The Project Gutenberg EBook of Robert Burns, by Auguste Angellier

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Title: Robert Burns
Vol. II., Les Oeuvres

Author: Auguste Angellier

Release Date: December 8, 2008 [EBook #27451]

Language: French


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AUGUSTE ANGELLIER
DOCTEUR ÈS LETTRES,
PROFESSEUR À L'UNIVERSITÉ DE LILLE.

ROBERT BURNS

II

LES ŒUVRES

PARIS, HACHETTE ET Cie. 1893.

INTRODUCTION.

On s'étonnera peut-être de ne trouver, dans les pages qui suivent, aucun aperçu sur la formation du génie de Burns, aucun essai pour montrer de quels éléments il se compose, quelle part en revient à la race, au climat, aux habitudes de vie. C'est de parti-pris que nous nous sommes interdit toute tentative de ce genre. Nous concevons une étude aussi précise et aussi poussée qu'il est possible de la faire des caractères, des limites, de la force d'un génie, ou, pour mieux dire, de ses manifestations extérieures. Nous concevons aussi qu'on essaye de déterminer les conditions dans lesquelles le génie s'est exercé. Quant au génie lui-même, à sa formation et à ses causes profondes, nous croyons que vouloir l'expliquer est une tentative au-delà de nos pouvoirs d'analyse. Ce n'est pas qu'on ne puisse supposer avec vraisemblance que la race ait une part dans la formation du génie, et que le milieu, et le moment, si l'on veut, aient une part dans la forme de ses œuvres. C'est là un axiome philosophique qu'on ne peut guère discuter. Mais dès qu'on sort de cette affirmation générale, on est dans d'inextricables difficultés. Qui dira, en effet, ce qui revient à la race, si tant est qu'il y ait des races dans nos mondes mélangés et que les races aient un génie? Qui dira, chose peut-être plus importante, ce qui revient à une alliance unique de tempéraments, rapprochés à un moment unique, et produisant de leur union une combinaison supérieure à eux? Qui dira ce qui revient à des impressions d'enfance, innombrables, imperceptibles, ignorées, à des accidents de conversation, à l'harmonie de l'entourage ou aux réactions contre un entourage impropice? Qui dira les milliers d'influences dont l'énumération, si elle était possible, n'éluciderait encore rien, mais dont la rencontre, le nœud, en des proportions inappréciables, ont contribué à former un esprit? Ce sont là d'indéchiffrables problèmes dont la complexité est effrayante et décourageante.

Cette étude, si elle pouvait être faite, au lieu d'être une généralisation et l'application d'une formule, serait la plus particulière, la plus minutieuse qu'on puisse imaginer. Ce serait d'abord la possession indiscutable de tous les éléments ethniques qui sont entrés dans la composition d'un homme, et ce serait ensuite le relevé, jour par jour, des impressions, fournies par la nature, les livres et la vie, qui ont pu agir sur lui. Ce serait une suite de monographies individuelles, travaillées avec la dernière exactitude et poussées dans les derniers détails. Mais vouloir expliquer ces élaborations obscures et incalculables au moyen de quelques affirmations simples, non contrôlées, c'est recommencer, pour les choses mystérieuses de l'âme, les explications enfantines et sommaires que les sauvages donnent des phénomènes physiques. C'est l'état d'esprit le plus inscientifique qu'on puisse imaginer. C'est, à la face des choses, un exercice vain, incertain et stérile.

Il n'y a pas d'étude où il faille plus soigneusement se garder de cette tendance périlleuse que celle de la littérature anglaise. Un vigoureux esprit, qui semble avoir été toute sa vie prisonnier d'une de ces solutions trop simples qu'on accepte dans la jeunesse, l'a pendant longtemps dominée. Nous désirons parler de lui avec toute la déférence due à son mérite et à son labeur. À ce respect s'ajoute pour nous un sentiment de gratitude, car c'est lui qui, par l'éclat de ses pages, nous a conduit vers l'étude de la littérature anglaise. Sans doute, la même reconnaissance lui est due par plus d'un homme de notre génération. Son livre a été comme une fanfare, un drapeau déployé, qui ont tourné de ce côté les regards, excité les enthousiasmes et les zèles. Mais, en face de ce grand service, il est impossible de ne pas reconnaître qu'il a faussé et, pour ainsi dire, obstrué, écrasé l'étude des œuvres littéraires anglaises. Car, s'il est difficile de résister d'abord à l'assurance de ses jugements et à l'autorité de son nom, on ne tarde pas, en y regardant de plus près, et lorsque l'habitude a engendré la familiarité, à voir apparaître les uns après les autres les faiblesses de son œuvre et les dangers de son système.

Il est inutile d'insister sur les inexactitudes matérielles qui ont fourni les matériaux de tout l'édifice. La conception historique du mélange des différentes races de la Grande-Bretagne est de fond en comble incomplète et fausse. Ce mélange est beaucoup plus compliqué qu'on ne semble le penser; la Grande-Bretagne est une cuve où ont été brassés ensemble et amalgamés vingt peuples dont quelques-uns restent mystérieux[1]. La destruction de l'élément celtique n'est plus admise. On est disposé au contraire à en reconnaître la persistance et l'importance[2]. En tous cas, la Cornouailles, le Pays de Galles, l'Écosse et l'Irlande sont des réservoirs assez riches de sang gaulois pour avoir fourni une longue infiltration, et des districts assez pauvres pour que ce courant se soit établi par l'attrait des régions plus riches et des villes. Aussi M. Matthew Arnold a pu soutenir, avec autrement de preuves et de vraisemblance, que la partie idéale et légère de la poésie anglaise est due à l'esprit gaulois. La représentation du milieu physique est inexacte. C'est un exercice littéraire, l'amplification d'une phrase de géographe ancien qui se représenterait, par ouï-dire, une île fabuleuse, je ne sais quelle vague et lointaine Cassitéride, perdue au loin quelque part, aux confins du monde, dans des brumes et des nuées. Mais l'Angleterre n'est pas un roc morose enveloppé d'un éternel brouillard. C'est une contrée fertile, grasse, heureuse et plantureuse autant que les Flandres ou la Normandie, et plus variée. Les terrains, cet élément si important d'un paysage, d'où dépend tout à fait sa nuance et en partie sa température, y sont divers. Elle a ses sites gais, légers de lignes, clairs de couleurs, tournés au soleil et réjouis par lui. L'idée d'un milieu commun est une pure abstraction. Dans une étendue un peu vaste de pays, surtout dans nos latitudes tempérées, il n'y a pas un milieu, il y en a des centaines qui diffèrent à quelques lieues de distance. Un revers d'une chaîne de collines n'est pas le même milieu que le revers opposé. Or, pour étudier l'influence d'un pays sur un homme, il ne faut pas faire une moyenne météorologique entre des limites d'une pure expression géographique, il faut connaître intimement les dix lieues carrées où il a vécu. De même il n'y a pas un milieu moral, il y en a à l'infini. Tel enfant est élevé dans une ville de province comme il y a cent ans; tel autre dans un village de montagne ou de côte comme il y a trois cents ans; tel autre, abandonné, mène, dans les bas fonds des grandes villes, une existence de rapines comme en vie sauvage. Les états de civilisation où grandissent ces jeunes êtres sont séparés par des centaines d'années; ils ne sont pas contemporains. Là encore chaque cas est à étudier à part. Enfin il est inutile de relever, dans le détail, tant de négligences et de distorsions de faits, au moyen desquelles, en omettant ici ce qui est important, en grossissant là ce qui ne l'est pas, en établissant des points de comparaison également défigurés et déformés, on obtient une apparence de logique.

On dira peut-être que ce ne sont là que des erreurs matérielles qui ruinent l'application du système sur un point donné. Il se pourrait que les cadres en restassent solides et que, mieux remplis, ils fussent capables de vérité. Mais ce qu'il y a de plus grave, c'est que, dans quelques conditions qu'il fût appliqué, ce système était condamné à l'avance, parce que la conception même en est radicalement défectueuse.

L'idée de race pure, sur laquelle repose tout l'édifice, est flottante, peu solide et controversée. Mais alors même qu'elle aurait quelque chose d'exact pour le physique, elle ne peut avoir aucune solidité pour le moral. Et cela pour deux raisons. D'abord parce que rien ne prouve que quelques différences dans les caractères corporels, si faibles d'ailleurs et si superficielles, la courbe d'un nez, la couleur des yeux ou des cheveux, entraînent des différences et des différences capitales dans le régime intellectuel. Ensuite, parce que la psychologie des races est encore plus problématique. Il ne suffit pas d'appliquer quelques adjectifs vagues à quelques dénominations ethnologiques pour obtenir l'âme d'une fraction de l'humanité. Cette psychologie semble d'ailleurs impossible à établir. Il n'y a pas de commune mesure dans les jugements moraux réciproques des races les unes sur les autres. Le jugement tombe autant sur celui qui juge que sur celui qui est jugé. L'excès que je trouve à quelque chose peut n'être qu'une déclaration de mon insuffisance sur ce point-là. Le trop et le trop peu, qui sont au fond de toute appréciation, peuvent être un verdict sur moi plus que sur celui que je vise. Il n'y a pour de pareilles sentences aucune échelle, et à ce conflit aucun arbitrage. De telles décisions peuvent alimenter des habitudes, des satisfactions d'esprit; elles alimentent des préjugés, le plus souvent. C'est un système qui détruit son application; car, si tout homme est le résultat d'un ensemble, le critique qui prétend l'apprécier est un résultat pareil. Ses appréciations manifestent avant tout son état d'âme. La façon dont il voit les autres ne donne en réalité de renseignements que sur lui-même. Il définit par ses avis sa manière de comprendre. Nous ne nous dissimulons pas que cette difficulté atteint toute espèce de critique, mais avec des effets divers. Elle passe sans la blesser à travers la critique qui sait et avoue qu'elle n'est qu'une prédilection mobile, ondoyante, un système de préférences individuelles, groupées autour de certaines facultés et sans cesse modifiées par les changements que l'âge apporte. En revanche elle anéantit toute critique qui prétend être scientifique. Elle désorganise la critique qui s'ingénie à trouver des contrastes, des dissemblances, à marquer des limites, à noter les nuances de goût, ce que nous appellerions volontiers la critique différentielle. Dans les appréciations d'œuvres étrangères, ce genre de critique conduit à des écarts monstrueux et à des conclusions qui n'ont pas de sens. C'est pourquoi, dans la vie comme dans la lecture, notre effort doit se porter à comprendre le fonds commun. Jusqu'où va notre admiration, notre intelligence et, pour ainsi parler, notre coïncidence avec un esprit, jusque-là nous pouvons aller: au-delà, il n'y a plus qu'obscurité, contre-sens et paroles en l'air.

Enfin n'est-il pas apparent qu'il y a une contradiction entre toute formule générale et l'idée du génie? La science n'a encore expliqué, ni par la race, ni par le milieu, ni par le moment, les individus d'une extraordinaire puissance musculaire. Encore moins est-elle capable de le faire pour ceux d'une extraordinaire capacité cérébrale. Ce qui constitue le génie est la part d'exception et de phénomène. Il y a, dans ces hommes rares ou uniques, une anomalie, une monstruosité qui dépasse les conditions ordinaires ou en dévie. L'étude des génies, au lieu de fournir une loi générale, donnerait bien plutôt matière à une sorte de tératologie intellectuelle. Elle serait une série de cas particuliers. Cette étude serait pour chaque cas, très minutieuse, et comme nous le disions plus haut, elle serait l'enregistrement de tous les résultats, de toutes les influences de la vie de la nature et de cette vie universelle et séculaire conservée dans les livres. Réussît-on à les noter toutes, on n'aurait encore que le dénombrement mort et le sec catalogue des éléments qui ont formé un esprit, mais nullement leur action. Car c'est de leur rencontre qu'il est sorti, et de leur rencontre à l'instant où elles étaient en certaines proportions et en certaine activité chacune vis-à-vis de toutes, en un certain équilibre qui n'a existé qu'une fois. Si on demandait à un savant de rendre compte des causes qui ont donné à un grain de blé sa forme particulière, sa grosseur, son poids, sa physionomie propre, entre des millions de grains de blé, ne lui imposerait-on pas un problème insoluble? Les plus belles généralisations ne peuvent donner que des moyennes; or, expliquer un objet qui marque l'extrémité d'une moyenne, par la moyenne même qu'il sert à former, c'est un cercle vicieux.

En outre, n'est-ce pas méconnaître l'agent le plus puissant peut-être de formation des âmes que d'ignorer tout ce travail, purement accidentel, différent pour chaque homme, de fécondation intellectuelle, qui se fait par la lecture ou la conversation. Il y a, dans le transport des idées, des fécondations pareilles à celles dont les insectes sont les ouvriers lorsqu'ils déposent le pollen de certaines fleurs sur d'autres fleurs et causent des croisements. On a mal expliqué par quelle secrète affinité une peuplade germanique s'est nourrie, jusqu'à en faire la moelle de ses os, des rêves d'une tribu sémitique, en sorte que beaucoup d'âmes anglaises actuelles sont un mélange d'âme saxonne et d'âme hébraïque. Mais de pareils échanges sont incalculables pour les individus. Tel enfant qui, dans un grenier obscur, sous un ciel brumeux, aura émerveillé sa jeune âme des Mille et une Nuits, échappe à ce qui l'entoure. Il vit en réalité dans le monde imaginaire qui a été déposé en lui. Bien plus, ces alentours maussades peuvent être une raison pour qu'il s'enfonce et s'enferme davantage dans ce milieu intérieur. En tous cas, les objets qui l'enveloppent seront irrémédiablement déformés et peut-être n'en prendra-t-il que ce qui peut s'adapter à la vision qu'il a en lui. En réalité, l'intelligence de cet enfant aura été fécondée par une intelligence orientale. L'âme de Keats, qui peut-être était elle-même le produit d'un mélange de sangs et semble n'avoir été nullement saxonne, ne s'est-elle pas enivrée de beauté grecque et ne fut-elle point païenne? Il y a ainsi de continuels phénomènes de croisements intellectuels, dont les conditions, le travail et les résultats nous sont ignorés; ces semences peuvent venir de lieux divers et opposés, se superposer, fermenter, agir ensemble, se combiner en un produit à chaque fois unique. Elles sont innombrables; leurs combinaisons avec des âmes infinies d'origine et d'essences infiniment diverses multiplient cet incalculable par un autre incalculable. Quelle généralisation peut s'aventurer dans ce mystère? Et quel aveuglement de prétendre le résoudre pour des esprits de jadis quand nous ignorons l'histoire intérieure des esprits avec lesquels nous vivons, les plus proches de nous, de ceux même qui nous sont le plus chers!

Il convient d'ajouter, du reste, que cette structure porte la marque d'un état d'esprit déjà disparu: la foi aux solutions simplement mécaniques du matérialisme conçu sous sa forme la plus pauvre. Elle date d'un moment où il semble qu'on ait plutôt employé les termes que compris les procédés de la science. C'est le même genre de science dont un romancier contemporain a cru faire usage. Cet état d'esprit est maintenant abandonné, non seulement parce qu'on estime que certaines questions ne sont pas encore atteintes par la science, bien qu'elles puissent l'être un jour, mais encore et surtout parce qu'on a une idée plus exacte des exigences de la science elle-même.

Il ne pouvait donc y avoir rien de scientifique dans cet essai. Il pouvait s'y trouver tout au plus une reconstitution de certaines âmes ou de certaines époques, appuyée sur la connaissance des débris laissés par les temps disparus, qui sont les éléments de toute reconstruction matérielle; interprétée par l'expérience de la vie, qui est le soutien de toute reconstruction morale; nourrie par la conviction d'une ressemblance de certains sentiments communs à travers des siècles, qui est la seule source où nous puisions, par analogie, la sympathie et l'intelligence des hommes anéantis. La preuve en est que les pages qui ont conservé leur valeur, dans le remarquable ouvrage auquel nous faisons allusion, sont des pages de reconstitution pittoresque ou morale, pittoresque le plus souvent. C'est simplement la mise en œuvre de renseignements complétés par des conjectures personnelles ou par la logique admise de certaines passions, travail purement dramatique et artistique, travail de tout point semblable à celui d'un peintre qui achève une mosaïque dont il relie les fragments. En d'autres termes, ce sont des tableaux, des descriptions et des commentaires. Encore ces pages seraient-elles plus vraies, plus dignes de foi, plus complètes et surtout plus humaines, si, au lieu d'être tordues et étirées par une arrière-pensée, elles s'étaient simplement modelées sur la réalité et n'avaient eu d'autre prétention que d'être descriptives. En fin de compte, le système a abouti à quelques passages de critique littéraire qui eussent mieux été écrits sans lui.

Et ceci est hors de doute, car, même à ce point de vue plus étroit, cette méthode est pleine d'inconvénients. Elle appauvrit la critique, et pour deux raisons bien manifestes. Elle laisse dans l'ombre les caractères largement humains, catholiques, des œuvres d'art; elle oublie le fonds de passions communes, liées à l'indestructible permanence des instincts: amour, jalousie, dévouement maternel, haine, ambition, qui sont la matière des littératures, pour ne retenir que les modes locaux dans lesquels elles se manifestent, et quelquefois les moyens d'action. Un Français qui, par jalousie, tue une femme, à coups de revolver, dans un faubourg de Paris, est à peu près dans le même état d'âme qu'un Arabe qui en tue une, à coups de poignard, dans une ruelle de Biskra. Il importe peu que l'un ait un veston et l'autre un burnous. L'orage intérieur a été le même; s'ils pouvaient expliquer ce qu'ils ont éprouvé, les tracés de leurs mouvements passionnels seraient sensiblement les mêmes et peut-être l'expression n'en serait-elle pas très différente. Il existe des Othellos de toute nuance de cheveux. Il y a plus de ressemblances entre deux hommes de races différentes et de même tempérament qu'entre deux hommes de même race et de tempéraments différents. Et si cette méthode manque de largeur d'un côté, elle manque de précision à l'autre extrémité. Elle perd le détail, les nuances, l'accent personnel, l'originalité individuelle qui est la marque et pour ainsi dire la découverte d'un génie. Elle laisse de côté ce quelque chose de spécial qui le constitue. Dans l'étude d'un homme exceptionnel, il faut démêler, détacher et déterminer le quid proprium. Encore nos pouvoirs d'analyse et nos ressources de notation nous trahissent-ils bien avant que nous arrivions à cette essence. C'est pourquoi nos jugements sur les esprits sont toujours insuffisants, misérablement flottants, comme nos efforts pour rendre dans des mots le charme particulier d'une phrase musicale ou l'arôme d'un vin.

Qu'est-ce donc si, au lieu de chercher à pénétrer ce qui distingue un esprit, nous nous contentons de faire ressortir ce par quoi il est semblable à d'autres? Nous ne possédons plus qu'une sorte de représentation émoussée, vague, pareille à ces faces obtenues par des photographies superposées où les traits individuels ont été effacés. Cela peut fournir quelques renseignements à d'autres sciences; mais en art, l'individualité est tout. C'est justement ce qui est arrivé au distingué critique dont nous parlons. En voulant trouver à beaucoup d'esprits divers quelques caractères communs, en voulant les réduire à une même ressemblance, il a mutilé les uns, et il en est d'autres qu'il a presque supprimés ou ignorés. Son système a faussé et étréci l'image de la littérature anglaise. Il a fait comme le bûcheron qui équarrit des arbres: à la condition d'élaguer les rameaux et de faire tomber une partie des feuilles et des fleurs, il leur donne une indiscutable ressemblance et un air de famille évident. Mais où sont le port, la physionomie de chaque arbre, les racines innombrables, l'expansion du feuillage vers les quatre coins du ciel, les fines branches aériennes, celles qui frémissaient aux brises et sur lesquelles était l'oiseau chanteur? Il est sorti de cette critique à coups de hache une littérature anglaise monotone, alourdie, à plans peu nombreux et grossiers, sans variété et sans mouvement, trop à l'écart des autres pensées humaines, trop dépouillée des passions permanentes et générales, manquant à la fois d'ampleur et de précision.

L'échec, de plus en plus manifeste, du robuste ouvrier, si bien bâti et si bien outillé pour la besogne qu'il avait entreprise, est une leçon de prudence. Il est temps de débarrasser l'étude des œuvres littéraires anglaises de tant d'explications qui n'en sont point, de la phraséologie anglo-saxonne qui ne prouve rien, de cette superstition de caractères communs. Il est temps de rendre aux caractères nationaux leur vraie place: ce sont des accidents dans les sujets qu'ont traités les auteurs et non des causes qui ont produit leur génie. Il est temps de rendre aux choses leur complexité immense, leur confusion inexplicable et leurs apparentes contradictions. Il est temps d'examiner sans parti-pris la production toujours déconcertante de génies toujours inattendus. Si jamais, ce qui est peu probable, car les races et les milieux et les influences vont se mélangeant et se pénétrant de plus en plus, on peut établir des généralisations, ce ne sera qu'après une suite d'études désintéressées, minutieuses, vérifiées, devant lesquelles les généralisations hâtives et les affirmations sans contrôle ne sont que des obstacles et des barrières.

Rien ne peut rendre plus sensibles les impossibilités et les trous de ce système que d'essayer d'en faire une application précise. Prenons, par exemple, l'homme qui fait le sujet de cette étude. À chaque pas nous allons rencontrer des difficultés. Et d'abord nous ne savons pas ce que c'est que le génie de la race écossaise, ni même très clairement ce que c'est que la race écossaise, si l'on entend par ces mots autre chose qu'un certain groupe d'hommes, fort dissemblables entre eux, qui, depuis un certain temps, ont vécu entre certaines limites, parlé le même langage, et partagé des destinées communes, encore que celles-ci soient nées le plus souvent de conflits, de luttes mortelles, de divergences dans les intérêts, les croyances, les souvenirs, les espérances, les conceptions politiques. Les peuples sont parfois pareils à l'équipage d'un vaisseau qui se querelle et s'égorge; ils sont entraînés tous dans la même dérive qui n'est que le résultat de leurs dissidences et discordes. Nous avons rencontré en Écosse des hommes blonds et des bruns, des gais et des mélancoliques, des lents et des vifs, des sensibles et d'autres durs; chez les uns les idées procédaient par raisonnement, ce qui est, paraît-il, le privilège des races latines; chez d'autres elles s'unissaient par bonds rapides et analogies imprévues; les uns étaient sceptiques, les autres absolus; toutes les variétés de l'esprit humain y étaient. Ceux mêmes qu'on eût pu grouper par les traits physiques étaient différents d'intelligence, et souvent des esprits de même famille et de mêmes habitudes se rencontraient dans des corps qu'on eût rattachés à des types distincts. Où est le génie de la race, où est la race dans cette diversité infinie de corps et de pensées? Nous savons bien qu'on peut toujours extraire de la masse des écrivains d'un peuple quelques écrivains d'où l'on extrait quelques points de ressemblance qu'on réunit entre eux. C'est là un jeu pareil à celui qui consiste, sur un fond où se mêlent et s'embrouillent une multitude de lignes, à former un dessin en en isolant et en en reliant quelques-unes; on peut de cette façon en former à l'infini et chacun d'eux ne sera jamais qu'un amusement de l'œil. C'est ainsi que les petits garçonnets façonnent un bateau, un chapeau ou un berceau, en tirant en sens divers quelques ficelles entrecroisées tendues entre leurs doigts.

À cela s'ajoute que nous ignorons de quelle race était Burns. Ceux qui l'ont connu disent qu'il avait les cheveux et les yeux noirs, le teint brun et basané. À lire leur portrait on le prendrait pour un méridional. On a mesuré son crâne et trouvé qu'il était un peu au-dessus de la moyenne. Tout cela n'a rien de scientifique, ne mène à rien. Nous ignorons encore plus ce qu'étaient son père et sa mère. Celle-ci avait, dit-on, les yeux noirs et elle était née dans un canton où l'on prétend qu'il subsiste du sang celtique. Nous ne savons rien de son père, sauf quelques traits exceptionnels de caractère. Nous sommes dans les ténèbres en ce qui concerne les ascendants des deux parents et les mille ramifications des aïeux. Quand nous aurions encore tous ces renseignements, nous ignorons si la transmission des caractères physiques coïncide avec celle des caractères intellectuels ou moraux, si tous ceux-ci se transmettent intégralement d'un côté ou d'un autre; et dans le cas où ils se transmettent partiellement, c'est-à-dire si un enfant tient certains traits moraux de sa mère et certains de son père, nous ignorons ce que peuvent produire d'inattendu et de nouveau ces mélanges de caractères. La chimie des reproductions n'existe pas. Nous ignorons enfin quelles peuvent être les sautes d'hérédité avec leurs emprunts divers, leurs combinaisons illimitées. En somme, nous ne savons pas scientifiquement ce qu'on appelle un Écossais, ni si Burns était un Écossais, ni si son père et sa mère en étaient, ni s'il leur ressemblait et à quel degré. Car il ne faut pas oublier que les hypothèses de filiation qu'on rencontre dans sa biographie relèvent du hâtif et grossier empirisme qui nous sert, dans la vie, à nous faire, par à peu près, une idée sur les gens. Elles comportent tout ce qu'il y a de problématique et d'aventureux dans nos appréciations morales et dans nos explications des caractères. Ce sont des expédients et des conjectures de romancier et non des procédés et des assurances de savant. Que serait-ce donc pour des hommes sur lesquels on n'a absolument aucun détail, pour Chaucer ou Shakspeare par exemple? Mais, à y bien réfléchir, cela n'a pas tant d'importance. Si, pendant qu'ils sont vivants, les membres de l'Académie française voulaient fixer à quelle race ils appartiennent, afin de fournir des renseignements aux critiques futurs, ils ne le pourraient pas, même avec l'aide de leurs confrères anthropologistes de l'Académie des Sciences.

Allons plus loin. Nous connaissons exactement, il est vrai, le paysage dans lequel a vécu Burns et aussi, partiellement, la société dans laquelle il a grandi. En cela, nous avons un très grand avantage, car ce sont des renseignements que nous ne possédons pas sur la plupart des grands hommes. Mais, en réalité, en quoi cela contribue-t-il à la moindre explication de son génie? Tout cela n'est que le monde dont il a pris possession, où il s'est promené. Cela n'explique pas ce quelque chose d'insaisissable, d'intransmissible qui s'est emparé de ce milieu, l'a modifié et transfiguré; la manière particulière dont un esprit saisit ce qui l'entoure. On accepte pour des explications ce qui n'est que l'énumération et la description des conditions dans lesquelles le génie s'est exercé; ou peut-être moins encore: les sujets, les occasions et le cadre de son œuvre simplement. Cela semble clair ici. Le climat est âpre et sombre, le pays dur et ingrat, la vie était pauvre et malheureuse, la société morose et austère; dans ces circonstances se forme et s'épanouit un des plus joyeux, sinon le plus joyeux, des poètes modernes, celui qui a le rire le plus franc et le plus abondant. Et n'est-ce pas une chose digne de remarque que l'autre livre de grande gaîté que ces derniers cent ans ont produit, Pickwick, est né également sous un ciel qui ne peut, paraît-il, couvrir que de la tristesse? Tant il est vrai que le luxe du climat n'est pas indispensable, pas plus que celui de la vie ou des vêtements. Dès que les besoins essentiels sont sauvegardés, dès que l'homme ne souffre pas, cela suffit pour sa gaîté; c'est assez que le ciel ne l'écrase pas sous une calotte de glace ou de flamme, soit assez modéré pour permettre des réactions. Il faut encore ne pas oublier que, malgré les renseignements que nous possédons, nous ne connaissons que les gros reliefs de la vie de Burns, que bien des détails, et peut-être des plus importants, nous échappent. Et là encore il faut se garder de prendre pour des causes qui forment l'âme des crises qui modifient la vie et ne sont elles-mêmes que des résultats et des manifestations.

En réalité, nous ne savons rien de la mystérieuse genèse du génie de Burns. Sa véritable formation est probablement un hasard mystérieux par lequel des qualités éparses dans plusieurs races ou plusieurs générations se réunissent en un seul homme, se rencontrent; un confluent impénétrable de mille hérédités, transmises parfois d'une façon latente, qui se fondent en un don, nourri et éveillé ou plutôt exercé par mille faits d'enfance, inaperçus de l'enfant lui-même: premières émotions de nature éprouvées sans être perçues, premières agitations du cœur, travaux, misères elles-mêmes, tout cela se combinant en des proportions indéchiffrables. Et, à vrai dire, ce génie lui-même, cette âme nous ne pénétrons pas en elle, nous ne la suivons que de loin, par de grossiers contours. Même dans les rapports intimes avec ceux qui nous entourent, nous ne percevons les uns des autres que des apparences enveloppées et lourdes. Nul doute que le mécanisme, le jeu intérieur des âmes ne soient inimaginablement plus complexes, plus riches, plus nuancés que les actes et les paroles qui nous les révèlent. Nous ne possédons de Burns que certains moments de lui qui sont ses œuvres. Elles sont loin de nous livrer son être entier. Les origines et la formation de la force qui les a créées nous restent inaccessibles; de cette force elle-même nous ne connaissons que les empreintes; nous pouvons les étudier avec autant de soin que nous le voulons, nous ne les dépasserons pas.

Nous faisons donc franchement et uniquement ce qu'on a appelé de la critique esthétique. La pauvreté des résultats et, chose plus grave, la fausseté des méthodes des critiques qui se disent nouvelles et supérieures, nous garderont de nous y aventurer. Bien que pratiquées par des esprits ingénieux, nourris, et assez forts pour passer à travers ou assez souples pour glisser entre les faits, elles aboutissent, par des voies arbitraires, à des conclusions insoutenables ou tellement dépouillées qu'elles perdent toute signification. En outre, elles ont, pour être ce qu'elles prétendent, ce vice radical qu'elles reposent entièrement sur la critique esthétique, tout en la déclarant insuffisante ou démodée. Les généralisations et les jugements qu'on s'efforce de tirer des œuvres littéraires ou artistiques doivent, pour exister, passer par une appréciation esthétique ou morale. Ils ont là leur racine. Or, pour la plupart des auteurs, cette critique n'est pas faite; pour beaucoup d'autres elle a besoin d'être refaite. Bien plus, il est à craindre qu'elle ne soit jamais terminée. Comme la critique n'est que l'exposé de ce qu'un homme ou, à mettre les choses au plus large, une génération a compris et senti d'un auteur, c'est un travail double dont l'un des termes se modifie et se renouvelle sans trêve. Le point de base de ces échafaudages est dans des terrains en mouvement. Et, à vrai dire, ces critiques usurpent un nom qui ne leur revient pas. Elles sont, elles seront peut-être, des branches de l'histoire, de l'anthropologie, de la psychologie historique, extrayant des renseignements de la critique proprement dite. Elles tendent à des généralisations très vagues, tandis que le terme de la critique est l'homme et l'œuvre dans leur complexité unique et irréductible.

Le défaut de l'ancienne critique, dont l'insuffisance semble avoir contribué à faire naître les nouvelles, n'était pas d'être trop peu générale, comme on semble le dire, de ne pas avoir de portée; c'était, au contraire, de ne pas être assez étroite, de ne pas assez étreindre l'individualité des passages ou des auteurs. Elle n'avait pas de contact assez direct ou de commerce assez prolongé avec eux. Tantôt elle se plaçait à côté du sujet et prenait les œuvres d'art comme des prétextes pour des considérations morales développées sur un mode oratoire. Tantôt elle les considérait en quelque sorte comme des productions abstraites, des représentants de genres; elle les jugeait d'après des canons et des règles en soi, avec des formes d'admiration convenues et une allure didactique. En réalité, elle cherchait des lois et l'absolu. Elle laissait échapper précisément ce quelque chose de particulier qui fait une œuvre d'art. Par là, elle était, au fond, dans la même voie que les critiques généralisées, à longue portée, dont on nous parle. Les écrivains récents qui les ont lancées ne voient pas qu'ils vont justement, avec d'autres préoccupations et sous d'autres vocables, vers cette atténuation, cette dilution, cette évaporation de l'âme individuelle des chefs-d'œuvre. Ils sont tourmentés par le même besoin de l'universel où le beau disparaît. Leurs jugements sont flottants et lâches. En critique, il faut toujours avoir le tournevis en main et serrer sans cesse. Certaines pages de Ruskin ou quelques-uns des exquis passages de Fromentin sont des modèles d'examens qui entrent dans la personnalité d'un tableau. La critique de Sainte-Beuve doit son grand mérite et sa durable valeur à la reconstitution minutieuse des personnalités. Rien ne peut être plus contraire à l'esprit de ces études que l'isolement et le grossissement d'une faculté dominante, si tant est que ce mot ait un sens. La critique doit s'efforcer de suivre jusqu'au bout la création, laquelle aboutit toujours à l'individu, autrement elle n'est que l'avant-projet et comme le rêve confus d'un dieu impuissant.

Assurément, les résultats de la critique telle qu'elle est entendue ici n'ont, à aucun degré, la prétention d'être scientifiques. Ceci est un terme dont on abuse et qu'on paraît confondre avec le mot plus modeste d'exactitude. Il n'y a de science possible que là où il y a des lois permanentes; il n'y a de science poursuivie que là où il y a recherche de ces lois; il n'y a de science réelle qu'à partir du moment où les faits se noient dans ces lois et où l'amas des observations fait place à une formule. Or, une œuvre d'art considérée dans ce qui la constitue, c'est-à-dire dans ce qui la différencie, est un phénomène à chaque fois unique, irréductible comme l'expression du visage de celui qui l'a écrite. À cause de cela, il n'y a pas, il ne saurait y avoir de critique scientifique, au moins en ce qui regarde la fleur du génie, la saveur propre d'une œuvre. Ce qu'on retirera de scientifique de l'examen des productions d'art ne sera jamais qu'un fonds commun, normal et impersonnel, insipide pour l'admiration. Je suppose qu'un savant découvre la loi des ondulations des vagues sur tel rivage, à certaines hauteurs de marée, il aura fait acte de science; mais l'art n'est pas là; il est dans l'apparence de telle ou telle vague, tel jour, avec telle forme et telle nuance, sous telle caresse ou tel choc de vent ou de lumière, avec telle broderie de cristal ou d'argent, telle volute d'or, tel plissement d'acier, tel déroulement azuré, ou glauque, ou plombé, tel frisson qui n'a duré qu'une seconde; c'est cette physionomie particulière qui est le domaine de l'admiration parce que c'est la personnalité de la vague. De même pour l'ensemble de cette tribu de flots qui chante ou rugit sur le rivage et doit toute sa beauté à son émotion du moment. Le reste ne nous regarde pas. C'est affaire d'hydrographie, de statistiques, de moyennes, de colonnes chiffrées et de lignes de courbes. Les généralisations, qui sont la couronne de la science, ne représentent que ce qui n'existe pas en réalité; l'art exige des réalités; il demeurera toujours incoercible à la science.

D'autre part on peut affirmer que cette critique esthétique, c'est-à-dire chargée du sentiment d'admiration sans lequel l'art n'a plus de sens et les œuvres d'art plus de raison d'être, est une des nécessités, une des conditions, nous ne disons pas de l'existence intellectuelle, mais de l'existence elle-même. Celle-ci, en effet, qu'est-elle donc à chaque instant sinon une combinaison fugitive, sans cesse écoulée, de pensées, souvenirs ou prévisions, emprunts au passé ou prélèvements sur l'avenir, ces derniers n'étant que des conjectures formées avec du passé et pour ainsi dire du passé jeté devant nous. Nous ressemblons à ces navires perdus sur des mers phosphorescentes, dont la route est éclairée par le sillage. En cela notre vie consiste. Le bonheur d'un homme, dès que son corps n'est pas en état de détresse, dépend de la nature de ces combinaisons dont le jeu est lui. Le sens du beau est, avec les élans moraux et l'aspiration vers le vrai, un des levains de la pensée et par conséquent un des facteurs de la vie humaine. Il la pénètre même plus profondément parce qu'il est mêlé à ses plaisirs ou désirs subalternes. On ne conçoit pas ce que serait un esprit sans lui. Ceux mêmes qui en nient l'importance, en raillent la poursuite et en proscriraient l'enseignement, verraient leur routine quotidienne s'écrouler, disloquée et détruite, si on l'en retirait. Le bien-être le plus matériel se décomposerait. Car que sont la richesse, le luxe, peut-être même l'ivresse, sans les jouissances esthétiques qu'elles évoquent sous une forme inférieure. On n'imagine pas la dévastation que causerait dans un peuple l'anéantissement de ce rayon. Il ne lui resterait plus de raison de vivre que le sentiment religieux qui aspire à la mort.

Dès lors, c'est un reproche sans prise de dire que cette critique est changeante et variable. Elle repose sur le sable mouvant de l'esprit humain, non sur un roc. Mais si elle n'est pas absolue, elle est nécessaire. Elle est un aliment. Elle se modifie comme le blé qui nous nourrit, l'air que nous respirons, les fleurs dont la fragilité nous enchante et l'astre souverain qui nourrit tout cela et nous-mêmes. Ne vivons-nous pas au milieu de choses mobiles? Au moyen d'elles, n'atteignons-nous pas la plénitude de notre être, et quelques-uns des hommes n'accomplissent-ils pas la beauté suprême dont la race est actuellement capable? Le vrai lui-même ne dérive-t-il pas? Il nous semble stable parce que nous sommes très brefs dans une de ces longues habitudes de la nature que nous prenons pour l'éternité. Encore qu'il en puisse coûter à certains esprits de reconnaître que nos jugements d'art n'ont rien de définitif, que cela ne les empêche pas de saisir le plaisir et, j'oserai dire, de remplir le devoir d'admiration. Les montagnes et les fleuves que nous contemplons, entre les contemplations de nos ancêtres et celles de nos fils, changent, nous le savons. Ces sommets s'abaissent, désagrégés par les gels, les pluies et les soleils, et de leur effritement les cours d'eau lentement sont comblés; ces grandioses objets de nos enthousiasmes s'amoindrissent et disparaîtront. Cependant ils se modifient avec assez de lenteur pour que leur culte ait, vis-à-vis de nos rapides passages, une sorte d'immutabilité. Notre devoir est, tandis que nous vivons, d'aspirer l'air pur de ces pics et de ces plages, afin que nos corps soient sains et que ceux qui seront issus de nos reins forment une race robuste. Ainsi des choses de l'esprit. Quelle que soit leur muance, elles durent assez pour que nous y puisions de quoi faire nos âmes plus fortes, plus délicates, ou moins grossières, afin que les esprits nés de nous et formés par nous aient un point de départ plus élevé. Nous avons besoin d'une admiration nourricière et active. Il faut vivre!

Les critiques, à quelque branche de l'art qu'ils se consacrent, ne sont que les pétrisseurs de ce levain et les distributeurs du pain sacré. Leur tâche est de découvrir le beau, de le fractionner, de le mettre à la portée de celui qui, jeté dans l'action ou appréhendé par le labeur, n'a point le temps de le rechercher, et pourtant le réclame, pour donner à ses ambitions ou à ses besognes leur éclat et leur cadre ou leur refuge et leur consolation. C'est d'eux que le goût du beau, par une série de chutes, descend, déformé souvent et parfois perverti, jusqu'aux couches inférieures de l'humanité, vient y mourir en admirations obscures et rudimentaires, et amène des instants de joie ou de distraction, de repos ou d'idéal, tels quels, aux plus basses existences. Oui! cela est vrai à la lettre. Le haut enseignement artistique, qu'il s'épanche par le livre ou la parole, est comme un fleuve qui emporte des paillettes d'or; il passe à travers des cribles successifs, de plus en plus appauvri et limoneux; et cependant, grâce à lui, le dernier misérable se réjouit de trouver une parcelle brillante. Sans lui, la romance du café-concert qui est la poésie de l'ouvrier et l'image d'Épinal qui amuse le petit enfant pauvre n'existeraient pas. Il est le plus utile quand il a une vertu de propagande et une contagion d'enthousiasme. Il remplit une véritable fonction sociale. Ces services suffisent pour protéger la critique esthétique. Elle est changeante mais indestructible, parce qu'elle est nécessaire d'une nécessité sans cesse renouvelée. Elle subsistera en dehors des tentatives de généralisations scientifiques qui ne se meuvent plus sur le terrain de l'art. C'est cette critique et cette critique seule que nous entendons faire, à un niveau aussi modeste qu'on voudra le juger.[Lien vers la Table des matières.]

LES ŒUVRES.

CHAPITRE I.

LES ORIGINES LITTÉRAIRES DE BURNS.
LA POÉSIE POPULAIRE DE L'ÉCOSSE.

On a pu voir, dans l'étude biographique de ce livre, que la vie littéraire de Burns se divise nettement en deux parties. Elles sont séparées l'une de l'autre par le séjour à Édimbourg. Dans la première période, sa production, en dehors des poésies nées de ses aventures personnelles, se compose presque uniquement d'épîtres familières et de petits poèmes descriptifs. Ces pièces sortent toutes de la vieille tradition écossaise; elles ont un vif goût de terroir; elles sont toutes inspirées par des faits réels: on peut mettre, à côté de chacun des morceaux du volume de Kilmarnock, l'incident qui l'a provoqué. Elles sont, en outre, de beaucoup les plus longues de ses œuvres. Dans la seconde période, en laissant toujours en dehors un certain nombre de pièces personnelles, la production consiste presque exclusivement en chansons. Elle est d'une inspiration toute différente de la première; elle porte, non plus sur des faits particuliers, mais sur des sentiments généraux et simples. Elle ne compte que des efforts très brefs. Cependant la vie d'un homme ne se casse pas comme une branche morte; elle se rompt plutôt à la façon d'un rameau vert: les fibres du passé pénètrent dans le présent, et celles du présent tiennent encore au passé; il y a des instants où l'on redevient l'ancien homme. C'est dans une de ces heures que Burns composa Tam de Shanter, qui appartient tout à fait à sa première manière, par le sujet, la familiarité, et la puissance comique, en même temps que par les dimensions. C'est un poème de la première période, égaré dans la seconde; mais c'est une exception unique. De sorte que Burns est le premier peintre de mœurs de son pays, par ce qu'il a écrit avant son séjour à Édimbourg; et qu'il en est le premier chansonnier et l'un des premiers chansonniers de tous les pays, par ce qu'il a produit après.

À ce qui a été fourni par la deuxième partie de sa vie, il faut ajouter une série de pièces où l'on sent l'influence de la littérature anglaise. Elles sont imitées de la poésie de l'époque, ou plutôt de l'époque immédiatement antérieure; elles sont plus abstraites; elles sont écrites en anglais pur[3]. Elles sentent plus ou moins l'exercice littéraire. Bien que quelques-unes d'entre elles, comme l'Élégie sur la Mort de Glencairn, celle sur James Hunter Blair, soient très belles, on peut considérer toute cette portion de son œuvre comme adventice. Si on la retranchait, on perdrait assurément quelques remarquables morceaux, mais Burns n'en resterait pas moins ce qu'il est. C'est, en lui, un détail et une curiosité.

Il a été poète écossais, formé par la littérature de son pays. Cependant, là encore, il convient d'examiner les choses de près, et de bien marquer quelles parties de la poésie nationale ont agi sur la sienne.

Si on laisse de côté certains vieux poèmes nationaux, qu'on appelle poèmes épiques, et qui sont plutôt des chroniques rimées, comme le Bruce, de John Barbour (1316?-1395), ou le Wallace, de Henry le Ménestrel, connu aussi sous le nom d'Henry l'Aveugle (1420?-1493?), la poésie écossaise, par quelques-unes de ses plus hautes branches, se mêle et se confond avec la littérature anglaise. Quelques différences de vocabulaire, quelques tours ou quelques termes spéciaux, quelques traits indigènes, ne suffisent pas à mettre même une mince haie entre les deux poésies. Le Carnet du Roi, de Jacques I (1394-1437) est une imitation de Chaucer; le Testament de Cressida, de Robert Henryson (1425?-1498?) est la continuation du Troïlus et Cressida, du même vieux poète anglais. William Dunbar (1450?-1520?) «sans hésitation le plus grand des poètes anciens de l'Écosse»[4], continua ces poèmes dans le goût du moyen-âge: le Chardon et la Rose, composé en l'honneur de Jacques IV et de Margaret Tudor, fille aînée de Henri VII d'Angleterre, et le Bouclier d'Or, destiné à «montrer l'influence graduelle et imperceptible de l'amour sur la raison, quand on s'y livre sans réserve[5]», sont des allégories toujours dans le genre de Chaucer. Le Bouclier d'Or est «imprégné, dit Warton, de la moralité et des images du Roman de la Rose et de la Fleur et la Feuille, de Chaucer.[6]» C'étaient des allégories en retard. On continuait à en écrire en Écosse, après qu'elles étaient tombées en désuétude en Angleterre[7]. Gavin Douglas, évêque de Dunkeld, (1474-1522), donna une traduction de l'Énéide. C'était la première translation en vers d'un ouvrage classique, sauf les Consolations de la Philosophie, de Boece, «qui mérite à peine ce titre»[8]. Surrey lui a emprunté plus d'un passage, dans sa traduction des IIe et IVe livres de l'Énéide[9]. Les œuvres de Sir David Lindsay (1490?-1555), le Songe, la Plainte de l'Écosse, où il expose les malheurs de son pays, sont de longs poèmes satiriques et politiques, mélangés de visions et d'allégories, un peu dans le genre des Tragiques de notre grand Agrippa d'Aubigné, sans sa puissance de vision et de colère. Sa Satyre des Trois-États, si curieuse en tant qu'elle est le premier spécimen du drame en Écosse[10], est une moralité qui contient un mélange de caractères réels et allégoriques[11], et reste dans les intentions générales de ces œuvres. Les petites pièces lyriques amoureuses d'Alexander Scott, (vers 1562); le poème d'Alexander Montgomery (1535?-1605?), la Cerise et la Prunelle, qui «commence comme une allégorie d'amour et se termine en honnête morale[12]», sont dans le ton de leur époque. Les sonnets du comte d'Ancram, ceux du comte de Stirling, sont dans le goût des sonnets de Surrey et Sidney. Tous deux vécurent d'ailleurs à la cour de Londres, avec Jacques I et Charles I. Drummond de Hawthornden (1585-1649), l'ami de Ben Jonson, à qui celui-ci alla rendre visite, à pied, de Londres à Édimbourg[13], est un poète d'éducation classique et d'inspiration cosmopolite, comme beaucoup des hommes de la Renaissance. Au XVIIIe siècle, le mélange des deux poésies est encore plus parfait. Des poèmes comme les Saisons, de Thomson, la Tombe, de Blair, le Ménestrel, de Beattie, sont purement anglais. La poésie anglaise a provigné dans un autre sol, et produit des rejetons qui, avec un léger goût de terroir, tiennent à elle. Ce n'est pas dans cette partie de la poésie écossaise qu'il faut chercher les influences qui ont agi sur Burns. Il ne connaissait guère les plus anciens de ces poètes, et ceux, plus récents, qu'il a admirés, comme Thomson, n'ont pas laissé de traces sensibles dans ses œuvres.

Mais au-dessous de cette poésie de lettrés, il existait une poésie populaire, très abondante, très drue, très savoureuse, très originale. Elle était sortie du sol; elle traitait des sujets indigènes dans le langage indigène, c'est-à-dire dans la variété dialectique anglaise «qui régnait autrefois de l'embouchure de l'Humber jusque dans le Nord, et que parlaient également les indigènes du Yorkshire et de l'Aberdeenshire.[14]» C'est le dialecte qui se parle dans les Basses-Terres d'Écosse. Cette forme septentrionale de l'anglais avait été la langue littéraire de l'Écosse jusqu'à l'époque de Jacques I d'Angleterre. «L'anglais pur était devenu alors le moyen d'expression des littérateurs écossais, quand ils n'employaient pas le latin, et le vieux dialecte du Nord, modifié par le temps et les circonstances, était resté en usage dans la masse du peuple, et était même employé par les classes cultivées jusqu'au commencement de ce siècle. C'est ce dialecte qui a été au cœur de l'Écosse. Les ballades, les chansons et d'autres œuvres populaires ont été écrites en lui, et ainsi s'éleva une littérature populaire écossaise, tout à fait distincte de la littérature anglaise, et jusqu'à un certain point inintelligible aux personnes qui parlent l'anglais pur.[15]» En dehors du mouvement continuel qui avait rapproché les hautes productions littéraires écossaises des modèles anglais, et avait entraîné la langue écossaise dans le progrès et, pour ainsi parler, le dépouillement de l'anglais, ce vieux langage, fidèle au sol, était resté ce qu'il était. «En réalité l'écossais est, pour la grande partie, du vieil anglais.—Le temps a remplacé l'anglo-teutonique par l'anglais moderne, mais a épargné le scoto-teutonique, qui est encore une langue vivante.[16]» Mais son domaine et ses fonctions étaient diminués, et il était réduit à n'être plus que «ce dialecte de la conversation et de productions distinctement nationales.[17]» La littérature populaire qu'il servait à exprimer était encore bien vivante au XVIIIe siècle, car elle avait encore ce grand signe de vitalité d'être en partie orale, de parler vraiment au peuple. Il était naturel que Burns, avec son éducation et ses circonstances de production, lui prît ses modèles et ses formes de poésie. C'est en effet ce qui arriva, et c'est de ce côté qu'il faut chercher ses origines littéraires. Pour comprendre d'où il est sorti et quels matériaux il avait sous la main, c'est cette poésie populaire qu'il faut connaître. Nous l'exposerons avec quelque détail, parce que c'est un coin d'histoire littéraire peu connu, et qu'on y rencontre d'ailleurs de jolies choses et intéressantes. Elle se composait de trois éléments principaux:

Les anciennes ballades;

Les chansons;

Une suite de petits poèmes populaires comiques, tout à fait particuliers à l'Écosse.

En les examinant successivement, nous verrons dans quelles proportions Burns a puisé à chacune de ces trois sources. Ce qu'il a négligé de prendre nous renseignera peut-être autant, sur les préférences de son esprit, que ce qu'il a emprunté.[Lien vers la Table des matières.]

I.
LES VIEILLES BALLADES[18].

Les ballades sont de courts récits rhythmés, généralement divisés en strophes, et relatant un fait historique, fabuleux ou romanesque, qui, par l'héroïsme ou les malheurs des personnages, l'étrangeté ou le dramatique des circonstances, et souvent par un mélange de surnaturel, sort des conditions ordinaires de la vie. Leur trait caractéristique est d'être surtout un récit, de présenter le sujet qu'elles traitent sous forme de narration. Ce sont des complaintes romanesques et héroïques[19].

Dans un pays si longtemps agité par la guerre étrangère et déchiré par les guerres civiles, où les rivalités des clans et les pillages réciproques couvraient la campagne de combats et ensanglantaient les moindres ruisseaux, il n'est pas étonnant que ces complaintes aient surgi de toutes parts. Les Borders surtout, avec leurs luttes incessantes, leur état de guerre continuelle, leurs surprises, leurs razzias, en ont fourni le plus grand nombre. Mais d'autres grands faits historiques s'y retrouvent conservés. Les invasions des Norvégiens[20], la résistance des outlaws réfugiés dans les bois[21], les luttes entre les gens des Basses-Terres et les Highlanders[22], les croisades[23], les luttes de l'indépendance contre les Anglais[24], les aventures de Marie Stuart[25], ont laissé des échos lointains, et donné naissance à un certain nombre de ballades.

Quand on ouvre un recueil de ces récits, on entre dans un monde de violence et de force, où la vie humaine est soumise à une perpétuelle hécatombe. Presque tous sont dramatiques; un grand nombre tragiques; quelques-uns atroces. Les sujets favoris sont des combats, des enlèvements, des vengeances, des apparitions de spectres, des crimes commis, découverts, et châtiés par de terribles représailles. Ce sont des batailles sur la frontière entre Écossais et Anglais, plutôt entre troupes de grands chefs locaux qu'entre armées royales, avec des défis à la façon des héros homériques, des mêlées furieuses et acharnées, où les flèches volent et s'enfoncent dans les poitrines jusqu'aux plumes, où les lances éclatent, où les blessés, les jambes coupées, combattent sur leurs genoux[26]. Ce sont des excursions de freebooters, qui vont piller en Angleterre, enlever des troupeaux[27].

Ils volèrent la vache noire et blanche et le bœuf rouge[28].

Ce sont des exécutions de ces bandits, pendus soit par les Anglais, soit même par le roi d'Écosse, et à qui la sympathie du peuple ne manque pas[29]. Ce sont des feuds, des haines entre clans, pareilles aux vendettas des familles corses[30]. Ce sont de hardis coups de main, exécutés en ferrant les chevaux à l'envers, pour aller délivrer des camarades dans les forteresses de Berwick ou de Carlisle[31]: on arrive la nuit, on escalade la muraille, on tue le gardien, on enlève le prisonnier chargé de ses fers, on pique des deux; les cloches sonnent, c'est l'alarme; on est poursuivi; on arrive à une rivière grossie; on la traverse, et, quand on est sur l'autre bord, on invite les Anglais à en faire autant.

Traverse, traverse, lieutenant Gordon,
Traverse, viens boire le vin avec moi,
Car il y a un cabaret auprès d'ici,
Et il ne t'en coûtera pas un penny[32].

Dans quelques-unes de ces ballades, le drame va jusqu'à l'atroce. Dans Edom de Gordon, le chef, qui a donné son nom à la ballade, se présente avec cinquante hommes devant le château de Towie, où la châtelaine est enfermée avec ses trois enfants. Il la somme de se rendre.

Descendez vers moi, belle dame,
Descendez vers moi, descendez vers moi;
Cette nuit vous reposerez dans mes bras,
Le matin, vous serez ma fiancée[33].

La mère refuse. Il fait mettre le feu au château. La flamme monte; la fumée étouffe les enfants qui se lamentent les uns après les autres; puis viennent les réponses désespérées de la mère. C'est là que se trouve cette scène à la fois touchante et affreuse.

Oh, alors parla sa fille chérie,
Elle était frêle et mignonne:
«Oh! roulez-moi dans une paire de draps,
Et descendez-moi par-dessus la muraille».

Ils la roulèrent dans une paire de draps,
Et la descendirent par-dessus la muraille,
Mais, sur la pointe de la lance de Gordon,
Elle fit une chute mortelle.

Oh! jolie, jolie était sa bouche,
Et rouges étaient ses joues,
Et claire, claire était sa chevelure,
Sur laquelle le sang rouge coule.

Alors, avec sa lance il la retourna;
Oh! que la face de l'enfant était pâle!
Il dit: «Tu es la première que jamais
»J'aie souhaité voir revivre».

Il la tourna et la retourna,
Oh! que la peau de l'enfant était blanche!
«J'aurais pu épargner cette douce face
Pour devenir les délices d'un homme.

Alerte, partons, mes joyeux compagnons,
Je pressens un triste destin.
Je ne puis regarder cette douce figure
Qui est là gisante dans l'herbe[34]».

La flamme gagne la mère qui meurt en embrassant ses bébés. Son mari arrive, se met à la poursuite d'Edom de Gordon, et le massacre avec toute son escorte. Puis, revenant vers les masses brûlantes où est enseveli tout ce qu'il aime, il s'y précipite. Il ne reste dans cette scène de carnage que la jeune fille étendue sur l'herbe. Une autre ballade sur un sujet analogue, l'Incendie de Frendraught, est peut-être pire encore. Une troupe d'hommes, à qui on a donné l'hospitalité après une fausse réconciliation, est enfermée dans une tour à laquelle le feu est mis. Il y a un passage où un d'entre eux crie, à travers les barreaux de fer de la fenêtre, ses dernières recommandations, tandis que son corps est consumé, qui est une chose horrible.

Je ne puis pas sauter, je ne puis pas sortir,
Je ne puis arriver à toi,
Ma tête est prise dans les barreaux de la fenêtre,
Mes pieds brûlés se détachent de moi.

Mes yeux bouillent dans ma tête,
Ma chair aussi est rôtie,
Mes entrailles bouillent avec mon sang,
N'est-ce pas une horrible angoisse?

Prends les bagues de mes doigts blancs,
Qui sont si longs et étroits,
Et donne-les à ma belle Dame,
Là où elle est assise dans son château.

Je ne puis pas sauter, je ne puis pas sortir,
Je ne puis pas sauter vers toi,
Ma partie terrestre est toute consumée,
Ce n'est plus que mon âme qui te parle[35].

Ces atrocités justifient le jugement de Prescott: «Bien que les scènes des plus vieilles ballades soient empruntées au XIVe siècle, les mœurs qu'elles accusent ne sont pas supérieures à celles de nos sauvages de l'Amérique du Sud.[36]»

À ces tueries d'armées ou de clans, à ces forfaits de bandes de brigands, s'ajoutent des drames de famille. Une marâtre empoisonne sa belle-fille[37]. Une femme tue son mari parce qu'il l'a insultée[38]. Un frère tue sa sœur parce qu'on ne lui a pas demandé son consentement pour son mariage[39]. Une fille d'Écosse est devenue enceinte d'un seigneur anglais; son père furieux la fait mettre sur un bûcher[40]. Une mère empoisonne son fils parce qu'il a épousé une femme contre son gré[41]. L'amour surtout, exaspérant ces vies violentes, les lance dans des aventures plus violentes encore. Les femmes ont l'énergie, les emportements de sentiments et d'actes, des mâles. Elles n'hésitent devant rien, ni devant les fatigues, ni devant les périls. Les enlèvements sont fréquents. Les amants s'enfuient à cheval; le père et les frères les poursuivent, les rattrapent; on s'arrête, on tire les épées, on se bat sur la bruyère.

Les épées furent tirées des fourreaux,
Et ils se précipitèrent au combat,
Et rouge et rosé était le sang
Qui coula sur le talus semé de lis[42].

Parfois l'amant triomphe laissant les frères étendus sur le sol.

Il appuya son dos contre un chêne,
Et assura ses pieds sur une pierre;
Et il a combattu contre ces quinze hommes,
Et il les a tués tous hormis un seul;
Mais il a épargné le chevalier âgé
Pour rapporter les nouvelles au château.

Quand il eut rejoint sa belle dame,
Je pense qu'il l'embrassa tendrement:
«Tu es mon amour, je t'ai gagnée,
Et nous parcourrons librement la forêt verte.»[43]

Il arrive aussi que l'amant s'éloigne blessé mortellement. C'est le sujet de la plus célèbre et de la plus touchante de ces ballades, the Douglas Tragedy.

Il la mit sur un cheval blanc comme lait,
Et lui-même sur un cheval gris pommelé;
Un cor de chasse pendait à son côté,
Et ils s'éloignèrent, chevauchant légèrement.

Lord William regardait par-dessus son épaule gauche,
Il regardait pour voir ce qu'il pouvait voir;
Et il aperçut le père et les frères hardis de sa bien-aimée,
Qui accouraient à cheval sur la plaine.

«Descends, descends, lady Margaret, dit-il,
Et tiens mon cheval de ta main,
Pendant que contre tes sept frères hardis
Et ton père, je ferai tête».

Elle tint son cheval de sa main blanche comme le lait,
Elle ne parla point, ne versa pas une larme,
Jusqu'à ce qu'elle vit ses sept frères tomber,
Et le sang de son père très cher.

«Oh, retiens ta main, lord William, dit-elle,
Car tes coups sont merveilleusement terribles;
Je puis trouver un autre amant fidèle,
Mais un père, je n'en puis trouver un autre».

Oh! elle a défait son mouchoir de son col;
Il était de toile de Hollande fine;
Et elle a essuyé les blessures de son père,
Qui étaient plus rouges que le vin.

«Oh choisis, oh choisis, lady Margaret, lui dit lord William
Oh! veux-tu venir ou rester?»
«Je te suis, je te suis, lord William, dit-elle,
Tu ne m'as pas laissé d'autre guide».

Il la mit sur le cheval blanc comme lait,
Et lui-même sur le cheval gris pommelé;
Un cor de chasse pendait à son côté,
Et ils s'éloignèrent, chevauchant lentement.

Oh, ils chevauchèrent lentement et tristement,
Sous la lueur de la lune;
Ils chevauchèrent, et arrivèrent à cette rivière pâle,
Et là ils descendirent de cheval.

Ils descendirent pour boire de l'eau
À la rivière qui coulait si claire,
Et dans le courant tomba le meilleur sang de son cœur,
Et lady Margaret fut effrayée.

«Redresse-toi, redresse-toi, lord William, dit-elle,
Car je crains que tu ne sois blessé à mort».
«Ce n'est que l'ombre de mon manteau rouge
Qui brille si nettement dans l'eau».

Oh, ils chevauchèrent lentement et tristement,
Sous la lueur de la lune,
Jusqu'à ce qu'ils arrivèrent à la porte du château de sa mère,
Et là ils descendirent de cheval.

«Oh! fais mon lit, madame ma mère, dit-il,
Oh! fais mon lit large et profond!
Et mets lady Margaret près de moi;
Nous allons dormir tous deux profondément».

Lord William était mort longtemps avant minuit,
Lady Margaret était morte longtemps avant l'aurore.
Que tous les vrais amants qui s'en vont ensemble
Puissent avoir meilleure fortune qu'eux[44].

Ailleurs, ce sont des vengeances: deux frères épris de la même fiancée se battent et s'égorgent[45], des femmes jalouses ou trahies empoisonnent ou poignardent leurs rivales, comme dans cette ballade où une fiancée, abandonnée devant l'autel, tue celle qui lui est préférée.

La fiancée tira un long poignard,
De sa coiffure brillante,
Et frappa au cœur la belle Annie,
Qui ne dit jamais plus une parole.

Le doux William vit la belle Annie pâlir,
Et s'étonna de ce que cela était;
Mais quand il vit le cher sang de son cœur,
Il devint courroucé furieusement.

Il tira sa dague qui était si aiguë,
Qui était si aiguë et perçante,
Et la plongea dans la fiancée aux cheveux châtains,
Qui tomba à ses pieds morte.

«Attends-moi, chère Annie, dit-il,
Attends-moi, ma chérie», s'écria-t-il,
Puis se mit la dague dans le cœur,
Et tomba mort à ses côtés[46].

Parfois ces éperdues s'en prennent à celui qui les trahit. La maîtresse de lord William lui demande une dernière entrevue.

«Si votre amour est changé, dit-elle,
Et si les choses sont ainsi,
Du moins, venez, pour l'amour du passé,
Venez goûter le vin avec moi».

«Je ne resterai pas, je ne puis pas rester,
Pour boire le vin avec toi;
Une dame que j'aime bien plus
M'attend en ce moment».

Il se baissa sur son arçon,
Pour l'embrasser avant de se séparer;
Et, avec un poignard aigu et mince,
Elle lui perça le cœur.

«Chevauche, maintenant, lord William, chevauche,
Aussi vite que tu peux chevaucher;
Ta nouvelle amoureuse, près du puits de St-Brannan,
S'étonnera que tu sois en retard».[47]

Tout ce monde vit, prêt à tuer ou à mourir, constamment. Ces hommes rentrent avec du sang à leur épée ou sur leurs mains.

«Pourquoi votre épée dégoutte-t-elle de sang,
Edward, Edward!
Pourquoi votre épée dégoutte-t-elle de sang,
Et pourquoi allez-vous si triste, Ô?»

«Oh, j'ai tué mon faucon si brave!
Ma mère, ma mère!
Oh, j'ai tué mon faucon si brave,
Et je n'avais que celui-là».

«Le sang de votre faucon n'était pas si rouge,
Edward! Edward!
Le sang de votre faucon n'était pas si rouge,
Mon cher fils, je te le dis, Ô[48]».

Ou encore cette scène:

Il est allé à la chambre de Margerie,
Et il a frappé à la porte, Ô;
«Oh, ouvre, ouvre, lady Margerie,
Ouvre et laisse-moi entrer, Ô.

Avec ses pieds aussi blancs que la grêle.
Elle marcha à l'intérieur, Ô,
Et avec ses doigts longs et effilés,
Elle laissa entrer le doux Willie, Ô.

Elle se baissa vers ses pieds,
Pour dénouer les souliers du doux Willie, Ô;
Les boucles étaient roides de sang,
Qui avait découlé largement sur elles.

«Quelle vue horrible est ceci, mon amour,
Est ceci que j'aperçois, Ô?
Quel est ce sang dont vous êtes couvert?
Je vous prie, dites-le moi, Ô.

«Comme je venais par les bois, cette nuit,
Un loup m'a attaqué, Ô;
Oh! devais-je tuer le loup, Margerie?
Ou devait-il m'attaquer, Ô?»

«Ô Willie, ô Willie, je crains
Que tu ne m'aies engendré peine et chagrin;
L'acte que tu as commis cette nuit
Sera connu demain matin».[49]

Presque toutes ces aventures se terminent tragiquement, il y a toujours du sang dans les dernières strophes de ces ballades. Ce sont des chants dont la muse est la mort. Quand on lit ces recueils, on ne rencontre que des cadavres. Au-dessus de toute cette poésie plane la joie lugubre des deux corbeaux de la terrible ballade.

Il y avait deux corbeaux perchés sur un arbre,
Gros et noirs, aussi noirs qu'il est possible;
Et l'un commence à dire à l'autre:
«Où irons-nous dîner aujourd'hui?
Dînerons-nous près de la vaste mer salée?
Dînerons-nous sous l'arbre au feuillage vert»?

«Viens, je te montrerai un spectacle très doux,
Une glen solitaire et un chevalier fraîchement tué;
Son sang est encore tiède sur l'herbe,
Son épée à demi tirée, ses flèches dans le carquois,
Et personne ne sait qu'il est étendu là,
Sinon son faucon, son chien et sa maîtresse.

«Nous nous poserons sur sa clavicule,
Nous arracherons ses jolis yeux bleus,
Nous ferons une tresse de ses cheveux dorés,
Pour garnir notre nid quand il se dénudera,
Et le duvet d'or sur son jeune menton,
Nous en envelopperons nos petits.

Oh! froid et nu sera son lit,
Quand les orages d'hiver chanteront dans les arbres;
À sa tête le gazon, à ses pieds une pierre;
Il dormira, il n'entendra plus les plaintes de la jeune fille;
Par dessus ses os blanchis, les oiseaux voleront,
Les daims sauvages bondiront, les renards glapiront.[50]

Les imaginations romanesques, les rêveries poétiques, les superstitions païennes ou chrétiennes du moyen-âge, se mélangent à ces événements, et en accroissent encore l'étrangeté. Les jeunes filles montent au sommet de leur tour quand arrive le chevalier qu'elles aiment[51]. Des amants se réfugient dans les profondeurs vertes des forêts, et y mènent une vie qui fait penser aux exilés de Comme il vous plaira[52]. D'autres fois des outlaws ravissent des jeunes filles, et les entraînent dans leurs retraites[53]. Des oiseaux se chargent des messages entre les amants[54]. Lorsqu'un crime est commis, il est miraculeusement révélé. Une maîtresse assassine son amant et jette son corps dans la Clyde. Mais un papegai perché sur un arbre a tout vu.

Ainsi parla le papegai,
En voltigeant au-dessus de sa tête:
«Dame, garde bien ta robe verte,
Garde-la bien de ce sang si rouge».

«Oh, je garderai ma robe verte,
Je la garderai de ce sang si rouge,
Mieux que tu ne peux garder ta langue
Qui bavarde dans ta tête.

Mais descends, ô bel oiseau,
Ne voltige plus d'arbre en arbre,
Je te donnerai une cage d'or,
Et de pain blanc te nourrirai».

«Gardez votre cage d'or, dame,
Et je garderai mon arbre;
Car, comme vous avez fait à lord William,
Ainsi me feriez-vous.»[55]

Et plus tard il dénonce la coupable. Une sœur, jalouse de sa jeune sœur, la noie. Un joueur de harpe fait, avec la clavicule de la morte, une harpe qu'il tend de trois boucles de sa chevelure dorée; la harpe joue seule et prononce le nom de la méchante sœur[56]. Pendant une veillée mortuaire, une lykewake, auprès du corps d'une jeune fille assassinée, le corps parle pour nommer l'assassin.

Avec les portes entr'ouvertes, et des chandelles allumées,
Et des torches qui brûlaient clair,
Le corps fut étendu; jusqu'au calme minuit,
Ils veillèrent, mais rien n'entendirent.

Vers le milieu de la nuit,
Les coqs commencèrent à chanter;
Et à l'heure sombre de la nuit,
Le corps commença à bouger.

«Oh, qui t'a fait mal, sœur,
Et a osé ce péché odieux?
Qui a été assez hardi et n'a pas crain
De te jeter dans la cascade?»

«Le jeune Benjie a été le premier homme
À qui j'aie donné mon cœur;
Il était si hardi et hautain de cœur;
Il m'a jeté dans la cascade».[57]

La fille du ministre de Newarke accouche en secret et tue ses deux enfants. En rentrant elle rencontre deux enfants qui jouent à la balle; elle leur parle. Ils lui reprochent qu'elles les a tués, et lui disent qu'elle ira en enfer[58]. Les fantômes de ceux qui ont été tués reparaissent[59]. Parfois ce sont de véritables contes de fées. Ce sont des batailles de chevaliers contre des géants ou des monstres[60]. Ce sont des anneaux enchantés. L'amante donne à l'amant, ou l'amant à l'amante, une bague dont les diamants se terniront, si celui ou celle qui l'a donnée est infidèle ou meurt; et un jour la bague s'éteint[61]. Ce sont des jeunes filles enfermées par un sortilège sous la forme d'une bête hideuse, et qui ne seront délivrées que si un chevalier consent à les embrasser[62]. La reine des Fées s'éprend de Thomas le Rimeur, et le garde pendant sept ans, dans des vergers merveilleux; il se réveille un jour au pied de l'arbre où il s'était endormi[63]. Un chevalier ressuscite son amie en lui mettant sur les yeux deux gouttes du sang de St Paul[64].

Que ce soit à cause de l'héroïsme, de la superstition ou de la cruauté, lorsqu'on lit un recueil de ces ballades, on est violemment transporté dans une autre vie, qui sans doute a existé, mais qui certainement n'existe plus depuis longtemps. On sent qu'on est dans une vie violente, romanesque, périlleuse, surpassant la nôtre en forfaits et en exploits, mais, à coup sûr, une vie qu'aucun homme moderne n'a vécue, ni vu vivre. On est dans l'histoire ou dans le roman, et, que ce soit l'un ou l'autre, hors de la réalité.

Ces récits, dont la trame est faite d'aventures extraordinaires, sont encore rendus plus archaïques par les broderies dont ils sont couverts. Celles-ci les font ressembler davantage à d'anciennes étoffes, semées d'attributs, historiées de motifs dans le goût d'une autre époque, et brochées d'une profusion d'or et d'argent que notre temps ne comporte plus. Chacun de ces accessoires accentue la date de ces poèmes, et les rejette plus loin de nous. Parfois, cet effet est produit par quelque motif naïf et tout fait. Quand un jeune homme enlève une jeune fille, il monte toujours un cheval gris pommelé, et elle, un cheval blanc comme lait[65]. Lorsque deux amants sont ensevelis l'un près de l'autre, il sort un églantier de la tombe de l'amant et un rosier de celle de la maîtresse.

Lord William fut enseveli dans l'église de Ste-Marie,
Lady Margaret dans le chœur de Ste-Marie;
Hors de la tombe de la dame, poussa une rose rouge,
Et hors de celle du chevalier poussa un églantier.

Et tous deux se rencontrèrent et s'enlacèrent,
Comme s'ils désiraient être près l'un de l'autre,
De sorte que tout le monde put connaître clairement
Qu'ils poussaient de deux amants qui s'étaient chéris[66].

C'est là un des détails qui reviennent constamment et appartiennent à tous les faiseurs de ballades. Presque toujours, il y a cette prodigalité de métaux et de pierres précieuses, qui indique qu'on est dans le rêve et qu'on puise à des coffres inépuisables. On sent que l'imagination se grise de richesses. Les chevaux sont ferrés d'argent aux pieds de devant, et ferrés d'or aux pieds de derrière; ils portent à la crinière des clochettes d'argent qui tintent à chaque pas[67]. Les jeunes filles lissent leurs cheveux avec des peignes d'argent. On étend des tapis de drap d'or du château à l'église, pour que la fiancée ne marche pas sur le sol[68]. De toutes parts, passent des cortèges de mariage, brillants, vêtus de cramoisi et de vert[69]; tous les cavaliers portent sur le poing un faucon; toutes les dames tiennent une guirlande[70]. Quoi de plus délicatement étincelant que cette description:

Son palefroi était un gris pommelé,
Je n'ai jamais vu son pareil;
Comme brille le soleil un jour d'été,
Cette belle dame elle-même brillait.

Sa selle était d'ivoire pur,
C'était une vue très belle à voir!
Ornée et raide de pierres précieuses,
Tout entourées de cramoisi.

Des perles d'Orient, en grande quantité;
Sa chevelure tombait autour de sa tête;
Elle chevauchait sur la pelouse de fougères,
Tantôt elle sonnait du cor, et tantôt chantait.

Les sangles étaient de riche soie,
Les boucles étaient de béryl,
Ses étriers étaient de clair cristal,
Et tout couverts de perles.

Le poitrail était d'acier fin,
La croupière était d'orfèvrerie,
La bride était d'or fin,
De chaque côté, trois clochettes pendaient.

Elle conduisait en laisse trois lévriers,
Et sept braques couraient à ses pieds;
Je ne voulais pas me hâter de lui parler,
Son front était blanc comme un cygne.

Elle portait un cor pendu au col,
Et au-dessous de sa taille mainte flèche,
En vérité, mes seigneurs, comme je vous le dis,
Ainsi était habillée cette belle dame[71].

Ou bien encore qu'on lise cette jolie peinture, qui transporte dans la fantaisie le fait très simple d'une maîtresse à la recherche de son amant.

Oh! je vais chercher un charpentier,
Pour me construire un navire,
Et je chercherai de hardis matelots,
Pour naviguer avec moi sur la mer...

Son père lui fit construire un navire,
Et le gréa très royalement;
Les voiles étaient de soie vert pâle,
Et les câbles de taffetas;

Les mâts étaient faits d'or bruni,
Et brillaient au loin sur la mer,
Les bordages étaient richement incrustés
De nacre et d'ivoire.

À chaque amure qu'il y avait,
Pendait une clochette d'argent
Qui tintait doucement à la brise,
Ou à la houle enflée de la mer salée[72].

Les fonds achèvent cette impression. On y aperçoit des paysages irréels. Parfois, ce sont des fabriques fantastiques. C'est, par-delà une mer courroucée, un château avec une haute tour au toit d'étain:

Quand elle vit la tour majestueuse
Luire claire et brillante,
Qui se tenait au-dessus des vagues ouvertes,
Bâtie sur un roc élevé[73].

Ou bien c'est la façade d'un château féodal:

Il y a un beau château, bâti de chaux et de pierre,
Oh! n'est-il pas bâti plaisamment?
Sur le devant de ce beau château,
Il y a deux unicornes beaux à voir[74].

Le plus souvent, comme dans les vieilles tapisseries, ce sont des verdures, des fonds de feuillage. Voici le verger où la reine des fées conduit Thomas d'Ercildoune:

Elle le conduisit dans un beau verger,
Où les fruits croissaient en grande abondance;
Les poires et les pommes étaient mûres,
La datte, et aussi le damas;

La figue et aussi les grappes de la vigne;
Les rossignols reposaient sur leurs nids,
Les papegais drus commençaient à voler çà et là,
Et la chanson des grives ne voulait pas cesser[75].

N'est-ce pas là vraiment un arrière-plan d'ancienne tenture aux frondaisons semées de fruits et d'oiseaux? Ce sont aussi des fonds de forêts, dans lesquelles passent des cerfs, des chasseurs vêtus de vert, l'arc à la main, suivis de leurs bons chiens gris.

Johnie regarda vers l'est, et Johnie regarda vers l'ouest,
Et un peu au-dessous du soleil;
Et là il aperçut un cerf brun qui dormait,
Sous un buisson de genêts.

Johnie tira, et le cerf brun bondit,
Et il le blessa au flanc,
Et, entre l'étang et le bois,
Ses chiens abattirent la bête fière[76].

Dans les profondeurs de ces ramées, il y a d'étonnantes évocations de la vie libre que les outlaws menaient dans les grands bois. Quel tableau en quelques strophes que celui-ci, d'une forêt tout animée par les bonds des fauves, et sonore de la détente des arcs.

La forêt d'Ettrick est une belle forêt,
Il y pousse maint arbre de haute taille;
Il y a cerf et biche et daine et chevreuil,
Et de toutes bêtes sauvages grande plenté.

James Boyd prit congé du noble roi,
Vers la belle forêt d'Ettrick il arriva;
Quand il descendit la pente de Birkendale,
Il vit la belle forêt de ses yeux.

Il vit chevreuil et daine et cerf et biche,
Et de toutes bêtes sauvages grande plenté;
Il entendit les arcs qui hardiment résonnaient
Et les flèches qui bruissaient auprès de lui[77].

Toute cette littérature de ballades est donc, pour le fonds et la forme, en dehors et au-dessus des conditions ordinaires de la vie. On y trouve plutôt la légende et le rêve que l'observation et la réalité. Non-seulement elle parle d'aventures et d'usages que nous ne connaissons plus, mais il est peu probable qu'elle ait été elle-même exactement contemporaine des faits qu'elle célèbre. Elles ont été composées sur des événements qui semblaient extraordinaires, même en ces temps violents, et alors vraisemblablement qu'ils avaient déjà quelque chose de légendaire et de lointain. C'est une littérature héroïque et fabuleuse, qui sort des proportions communes. Elle a été créée, pendant des siècles grossiers où le livre n'existait pas, pour satisfaire le besoin de romanesque qui vit dans les cœurs humains les plus frustes.

C'est là un point important et qu'il était utile de bien dégager, car on ne comprendrait pas autrement pourquoi Burns a si peu goûté cette partie importante de la littérature de sa patrie. Il avait l'âme passionnée, et non romanesque. Il fallait, en tout ce qu'il faisait, qu'il se sentît, entre les mains, de la réalité, quelque chose de présent et d'immédiat. Son éducation littéraire s'était formée à regarder la vie et les gens qui l'entouraient. Son génie était fait d'observation, bien plus que d'imagination. Il avait l'esprit net et pratique, il ne l'avait jamais exercé à se transporter dans d'autres temps. Il ne savait pas vivre parmi d'autres hommes que des hommes réels et vivants.

Aussi son admiration pour les ballades ne tient-elle pas beaucoup de place. Il dit bien: «Il y a une noble sublimité, une tendresse qui fond le cœur, dans quelques-unes de nos anciennes ballades, qui dénotent qu'elles sont l'œuvre d'une maîtresse main[78]». Mais c'est à peu près la seule marque d'enthousiasme que les ballades aient obtenue de lui, et elle date de sa jeunesse. Tandis qu'il savait presque toutes les chansons écossaises, et qu'il était infatigable à recueillir les chansons nouvelles qu'il rencontrait, il semble ne faire aucun cas des ballades et les laisse échapper. Il écrivait à William Tytler de Woodhouselee, grand amateur de vieilles poésies, en lui en envoyant quelques-unes, une lettre qui est très significative à cet égard:

«Je vous envoie ci-inclus un échantillon des vieux morceaux qu'on peut encore trouver parmi nos paysans de l'Ouest. Je possédais jadis bon nombre de fragments pareils, et quelques-uns plus complets, mais, comme je n'avais pas la moindre idée que quelqu'un pût se soucier d'eux, je les ai oubliés. Je considère fermement comme un sacrilège de rien ajouter qui soit de moi pour rétablir les épaves disloquées de ces vénérables vieilles compositions; mais elles ont maintes versions différentes. Si vous n'avez pas déjà vu celles-ci, je sais qu'elles flatteront vos sentiments calédoniens qui sont dans le bon vieux style[79]

Il y a, dans ces derniers mots, l'indulgence qu'on a pour une manie inoffensive. Plus tard, dans sa correspondance avec Thomson, il le dissuade d'admettre dans son recueil une des plus célèbres ballades, celle même qui avait fourni le sujet de la tragédie de Douglas:

«Je suis inflexiblement pour exclure Gil Morice en entier. Il est d'une maudite longueur qui fera faire une grande dépense d'impression; l'air lui-même ne se chante jamais; une ou deux bonnes vieilles chansons en tiendront bien la place[80]

Pour faire contraste, il n'y a qu'à rapprocher la façon dont Gray parlait de cette même ballade, et comparer son enthousiasme à la froideur de Burns. «Je me suis procuré la vieille ballade écossaise sur laquelle Douglas est fondé; elle est divine et aussi longue que d'ici (Cambridge) à Aston, ne l'avez-vous jamais vue? Les meilleures règles d'Aristote y sont observées, d'une manière qui prouve que l'auteur n'avait jamais lu Aristote. Vous pouvez en lire les deux tiers sans deviner de quoi il s'agit, et cependant, quand vous arrivez à la fin, il est impossible de ne pas comprendre l'histoire tout entière.[81]»On sent toute la différence.

Dans ces dispositions, il n'est pas étonnant que Burns ait peu imité les ballades et que leur influence soit très faiblement marquée dans son œuvre. À peine çà et là une imitation, comme Lady Mary Ann ou Lord Gregory. On n'en compterait pas plus d'une demi-douzaine, pas même autant peut-être. La façon dont elles sont faites est encore plus instructive que leur rareté. Toute la partie narrative, toute la partie pittoresque ou merveilleuse, en un mot, tout ce qui est d'un autre temps, est supprimé. Il n'y a de conservé que la partie de sentiment, laquelle est de toutes les époques. Lord Gregory est emprunté à une très dramatique et très belle ballade intitulée: La jolie fille de Lochryan. Il suffit de comparer les deux morceaux pour voir ce que Burns a conservé du modèle.

La ballade, telle qu'on la trouve dans le recueil de Herd, publié en 1769, et par conséquent bien connu de Burns, s'ouvre par les plaintes d'une jeune fille abandonnée par Lord Gregory. Elle veut aller à sa recherche, et elle se fait construire un navire, dont la peinture a la somptuosité de couleur habituelle.

Alors, elle a fait construire un beau navire.
Il est tout couvert de perle,
Et à chaque amure
Pendait une sonnette d'argent.

La pauvre abandonnée part sur la mer pour chercher Lord Gregory, en quelque lieu qu'il se trouve. Quelque chose de l'inattendu des anciennes navigations apparaît. Elle rencontre un rude rôdeur de mers qui lui demande:

«Ô, es-tu la Reine elle-même,
Ou une de ses trois Maries,
Ou bien es-tu la fille de Lochryan,
Cherchant son cher Gregory»?

«Ô, je ne suis pas la Reine elle-même,
Ou une de ses trois Maries,
Mais je suis la fille de Lochryan,
Cherchant son cher Gregory».

Et le rude rôdeur, touché sans doute, lui montre une tour recouverte d'étain où se tient Lord Gregory. Elle y aborde, et agite l'anneau sur la barre de fer tordu qui tenait lieu autrefois de marteau aux portes. Elle le supplie ainsi:

«Ô, ouvre, ouvre, aimé Gregory,
Ouvre et laisse-moi entrer.
Car je suis la fille de Lochryan,
Bannie de tous les siens».

Mais la méchante mère de Lord Gregory lui répond de l'intérieur, en imitant la voix de son fils, et lui demande, pour lui prouver qu'elle est bien la fille de Lochryan, de lui dire ce qui s'est passé entre eux deux. La pauvre fille répond d'une façon touchante, en des strophes où le souvenir des jours passés se mêle à l'angoisse présente.

«Ne te souviens-tu pas, aimé Gregory,
Comme nous étions assis, au moment du vin,
Que nous échangeâmes nos anneaux de nos mains,
Et que le meilleur était le mien?

Car le mien était de bon or rouge,
Mais le tien était d'étain;
Et le mien était vrai et fidèle,
Et le tien était faux dedans.

Et ne te souviens-tu pas, aimé Gregory,
Comme nous étions assis sur la colline,
Que tu m'as enlevé ma virginité,
Très durement, contre mon vouloir.

Maintenant, ouvre, ouvre, aimé Gregory,
Ouvre et laisse-moi entrer,
Car la pluie pleut sur mes bons vêtements,
Et la rosée coule sur mon menton.»

La méchante femme lui redemande d'autres preuves, comme si celles-là ne suffisaient pas. Et la pauvre demoiselle, découragée, l'âme navrée, renonce à la convaincre.

Alors elle s'est retournée:
«Puisqu'il en est ainsi,
Puisse aucune femme qui a porté un fils
N'avoir jamais un cœur si plein d'angoisse.

Abaissez, abaissez ce mât d'or,
Dressez un mât de bois,
Car il ne convient pas à une dame délaissée
De naviguer si royalement.»

Elle s'éloigne. Le fils s'éveille, et raconte à sa mère qu'il a rêvé que la fille de Lochryan était à la porte. La mère lui dit qu'en effet elle était là il y a une heure, et qu'il peut continuer à dormir. Le fils repousse la méchante femme qui ne l'a pas laissée entrer. Et la fin de la pièce a toute la fantaisie romantique et touchante qui est le charme de ces ballades.

«Faites-moi seller le noir, dit-il,
Faites-moi seller le bai brun,
Faites-moi seller le cheval le plus vite,
Qui est dans toute la ville.»

Or, dans la première ville où il arriva,
Les cloches sonnaient,
Et la seconde ville où il arriva
La morte y arrivait.

«Déposez, déposez ce corps aimable,
Déposez-le, laissez-moi voir
Si c'est la fille de Lochryan
Qui est morte par amour pour moi.»

Et il prit son petit couteau
Qui pendait à sa basque,
Et il a fendu le linceul,
Une longueur d'aune ou davantage.

Et d'abord il baisa sa rouge joue,
Et puis il baisa son menton,
Et puis il baisa ses lèvres rosées
Où il n'y avait plus d'haleine.

Et il a pris son petit couteau,
Avec un cœur qui était tout navré,
Et il s'est donné une blessure mortelle,
Et il ne parla jamais plus un mot.

Quelles que soient les naïvetés d'un pareil morceau, quels que soient les accrocs et les raccords grossiers qu'on trouve dans cette vieille étoffe et qui sont le fait des transmissions successives, il y a là une poésie simple, pleine de couleur et d'émotion.

Que reste-t-il de ce rêve dans Burns? Presque rien. Tout ce que cette navigation du début a d'étrange et de pittoresque, ces visions de mer et de vieux châteaux, qui rappellent les ruines qu'on voit sur tant de promontoires écossais, cette poursuite douloureuse de la fin, tout a disparu. Il a supprimé la partie imaginative, le récit, en réalité ce qui constitue la ballade. Il n'a conservé que la partie de sentiment, qui est de tous les temps, le cri de la femme chassée de la maison paternelle, qui vient frapper à la porte du séducteur. En un mot, il a transformé la ballade en une simple chanson.

«Oh! sombre, sombre est cette heure de minuit,
Et bruyant le mugissement de la tempête,
Une femme errante, désolée, cherche ta tour,
Ouvre ta porte, Lord Gregory.

Une exilée du château paternel,
Et cela pour t'avoir aimé;
Montre-moi du moins quelque pitié,
Si ce ne peut être de l'amour.

Lord Gregory, ne te rappelles-tu pas le bosquet
Sur les bords charmants de l'Irwin,
Où, pour la première fois, j'avouai cet amour virginal
Que longtemps, longtemps, j'avais nié.

Que de fois m'as-tu promis et juré
Que tu serais pour jamais à moi;
Et mon pauvre cœur, lui-même si sincère,
N'a jamais soupçonné le tien.

Dur est ton cœur, Lord Gregory,
Et ta poitrine est un roc;
Foudres du ciel, qui me frôlez en passant,
Oh! ne me donnerez-vous pas le repos?

Vous, tonnerres, ramassés dans le ciel,
Voyez la victime qui s'offre à vous!
Mais, épargnez-le, pardonnez à mon faux ami
Ses torts envers le ciel et envers moi[82]

À coup sûr, cette chanson est touchante aussi. Elle est moins brutale, plus riche en nuances de sentiment, d'une psychologie plus subtile et plus délicate, que le passage analogue de la ballade. Mais c'est tout ce qui en reste. On a beau dire que, dans le cas présent, Burns était lié par les nécessités du recueil de Thomson. C'est assez qu'il n'ait été inspiré par les ballades populaires que dans cette mesure pour montrer qu'il les goûtait peu, et qu'elles n'ont pas été une des sources de sa poésie.

Cela est d'autant plus significatif que, d'un bout à l'autre du XVIIIe siècle, ces ballades ont été l'objet de nombreuses imitations dont quelques-unes sont des chefs-d'œuvre. Dès le commencement du siècle, avant même l'article d'Addison sur Chevy Chase, et le recueil d'Allan Ramsay, lady Wardlaw composait la fameuse ballade de Hardyknute. Lady Wardlaw fut, avec lady Grizzel Baillie, au début de cette lignée de femmes poètes qui, passant par Mrs Cockburn, Miss Jane Elliot, Miss Blamire, la misérable Jane Glover, Miss Cranston, qui devint Mrs Dugald Stewart, Miss Hamilton, lady Anne Barnard, aboutit à la baronne de Nairne et à Miss Joanna Baillie. En 1723, David Mallet, qui s'appelait alors Malloch et n'avait pas encore changé son nom écossais en nom anglais, écrivait sa jolie ballade de William et Margaret. Vers 1748, William Hamilton composait sa ballade Les bords du Yarrow, qui a bien la saveur des anciennes poésies. En 1755, John Home tirait de la ballade de Gil Morice le sujet de sa tragédie de Douglas. En 1770, paraissait, dans les poésies du pauvre Michael Bruce, la ballade de Sir James. Vers 1775, Julius Mickle publiait sa ballade de Cumnor-Hall, qui a inspiré à Walter Scott le roman de Kenilworth. Ainsi, avant Burns et tout autour de lui, les imitations d'anciennes poésies foisonnaient. Elles ne rendent pas toujours la couleur, l'âpre accent et la forte simplicité de leurs modèles. Le XVIIIe siècle n'était pas fait pour réussir dans ces qualités. Ce qu'elles imitaient surtout était le romanesque, et elles le transformaient parfois étrangement. Mais elles conduisaient vers le moment où ces anciennes ballades devaient fournir leur influence entière, et agir aussi par leur élément pittoresque et martial. Le petit garçon boiteux que Burns avait vu à Édimbourg devenait un jeune homme. Il allait entreprendre ses courses à cheval, le long des borders, recueillant dans les fermes, dans les huttes de bergers, sous les bois, au coin des feux de tourbe, des fragments de ballades et de légendes. La Minstrelsy des Borders allait être publiée en 1802, huit ans après la mort de Burns. Et la poésie tout entière de Walter Scott, avec son pittoresque brillant, son accent guerrier, son bruit d'armes, son allure martiale, quelque chose qui sent l'action et l'ardent, est sortie de la Minstrelsy. Les ballades ont trouvé, dans Le chant du Dernier Ménestrel et dans Rokeby, leur point culminant, et aussi leur point d'arrêt. Burns a donc vécu au milieu d'elles, au milieu des imitations qu'elles inspiraient. S'il ne s'est pas prévalu d'elles pour y trouver un motif sur lequel exercer son génie, c'est que son goût ne l'y portait pas. Nous en avons vu les raisons.[Lien vers la Table des matières.]

II.
LES VIEILLES CHANSONS.[83]

Si on a dit justement que l'Écosse avait autant de ballades que l'Espagne[84], on pourrait dire, avec autant de vérité, qu'on y chante autant de chansons qu'en Italie. L'Écosse semble avoir été, de tout temps, une nation musicale. Le soutien des chansons, la musique, y tient partout sa place dans la vie populaire. Elle en accompagne tous les actes. Aux baptêmes, aux mariages, à toutes les réunions joyeuses, éclatent, avec les cornemuses, le failte, c'est-à-dire, le salut de bienvenue[85]; ou le pibroch, l'air martial qui rassemble le clan. Aux funérailles, le coronach gémit l'air des lamentations, si triste et si désespéré que Tennyson n'a pas trouvé d'autre mot pour rendre les sanglots suprêmes du cygne expirant[86]. Jadis la musique s'intercalait encore dans les intervalles de ces faits marquants, où elle intervient chez tous les peuples. Les villes avaient des joueurs de cornemuses, qui parcouraient les rues le matin et le soir[87]. Ce n'était pas une chose rare que les fermiers, pour exciter l'ardeur de leurs moissonneurs, leur adjoignissent un cornemusier, qui jouait tandis que les faux se démenaient dans les épis; il avait une part de moissonneur[88]. On rentrait la récolte au son des violons. Les concours de cornemuse étaient fréquents. Les chemins étaient parcourus par des musiciens ambulants[89]. Encore aujourd'hui, il est impossible de faire un voyage en Écosse sans en rapporter une vive impression musicale. Parmi les souvenirs qui nous en sont restés, deux des plus frappants sont celui d'une soirée d'été où, dans la grande rue d'Ayr, deux cornemusiers jouaient de vieux airs en marchant vite de long en large; celui de quelques heures solitaires, passées au haut de Calton Hill à voir le crépuscule descendre sur les fumées d'Édimbourg, tandis que le pibroch montait d'en bas, perçant tous les bruits confus de la cité, semblable au grillon de la vaste nuit.

Sur cette végétation de musique, se sont posées une quantité bien plus grande de chansons, car souvent elles se sont abattues à quatre ou cinq sur un seul air, comme des oiseaux sur une branche. Elles se sont ainsi multipliées à l'infini[90]. Le pays entier en est sonore. Tout le monde y chante. Le principal Shairp, qui a laissé lui-même quelques douces mélodies et surtout a écouté les mélodies de sa contrée avec un cœur attendri, a heureusement décrit cette universalité de chansons. «Jusqu'à une époque très récente, l'air entier de l'Écosse, parmi le peuple des campagnes, était parfumé de chansons. Vous entendiez la laitière chanter une vieille chanson, en trayant les vaches dans le pré ou dans l'étable; la ménagère vaquait à son travail ou filait à son rouet, avec un lilt sur les lèvres. Vous pouviez entendre, dans une glen des Hautes-Terres, quelques moissonneuses solitaires chanter, comme celle que Wordsworth a immortalisée. Dans les champs des Basses-Terres, à la moisson, tantôt l'un, tantôt l'autre des faucheurs prenait une mélodie vieille comme le monde, et toute la bande éclatait en un chorus bien connu. Le laboureur en hiver, en retournant le gazon vert, faisait passer le temps en bourdonnant ou en sifflant un air; même le tisserand, quand il poussait la navette entre les fils, adoucissait par une chanson le dur bruit. Jadis, la chanson était le grand amusement des paysans, lorsque par les soirs d'hiver, ils se réunissaient pour les veillées du hameau, au foyer les uns des autres. Tel a été l'usage de l'Écosse pendant des siècles.[91]»

Ce n'est là qu'un résumé élégant et un peu académique de ce bruissement de chansons par tout le pays. Veut-on un exemple particulier, et autrement pénétrant, de ce que pouvaient être, même en des temps proches de nous, l'influence et les bienfaits de la chanson en Écosse? C'est un passage emprunté à un livre navrant, les souvenirs de William Thom d'Inverarie, un pauvre tisserand, qui fut lui-même un poète, et qui mourut de misère, en 1850, après une vie affreuse de labeur et de famine, dont le récit mouille les yeux. Il parle de chansons populaires, de celles de Burns, du berger d'Ettrick, c'est-à-dire de James Hogg, alors dans tout l'éclat de sa production, et de Tannahill, qui avait été tisserand. Il les montre voltigeant au-dessus des métiers. Il y a dans ces lignes un tableau de misère et un hommage de gratitude qui sont d'une grande éloquence. C'est une page qu'on peut lire avec soin, car elle en apprend beaucoup sur la vie morale des plus pauvres classes en Écosse. «Comme elles résonnaient, s'écrie-t-il, au-dessus du fracas d'un millier de métiers! Laissez-moi proclamer ce que nous devons à ces esprits de la chanson, quand ils semblaient aller de métier en métier, soutenant les découragés. Quand la poitrine est remplie de tout autre chose que d'espérance et de bonheur, que le refrain salubre et vigoureux éclate: Un homme est un homme malgré tout, et le tisserand surmené reprend cœur... Qui osera mesurer l'influence de ces chansons? Pour nous, elles servaient de sermons. Si l'un de nous avait été assez hardi pour entrer dans une église, il en eût été expulsé par décence. Ses vêtements misérables et curieusement rapiécés auraient disputé l'attention des auditeurs à l'éloquence ordinaire de l'époque. Les cloches de l'église ne sonnaient pas pour nous. Les poètes en vérité étaient nos prêtres; sans eux, les derniers débris de notre existence morale auraient disparu. La chanson était la goutte de rosée qui s'assemblait pendant les longues nuits découragées, et qui était fidèle à briller aux premiers rayons du soleil. Vous auriez pu voir le Vieux Robin Gray faire venir des larmes à des yeux qui pouvaient rester secs dans le froid et la faim, dans la fatigue et la souffrance».[92]

Non-seulement tout le monde chante des chansons, mais tout le monde en compose. La chanson est devenue une façon commune d'exprimer ses sentiments. Chacun s'en sert. Depuis les rois comme Jacques V[93], et les gentilshommes de haut vol comme Montrose[94], jusqu'aux paysans et aux savetiers, et, pour employer une image de Burns, depuis ceux qui sont la plume au bonnet de la société jusqu'à ceux qui sont les clous à ses souliers[95], tous écrivent leur chanson. De la part des médecins, des révérends, des avocats, des maîtres d'école, cela est après tout, peu surprenant. Ces professions sont cultivées. Mais il est incroyable jusqu'à quels infimes métiers il faut descendre pour épuiser, que dis-je, pour dresser la liste de ceux qui ont contribué à l'anthologie écossaise. Un matelot comme Falconer, un savetier comme Andrew Sharpe, un bedeau comme Andrew Scott, un sonneur comme Dugald Graham, ont écrit des chansons aussi délicates que les plus savants[96]. Il n'est pas jusqu'à un bandit comme Macpherson qui, à la veille d'être pendu, n'ait mis ses adieux en une chanson dont les refrains ont été repris par Burns.[97] Et ce qu'il y a de plus remarquable, c'est que les chansonniers les plus illustres de l'Écosse, je ne dis pas sortent des rangs les plus humbles, mais y vivent[98]. En mettant à part Burns qui éclipse les autres, on rencontre dans l'histoire de la chanson écossaise, des noms comme de ceux de Ramsay qui fut coiffeur, et de Fergusson, un pauvre commis; de Tannahill qui était tisserand, et de James Hogg qui était berger. Cette origine populaire est même ce qui distingue le recueil des chansons écossaises de celui des chansons anglaises; celles-ci sont presque toutes dues à de véritables littérateurs[99]. Les femmes elles-mêmes s'en mêlaient. Quelques-unes des plus célèbres et des plus touchantes chansons leur sont dues. Les Fleurs de la Forêt sont de Miss Jane Eliot; le Vieux Robin Gray, dont parlait tout à l'heure Thom d'Inverarie, est de lady Anne Barnard; les vers mélancoliques que Burns se récitait à lui-même à Dumfries sont de lady Grizzel Baillie, sans parler des chansons de Miss Jenny Graham, de Miss Christian Edwards, de miss Cockburn, de miss Ann Home, de miss Cranstoun, de lady Nairn, et de bien d'autres. Il faut observer, pour comprendre la portée de ce fait, qu'aucune de ces femmes n'est une femme littéraire, comme Mrs Felicia Hemans, Lætitia Landon, ou Elizabeth Barrett Browning. Elles ont écrit des chansons par hasard, comme cela arrivait à des ouvriers et à des paysans, parce que tout le monde en écrivait; et quelques-unes se sont trouvées être immortelles.

Si nous voulons avoir une preuve particulière de ce fait, jetons un coup d'œil sur la vie de Burns. N'y trouvons-nous pas, dans toutes les classes et à toutes les époques, une succession de faiseurs de chansons? À Mauchline, ce ne sont de toutes parts que d'humbles poètes: c'est David Sillar, le maître d'école d'Irvine; William Simpson, un autre maître d'école à Ochiltree; c'est le brave Lapraik, le fermier dont on chantait les chansons aux veillées d'hiver[100]. N'est-ce pas parce qu'il avait entendu de lui une jolie chanson d'affection conjugale, que Burns, sans le connaître, lui a écrit sa première épître? Et les strophes où il lui raconte à quelle occasion il a entendu parler de lui, n'en disent-elles pas beaucoup sur les habitudes des paysans écossais, ne confirment-elles pas pleinement le passage du principal Shairp?[101]

Le Mardi-Gras nous tînmes une veillée,
Pour bavarder et tricoter des bas;
Il y eut grand rire et grand jeu,
Vous n'en doutez pas;
À la fin, on se mit de tout cœur
À chanter des chansons.

On en chanta une, parmi le reste,
Qui me plut par dessus les autres;
Elle était adressée par un bon mari
À une chère femme;
Elle remuait les cordes du cœur dans la poitrine,
Et les faisait vivre[102].

J'ai à peine jamais entendu si bien décrit
Ce que les cœurs généreux, virils, éprouvent;
Je pensai: «Ceci serait-il de Steel,
Ou l'œuvre de Beatie?»
Ils me dirent que c'était d'un vieux brave homme
D'auprès de Muirkirk.

Cela me fit grand plaisir de l'apprendre,
Je m'informai de lui,
Et tous ceux qui le connaissaient déclarèrent
Qu'il avait un génie,
Que personne ne le surpassait, que peu l'approchaient,
Tant il était beau.

À Édimbourg, les auteurs de chansons ne se comptent plus dans le monde littéraire. Les gens les plus grands en composent, le Dr Blacklock, le Dr Beattie, Blair. Plus bas, c'est James Tytler, John Marsterston; Creech, le libraire, le sec petit Creech lui-même s'en mêle. Dans les voyages de Burns, nous le voyons aller rendre hommage au Rév. John Skinner, une des gloires de la chanson écossaise, le célèbre auteur de Tullochgorum, les délices de Burns[103]. Le duc de Gordon en écrit aussi[104]. À Dumfries, c'est un gentilhomme campagnard, comme John Riddell, un acteur ambulant, comme Turnbull[105]. Les femmes sont plus surprenantes encore. Dans la haute société d'Édimbourg, nous trouvons Mrs Cockburn, l'auteur des Fleurs de la Forêt, que Burns a fait insérer par Thomson dans son recueil: Les «Fleurs de la Forêt sont un charmant poème, et devraient être, doivent être mises sur les notes; mais, bien que hors des règles, les trois stances commencent: J'ai vu le sourire de la Fortune trompeuse sont dignes d'une place, ne fût-ce que pour immortaliser leur auteur, une vieille dame de ma connaissance, en ce moment vivant à Édimbourg»[106]. Près d'elle, Miss Cranstoun qui allait devenir la seconde femme de Dugald Stewart. Dans la bourgeoisie moyenne, nous trouvons Clarinda; dans la province, des dames comme Maria Riddell. Une fille de ferme envoie des vers à Burns[107]. Ce n'est pas tout. Il y a, dans les anthologies écossaises, une douce et charmante chanson qui commence ainsi:

Venant par les collines de Kyle,
Parmi la jolie bruyère fleurie,
Là, j'ai rencontré une jolie fillette
Qui gardait ses brebis rassemblées[108].

Burns se charge de nous apprendre qui en était l'auteur. «Cette chanson est la composition d'une Jane Glover, une fille qui n'était pas seulement une prostituée, mais aussi une voleuse, et qui, à l'un ou l'autre de ces deux titres, a visité la plupart des maisons de correction de l'ouest. J'ai recueilli cette chanson de ses propres lèvres, tandis qu'elle traversait le pays, en compagnie d'un malandrin, faiseur de tours»[109]. Et tous ces personnages ne sont que ceux qui traversent la correspondance incomplète d'un homme qui a peu vécu!

Dans cette atmosphère saturée de chansons, serait-il possible que Burns ait grandi, vécu, sans en profiter? Serait-il possible que, comme pour les ballades, il les ait entendues sans les goûter, qu'il les ait connues sans les imiter, qu'il n'ait pas trouvé à cueillir une feuille verte sur cette branche touffue de la littérature populaire?

On pourrait à l'avance affirmer que sa position à l'égard des chansons a dû être toute différente. Ce ne sont plus ici des aventures rétrospectives et exceptionnelles. Les chansons, étant l'explosion du sentiment, lequel est sans cesse le même, sont toujours des contemporaines, les chansons populaires surtout, qui généralement expriment un sentiment simple. Sauf l'orthographe, une chanson d'amour du XVIe siècle peut servir à un amoureux d'aujourd'hui. Avec sa vigueur de pensée qui faisait toujours porter sa poésie sur la substance des choses, Wordsworth a bien marqué cette différence entre les deux modes de poésie populaire. Lorsqu'il aperçut dans un champ la fille solitaire des Highlands qui, tout en coupant et en liant le grain, chantait pour elle-même un chant mélancolique, si bien que la mélodie emplissait le val profond, il marqua nettement le caractère des ballades et des chansons.

Personne ne me dira-t-elle ce qu'elle chante?
Peut-être ces vers plaintifs s'épanchent-ils
Pour d'anciens malheurs éloignés,
Et des batailles du temps jadis;
Ou bien est-ce un chant plus humble,
Matière familière d'aujourd'hui—
Un chagrin, un deuil, une peine naturels,
Qui ont existé, et peuvent exister encore.[110]

Avec les chansons, Burns était sur son terrain. Elles lui parlaient de choses qu'il avait ressenties ou qu'il avait vues circuler autour de lui. Il devait trouver en elles quelque chose de la vie actuelle, réelle, présente, telle qu'il l'aimait, la voyait et la rendait. Il devait les aimer, par suite des mêmes tendances d'esprit qui le rendaient indifférent aux ballades.

Mais ce ne sont là que des hypothèses. Les faits valent mieux. Les voici. Les chansons populaires ont été pour Burns une passion de toute la vie. Enfant, il les avait entendu chanter par sa mère, il en avait été bercé. Son premier amour fut en partie inspiré par elles, car il aima la première fillette qu'il ait aimée, la petite moissonneuse, parce qu'elle chantait doucement. Sa première composition poétique fut une chanson qu'il composa sur un reel favori de cette fillette[111]. Plus tard, ce fut avec un recueil de chansons qu'il commença à former son goût littéraire:

«La collection de chansons était mon vade mecum. Je m'absorbais dans cette lecture lorsque je conduisais mon chariot ou que j'allais au travail, chanson par chanson, vers par vers, notant soigneusement ce qui était vraiment tendre et sublime, de l'affectation et du clinquant»[111].

Sa première ambition littéraire fut d'écrire une chanson en l'honneur du pays écossais:

Je formai alors un vœu, je me rappelle son pouvoir,
Un vœu qui, jusqu'à ma dernière heure,
Soulèvera puissamment ma poitrine,
C'est que, pour l'amour de la pauvre vieille Écosse
Je puisse faire un plan ou un livre utile,
Ou tout au moins, chanter une chanson[112].

Ses premières amours s'exhalèrent naturellement en chansons; elles furent, pour lui aussi, une façon toute prête de rendre ce qu'il éprouvait. «Il faut que vous sachiez que toutes mes premières chansons d'amour furent l'expression d'une passion ardente»[113]. Bien qu'il n'ait écrit que relativement peu de chansons pendant la première partie de sa vie, tous les événements importants qui la traversèrent y sont représentés, tant elles étaient chez lui l'expression inévitable des émotions.

Il ne cessa jamais de s'occuper de cette forme de la littérature populaire. Lorsqu'il parcourut l'Écosse, il se fit un devoir d'aller visiter chacun des endroits rendus célèbres par les vieilles poésies. Celles-ci, étant l'œuvre du peuple et par conséquent d'une inspiration très particulière et souvent toute locale, contiennent un grand nombre de noms de localités. Elles répandent sur tout le pays le charme que les passions humaines donnent, aux yeux des hommes, aux pierres oublieuses et à l'insensible nature où elles ont frémi. Dans le recueil de Whitelaw, qui contient douze cents chansons environ, on n'en relève pas moins d'un dixième dont les titres sont des noms d'endroits: Sur les bords sinueux de la Nith, les Bouleaux d'Invermay, le Moor de Culloden, Hélène de Kirkonnel, le Château de Roslin, la Rose d'Annandale, le Buisson au-dessus de Traquair, les Gorges tristes de Yarrow, le Vallon de Glendochart, Là où le Quair coule doucement, sur les Talus sauvages du Calder, etc. Sans compter les chansons où les localités, sans former le titre, sont contenues dans le texte. Toutes les rivières et tous les ruisseaux d'Écosse s'y trouvent, et aussi des montagnes, des collines, des lochs, des gorges. On tirerait de cette anthologie une géographie complète de l'Écosse, tant elle est drument semée d'endroits célèbres. Ce sont eux que Burns alla visiter.

«Je suis un tel enthousiaste des vieilles chansons que, au cours de mes différentes pérégrinations à travers l'Écosse, j'ai fait un pélerinage à chaque endroit particulier où une chanson populaire a pris naissance, Lochaber et les Coteaux de Ballendaen exceptés. En tant qu'il m'a été possible d'identifier la localité, soit d'après le titre de l'air, soit d'après le contenu de la chanson, j'ai été faire mes dévotions au sanctuaire particulier de toutes les muses écossaises[114]».

Il devait augmenter lui-même la liste de ces pèlerinages. Il est impossible maintenant de passer près des pentes de Ballochmyle, près de l'endroit où l'Afton coule encore doucement, comme s'il se souvenait de la prière du poète, près des bords où l'Ayr baise sa rive de gravier, près des cascades d'Aberfeldy, ou des bois de Craigie-Burn, sans aller, comme lui, rendre hommage à ces sanctuaires de la chanson écossaise. Il connaissait à peu près tout ce qui avait été publié sur ce sujet. «Je vous demande la première ligne des vers, parce que, si ce sont des vers qui ont paru dans n'importe laquelle de nos collections de chansons, je les connais»[115]. Il n'exagérait rien lorsqu'il disait: «J'ai donné plus d'attention à toute espèce de chansons écossaises que peut-être aucune autre personne vivante ne l'a fait»[116].

À cette passion pour les vieilles chansons se mélangeait, comme un des éléments dont elle était formée, un sentiment fort vif de la musique écossaise. Musique difficile à définir, difficile même à goûter au premier abord. Par le nombre des tons, les changements constants de modulation, la quantité et la variété des cadences[117], elle produit un effet de singularité, d'irrégularité presque barbare, qui trouble l'oreille, et la laisse en arrière déroutée. Mais, quand on vainc ce premier malaise, le charme apparaît et, avec l'accoutumance, s'accroît. Il y a dans ces mélodies étranges une union de rudesse et d'inexprimable rêverie, quelque chose de farouche et d'impétueux, en même temps que de plaintif et de très caressant. Ces expressions paraissent et disparaissent, par notes soudaines, où la mélodie glisse avec une souplesse infinie, un instant saccadée et rauque, et tout d'un coup s'échappant fluide et limpide. Les airs les plus gais jouent dans une sorte de tristesse, et c'est une remarque très juste de Logan que «ces vieux airs, quelque lents et plaintifs qu'ils soient, peuvent généralement, avec un excellent effet, être convertis en une mesure rapide et dansante, et vice-versa[118]»; tant le fond de cette musique consiste en une mélancolie ardente. Et toujours ce charme pénétrant s'aiguise à ce qu'elle a d'inquiétant et d'insaisissable. Pour les Écossais, ces mélodies se marient aux aspects des lieux, et portent dans les âmes toute la poésie de la patrie.

Burns avait un sens très profond de ces airs, et on verra qu'il avait saisi ce double caractère de tristesse et de vivacité qui permet l'une ou l'autre expression, par un simple changement de mesure.

«Que nos airs nationaux conservent leurs traits naturels. Ils sont, je le reconnais, souvent sauvages et irréductibles aux règles modernes, mais de cette étrangeté même dépend peut-être une grande partie de leur effet[119]».

Ailleurs, il en parlait en homme qui en avait été remué jusqu'au frisson.

«Ces vieux airs écossais sont si noblement sentimentaux que, lorsqu'on veut composer sur eux, fredonner l'air mainte et mainte fois est la meilleure façon de saisir l'inspiration et de hausser le poète à ce glorieux enthousiasme qui caractérise si fortement notre vieille poésie écossaise»[120].

Bien que, dans la première partie de sa vie littéraire, Burns ait composé peu de chansons, on peut dire qu'il n'avait pas cessé de se préparer à en écrire.

Aussi quand Johnson d'abord, et Thomson un peu plus tard, formèrent chacun le projet de publier un recueil de chansons nationales et lui proposèrent d'y collaborer, accepta-t-il des deux côtés avec ardeur. À propos de l'entreprise du premier, il écrivait: «Il y a un ouvrage qui paraît à Édimbourg et qui réclame votre meilleure assistance. Un graveur de cette ville s'est mis à rassembler et à publier toutes les chansons écossaises qu'on peut trouver avec la musique. J'en perds absolument la tête à ramasser de vieilles strophes et tous les renseignements qui subsistent sur leur origine, leurs auteurs, etc.[121]». À la proposition du second, il répondait en déclarant qu'il ne le cédait à personne en attachement enthousiaste à la poésie et à la musique de la vieille Calédonie, et en promettant son concours. Mais c'était, on se le rappelle, un concours qu'il voulait gratuit. «Dans l'honnête enthousiasme avec lequel je m'embarque dans votre entreprise, parler d'argent, de gages, de salaire, d'honoraires, serait une véritable prostitution d'âme»[122]. Il disait fièrement que ses chansons seraient au-dessus ou au-dessous de tout prix. Elles devaient être, en effet, «au-dessus des rubis». À partir de ce moment, il devait consacrer presque entièrement son génie à la chanson.

Burns mit à sa collaboration une condition qui fait honneur à sa clairvoyance littéraire et à son goût. C'est qu'il écrirait en écossais les chansons qu'il fournirait.

«À propos, si vous voulez des vers anglais, c'en est fait en ce qui me concerne. Que ce soit dans la simplicité de la ballade ou le pathétique de la chanson, je ne puis espérer me satisfaire moi-même que si on me permet au moins de les saupoudrer de notre langage natif»[122].

Il se sentait plus à son aise dans ce dialecte qu'il avait manié depuis l'enfance et dans lequel il avait déjà écrit une grande partie de ses œuvres. Il était dépaysé lorsqu'il voulait écrire en anglais. Il employait dans sa prose un anglais fort et nerveux, mais, en poésie, il devait se contraindre pour que l'accent du pays ne reparût pas, et cette contrainte le paralysait.

«Les chansons anglaises m'embarrassent à mort. Je n'ai pas la maîtrise de ce langage que j'ai de ma langue natale. En vérité, je pense que mes idées sont plus pauvres en anglais qu'en écossais. J'ai essayé d'habiller Duncan Gray en anglais, mais tout ce que je peux faire est déplorablement stupide.[123]»

En dehors de cette convenance personnelle, il y avait à ce choix une cause qui pénétrait plus avant dans les choses elles-mêmes. Burns avait bien compris que la musique écossaise, pastorale et sortie d'un peuple de bergers, s'accommodait mieux d'un langage rustique et voisin d'elle. Il avait conscience d'une sorte d'affinité entre ce dialecte dorique, comme il l'appelait, et ces mélodies de montagnes.

«Laissez-moi vous faire remarquer que, dans le sentiment et le style de nos airs écossais, il y a une simplicité pastorale, quelque chose qu'on pourrait dénommer le style et le dialecte dorique de la musique vocale, à quoi une petite dose de notre langage et de nos manières natales est particulièrement, bien plus, uniquement adaptée.[124]»

C'est une idée à laquelle il revenait constamment, et toujours avec une grande précision de termes:

«Il y a, dans un léger mélange de mots et de phraséologie écossais, une naïveté, une simplicité pastorale, qui est plus en rapport, du moins à mon goût et j'ajouterai au goût de tout vrai Calédonien,—avec le pathétique simple ou la légèreté rustique de notre musique nationale, que n'importe quels vers anglais.[125]»

Il y avait là un sens artistique très fin des rapports entre les paroles et la musique. L'œuvre de Burns y a certainement gagné. Il convient d'ajouter que la justesse de cette vue a eu une importance capitale pour l'histoire littéraire de l'Écosse. Si Burns n'avait pas été si ferme sur ce point et avait écrit pour des airs écossais des paroles anglaises, comme celles que son collaborateur Peter Pindar a pu fournir, quelle que fût du reste leur différence, l'œuvre de Thomson devenait quelque chose de mixte et d'incolore. Tout un fonds de chansons écossaises que Burns a reprises, rajeunies, ravivées, disons le mot, sauvées, était perdu. Toutes ces parcelles d'or étaient charriées dans l'oubli. L'Écosse y perdait un des titres de sa gloire littéraire.

Une fois sa résolution prise, il se mit à l'œuvre avec une vraie passion, recueillant de tous côtés de vieilles chansons, et surtout de vieux airs. Il était infatigable à cette recherche, et il est intéressant de voir où il allait récolter le moindre fragment de mélodie populaire. Tantôt il faisait chanter à sa femme les airs qu'elle savait: «l'air a été pris de la voix de Mrs Burns[126]». D'autres fois, il faisait sa moisson dans les campagnes: «J'ai encore chez moi plusieurs airs écossais manuscrits que j'ai recueillis en grande partie des chants des fillettes de la campagne»[127]. Dans son enthousiasme, il interrogeait tout le monde autour de lui: «J'ai rencontré, dans les volontaires de Breadalbane qui sont cantonnés ici, un highlander musical qui m'assure se souvenir très bien que sa mère chantait des chansons gaéliques sur Robin Adair et Gramachree»[128]. Les airs écossais ne lui suffisaient pas. Il en recueillait d'irlandais qui pouvaient servir de canevas à une chanson[129]. Il allait plus loin; il trouva un air hindou.

«Je vous envoie une curiosité musicale, un air des Indes orientales, dont vous jureriez que c'est un air écossais. J'en connais l'authenticité, attendu que le gentleman qui l'a rapporté est un de mes amis particuliers.[130]»

Il ne mettait pas moins d'ingéniosité à adapter les airs que d'activité à les découvrir. Tantôt, c'était un des anciens chants d'église que les gens de la Réforme, pour les rendre ridicules, avaient affublés de paroles grossières.

«Connaissez-vous une amusante chanson écossaise, plus fameuse pour son humour que pour sa délicatesse, et appelée: l'Oie grise et le Milan? M. Clarke l'a notée sur ma demande, et je l'enverrai à Johnson avec des vers plus décents. M. Clarke dit que l'air est positivement un vieux chant de l'Église romaine, ce qui corrobore la vieille tradition que, à la Réforme, les Réformés ont ridiculisé beaucoup de la vieille musique d'église en l'appliquant à des vers obscènes.[131]»

Tantôt, c'était un air de danse, un reel, qu'on pouvait transformer, en le jouant avec une autre expression.

«Vous connaissez Fraser, le joueur de hautbois d'Édimbourg; il est ici à instruire un orchestre pour un corps de milice cantonné dans ce pays. Parmi ses nombreux airs qui me plaisent, il y en a un, bien connu comme reel, sous le nom de la Femme du Quaker, et que je me rappelle avoir souvent entendu chanter à une de mes vieilles tantes, sous le nom de Liggeram Cosh, ma jolie fillette. Mr. Fraser le joue lentement et avec une expression qui me charme tout à fait. J'en suis devenu si enthousiaste que j'ai écrit dessus une chanson que je vous envoie, en y joignant la mesure sur laquelle Fraser joue l'air.[132]»

Tantôt, c'est un air de chanson comique qu'il suffirait de ralentir pour le changer en un air sentimental.

Quand elle entra, elle salua est un air plus charmant que les deux autres, et, s'il était joué en manière d'andante, il ferait une charmante ballade sentimentale[133].

Ce n'est en aucun cas une besogne facile que d'adapter des paroles sur de la musique. Pour Burns, elle était doublement malaisée. Il avait affaire à ces airs écossais, si bizarres, si déconcertants, que c'est un tour de force que de contraindre les mots à leurs sinuosités, à leurs élans imprévus, à leurs bonds brusques, à ce quelque chose de farouche et de fuyant qui fait leur charme. Ils possèdent à un degré extrême l'étrangeté naturelle aux airs nés dans les montagnes et dans lesquels semblent avoir passé les modulations glissantes du vent. «Certaines mélodies populaires des pays de montagnes, tels que la Suisse, l'Auvergne, l'Écosse, dit M. Fétis en parlant de la mesure, sont empreintes de nombreuses irrégularités de ce genre, et n'en sont pas moins agréables. L'irrégularité est même ce qui plaît le plus dans ces sortes de mélodies, parce qu'elle contribue à leur donner la physionomie particulière, étrange, sauvage si l'on veut, qui pique notre curiosité en nous tirant de nos habitudes»[134]. Ici, la difficulté augmentait encore. Il est probable qu'il y a un rapport, non encore noté, entre le parler d'un peuple et ses mélodies. Ces airs, pour la plupart d'origine celtique, se dérobent à un langage d'une autre origine, ou se cabrent contre lui; leur rhythme secoue et disloque son accent. Encore ces obstacles sont-ils atténués pour les écrivains dont la langue est molle, s'étend et se plie comme de la glaise. Mais le style de Burns est compact et court; il est tout composé de mots solides. Comment les réduire à accompagner ces détours ondoyants? Que d'essais! De combien de façons il faut les placer, les déplacer, les replacer, les essayer, pour en arracher le chant désiré! C'est un travail d'une telle difficulté qu'un homme d'une grande dextérité de main, le célèbre Peter Pindar[135], qui avait promis des chansons à Thomson, ne tarda pas à y renoncer. «Peter Pindar, écrivait Thomson à Burns, a soulevé je ne sais combien de difficultés pour écrire sur les airs que je lui ai envoyés, à cause de la singularité de la mesure et des entraves qu'ils imposent au vol de son Pégase»[136].

Burns lui-même sentit combien cette tâche était dure et il l'avouait franchement:

«Il y a, dans beaucoup de nos airs, un rhythme particulier, une nécessité d'adapter les syllabes à l'emphase ou à ce que j'appellerais les notes qui constituent la physionomie de l'air, qui empêtre le poète et le soumet à des difficultés presque insurmontables»[137].

Cependant il ne voulait à aucun prix rien changer à ces vieux airs et il exigeait que tout vînt de lui-même.

«Dans la première partie de ces deux airs, le rhythme est si particulier et si irrégulier, et de cette irrégularité dépend tellement leur beauté, qu'il faut les prendre avec toute leur sauvagerie et y accommoder les vers»[138].

Aussi lui échappe-t-il à tout instant des mouvements de dépit dans cette lutte où il se croyait souvent vaincu, mais qu'il recommençait ensuite jusqu'à ce qu'il l'emportât.

«J'ai également essayé ma main sur Robin Adair et, vous le penserez probablement, avec peu de succès; mais c'est une maudite mesure, si entortillée, si extraordinaire, que je désespère de rien faire de mieux»[139].

Une lettre suivante nous montre que, pendant une promenade matinale, il a repris cet air et fait une autre chanson, une de ses plus touchantes[140]. Presque toujours il a réussi ce tour de force. Souvent, c'était après plusieurs essais. Parfois le hasard des inspirations heureuses le lui rendait facile.

Qu'il fût obtenu d'une façon ou d'une autre, l'accord des paroles et de la musique était parfait. C'est que Burns était un véritable chansonnier, et non un poète qui écrit des poèmes plus courts sur lesquels un musicien viendra poser un air. En lui, la poésie jaillissait toute modulée, les mots se formaient tout d'abord sur un dessin de notes. La musique précédait les paroles, les préparait, les inspirait; ou plutôt il semblait qu'elles naissaient ensemble, se mariant au fond de sa pensée, et arrivant réunies en une expression à la fois musicale et parlée; les paroles donnant à la mélodie sa signification, la mélodie donnant aux paroles leur émotion. On peut dire que chacune de ses chansons est née dans un air. Lui-même en a retracé la délicate genèse, dans un passage qui montre bien ce travail intérieur.

«Il faut, dit-il en parlant d'un air, que je le garde encore quelque temps. Je ne le sais pas encore, et, jusqu'à ce que je possède complètement un air, de façon à pouvoir le chanter moi-même (tellement quellement), je ne puis jamais composer rien dessus. Ma manière est celle-ci: je considère le sentiment poétique correspondant selon moi à l'expression musicale; alors je choisis mon thème, je commence une strophe. Quand cela est composé, ce qui est généralement la partie la plus difficile de l'affaire, je vais me promener dehors, je m'assieds ici et là, je cherche du regard autour de moi, dans la nature, des objets qui soient à l'unisson et en harmonie avec les pensées de ma fantaisie ou le travail de mon cœur, fredonnant de temps en temps l'air avec les vers que j'ai formés. Quand je sens que ma muse commence à se fatiguer, je me retire au coin de feu solitaire de mon cabinet de travail, et là je confie mes effusions au papier, me balançant par intervalles sur les pieds de derrière de mon fauteuil, de façon à évoquer mes propres remarques et mes propres critiques, pendant que ma plume marche. Sérieusement, ceci, chez moi, est presque invariablement ma façon.[141]»

On voit reparaître à chaque instant et à tout propos cette préoccupation de la mesure, de la mélodie.