasard; un autre en prendrait de différentes; et nous aurions tous deux les mains pleines de délicates choses. Mais, en les regardant une à une, il ne faut pas oublier que nous avons à nos pieds le tas de fines coquilles où nous pourrions puiser encore.[Lien vers la Table des matières.]

I.
LA POÉSIE DE L'AMOUR.

Avant toutes ces pièces et dominant les sentiments qu'elles traduisent, on peut placer, en manière de prélude, les chants à l'amour lui-même. Depuis six mille ans qu'il y a des hommes et qui aiment, comme dirait La Bruyère, les hymnes qu'il a reçus ont été plus nombreux que les levers du soleil. Depuis ceux qui l'ont célébré comme une des forces de la nature et une des joies de l'univers, jusqu'à ceux qui l'ont dénoncé comme le fléau du monde et la plus exécrable des folies, un chœur immense d'hymnes triomphaux ou de malédictions a monté vers lui des lèvres humaines. Il n'est guère de poète qui ne l'ait salué à sa manière, qui n'en ait parlé selon les délices ou les déceptions qu'il a cru qu'il lui devait. Burns avait eu trop souvent affaire à lui pour n'en rien dire. C'était pour lui, «l'alpha et l'oméga du bonheur humain[543]», «la goutte de plaisir céleste», «le seul cordial dans cette vallée mélancolique[544]», «l'étincelle de feu céleste qui éclaire la hutte hivernale de la misère»; «sans lui, la vie pour les pauvres habitants des chaumières serait un don de malédiction[545]». Il l'a chanté, non pas comme le désir universel dont sont travaillés les profondeurs des mers et les entrailles de la terre; son esprit ne généralisait pas ses passions; mais comme ce qui faisait le charme de sa vie, et le plaisir qui effaçait tous les autres. Et, dans le concert des pièces à l'Amour, son léger air de flûte a cependant sa place, est original par quelque chose de preste et de délibéré.

Les roseaux verdissent Ô!
Les roseaux verdissent Ô!
Les plus douces heures que je passe,
Je les passe avec les fillettes, Ô!

Il n'y a rien que soucis de tous côtés,
Et dans chaque heure qui passe Ô;
Que signifierait la vie de l'homme,
S'il n'était point de fillettes Ô!

Les gens mondains peuvent suivre la richesse,
Et la richesse leur échapper toujours Ô;
Lors même qu'ils l'atteindraient enfin,
Leur cœur n'en saurait jouir Ô!

Mais donnez-moi une douce heure vers le soir,
Mes bras autour de ma chérie Ô,
Et les soins mondains et les gens mondains
Peuvent aller sens dessus dessous Ô!

Pour vous, les graves, qui vous moquez de cela,
Vous n'êtes que des stupides ânes Ô;
L'homme le plus sage que le monde ait vu
A chèrement aimé les fillettes Ô!

La vieille nature déclare que ces charmantes chéries
Sont à ses yeux son plus noble ouvrage Ô;
Sa main novice s'est essayée sur l'homme,
Et puis, elle a fait les fillettes Ô!

Les roseaux verdissent Ô
Les roseaux verdissent Ô!
Les plus douces heures que je passe
Je les passe avec les fillettes Ô![546]

À côté de cette pièce et comme suspendue à elle, se trouve l'apologie de l'inconstance que tant de poètes ont faite. Presque tous l'ont faite avec les mêmes images, avec celles qui expriment le mieux la mobilité et la fuite: les flots, les nuages, les couleurs, tout ce qui échappe sans cesse, est insaisissable.

Que la femme ne se plaigne pas
D'inconstance en amour,
Que la femme ne se plaigne pas,
Que l'homme infidèle aime à changer.
Voyez par toute la nature,
Sa loi puissante veut qu'on change.
Dames, serait-il pas étrange
Si l'homme alors était un monstre?

Voyez les vents, voyez les cieux,
La montée de la mer et sa descente;
Soleil et lune se couchent pour se lever,
Et les saisons tournent, tournent.
Pourquoi vouloir que l'homme chétif
Résiste au plan de la Nature?
Nous serons constants, tant que nous pourrons,
Vous ne pouvez pas plus, savez-vous?[547]

«Pouvez-vous contraindre la mer à sommeiller tranquillement, le lis à garder sa fraîcheur, le tremble à ne pas frissonner, pouvez-vous contraindre l'abeille à ne pas voltiger et le col du ramier à ne pas chatoyer, alors vous pourrez contraindre l'amour à durer toujours,» disait un autre poète écossais qui fut presque le contemporain de Burns[548]. Ils sont de l'école de ce personnage de Shakspeare, qui prétendait que, comme un clou en chasse un autre, le souvenir de son dernier amour était chassé par un nouveau, et que celui-ci se fondait comme une image de cire près du feu, ne gardant plus l'empreinte de ce qu'elle était[549]. Ce ne sont pas les métaphores qui ont jamais manqué aux poètes pour rendre la fuite continuelle de l'amour. Peut-être ceux-là seraient-ils encore davantage dans le vrai qui diraient des vents et des flots qu'ils sont aussi inconstants que le cœur humain.

De ce groupe de poésies amoureuses on peut en rapprocher un autre. Ce sont des pièces impersonnelles. Elles ont été inspirées par des sentiments que Burns n'a pas pu éprouver pour son compte, mais que son esprit, toujours occupé de la même passion, s'est amusé à ressentir. Il y en a toute une série. Ce sont souvent des plaintes de jeunes filles. Elles pleurent l'infidélité, l'exil ou la mort de leur amant. L'une, se promenant un soir d'été, quand les joueurs de cornemuse et les jeunes gens sont en train de jouer, aperçoit son faux ami et s'éloigne en pleurant[550]. Une autre pense à son matelot qui est au loin: pendant que les troupeaux sont haletants autour d'elle, sous le midi, peut-être est-il à son canon, sous le soleil brûlant; quand l'hiver déchire la forêt et flagelle l'air hurlant, elle écoute en priant et en pleurant le rugissement du rivage rocheux[551]. Une veuve des Hautes-Terres se lamente: elle vient vers les Basses-Terres, sans un penny dans sa bourse pour payer son repas. Il n'en était pas ainsi dans les Hautes-Terres; elle avait des vaches qui broutaient sur les collines et des brebis qui couraient sur les mamelons; mais Donald a été tué sur la plaine de Culloden, et aucune femme dans le vaste monde n'est aussi misérable qu'elle[552]. De pauvres filles délaissées gémissent et se repentent d'avoir été trop confiantes et trop faibles. Partout, ce sont des regrets cachés et à peine trahis par un soupir.

Tu briseras mon cœur, toi, bel oiseau,
Qui chantes sur la branche!
Tu me rappelles les jours heureux,
Quand mon faux ami était sincère.

Tu briseras mon cœur, toi, bel oiseau,
Qui chantes près de ta compagne!
Car ainsi j'étais aimée et ainsi je chantais,
Et j'ignorais ma destinée[553].

Souvent j'ai erré près du joli Doon,
Pour voir le chèvrefeuille s'entrelacer;
Et tous les oiseaux chantaient leurs amours,
Et ainsi je chantais le mien!

Le cœur léger, je cueillis une rose
Sur son boisson épineux;
Et mon faux ami m'a dérobé la rose
Et ne m'a laissé que l'épine![554]

Plus tard les regrets sont plus clairs et plus douloureux et la douleur de l'abandon se mêle à la honte et au chagrin de la famille.

Oh! amèrement, je regrette, faux ami,
Oh! douloureusement, je regrette
D'avoir jamais entendu votre langue flatteuse,
Et d'avoir vu votre visage.

Oh! j'ai perdu mes joues roses,
Et aussi ma taille si fine,
Et j'ai perdu mon cœur léger
Qui songeait peu à une chute.

Il me faut subir le rire moqueur,
De mainte fille hardie,
Alors que, si on connaissait toute la vérité,
Sa vie a été pire que la mienne.

Chaque fois que mon père pense à moi,
Il regarde fixement le mur;
Ma mère s'est mise au lit,
De penser à ma chute.

Chaque fois que j'entends le pas de mon père,
Mon cœur éclate presque de douleur;
Chaque fois que je rencontre le regard de ma mère,
Mes larmes tombent comme la pluie.

Hélas! qu'un arbre si doux de l'amour
Porte un fruit aussi amer!
Hélas! qu'un plaisant visage
Cause des larmes si arrières!

Mais la malédiction du ciel écrase l'homme
Qui désavoue l'enfant qu'il a fait,
Ou laisse la douloureuse fillette qu'il a aimée
Porter des habits en haillons![555]

La note n'est pas toujours aussi mélancolique. Il y a, chemin faisant, de petits morceaux légers, des refrains d'amour, sans beaucoup de sens, comme ceux qu'on fredonne sur une route un jour de printemps.

Quand mai rose arrive avec des fleurs,
Pour parer ses gais buissons au feuillage épandu,
Alors ses heures sont occupées, occupées,
Au jardinier, avec sa bêche.
Les eaux de cristal tombent doucement,
Les oiseaux joyeux sont tous amoureux,
Les brises parfumées soufflent autour de lui,
Le jardinier avec sa bêche.

Quand le matin pourpre éveille le lièvre
Qui va chercher son repas matinal,
Alors à travers les rosées, il s'en va,
Le jardinier avec sa bêche.
Quand le jour expirant dans l'ouest
Tire le rideau du sommeil de la nature,
Il vole vers les bras de celle qu'il préfère,
Le jardinier avec sa bêche[556].

Ou bien, ce sont des fantaisies en peu de mots; un petit conte. C'est Katherine Jaffray qui vivait dans cette vallée, et le lord de Lauverdale qui est venu du sud pour la courtiser, mais sans lui dire qui il était jusqu'au jour du mariage[557]. C'est un lord qui est parti à la chasse sans chiens ni faucons. Et pourquoi? C'est que son gibier n'est pas loin de certaine chaumière où reste Jenny. Pour elle, il oublie sa lady avec toutes ses toilettes.

La robe de ma lady, il y a des rubans dessus,
Et des fleurs d'or rares dessus;
Mais le corset et le corsage de Jenny,
Mon lord en fait beaucoup plus de cas.

Par delà ce moor, par delà ces mousses,
Où les coqs de bruyère passent à travers la bruyère,
Là vit la fille du vieux Collin,
Un lis dans une solitude.

Ses jolis membres se meuvent aussi doucement
Que des notes de musique dans les hymnes des amants,
Un diamant humide est dans ses yeux bleus,
Où nage follement l'amour joyeux.

Ma lady est soignée et ma lady est bien habillée,
C'est la fleur et le caprice de l'ouest;
Mais la fillette qu'un homme préfère,
Oh! celle-là est la fillette qui le rend heureux[558].

À cela, il faudrait ajouter quelques imitations des anciennes ballades. C'est celle de lord Gregory qui représente une femme délaissée venant frapper à la tour de son seigneur[559]. C'en est une autre très touchante et très belle, sur le même sujet, seulement c'est un homme qui vient retrouver celle qu'il croit infidèle.

Oh! ouvre la porte, montre-moi de la pitié,
Oh! ouvre la porte pour moi, oh!
Bien que tu aies été fausse, je resterai fidèle,
Oh! ouvre la porte pour moi, oh!

Froide est la rafale sur ma joue pâlie,
Mais plus froid est ton amour pour moi, oh!
Le froid qui gèle la vie dans mon cœur,
N'est rien auprès des douleurs qui me viennent de toi, oh!

La pâle lune se couche derrière les vagues blanchissantes,
Et ma vie est à son coucher, oh!
Faux amis, fausse amie, adieu jamais plus,
Je ne vous troublerai, ni eux, ni toi, oh!

Elle a ouvert la porte, elle l'a ouverte toute grande,
Elle voit son pâle cadavre sur la plaine, oh!
«Mon seul amour!» s'écria-t-elle, et elle tomba près de lui,
Pour ne se relever jamais, oh![560]

La ballade de lady Mary Ann, dans une note plus gaie, est aussi un joli petit morceau.

Oh! lady Mary Ann
Regarde par-dessus le mur du château,
Elle a vu trois jolis garçons
Qui jouaient à la balle.
Il était le plus jeune,
La fleur d'eux tous,
Mon joli petit gars est jeune,
Mais il pousse encore.

Oh! père! oh! père,
Si vous le jugez bon,
Nous l'enverrons un an
Encore au collège.
Nous coudrons un ruban vert
Autour de son chapeau,
Afin que l'on sache bien
Qu'il est à marier encore.

Lady Mary Ann
Était une fleur dans la rosée
Doux était son parfum,
Et jolie était sa couleur.
Et plus elle fleurissait,
Plus elle était charmante,
Car le lis en bouton
Embellira encore.

Le jeune Charlie Cochrane
Était une pousse de chêne,
Beau et fleurissant,
Et droit était son corps.
Le soleil prenait plaisir
À briller pour lui,
Et il sera l'orgueil
De la forêt encore.

L'été est parti
Où les feuilles étaient vertes,
Et loin sont les jours
Que nous avons vus.
Mais de bien meilleurs jours,
J'espère, reviendront;
Car mon joli garçonnet est jeune
Et il pousse encore[561].

Enfin, il faut encore mettre des dialogues dans le genre de celui d'Horace et de Lydie, qui, fort à la mode dans la littérature amoureuse du XVIIIe siècle, ne comptent pas parmi ses productions très personnelles[562]. À côté de ces jeux, il a fait de petits récits de scènes d'amour qui sont, au contraire, des bijoux de simplicité et d'émotion, bien à lui. Le plus célèbre est peut-être Le Pauvre et l'Honnête Soldat. Il était un soir d'été dans une auberge quand il vit passer devant la fenêtre un pauvre soldat fatigué. Il le fit appeler et lui demanda ses aventures, puis tomba aussitôt dans une de ces absences qui lui étaient ordinaires. Au bout de quelques instants, il avait composé un petit drame:

Quand la rafale mortelle de la sauvage guerre fut passée,
Et la douce paix fut de retour,
Trouvant maint doux bébé sans père,
Et mainte veuve en deuil,
Je quittai l'armée et les tentes des camps,
Où longtemps j'avais été soldat,
Mon maigre havresac pour toute ma fortune,
Un pauvre et honnête soldat.

Ma poitrine portait un cœur loyal, léger.
Le pillage n'avait pas souillé ma main;
Et vers la douce Écosse, vers mon pays,
Joyeusement je me mis en marche:
Je songeais aux rives de la Coil,
Je songeais à ma Nancy,
Je songeais au sourire charmeur
Où ma jeune fantaisie s'est prise.

Enfin, j'arrivai dans la jolie vallée
Où j'avais joué en mes jeunes années;
Je passai le moulin, l'épine du rendez-vous
Où souvent j'ai courtisé Nancy:
Qui vis-je sinon ma chère fillette aimée,
Près de la demeure de sa mère!
Je me détournai pour cacher le flot
Qui gonflait mes yeux.

D'une voix altérée, je lui dis: «Douce fillette,
Douce comme la fleur de cette épine,
Oh! heureux, heureux puisse être celui
Qui est chéri de ton cœur.
Ma bourse est légère, j'ai loin à aller,
Et je voudrais bien loger chez toi.
J'ai servi mon roi et mon pays longtemps,
Aie pitié d'un soldat!»

Tristement, elle me regarda.
Elle était plus adorable que jamais;
Et elle me dit: «J'ai aimé autrefois un soldat,
Je ne l'oublierai jamais.
Notre humble toit et notre humble repas,
Vous en aurez votre part.
Ce signe vaillant, cette chère cocarde,
Vous êtes bienvenu, à cause d'elle».

Elle regarda, elle rougit comme une rose,
Puis pâlit comme un lis,
Elle tomba dans mes bras, en disant:
«Es-tu mon cher Willie»?
«Par celui qui fit le soleil et le ciel,
Et qui protège l'amour vrai,
Je suis bien lui! ainsi puissent toujours,
Les amants fidèles avoir leur récompense.

«Les guerres sont finies, et je suis de retour,
Et je te retrouve fidèle de cœur;
Quoique pauvres de biens, nous sommes riches d'amour
Et nous ne nous quitterons plus».
Elle me dit: «Mon grand'père m'a laissé de l'or,
Une ferme bien fournie;
Viens, mon fidèle gars-soldat,
Tu es bienvenu à tout partager».

Pour de l'or, le marchand sillonne la mer,
Et le fermier laboure la terre;
Mais la gloire est la récompense du soldat,
La richesse du soldat est l'honneur:
Ne méprisez pas le pauvre et brave soldat,
Ne le traitez pas en étranger;
Souvenez-vous qu'il est le soutien de son pays,
Au jour et à l'heure du danger[563].

Ce morceau a pris en Écosse la popularité moitié sentimentale et moitié patriotique de certaines chansons militaires de Béranger.

Il est cependant inférieur, selon nous, à la ravissante idylle qui suit. Les détails sont réels; mais des vers d'une poésie exquise, entre autres la sixième strophe, les relèvent et les parent, de façon à faire de ce petit récit un modèle de vérité et de grâce. Ce n'est pas une des inspirations éloquentes et ardentes de Burns; c'est un petit travail d'artiste sobre et délicat. Il n'a rien écrit de plus parfait en ce genre.

Il y avait une fillette, et elle était jolie,
Qu'on la vit à l'église ou au marché;
Quand toutes les plus belles filles étaient assemblées,
La plus belle fille était la jolie Jane.

Toujours elle aidait sa mère dans son travail,
Et toujours elle chantait si joyeusement
Que l'oiseau le plus gai sur le buisson
N'avait pas un cœur plus léger qu'elle.

Mais les éperviers ravissent les jeunes
Qui mettent une joie bénie dans le nid du petit linot;
Et le froid flétrit les plus brillantes fleurs,
Et l'amour brise la paix la plus profonde.

Le jeune Robin était le plus beau gars,
La fleur et l'orgueil de tout le vallon;
Et il avait des bœufs, des moutons, et des vaches,
Et neuf ou dix fringants chevaux.

Il alla avec Jane à la foire,
Il dansa avec Jane, sur la dune;
Et bien longtemps avant que la pauvre Jeannette ne le sût,
Elle avait perdu son cœur, son repos était perdu.

Comme dans le sein du ruisseau
Le rayon de lune repose, quand tombe la rosée des crépuscules,
Ainsi tremblant, pur, et tendre était l'amour,
Dans le cœur de la jolie Jane.

Et maintenant, elle aide sa mère à son travail,
Et sans cesse elle soupire de peine et de souci,
Cependant elle ne sait pas ce qui la fait souffrir,
Ou ce qui pourrait la guérir.

Mais le cœur de Jeannette bondit légèrement,
Et la joie brilla dans son œil,
Quand Robin lui dit un conte d'amour,
Au soir, sur la prairie où croissent les lis!

Le soleil descendait à l'ouest,
Les oiseaux chantaient dans chaque buisson,
Il pressa doucement sa joue contre la sienne,
Et murmura ainsi son conte d'amour:

«Ma jolie Jane, je t'aime!
Crois-tu que tu pourras m'aimer?
Veux-tu quitter la chaumière de ta mère,
Et apprendre à diriger la ferme avec moi?

«Ni dans la grange, ni dans l'étable, tu n'auras à travailler,
Tu n'auras rien pour te troubler,
Tu n'auras qu'à errer dans les bruyères fleuries
Et à surveiller à mes côtés les blés onduleux».

Que pouvait faire la pauvre Jane?
Elle n'eut pas le cœur de dire «non».
Elle finit par rougir, c'était doucement consentir,
Et l'amour ne les a pas quittés![564]

On pourrait ajouter à celles-là la pièce un peu vive pour être citée, mais charmante de coloris: La jolie fille qui a fait mon lit. Elle fut composée sur une aventure de Charles II, quand il errait et se cachait dans le Nord, aux environs d'Aberdeen, au temps de l'usurpation. Il forma une petite affaire[565] avec une fille de la maison de Port-Lethan, qui était «la fille qui avait fait le lit» pour lui[566].

Burns a été plus loin; il a chanté la longue fidélité de deux existences passées ensemble, le sentiment d'attachement et de longue reconnaissance réciproque qui sort peu à peu de la passion, à mesure que celle-ci s'enfonce avec la jeunesse, il a, selon le vers admirable d'Hugo, célébré la douceur «des vieux époux usés ensemble par la vie[567]»; et il l'a fait dans une petite chanson exquise d'émotion vraie et simple.

John Anderson, mon amoureux, John,
Quand nous nous connûmes d'abord,
Vos cheveux étaient noirs comme le corbeau,
Et votre beau front était poli;
Mais maintenant votre front est chauve, John,
Vos cheveux sont pareils à la neige;
Mais bénie soit votre tête blanche,
John Anderson, mon amoureux.

John Anderson, mon amoureux, John,
Nous avons gravi la colline ensemble;
Et maint jour de bonheur, John,
Nous avons eu l'un avec l'autre;
Maintenant il nous faut redescendre, John,
Nous nous en irons la main dans la main,
Et nous dormirons ensemble au pied de la colline,
John Anderson, mon amoureux[568].

Il fallait que son imagination eût vraiment exploré toutes les situations de l'amour pour l'avoir conduit jusqu'à celle qu'il était le plus incapable de connaître par lui-même.

Au milieu de ce vaste nombre de pièces, les qualités et les manières sont aussi variées que les sentiments. Parfois, bien que la chose soit rare, on sent chez lui presque uniquement l'artiste, le délicat et précieux ouvrier en paroles. Ce sont les pièces qui appartiennent à la seconde partie de sa vie, quand son habileté était devenue grande, faites aux jours où l'inspiration baissait un peu sa flamme. Il reprenait alors volontiers un de ces canevas communs à tous les poètes, sur lesquels ils brodent, en les variant légèrement, des motifs semblables, arrangeant les mêmes fleurs en bouquets différents. Mais comme, avec une simple touche, il rajeunit et renouvelle ces vieux sujets! À la suite d'Anacréon, il n'est guère de poète qui n'ait souhaité d'être un des objets touchés par la bien-aimée; l'agrafe qui serre sa gorge, l'escabeau qui supporte ses pieds[569]. C'est un sujet bien usé, et cependant il en a encore tiré une jolie chanson.

Oh! si mon amie était ce joli lilas,
Dont les fleurs violettes s'offrent au printemps,
Et moi un oiseau pour m'y abriter,
Lorsque fatigué sur mes petites ailes!

Comme je serais triste, quand il serait déchiré
Par l'automne farouche et le dur hiver!
Mais comme je chanterais, sur mes ailes joyeuses,
Quand le jeune mai renouvellerait sa floraison!

Oh! si mon amie était cette rose rouge,
Qui pousse sur le mur du château;
Et moi, une goutte de rosée,
Pour tomber dans son joli sein!

Oh! là, heureux ineffablement,
Je me nourrirais de beautés toute la nuit,
Enfermé et sommeillant dans ses plis satinés,
Jusqu'à ce que la lumière de Phébus m'en chasse[570].

Il en est de même pour ces énumérations de fleurs si chères à toutes les poésies, surtout à la poésie anglaise. Les poètes anglais sont de grands connaisseurs de fleurs; ils en parlent avec fine richesse et une précision particulières. Si un savant accomplissait ce travail de botanique littéraire très minutieux, on trouverait probablement que le catalogue de leur flore est plus long, leurs observations plus exactes, que ceux des poètes étrangers; les serres de la littérature anglaise sont les plus riches du monde. Qu'on n'oublie pas que la poésie anglaise est littéralement parfumée par toutes les fleurs des champs, des jardins et des bois. Si cet éloge paraît excessif, qu'on songe au vieux poète de la Feuille et la Fleur; qu'on pense aux passages floraux dont les pièces de Shakspeare sont parées, aux clairières du Songe d'une nuit d'été, aux couplets d'Ophélie, à mille traits comme les délicieuses paroles d'Arvirargus.

Avec les plus belles fleurs
Tant que l'été durera et que je vivrai ici, Fidèle,
J'embaumerai la triste tombe; tu ne manqueras
Ni de la fleur qui est comme ta face, la pâle primevère,
Ni de la jacinthe azurée comme tes veines, ni non plus
De la feuille de l'églantine qui, pour ne pas la calomnier,
N'était pas plus douce que ton baleine.[571]

Qu'on se représente l'amas, les brassées de fleurs, sous lesquelles Milton fait disparaître le cercueil de son ami Lycidas: la hâtive perce-neige, la jacinthe, le pâle jasmin, l'œillet blanc, la pensée striée de jais, la violette, la rose moussue, le chèvrefeuille, et la pâle primevère qui penche sa tête pensive, et toutes les fleurs que portent les broderies du deuil[572]. Qu'on pense au plus surprenant poème qui jamais ait été écrit sur les fleurs, à cette admirable et touchante Sensitive de Shelley, avec sa galerie de fleurs, dont l'expression est rendue comme en une suite de pastels féminins, et dont les âmes délicates sont devinées et pénétrées comme par la sympathie d'un Ariel[573]. Et Wordsworth! Et tant d'autres: Herrick, Tennyson, Browning! Si on plantait sur la tombe de chaque poète anglais un seul pied de chacune des plantes qu'il a chantées, ils dormiraient tous sous des floraisons épaisses, et le parfum du printemps en serait augmenté.

Naturellement; les poètes ont fait usage de leurs connaissances florales pour en tirer des images. Les femmes ont été, par eux, comparées aux fleurs, de mille manières ingénieuses. On comprend que, s'il est un point difficile à rajeunir, ce soit celui-là. Les poètes contemporains s'en tirent en reportant leurs similitudes sur des fleurs rares et tropicales. Burns n'avait pas cette ressource. Cependant, ses petites offrandes de fleurs familières resteront parmi tant d'autres. Elles n'ont ni la variété, ni les luxuriances de coloris de certaines gerbées, mais elles sont si simples et si fraîches! Ce ne sont pas des bouquets assortis aux beautés fières et fastueuses de grandes dames. Les siens sont cueillis «en un champ voisin», et faits pour des corsages de paysannes simples et fraîches comme eux.

Oh! l'amour s'aventurera
Là où il n'aimerait pas être vu;
Oh! l'amour s'aventurera
Où la prudence était naguère;
Mais j'irai par cette rivière,
Et parmi ces bois si verts,
Et j'y formerai un bouquet
Pour ma très chérie May.

Je cueillerai la primevère,
Première mignonne de l'année;
Et je cueillerai l'œillet,
L'emblème de ma chérie,
Car elle est un œillet parmi les femmes,
Elle est la fleur sans rivale;
Et j'en formerai un bouquet
Pour ma très chérie May.

Je cueillerai la rose entr'éclose,
Quand Phébus jette un premier regard,
Car elle est comme un baiser embaumé
De sa douce et jolie bouche;
L'hyacinthe est pour la constance,
Avec son bleu inaltérable;
Et j'en formerai un bouquet
Pour ma très chérie May.

Le lis est une fleur pure,
Et le lis est une belle fleur,
Et dans son sein délicat
Je placerai la fleur du lis;
La pâquerette est pour la simplicité
Et un air candide;
Et j'en formerai un bouquet
Pour ma très chérie May.

Je cueillerai l'aubépine,
Avec sa chevelure grise et argentée,
Là où comme un vieillard
Elle se tient dans l'aube;
Mais le nid du petit chanteur dans le buisson,
Je ne l'emporterai pas;
Et j'en formerai un bouquet
Pour ma très chérie May.

Je cueillerai le chèvrefeuille,
Quand l'étoile du soir est proche,
Et les gouttes diamantées de rosée
Seront ses yeux si clairs;
La violette est pour la modestie,
Il lui sied bien de la porter;
Et j'en formerai un bouquet
Pour ma très chérie May.

Je mettrai autour du bouquet
Le ruban de soie de l'amour,
Et je le placerai à sa poitrine,
Et je jurerai par les cieux
Que jusqu'à ma dernière goutte de vie
Ce ruban restera noué;
Et j'en formerai un bouquet
Pour ma très chérie May[574].

Il a repris maints des sujets et des comparaisons ordinaires parmi les poètes, mais avec le coloris, l'éclat d'épithètes, une sorte de sensualité de couleur, qui frappent dans nos poètes de la Renaissance. Il a, comme eux, cette qualité que les mots tels que: rosée, rose, mai, qui pour nous sont un peu usés, ont l'air d'être neufs chez lui. Il semble comme eux les avoir employés avec joie, nouveauté et naïveté. Ils ont gardé tout leur lustre matinal. Les deux pièces qui suivent n'ont-elles pas la teinte riche et pourprée de certaines pièces de Ronsard? Elles ont été composées toutes deux pour Miss Cruikshank, la fille de son ami d'Édimbourg, presque une enfant, comme celle que Ronsard appelait «fleur angevine de quinze ans[575]». Ce sont ces pièces qu'un critique appelle: «the rosebud pieces to Miss Cruikshank». Elles ne sont que l'idée, exprimée avec des qualités semblables, dans ces vers des Amours:

Comme on voit sur la branche, au mois de mai, la rose
En sa belle jeunesse, en sa première fleur,
Rendre le ciel jaloux de sa vive couleur,
Quand l'aube, de ses pleurs, au poinct du jour l'arrose,
La Grâce dans sa feuille et l'Amour se repose,
Embaumant les jardins et les arbres d'odeur[576].

Comme eux, elles valent surtout par le coloris des mots.

Beau bouton de rose, jeune et brillant,
Fleurissant dans ton prime Mai,
Puisses-tu ne jamais, douce fleur,
Frissonner dans la froide averse!
Que jamais le froid passage de Borée,
Que jamais le souffle empoisonné de l'Eurus,
Que jamais les funestes lumières stellaires
Ne te touchent d'une nielle précoce!
Que jamais, jamais le ver perfide
Ne se nourrisse de ta fleur virginale!
Que le soleil lui-même ne regarde pas trop ardemment,
Ton sein rougissant dans la rosée.

Puisses-tu longtemps, douce perle cramoisie,
Richement parer ta tige native;
Jusqu'à ce qu'un soir doux et calme,
Distillant la rosée, exhalant le baume,
Tandis que les bois d'alentour résonneront
Des oiseaux qui chanteront ton requiem,
Au son de leur chant funèbre,
Tu épandes autour de toi tes beautés mourantes,
Et rendes à la terre, ta mère,
La plus adorable forme qu'elle ait jamais produite[577].

La seconde pièce ressemble beaucoup à celle-ci; elle est peut-être encore plus riche et plus fraîche de couleur.