1
Le jour se levait quand je terminai la lecture du manuscrit de Nuria Monfort C'était mon histoire. Notre histoire. Dans les pas perdus de Carax, je reconnaissais maintenant les miens, déjà irréversibles. Dévoré d'anxiété, je me levai et me mis à arpenter la chambre comme un animal en cage. Toutes mes réserves, mes méfiances et mes craintes étaient parties en cendres, insignifiantes, J'étais accablé de fatigue, de remords et de peur, mais je me savais incapable de rester là, de me cacher pour ne pas avoir à affronter les conséquences de mes actes. J'enfilai mon manteau, glissai le manuscrit plié dans la poche intérieure et dévalai l'escalier. Quand je franchis le porche, la neige avait commencé à tomber, et le ciel se répandait paresseusement en larmes de lumière qui disparaissaient sous mon haleine. Je courus vers la place de Catalogne déserte. Au milieu se dressait la silhouette solitaire d'un vieillard, ou peut-être d'un ange déserteur, couronné de cheveux blancs et engoncé dans un énorme manteau gris. Roi de l'aube, il levait en riant sa race vers le ciel et tentait en vain d'attraper des flocons dans ses gants. Quand je passai prés de lui, il me sourit gravement comme si, d'un coup d'oeil, il pouvait lire dans mon âme. Il avait des yeux dorés, comme des pièces de monnaie magiques au fond d'une fontaine. Je crus l'entendre dire :
– Bonne chance.
Je tâchai de prendre ce vœu pour un heureux présage et pressai le pas en priant pour qu'il ne soit pas trop tard et que Bea, la Bea de mon histoire, soit toujours là à m'attendre.
Le froid me brûlait la gorge quand j'arrivai, hors d'haleine, devant l'immeuble des Aguilar. La neige commençait à geler. J'eus la bonne fortune de rencontrer, posté sous le porche, M. Saturno Molleda, concierge (selon ce que m'avait raconté Bea) poète surréaliste en secret. M. Saturno contemplait le spectacle de la neige, balai à la main, emmitouflé dans au moins trois écharpes et chaussé de bottes militaires.
– Ce sont les pellicules de la chevelure divine, dit-il, émerveillé, en saluant la neige d'une métaphore inédite.
– Je vais chez les Aguilar, annonçai-je.
– On sait bien que Dieu est avec ceux qui se lèvent tôt, mais là, jeune homme, vous y allez un peu fort.
– Il s'agit d'une affaire urgente. Ils m'attendent.
– Ego te absolvo, psalmodia-t-il en m'accordant sa bénédiction.
Tout en gravissant l'escalier au pas de course, je pesai mes chances sans trop me faire d'illusions. Dans le meilleur des cas, ce serait une domestique qui m'ouvrirait, et j'étais prêt à franchir ce barrage sans hésitations. Dans le pire, et vu l'heure, ce serait le père de Bea. Je voulus me rassurer en me persuadant qu'il ne devait pas être armé dans l'intimité de son foyer, du moins pas avant le petit déjeuner. Je m'arrêtai quelques instants avant de frapper, pour reprendre mon souffle et tenter de rassembler quelques mots qui ne vinrent pas. Mais peu importait désormais. Avec force, je fis résonner trois fois le heurtoir. Quinze secondes plus tard, je répétai l'opération en ignorant les battements de mon cœur et la sueur froide qui me couvrait le front. Lorsque la porte s'ouvrit, j'avais encore la main sur le heurtoir.
– Qu'est-ce que tu veux ?
Les yeux de mon vieil ami Tomás me transpercèrent. Sans marquer de surprise. Froids et chargés de colère.
– Je viens voir Bea. Tu peux me casser la figure si tu veux mais je ne m'en irai pas avant de lui avoir parlé.
Tomás m'observait, impassible. Je me demandai s'il allait me mettre en charpie sur l’heure et sans autres considérations. Je déglutis.
– Ma sœur n'est pas la.
– Tomás...
– Bea est partie.
La résignation et la douleur perçaient dans sa qui tentait de rester furieuse.
– Elle est partie ? Où ?
– J'espérais que tu le saurais.
– Moi ?
Ignorant les poings fermés et le visage menaçant de Tomás, je me glissai à l'intérieur de l'appartement et criai :
– Bea ! Bea ! C'est moi, Daniel...
Je m'arrêtai au milieu du couloir. Les murs recrachaient l'écho de ma voix avec le mépris des espaces vides. Ni M. Aguilar, ni son épouse, ni un domestique n'apparurent en réponse à mes appels.
– Il n’y a personne. Je te l’ai, proféra Tomás mon dos. Maintenant, fous le camp et ne remets plus les pieds ici. Mon père a juré de te tuer, et ce n'est pas moi qui l'en empêcherai.
– Pour l'amour de Dieu. Tomás ! Dis-moi où est ta sœur.
Il me regardait comme quelqu'un qui ne sait s'il doit cracher ou passer son chemin.
– Bea s'est enfuie de la maison, Daniel. Depuis deux jours, mes parents la cherchent partout comme des fous et la police aussi.
– Mais...
– L'autre nuit, quand elle revenue de son rendez-vous avec toi, mon père l'attendait. Il lui a fendu les lèvres à force de gifles, mais ne t'inquiète pas, elle a refusé de donner ton nom. Tu ne la mérites pas,
– Tomás...
– Tais-toi. Le lendemain, mes parents l'ont emmenée chez le docteur.
—Pourquoi ? Bea est malade ?
– Malade de toi, imbécile. Ma sœur est enceinte.
– Ne me dis pas que tu l'ignorais.
Je sentis que mes lèvres tremblaient Un froid intense se répandit dans mon corps, la voix me manqua, mon regard vacilla. Je me traînai jusqu'à la porte d'entrée, mais Tomás m'attrapa et m'envoya valser contre le mur.
– Qu'est-ce que tu lui as fait ?
– Tomás, je...
L'impatience faisait battre ses paupières. Le premier coup me coupa le souffle. Je tombai à terre, genoux ployés. Une prise terrible me serra la gorge et me remit sur pied, cloué au mur.
– Qu'est-ce que tu lui as fait, salaud ?
Je tentai de me dégager, mais Tomás m'assomma d'un coup de poing dans la figure. Je basculai dam une obscurité interminable, la tête noyée dans des vagues de douleur. Je m'étalai sur les dalles du couloir et tentai de ramper, mais Tomás m'attrapa par le col de mon manteau et me traîna sans ménagements jusque sur le palier. Il me jeta dans l'escalier comme un déchet.
— S'il est arrivé quelque chose à Bea, je te jure que je te tuerai, dit-il, du seuil.
Je me mis à genoux. J'aurais voulu une seconde de répit, juste le temps de récupérer ma voix. La porte se referma en m'abandonnant à l'obscurité. Je fus assailli par un élancement dans l'oreille gauche si violent que j'y portai la main, fou de douleur. Je sentis le sang couler. Je me relevai comme je pus. Les muscles du ventre que le premier coup de Tomás avait défoncés se tordaient dans une agonie qui ne faisait que commencer. Je me laissai glisser dans l'escalier, au bas duquel M. Saturno hocha la tête en me voyant.
—Oh là !... Entrez un moment pour vous remettre. ..
Je refusai, en me tenant le ventre à deux mains. Le côté gauche de la tête m'élançait, comme si les os cherchaient à se détacher de la chair.
— Vous saignez, dit M. Saturno, inquiet.
– Ce n'est pas la première fois,
– Faites le malin, et vous n'aurez pas le loisir de saigner longtemps. Allons, entrez, et j'appelle un médecin. Je vous en prie !
Je réussis à gagner la rue et à me libérer de la bonne volonté du concierge. Il neigeait très fort et des voiles de brume blanche tournoyaient sur les trottoirs, Le vent glacé s'insinuait sous mes vêtements et avivait ma plaie au visage. Je ne sais si j’ai pleuré de douleur, de rage ou de peur. La neige, indifférente, emporta mes lâches gémissements et je m'éloignai lentement dans l'aube poudreuse, ombre parmi les ombres se frayant leur chemin à travers les pellicules de Dieu.
2
Au moment où j'arrivais à proximité de la rue Balmes, je m'aperçus qu'une voiture me suivait le long du trottoir. Les douleurs dans la tête avaient laissé place à une sensation de vertige qui me faisait vaciller, et je dus m'appuyer aux murs. La voiture s'arrêta, et deux hommes en descendirent. Un sifflement strident s'était emparé de mes oreilles, si bien que je ne pus entendre le moteur ni les appels de ces deux silhouettes noires qui me soulevaient chacune d'un côté et m'entraînaient en hâte vers la voiture. Rendu impuissant par les nausées, je me laissai choir sur la banquette arrière. La lumière allait et venait en vagues aveuglantes. Je compris que la voiture démarrait. Des mains me palpaient le visage, la tête et les côtes. En rencontrant le manuscrit de Nuria Monfort caché à l'intérieur de mon manteau, une des formes me l'arracha. Je voulus l'en empêcher, mais mes bras étaient transformés en gélatine. L'autre forme se pencha sur moi. Je sus qu'elle me parlait, car elle me soufflait son haleine en pleine face. Je m'attendais à voir le visage triomphant de Fumero et à sentir le fil de son couteau sur ma gorge. Un regard croisa le mien et, juste avant de perdre conscience, je reconnus le sourire édenté et épuisé de Fermín Romero de Torres.
Je me réveillai trempé d'une sueur qui me brûlait la peau. Deux mains me soutenaient fermement par les épaules, en m'installant sur un lit que je crus entouré de cierges comme pour une veillée funèbre. Le visage de Fermín apparut à ma droite. Il souriait toujours mais, même dans mon délire, je pus percevoir son inquiétude. Près de lui, debout, je distinguai M. Federico Flaviá, l'horloger.
– On dirait qu'il revient à lui, Fermín, dit M. Federico. Si je lui préparais un peu de bouillon pour l'aider à reprendre des forces ?
– Ça ne peut pas lui faire de mal. Et pendant que vous y êtes, vous pourriez me faire un petit sandwich avec ce qui vous tombera sous la main, vu que toutes ces émotions m'ont donné une faim de loup.
M. Federico se retira dignement pour nous laisser seuls.
– Où sommes-nous, Fermín ?
– En lieu sûr. Techniquement, nous nous trouvons dans un petit appartement de l’Ensanche, propriété d'une relation de M. Federico à qui nous devons la vie et plus encore. Les mauvaises langues le qualifieraient de garçonnière, mais pour nous c'est un sanctuaire.
Je tentai de me redresser. La douleur à l'oreille était devenue un battement lancinant.
– Est-ce que je vais rester sourd ?
– Sourd, je ne sais pas, mais pour un peu vous restiez à demi mongolien. Cet énergumène de M. Aguilar a bien failli vous réduire les méninges en bouillie.
– Ce n'est pas M. Aguilar qui m'a frappé. C’est Tomás.
– Tomás ? Votre ami l'inventeur ?
Je fis un signe affirmatif.
– Vous avez dû le provoquer.
– Bea s'est enfuie de chez elle... commençai-je.
Fermín fronça les sourcils.
– Continuez.
– Elle est enceinte.
Fermín m'observait, abasourdi. Pour une fois, son expression était sévère et impénétrable.
– Ne me regardez pas ainsi, Fermín, je vous en supplie.
– Que voulez-vous que je fasse ? Que je me mette à chanter ?
J'essayai de nouveau de me lever, mais la douleur et les mains de Fermín m'en empêchèrent.
– Il faut que je la retrouve, Fermín.
– Du calme. Vous n'êtes pas en état d'aller vous promener. Dites-moi où est la jeune personne, et j'irai la chercher.
– Je ne sais pas où elle est.
– Je vous serais reconnaissant d'être un peu plus précis.
M. Federico apparut à la porte avec un bol de bouillon fumant. Il m'adressa un sourire chaleureux.
– Comment te sens-tu, Daniel ?
– Beaucoup mieux, monsieur Federico, merci.
– Prends ces deux cachets.
Il échangea un bref regard avec Fermín qui acquiesça.
– C'est contre la douleur.
J’avalai les cachets avec le bouillon qui sentait le xérès. M. Federico, prodige de discrétion, quitta la chambre et referma la porte. C'est alors que je m'aperçus que Fermín serrait contre lui le manuscrit de Monfort. La pendule de la table de nuit sonnait une heure. De l'après-midi, supposai-je.
– Il neige toujours ?
– Neiger est un euphémisme. C'est un déluge de flocons.
– Vous l'avez lu ? demandai-je.
Fermín se borna à hocher la tête.
– Il faut que je trouve Bea avant qu'il ne soit trop tard. Je crois savoir où elle est.
Je m'assis sur le lit en repoussant les bras de Fermín. Je regardai autour de moi. Les murs ondulaient telles des algues au fond d'un bassin. Le plafond fuyait comme emporté par la bourrasque. J'eus du mal à tenir debout. Fermín me remit au lit sans effort.
– Vous n'irez nulle part, Daniel.
– C'était quoi, ces cachets ?
– Le philtre de Morphée. Vous allez dormir comme une pierre.
– Non, c'est impossible...
Je continuai de balbutier jusqu'à ce que mes paupières succombent inexorablement, et le monde avec. Mon sommeil fut noir et vide, un tunnel. Le sommeil des coupables.
Le crépuscule tombait quand la dalle de cette léthargie commença de se désintégrer. J'ouvris les yeux sur une chambre obscure, veillé par deux bougies qui agonisaient sur la table de nuit. Fermín, affalé dans le fauteuil du coin, ronflait avec la fureur d'un homme trois fois plus gros que lui. A ses pieds, pages éparpillées, gisait le manuscrit de Nuria Monfort. Dans ma tête, la douleur avait diminué pour devenir une palpitation lente et chaude. Je me glissai silencieusement de la pièce et me retrouvai dans un petit salon avec un balcon et une porte qui semblait donner sur l'escalier. Mon manteau et mes chaussures étaient posés sur une chaise. Une lumière pourpre pénétrait par la fenêtre mouchetée de reflets irisés. J'allai au balcon et constatai qu'il neigeait toujours. On pouvait apercevoir les toits de la moitié de Barcelone comme une mosaïque de blanc et de rouge. On distinguait au loin les tours de l'école industrielle qui perçaient la brume accrochée aux dernières lueurs du soleil. La vitre était couverte de givre. Je posai l'index sur le verre et écrivis :
Je vais chercher Bea. Ne me suivez pas. Je reviendrai bientôt.
La certitude s'était imposée dès le réveil, comme si un inconnu m'avait chuchoté la vérité pendant mon sommeil. Je sortis sur le palier et me précipitai dans l'escalier vers la porte de l'immeuble. La rue Urgel était un fleuve de sable luisant d'où émergeaient réverbères et arbres comme des mâts de neige solide. Le vent crachait les flocons par rafales. J'allai jusqu'à la station de métro Hospital Clínico et plongeai dans des souterrains de buée et de touffeur dégagées par des hordes de Barcelonais. Ils avaient tendance à confondre neige et miracle en commentant l'insolite accident climatique. Les journaux du soir l'annonçaient en première page, avec photo des Ramblas enneigées et de la fontaine de Canaletas couverte de stalactites. « LA NEIGE DU SIÈCLE », clamaient les gros titres. Je me laissai tomber sur un banc du quai et respirai cette odeur de tunnels et de suie qui accompagne le grondement des trains invisibles. De l'autre côté de la voie, sur un panneau publicitaire qui vantait les délices du parc d'attractions du Tibidabo trônait le tramway bleu ruisselant de lumières comme une kermesse, et, derrière lui, on devinait les contours de la villa Aldaya. Je me demandai si Bea, dans cette Barcelone abandonnée du monde, avait vu la même affiche et compris qu'elle n'avait pas d'autre lieu aller.
3
La nuit tombait quand j'émergeai des escaliers du métro. Déserte, l'avenue du Tibidabo dessinait une fuite infinie de cyprès et de demeures ensevelis dans une clarté sépulcrale. J'aperçus la silhouette du tramway bleu à l'arrêt, et le vent m'apporta le tintement de la sonnette du contrôleur. Je hâtai le pas et montai dedans juste au moment où il s'ébranlait. Le contrôleur, vieille connaissance, accepta mes pièces en marmonnant quelques mots inaudibles. Je m'assis à l'intérieur, un peu protégé du froid et du vent Les villas sombres défilaient lentement derrière les vitres voilées de givre. Le contrôleur m'observait avec ce mélange de méfiance et de sans-gêne que le froid semblait avoir figé sur son visage.
– Le numéro 32, jeune homme.
Je me tournai et vis la forme fantomatique de la villa Aldaya s'avancer vers nous comme la proue d'un bateau noir dans la neige. Le tramway s'arrêta d'une secousse. Je descendis, évitant le regard de l'homme.
– Bonne chance, murmura-t-il.
Je regardai le tramway s'éloigner vers le haut de l'avenue et attendis que l'écho de la clochette s'éteigne. Une obscurité solide s'abattit autour de moi. Je me dépêchai de contourner l'enceinte à la recherche de la brèche. En escaladant le mur, il me sembla entendre des pas sur la neige du trottoir d'en face. Je m'immobilisai sur le faîte du mur. La nuit engloutissait tout. Le bruit s'éteignit dans une rafale de vent. Je sautai de l'autre côté et pénétrai dans le jardin. Les arbustes gelés se dressaient comme des statues de cristal. Les anges écroulés gisaient sous des suaires de glace. La surface du bassin était un miroir noir dont émergeait seulement, tel un sabre d'obsidienne, la griffe de pierre de l'ange noyé. Des larmes de glace pendaient de son index. La main accusatrice de l'ange désignait directement la porte principale, entrouverte.
Je gravis les marches du perron en espérant ne pas arriver trop tard. Je ne me souciai pas d'amortir l'écho de mes pas. Je poussai la porte et entrai dans le vestibule. Une file de bougies éclairait l'intérieur. C'étaient les bougies de Bea, presque consumées, au ras du sol. Je les suivis et m'arrêtai au pied du grand escalier. Le chemin de bougies montait jusqu'au premier étage. Je m'aventurai sur les marches en suivant mon ombre déformée sur les murs. Arrivé sur le palier, je vis encore deux bougies, plus loin dans le couloir. La flamme d'une troisième vacillait devant ce qui avait été la chambre de Pénélope. Je m'approchai et frappai doucement.
– Julián ? prononça une voix tremblante.
Je posai la main sur la poignée et m'apprêtai à entrer, ne sachant plus qui m'attendait de l'autre côté. J'ouvris lentement. Dans un coin de la chambre, enroulée dans une couverture, Bea me regardait. Je courus vers elle et l'étreignis en silence. Elle éclata en sanglots.
– Je ne savais pas où aller, murmura-t-elle. J'ai appelé plusieurs fois chez toi, mais il n'y avait personne. J'ai pris peur...
Bea sécha ses larmes avec ses poings et planta son regard dans le mien. J'acquiesçai, sans éprouver besoin d'ajouter quelque chose.
– Pourquoi m'as-tu appelé Julien ?
Bea jeta un coup d'œil vers la porte entrouverte.
– Il est là. Dans la villa. Il va et vient.Il m'a surprise l'autre jour, alors que j'essayais d'entrer. Je ne lui ai rien expliqué, et pourtant il a su qui j'étais. Il a su ce qui se passait. Il m'a installée dans cette chambre et m'a apporté une couverture, à boire et à manger. Il m'a dit d'attendre. Que tout allait s'arranger. Que tu viendrais me chercher. La nuit, nous avons discuté pendant des heures. Il m'a parlé de Pénélope, de Nuria... et surtout de toi, de nous deux. Il m'a dit que je devais t'apprendre à l'oublier...
– Où est-il en ce moment ?
– En bas. Dans la bibliothèque. Il m'a confié qu'il attendait un visiteur, en me demandant de ne pas bouger d'ici.
– Qui attend-il ?
– Je ne sais pas. Il a juste dit que ce visiteur viendrait avec toi, que tu l'amènerais...
Quand j'allai inspecter le couloir, on entendait déjà les pas au bas du grand escalier. Je reconnus l’ombre qui se répandait sur les murs comme une toile d'araignée, la gabardine noire, le chapeau enfoncé à la manière d'une cagoule et, dans la main, le revolver luisant telle une faux. Fumero. Il m'avait toujours rappelé quelqu'un, ou quelque chose, mais ce fut seulement à cet instant que je compris quoi.
4
J'éteignis les bougies avec les doigts et fis signe à Bea de garder le silence. Elle me saisit la main et m'adressa un regard interrogateur. On entendait les pas lents de Fumero au-dessous de nous. Je ramenai Bea à l'intérieur de la chambre et lui fis signe de rester là, cachée derrière la porte.
– Ne sors pas d'ici, quoi qu'il arrive, chuchotai-je.
– Ne m'abandonne pas maintenant, Daniel. S'il te plaît.
– Je dois prévenir Carax.
Bea m'implora des yeux, mais je ne cédai pas et retournai dans le couloir. Je me glissai jusqu'au débouché du grand escalier. Plus trace de l'ombre de Fumero, ni de ses pas. Il avait dû s'arrêter quelque part dans l'obscurité, immobile. Patient. Je regagnai le couloir et suivis la galerie qui desservait les chambres, jusqu'à la façade principale de la villa. Une fenêtre obstruée par la glace laissait filtrer quatre rais de lumière bleutée, troubles comme de l'eau stagnante. Je m'en approchai et aperçus une voiture noire stationnée devant la grande grille. Je reconnus la voiture du lieutenant Palacios. La braise d'une cigarette dénonçait sa présence au volant. Je revins lentement jusqu'à l'escalier et le descendis marche après marche avec d'infinies précautions. Je m'arrêtai à mi-chemin et scrutai les ténèbres qui noyaient le rez-de-chaussée.
Fumero avait laissé la porte grande ouverte derrière lui. Le vent avait éteint les bougies et crachait des tourbillons de neige. Les feuilles mortes gelées dansaient sous le porche, flottant dans un tunnel de clarté floconneuse qui s'infiltrait dans les mines de la villa. Je descendis encore quatre marches, en me collant au mur. Je distinguai une partie de la verrière de la bibliothèque. Je ne détectais toujours pas Fumero. Je me demandais s'il était descendu dans la cave ou dans la crypte. La neige poudreuse qui pénétrait du dehors avait effacé ses traces. Je me glissai jusqu'au bas de l'escalier et jetai un coup d'oeil dans le couloir menant à l'entrée. Le vent glacé me cingla la face. La griffe de l'ange immergé dans le bassin se dessinait dans les ténèbres. L'entrée de la bibliothèque était à une dizaine de mètres du pied de l'escalier. L'antichambre qui y menait était plongée dans l'obscurité. Je compris que Fumero pouvait être à quelques mètres à peine, en train de me guetter, sans que je puisse le voir. Je scrutai l'ombre, impénétrable comme l'eau d'un puits. Je respirai profondément et me forçai à traverser à l'aveuglette la distance qui me séparait du seuil de la bibliothèque.
Il régnait dans le grand salon ovale une clarté avare et embrumée, criblée de zones d'ombre projetées par la neige qui se répandait comme de la gélatine derrière les volets. Je parcourus du regard les murs nus, cherchant Fumero, posté peut-être à l'entrée. Un objet saillait du mur à moins de deux mètres de moi, sur ma droite. Un instant, il me sembla qu'il bougeait, mais c'était seulement le reflet de la lune sur la lame. Un couteau, peut être un poignard à double tranchant, était planté là. Il clouait un rectangle de carton ou de papier. Je m'approchai et reconnus l'image ainsi fixée. Une photo, copie de celle qu'un inconnu avait laissée à demi brûlée sur le comptoir de la librairie. Julián et Pénélope, à peine adolescents, y souriaient à une vie dont ils ne savaient pas encore qu'elle les avait abandonnés. La pointe du couteau traversait la poitrine de Julián. Je compris alors que ce n'était pas Laín Coubert, ou Julián Carax, qui avait déposé cette photo comme une invitation. C'était Fumero. Il s'en était servi comme d'un appât empoisonné. Je levai la main pour détacher la lame, mais le contact glacé du revolver de Fumero sur ma nuque m'arrêta.
– Une image vaut mieux que mille paroles, Daniel. Si ton père n'avait pas été un libraire de merde, il te l'aurait appris depuis longtemps.
Je me retournai lentement et me trouvai face au canon de l'arme. Il sentait la poudre. Le visage cadavérique de Fumero souriait dans un rictus crispé et terrifiant.
– Où est Carax ?
– Loin d'ici. Il savait que vous viendriez. Il est parti.
Fumero m'observait, impassible.
– Je vais te faire exploser la tête, morveux.
– Ça ne vous servira pas à grand-chose. Carax n'est pas là.
– Ouvre la bouche, ordonna Fumero.
– Pourquoi faire ?
– Ouvre la bouche ou je tire pour te l'ouvrir.
Je desserrai les lèvres. Fumero m'introduisit le canon du revolver dans la bouche. Je sentis une nausée monter dans ma gorge. Le pouce de Fumero manœuvra le percuteur.
– Et maintenant, minable, c'est le moment de savoir si tu as envie de vivre. Compris ?
Je fis un geste d'acquiescement.
– Alors dis-moi où est Carax.
Je tentai de balbutier. Fumero écarta le revolver de quelques centimètres.
– Où est-il ?
– En bas. Dans la crypte.
– Conduis-moi. Je veux que tu sois présent quand je décrirai à ce salaud les gémissements de Nuria Monfort pendant que je lui enfonçais mon couteau dans...
La forme jaillit du néant. Par-dessus l'épaule de Fumero, je crus voir des rideaux de brume s'écarter dans l'obscurité et une silhouette sans visage, au regard incandescent, glisser vers nous dans le silence total, semblant à peine frôler le sol. Fumero en lut le reflet dans mes yeux brouillés de larmes et ses traits se décomposèrent.
Il eut juste le temps de se retourner et de tirer vers les ténèbres épaisses qui le cernaient, et déjà deux serres parcheminées, sans lignes ni relief, avaient pris sa gorge dans leur étau. C'étaient les mains de Julián Carax, façonnées par les flammes. Carax m'écarta d'une poussée et écrasa Fumero contre le mur. L'inspecteur cramponna à son revolver et essaya de le pointer sous le menton de Carax. Avant qu'il ait pu appuyer sur la détente, Carax lui attrapa le poignet et le cogna violemment contre le mur, à plusieurs reprises, sans parvenir, lui faire lâcher son arme. Un deuxième coup de éclata, et la balle alla s'enfoncer dans la paroi, en frisant un trou dans le panneau de bois. Des étincelles de poudre brûlante et des esquilles embrasées rejaillirent sur le visage de l'inspecteur. Une odeur de chair brûlée envahit la pièce.
D'une secousse, Fumero tenta de se délivrer de ces serres dont l'une lui immobilisait le cou et l'autre plaquait au mur la main tenant le revolver. Carax ne desserrait pas l'étau. Fumero rugit de rage, agita la tête en tous sens et parvint à mordre le poing de Carax. Une fureur animale le possédait. J'entendis le craquement de ses dents déchiquetant la peau morte et vis ses lèvres écumantes de sang. Carax, ignorant la douleur, peut-être incapable de la sentir, saisit alors le couteau. Il le détacha du mur d'un coup sec et, sous les yeux terrifiés de Fumero, il cloua le poignet droit de l'inspecteur sur le panneau de bois en enfonçant la lame presque jusqu'au manche. Fumero laissa échapper un hurlement d'agonie. Sa main s'ouvrit dans un spasme, et le revolver tomba à ses pieds. De la pointe du soulier, Carax l'envoya valser dans les ténèbres.
L'horreur de cette scène avait défilé devant mes yeux en quelques secondes à peine. Je me sentais paralysé, incapable d'agir ou d'articuler la moindre pensée. Carax se retourna vers moi et planta ses yeux dans les miens. En le regardant, je parvins à reconstituer ce visage perdu que j'avais si souvent imaginé en contemplant des photos et en écoutant de vieilles histoires.
– Emmène Beatriz loin d'ici, Daniel. Elle sait ce que vous devez faire. Ne te sépare pas d'elle. Ne te la laisse enlever. Par rien ni par personne. Prends soin d'elle.
Je voulus acquiescer, mais mon regard se porta sur Fumero qui se démenait avec le couteau planté dans son poignet. Il l’arracha d'une secousse et s’écroula à genoux, en tenant son bras blessé qui saignait.
– Va-t'en, murmura Carax.
A terre, Fumero nous regardait, aveuglé par la haine, la lame sanglante dans sa main gauche. Carax se dirigea vers lui. J'entendis des pas pressés et compris que Palacios, alerté par les coups de feu, accourait au secours de son chef. Avant que Carax ait pu arracher le couteau à Fumero, Palacios entra dans la bibliothèque en pointant son arme.
– Arrière ! prévint-il.
Il lança un rapide coup d'œil à Fumero qui se relevait avec effort, puis nous observa, moi d'abord, Carax ensuite. Je perçus de l’horreur et de l'hésitation dans ce regard.
– J'ai dit : arrière !
Carax s'arrêta et recula. Palacios continuait à nous observer froidement, en essayant de trouver une issue à la situation. Ses yeux se posèrent sur moi.
– Toi, va-t'en. Ça ne te concerne pas. File.
J'hésitai un instant Carax me fît un signe affirmatif.
– Personne ne partira d'ici aboya Fumero. Palacios, donnez-moi votre revolver.
Palacios resta silencieux.
—Palacios ! répéta Fumero, en tendant sa main ensanglantée pour saisir l'arme.
—Non, murmura Palacios, dents serrées.
Les yeux déments de Fumero se remplirent de mépris et de fureur. Il arracha l'arme et, d'une poussée, écarta Palacios. J'échangeai un regard avec ce dernier et sus ce qui allait se passer. Fumero leva lentement l’arme. Sa main tremblait et le revolver brillait, rouge de sang. Carax recula pas à pas vers l'ombre, mais il n'avait aucune échappatoire. Le canon du revolver le suivait. Les muscles de mon corps se crispèrent de rage. Le rictus de mort de Fumero, transporté par la folie et la haine, me réveilla comme une gifle. Palacios me regardait, en faisant non de la tête. Je l'ignorai. Carax s'était déjà résigné, immobile au milieu de la pièce, attendant la balle.
Fumero ne me vit pas. Il n'en eut pas le temps. Pour lui, seuls existaient Carax et cette main sanglante qui étreignait le revolver. D'un bond, je me jetai sur lui. Je sentis que mes pieds quittaient le sol, mais ils ne reprirent pas contact avec lui. Le monde entier s'était figé dans l'air. Le fracas du coup de feu m'arriva de très loin, comme l'écho d'un orage. Je ne sentis pas de douleur. La balle me traversa les côtes. Aveuglé par le choc, j'eus l'impression qu'une barre de métal me propulsait dans le vide quelques mètres plus loin, puis me précipitait à terre. Je ne sentis pas la chute, mais il me sembla que les murs se rapprochaient et que le toit descendait à toute vitesse comme s'il voulait m'écraser.
Une main me souleva la nuque et j'aperçus le visage de Julián Carax penché sur moi. Dans ma vision, Carax apparaissait exactement tel que je l'avais imaginé, comme si les flammes ne lui avaient jamais dévoré la face. Je lus l'horreur dans son regard, sans comprendre. Je vis qu'il posait la main sur ma poitrine et me demandai ce qu'était le liquide fumant qui sourdait entre ses doigts. Ce fut alors qu'une brûlure terrible, comme un souffle embrasé, me dévora les entrailles. Un cri voulut s'échapper de mes lèvres, mais il s'éteignit, noyé dans le sang chaud. Je reconnus le visage de Palacios près de moi, décomposé par le remords. Je levai les yeux et, soudain, je la vis. En silence, Bea avançait lentement dans la bibliothèque, les traits ravagés par l’épouvante, ses mains tremblantes posées sur ses lèvres. Tout son corps semblait dire non. Je voulus la prévenir, mais un froid mordant me parcourait les bras et les jambes, s’ouvrant un chemin à coups de poignard.
Fumero était tapi derrière la porte. Bea ne s'était pas rendu compte de sa présence. Quand Carax se redressa d'un bond et que Bea se retourna, alertée, le revolver de l'inspecteur frôlait déjà son front. Palacios se précipita pour l'arrêter. Il arriva trop tard. Carax était déjà prés de Fumero. J'entendis son cri, très loin, qui répétait le nom de Bea. La pièce fut illuminée par l'éclair du coup de feu. La balle traversa la main droite de Carax. Un instant plus tard, l'homme sans visage fondait sur Fumero. Je me penchai pour voir Bea courir vers moi, saine et sauve. Mon regard qui se voilait chercha Carax sans le trouver. Un autre visage avait pris sa place. C'était Laín Coubert, tel que j'avais appris à le craindre en lisant les pages d'un livre, bien des années auparavant. Cette fois, les griffes de Coubert se plantèrent dans les yeux de Fumero comme des crocs. Je pus encore voir les jambes de l'inspecteur bringuebaler sur le plancher vers la porte de la bibliothèque, son corps se débattre par saccades pendant que Coubert le traînait impitoyablement vers le perron, ses genoux rebondir sur les marches de marbre, sa figure recevoir les crachats de la neige, l'homme sans visage le prendre par le cou pour le soulever comme un pantin et le jeter contre la fontaine gelée, la main de l'ange traverser sa poitrine et l’embrocher, et son âme maudite se répandre en une vapeur noire qui retombait en larmes de glace sur le miroir du bassin, tandis que ses paupières battaient dans les derniers sursauts de la mort et que ses yeux semblaient éclater comme des fleurs de givre.
Je m'effondrai alors, incapable de regarder une seconde de plus. L'obscurité se teinta de lumière blafarde et le visage de Bea s'éloigna dans un tunnel de neige. Je fermai les yeux et sentis les mains de Bea sur ma figure et le souffle de sa voix suppliant Dieu de ne pas m'emporter, murmurant qu'elle m'aimait et qu'elle ne me laisserait pas partir, non, qu'elle ne me laisserait pas. Je me souviens seulement que je quittai ce monde irréel de lumière et de froid, qu'une étrange paix m'envahit et fit disparaître la douleur et le feu qui me dévoraient lentement les entrailles. Je me vis marcher dans les rues de cette Barcelone magique, tenant la main de Bea, tous les deux déjà vieux. Je vis mon père et Nuria Monfort déposer des roses blanches sur ma tombe. Je vis Fermín pleurer dans les bras de Bernarda, et mon vieil ami Tomás, devenu définitivement muet. Je les vis comme on voit des inconnus de la fenêtre d'un train qui passe trop vite. C'est alors que, presque sans m'en rendre compte, je me rappelai le visage de ma mère que j'avais perdu depuis tant d'années, comme une coupure de presse égarée que l’on retrouve glissée entre les pages d'un livre. Sa lumière fut tout ce qui m'accompagna dans ma plongée.