20

 

 

 

 

Gustavo Barceló avait une écoute contemplative, digne d'un Salomon, d'un médecin ou d'un nonce apostolique. Il m'observait, coudes sur la table et mains jointes sous le menton comme pour une prière, sans presque battre des paupières, hochant de temps en temps la tête comme s'il repérait des symptômes ou de légers détails dans mon récit pour établir son propre diagnostic des faits, à mesure que je les lui servais à ma façon. A chacune de mes pauses, le libraire arquait les sourcils d'un air inquisiteur et faisait un geste de la main droite pour me signifier qu'il suivait toujours le galimatias de mon histoire, laquelle semblait l'amuser énormément A certaines occasions, il prenait des notes à main levée ou portait son regard vers l'infini comme pour considérer toutes les implications. La plupart du temps, il arborait un sourire sardonique que je ne pouvais éviter d'attribuer à ma naïveté ou à la gaucherie de mes conjectures.

– Ecoutez, si ça vous semble idiot, je me tais.

– Au contraire. Le sot parle, le lâche se tait, le sage écoute.

– Qui a dit ça ? Sénèque ?

– Non. M Braulio Recolons, charcutier rue Aviñón, qui possède un don extraordinaire tant pour le boudin que pour l'aphorisme bien placé. Continue, s'il te plaît. Tu me pariais de cette délicieuse jeune fille …

– Bea ? Ça, c'est mon affaire : elle n'a rien avoir avec le reste.

Barceló riait tout bas. Je m'apprêtais donc à continuer la relation de mes aventures, quand le docteur Soldevila apparut à la porte du bureau, l'air épuisé, en poussant de gros soupirs.

– Excusez-moi. Je partais. Le patient va bien, et, si je peux employer cette métaphore, il déborde d'énergie. Cet nomme nous enterrera tous. Il affirme à présent que les sédatifs lui sont montés à la tête, et il est surexcité Il refuse de se reposer et prétend qu'il doit discuter avec M. Daniel d'affaires dont il n'a pas voulu préciser la nature en alléguant qu'il ne croit pas au serment d’Hippocrate, ou d'Hypocrite, comme il dit.

– Nous allons le voir fout de suite. Et pardonnez au pauvre Fermín. Ses paroles sont sans doute la conséquence du traumatisme.

– Peut-être, mais je pencherais plutôt pour de la goujaterie, car il n'y a pas moyen de l’empêcher de caresser l'amère-train de l'infirmière et de débiter des vers de mirliton pour louer la fermeté de ses fesses et le galbe de ses cuisses.

Nous escortâmes le docteur et son assistante jusqu'à la porte et les remerciâmes avec effusion de leurs bons offices. En entrant dans la chambre, nous découvrîmes que Bernarda, envers et contre tout, avait enfreint les ordres de Barceló et avait rejoint Fermín sur le lit où le brandy et la fatigue avaient finalement réussi à lui faire trouver le sommeil. Fermín, couvert de bandes, de pansements et d’emplâtres, lui caressait tendrement les cheveux. Son visage n’était qu’un énorme hématome qui faisait peine à voir, d’où émergeaient le nez indemne, les oreilles comme des antennes de télévision, et des yeux de petite souris écrasée. Le sourire édenté et mâchuré était triomphal, et il nous reçut en levant la main droite en signe de victoire.

– Comment vous sentez-vous, Fermín ? demandai-je.

– Rajeuni de vingt ans, dit-il à voix basse pour ne pas réveiller Bernarda.

– A d'autres, Fermín ! Vous êtes dans un état épouvantable. Etes-vous sûr que ça va ? La tête ne vous tourne pas ? Vous n'entendez pas des voix ?

– Maintenant que vous me le faites remarquer, j'ai par moments l'impression d'entendre un murmure dissonant et arythmique, comme si un macaque essayait de jouer du piano.

Barceló fronça les sourcils. Clara continuait de massacrer sa partition dans le lointain.

– Ne vous inquiétez pas, Daniel j'ai encaissé des raclées pires que celle-là. Ce Fumero ne sait même pas cogner correctement.

– Ce Fumero vous a quand même refait le visage, dit Barceló. Et je vois que vous fréquentez les hautes sphères.

– Je n'en étais pas encore arrivé à cette partie de l'histoire, dis-je.

Fermín me lança un regard alarmé.

– Soyez tranquille, Fermín. Daniel est en train de me mettre au courant de la pièce dans laquelle vous jouez tous deux. Je dois reconnaître que c'est très intéressant. Et vous, Fermín, que penseriez-vous de vous confesser ? Je vous signale que j'ai fait deux ans de séminaire.

– Je vous en donnais au moins trois, monsieur Gustavo.

– Tout se perd, à commencer par la décence. C'est la première fois que vous venez chez moi, et je vous retrouve au lit avec la bonne.

– Regardez-la, cette pauvre petite, mon ange. Sachez, monsieur Gustavo, que mes intentions sont honnêtes.

– Vos intentions sont votre affaire et celle de Bernarda, qui est majeure depuis belle lurette. Et maintenant, passons aux choses sérieuses. Dans quel bourbier vous êtes-vous fourvoyés tous les deux ?

– Qu'est-ce que vous lui avez raconté, Daniel ?

– Nous en étions au deuxième acte : entrée de la femme fatale, comme disent les Français, précisa Barceló.

– Nuria Monfort ? demanda Fermín.

Barceló se pourlécha les babines.

– Parce qu'il y en a d'autres ? Ça devrait s'appeler L’Enlèvement au sérail.

– Je vous prie de parler moins fort, vous oubliez ma fiancée.

– Ne vous en faites pas pour votre fiancée, elle a une demi-bouteille de Lepanto dans les veines. Nous tirerions au canon qu'elle ne se réveillerait pas. Allez, dites à Daniel de me raconter le reste. Trois têtes valent mieux que deux pour réfléchir, surtout quand la troisième est la mienne.

Fermín ébaucha un haussement d'épaules sous bandages et les emplâtres.

– Je ne m'y oppose pas, Daniel. A vous de décider.

Résigné à accepter M. Gustavo à bord, je poursuivis mon récit jusqu'au moment où Fumero et ses hommes nous avaient surpris dans la rue Moncada, quelques heures plus tôt. Une fois finie ma narration, Barceló se leva et, pensif, arpenta la chambre. Fermín et moi l'observions d'un œil suspicieux. Bernarda ronflait comme une otarie.

– Ma toute petite, chuchotait Fermín extatique.

– Plusieurs choses retiennent mon attention, dit finalement le libraire. D'abord il est évident que l’inspecteur Fumero est impliqué là-dedans jusqu'au cou, même si le pourquoi et le comment m'échappent. D'un côté il y a cette femme...

– Nuria Monfort.

– Puis nous avons l'histoire du retour de Julián Carax à Barcelone et de son assassinat en pleine rue au bout d'un mois, durant lequel personne ne sait ce qu’il a fait. Manifestement, la femme ment comme une arracheuse de dents.

– C'est ce que je dis depuis le début, confirma Fermín. Mais voilà, la jeunesse s'échauffe vite et n'a guère de vision d'ensemble...

– Vous pouvez parler, saint Jean Bouche d'Or.

– La paix, dit Barceló. Ne nous énervons pas et tenons-nous-en aux faits. Quelque chose, dans ce que m'a raconté Daniel, m'a paru plus étrange encore que le reste, s'il se peut : non à cause du caractère rocambolesque de l'histoire, mais plutôt d'un détail essentiel et apparemment banal.

– Éclairez-nous, monsieur Gustavo.

– Eh bien voici : le père de Carax a refusé de reconnaître le cadavre de son fils en prétendant qu'il n'avait pas d'enfant Je trouve ça très étonnant. Quasiment contre nature. Aucun père au monde ne peut faire ça. Peu importe la mésentente qui pouvait régner entre eux. La mort a toujours cet effet : elle ne laisse personne à l'abri de la sensiblerie. Face à un cercueil, tout le monde devient bon et ne voit plus que ce qu'il a envie de voir.

– Ah ! la belle phrase, monsieur Gustavo, s'exclama Fermín, flatteur. Ça ne vous gêne pas si je l'ajoute à mon répertoire ?

– Il y a toujours des exceptions, objectai-je. Nous savons que M. Fortuny était un peu spécial.

– Tout ce que nous savons de lui, ce sont des commérages de troisième main, trancha Barceló. Quand tout un chacun s'acharne à présenter un individu comme un monstre, de deux choses l’une : ou c'était un saint, ou on ne nous dit pas tout

– On dirait que vous avez pris le chapelier en sympathie, dit Fermín.

– Avec tout le respect que je dois à la profession de concierge, quand la réputation du personnage en question tient à ce genre de témoignage, mon premier sentiment est la méfiance.

– Si nous appliquons ce principe, nous ne pouvons être sûrs de personne. Tout ce que nous savons est, et vous le dites bien, de troisième ou de quatrième main. Avec ou sans concierge.

– Méfie-toi de celui qui fait confiance à tout le monde, fit remarquer Barceló.

– Quel esprit vous avez, monsieur Gustavo, s'exclama Fermín. De vraies perles de culture. Si seulement j'avais votre clairvoyance !

– La seule chose qui soit réellement claire dans tout ça, c'est que vous avez besoin de mon aide, logistique et probablement pécuniaire, si vous prétendez résoudre cet embrouillamini avant que l'inspecteur Fumero ne vous réserve une suite dans le pénitencier de San Sebas. Fermín, je peux considérer que vous êtes avec moi ?

– J'obéis à Daniel. S'il l'ordonne, je ferai même l'Enfant Jésus dans la crèche.

– Et toi, Daniel, qu'en dis-tu ?

– Vous avez déjà tout dit. Que proposez-vous ?

– Voici mon plan : dès que Fermín sera rétabli, Daniel, tu iras voir en toute innocence Mme Nuria Monfort, et tu abattras ton jeu. Tu lui feras comprendre que tu sais qu'elle a menti et qu'elle te cache quelque chose, que ce soit beaucoup ou peu, et on verra.

– On verra quoi ?

– On verra comment elle réagira. Elle ne te dira rien naturellement. Ou elle te sortira un nouveau mensonge, l'important est de planter la banderille, et, pour prolonger la comparaison tauromachique, de voir où nous mènera le taureau – ou plutôt la génisse. Et c'est là que vous, Fermín, vous faites votre entrée. Pendant que Daniel pendra sonnette au chat, vous surveillerez discrètement la suspecte, et vous attendrez qu'elle morde à l'hameçon. Dès qu’elle l’aura fait, vous la suivrez.

– A condition qu'elle aille quelque part, protestai-je.

– Homme de peu de foi. Elle ira. Tôt ou tard. Et quelque chose me dit que ce sera plus tôt que tard. C'est la base de la psychologie féminine.

– Et vous, pendant ce temps, que comptez-vous faire, docteur Freud ? demandai-je.

– Ça, c'est mon affaire : vous le saurez en temps utile. Et vous me remercierez.

Je cherchai un soutien dans le regard de Fermín, mais le pauvre s'était endormi en tenant Bernarda enlacée, tandis que Barceló poursuivait son discours triomphal. Sa tête était tombée sur le côté et son sourire bienheureux laissait couler de la bave sur sa poitrine. Bernarda émettait des ronflements profonds et caverneux.

– Pourvu que celui-là ne lui fasse pas de mal, soupira Barceló.

– Fermín est un grand bonhomme, affirmai-je.

– Il doit l'être, parce qu'à mon avis ce n'est pas avec cette tronche qu'il a pu faire sa conquête. Bon, partons.

Nous éteignîmes la lumière et quittâmes la pièce sur la pointe des pieds, en fermant la porte pour laisser les deux tourtereaux à leur repos. Il me sembla que le premier souffle de l'aube filtrait par les fenêtres de la galerie, au fond du couloir.

– Supposons que je vous dise non, chuchotai-je. Que je vous demande d'oublier.

Barceló sourit.

– Trop tard, Daniel. Tu aurais dû me vendre ce livre il y a des années, quand l'occasion s'en est présentée.

J'arrivai à la maison au petit jour, après avoir traîné ce ridicule costume prêté et le naufrage d'une nuit interminable dans les rues humides aux luisances pourpres. Je trouvai mon père endormi dans son fauteuil, une couverture sur les jambes et son livre préféré ouvert dans les mains, un exemplaire du Candide de Voltaire qu'il relisait deux fois par an, les deux seules où je l'entendais rire de tout son cœur. Je l'observai en silence. Il avait les cheveux gris et clairsemés, et la peau de son visage avait commencé à perdre de sa fermeté autour des pommettes. Je contemplai cet homme que j'avais imaginé autrefois fort, presque invincible, et je le vis fragile, vaincu sans le savoir. Vaincu, je l'étais peut-être moi-même. Je me penchai pour rajuster cette couverture qu'il promettait depuis des années de donner à une œuvre de bienfaisance, et l'embrassai sur le front comme si je voulais le protéger des fils invisibles qui l'éloignaient de moi, de cet appartement exigu et de mes souvenirs. Comme si je croyais que ce baiser pourrait tromper le temps et le convaincre de passer au large, de revenir un autre jour, dans une autre vie.

 

 

 

 

 

21

 

 

 

 

Je passai presque toute la matinée à rêver éveillé l'arrière-boutique en évoquant des images de Bea. Je modelais sa nudité sous mes mains et croyais respirer à nouveau son haleine de pain frais. Je me surprenais à me rappeler avec une précision photographique les plis de son corps, l'éclat de ma salive sur ses lèvres et cette ligne de duvet blond, presque transparent, qui descendait le long de son ventre jusqu'à cet endroit que mon ami Fermín, dans ses conférences improvisées sur la logique charnelle, dénommait « la sente du xérès. »

Je consultai ma montre pour la énième fois et vis avec horreur que plusieurs heures me séparaient encore moment où je pourrais revoir – et toucher – Bea. J’essayai de mettre de l'ordre dans les reçus du mois, mais le bruit des liasses de papier me rappelait le froissement des dessous de Beatriz Aguilar, sœur de mon plus intime camarade d'enfance, glissant sur ses hanches et ses cuisses.

– Daniel, tu es dans les nuages. Quelque chose te tracasse ? C'est Fermín ? demanda mon père.

J'acquiesçai, honteux. Mon meilleur ami avait laissé plusieurs côtes pour me sauver la peau quelques heures plus tôt, et ma première pensée était pour l'agrafe d'un soutien-gorge.

– Quand on parle du loup...

Je levai les yeux : il était là. Fermín Romero de Torres en chair et en os, vêtu de son plus beau costume d'où il émergeait comme un vieux cigare noirâtre et tordu, franchissait le seuil, arborant un sourire triomphal et un pimpant œillet à la boutonnière.

– Mais que faites-vous ici, malheureux ? Ne deviez-vous pas garder le repos ?

– J'ai laissé le repos se garder tout seul. Je suis un homme d'action. Et quand je ne suis pas là, vous ne vendez rien, pas même un catéchisme

Faisant la sourde oreille aux conseils du docteur, Fermín était décidé à reprendre son poste. II avait le teint jaune et marbré de bleus, il boitait de vilaine façon et se déplaçait comme un pantin cassé.

– Pour l'amour de Dieu, allez vous coucher immédiatement, Fermín, dit mon père, horrifié.

– Pas question. Les statistique le démontrent : il meurt plus de gens dans leur lit qu'au front

Toutes nos protestations tombèrent dans l'oreille d'un sourd. Mon père céda vite, car quelque chose dans le regard de Fermín suggérait que si ses os le faisaient atrocement souffrir, la perspective de se retrouver seul dans la chambre de la pension le tourmentait, encore davantage.

– Bon, mais si je vous vois porter autre chose qu'un crayon, vous allez m'entendre.

– A vos ordres. Vous avez ma parole que je ne soulèverai rien, pas même le soupçon.

Sans plus tergiverser, Fermín enfila sa blouse bleue et s'arma d'un chiffon et d'une bouteille d'alcool avec lesquels il s'installa derrière le comptoir dans l'intention de remettre à neuf les reliures des quinze exemplaires défraîchis, arrivés le matin même, d'un titre très recherché, Le Tricorne : Histoire de la Garde Civile en vers alexandrins par Fulgencio Capón, jeune auteur porté aux nues par la critique unanime. Tout en se livrant à cette tâche, Fermín lançait des regards furtifs et clignait de l'œil à l'instar du célèbre diable boiteux.

– Vous avez les oreilles rouges comme des piments, Daniel.

– Ça doit être à force de vous entendre dire des sottises.

– Ou la fièvre. Quand revoyez-vous la demoiselle ?

– Ça ne vous regarde pas.

– Vous avez tort On ne peut plus plaisanter ? C’est vrai, la plaisanterie est un dangereux vasodilatateur.

– Allez vous faire voir.

Comme d'habitude depuis quelque temps, l'après-midi fut lente et morose. Un client à la voix aussi grise que sa gabardine entra pour demander un livre de Zorrilla, persuadé qu'il s'agissait d'une chronique des aventures polissonnes d'une fille légère dans le Madrid des empereurs d'Autriche. Mon père ne sut que lui répondre, mais Fermín vint à la rescousse, fort courtoisement pour une fois.

– Vous faites erreur, monsieur. Zorrilla est un dramaturge. Ce qui vous intéresse probablement, c'est Don Juan. Il y a dedans beaucoup d'histoires de jupons et, en plus, le héros a une liaison avec une nonne.

– Je l'achète.

 

 

L'après-midi s'achevait quand je pris le métro qui me laissa au bas de l'avenue du Tibidabo. La silhouette du tramway bleu s'éloignait dans un brouillard violacé. Je décidai de ne pas attendre son retour et fis le chemin à pied dans la nuit tombante. J'aperçus bientôt les contours de «L'Ange de brume». Je sortis la clef que m'avait donnée Bea et ouvris la petite porte découpée dans la grille. J'entrai dans le jardin et laissai la porte apparemment fermée mais en réalité entrouverte, pour permettre à Bea de s'y glisser. J'étais arrivé volontaire en avance. Je savais que Bea ne serait pas là avant une demi-heure, sinon plus. Je voulais être seul pour sentir l’atmosphère de la maison et l'explorer avant que Bea ne vienne la transfigurer par sa présence. Je m'arrêtai un instant pour contempler la fontaine et la main de l'ange qui émergeait de l'eau teintée de pourpre. L'index, accusateur, semblait effilé comme poignard. Je m'approchai du bassin. Le visage sculpté, sans regard ni âme, frissonnait sous la sous la surface.

Je gravis les marches qui menaient à l'entrée. La porte principale était entrebâillée. Je fus soudain inquiet, car je croyais l'avoir refermée derrière moi l'autre nuit. J'examinai la serrure, qui ne semblait pas avoir été forcée. Je poussai doucement la porte vers l'intérieur, et le souffle de la maison me caressa le visage, une exhalaison de bois brûlé, de moisissure et de fleurs fanées. Je sortis la boîte d'allumettes que j'avais prise avant de quitter la librairie et m'agenouillai pour allumer la première des bougies laissées par Bea. Une flammèche cuivrée jaillit d'entre mes mains et dévoila les formes dansantes des murs parcourus de larmes d'humidité, des plafonds effondrés et des portes délabrées.

J'allai à la suivante et l'allumai à son tour, Lentement, comme si j'observais un rituel, je remontai la file de bougies en créant au fur et à mesure un halo de lumière ambrée qui flottait dans l'air comme use toile d'araignée tendue entre des rideaux d'obscurité impénétrable. Mon parcours s'acheva devant la cheminée de la bibliothèque, près des couvertures qui étaient restées par terre, maculées de cendre. Je m'assis là, faisant face à la salle. Je m'étais attendu au silence, mais la maison respirait en produisant mille bruits. Grincements de la charpente, frôlements du vent dans les tuiles du toit, craquements dans les murs, sous le sol, se déplaçant dans les cloisons.

Trente minutes devaient s'être écoulées quand je me rendis compte que le froid et la pénombre commençaient à m'endormir. Je me levai et parcourus la salle pour me réchauffer. Il ne restait dans le foyer que les débris d'une bûche, et je me dis que, le temps que Bea arrive, la température à l'intérieur de la villa aurait suffisamment baissé pour m'inspirer pudeur et chasteté en effaçant toutes les visions fiévreuses qui m'avaient habité des jours durant. Désireux de me livrer à une occupation plus concrète et moins poétique que la contemplation des ruines du temps, je décidai d'explorer la villa à la recherche d'une matière inflammable susceptible de redonner un peu de chaleur à la salle et à ces deux couvertures qui, pour le moment, grelottaient devant la cheminée éteinte, bien loin des brûlants souvenirs que je gardais d'elles.

 

 

Mes notions de littérature victorienne me suggéraient que le plus raisonnable était de débuter la visite parle sous-sol, où avaient dû se trouver les cuisines et, à coup sûr, un formidable fourneau. Fort de cette idée, je mis presque cinq minutes à trouver une porte ou un escalier qui m'y conduise. Je choisis une grosse porte en bois sculpté au bout d'un couloir. C'était un chef-d'œuvre d'ébénisterie, orné d'anges, de guirlandes et d'une grande croix au centre. La poignée était au milieu, sous la croix. J'essayai sans succès de la tourner. Le mécanisme devait être bloqué, ou simplement rongé par la rouille. Le seul moyen de vaincre cette porte était de la forcer avec un levier ou de l'enfoncer à coups de hache, solutions que j'écartai vite. Je l’examinai à la lueur des bougies, en me faisant la réflexion qu'elle évoquait davantage un sarcophage qu'une porte. Que pouvait-elle bien cacher ?

Un coup d'œil plus sérieux aux anges sculptés m'enleva l'envie de le découvrir, et je m'en éloignai. J'étais sur le point d'abandonner ma recherche quand, presque par hasard, je rencontrai, à l'autre extrémité du couloir, une petite porte que je pris d'abord pour un placard destiné aux balais et aux seaux. La poignée céda tout de suite. De l'autre côté, je devinai un escalier qui descendait à pic vers un puits obscur. Une intense odeur de terre mouillée me fouetta le visage. Cette odeur, si étrangement familière, et la vue de ce trou noir m'évoquèrent brutalement une image que je conservais depuis mon enfance, ensevelie sous d'épaisses couches de peur.

 

 

Une après-midi pluvieuse dans le quartier est du cimetière de Montjuïc, face à la mer parmi une forêt de mausolées insensés, de croix et de dalles sculptées de têtes de mort et d'enfants sans lèvres ni regard aux relents d'au-delà, les silhouettes d'une vingtaine d'adultes dont je ne pouvais me rappeler que les vêtements noirs trempés et la main de mon père tenant la mienne trop fort, comme s'il voulait ainsi arrêter ses larmes, tandis que les paroles creuses d'un prêtre tombaient dans cette fosse de marbre et que trois croque-morts poussaient un cercueil gris sur lequel la pluie glissait comme de la cire fondue, d'où je croyais entendre sortir la voix de ma mère me suppliant de la libérer de cette prison de pierre et de ténèbres, mais je ne pouvais que trembler et murmurer d'une voix éteinte à mon père de ne pas me serrer la main si fort, qu'il me faisait mal, et cette odeur de terre fraîche, terre de cendre et de pluie, dévorait tout, odeur de mort et de néant.

 

 

J'ouvris les yeux et descendis les marches presque en aveugle, car la clarté de la bougie parvenait juste à dérober quelques centimètres à l'obscurité. Une fois en bas, je levai la bougie et inspectai les alentours. Je ne découvris ni cuisine ni réserve de bois sec. Devant moi s'ouvrait un étroit couloir qui allait mourir dans une salle en demi-cercle où se dressait une forme humaine au visage sillonné de larmes de sang, les yeux noirs sans fond, les bras déployés comme des ailes et un serpent hérissé de pointes lui labourant les tempes Je sentis une vague de froid s'abattre sur ma nuque. Il me fallut un moment pour recouvrer mon sang-froid et comprendre que je contemplais l'effigie d'un Christ sculptée dans le bois, sur le mur d'une chapelle. Je fis quelques pas et crus voir des spectres. Une douzaine de torses féminins dénudés s'entassaient dans un coin de l'ancienne chapelle. Privés de bras et de tête, ils étaient fixés sur un trépied. Chacun avait une forme nettement différenciée, et je n'eus aucun mal à distinguer le contour de femmes de constitutions et d'âges très divers. A la hauteur du ventre, des mots étaient tracés au crayon gras. «Isabel, Eugenia, Pénélope.» Pour une fois, mes lectures victoriennes vinrent à mon secours, et je compris que j'avais sous les yeux les vestiges d'une pratique révolue, un écho du temps où les familles fortunées disposaient de mannequins faits aux mesures de chacun de leurs membres féminins pour la confection des robes et des trousseaux. En dépit du regard sévère et menaçant du Christ, je ne pus résister à la tentation de tendre la main pour effleurer la poitrine qui portait le nom de Pénélope Aldaya.

A ce moment, il me sembla entendre des pas au rez-de-chaussée. Je pensai que Bea venait d'arriver et parcourait la villa à ma recherche. Je quittai la chapelle avec soulagement et repris la direction de l'escalier. J'allais remonter, quand j'aperçus à l'autre bout du couloir une chaudière et une installation de chauffage apparemment en bon état qui semblaient incongrues dans ce sous-sol abandonné. Je me souvins des paroles de Bea : la société immobilière qui avait essayé en vain de vendre la villa Aldaya avait réalisé quelques travaux d'amélioration dans le but d'attirer les acheteurs potentiels. Je m'approchai pour examiner l'installation plus en détail et constatai qu'il s'agissait d'un système de radiateurs alimentés par une petite chaudière. Je trouvai plusieurs seaux de charbon, des morceaux de bois et quelques bidons que je supposai pleins de pétrole. J'ouvris la porte du foyer et inspectai l’intérieur. Tout paraissait en ordre. Je jugeai peu probable que cet engin puisse encore fonctionner après tant d'années, mais je remplis quand même le foyer de charbon et de bois, dûment arrosés de pétrole. Sur ces entrefaites, je crus percevoir un craquement de charpente et, un instant, je regardai derrière moi. Je fus assailli par la vision des pointes ensanglantées qui se détachaient de la croix et, face aux ténèbres, je tremblai à l'idée de distinguer, à quelques pas seulement de moi, la figure de ce Christ venant à ma rencontre en arborant un sourire de loup.

Au contact de la bougie, la chaudière s'alluma d'un coup, et la flamme jaillit dans un grand fracas métallique. Je refermai la porte du foyer et reculai, de moins en moins certain du bien-fondé de mes tentatives. Le tirage de la chaudière semblait difficultueux, et je décidai de remonter au rez-de-chaussée pour voir si mon initiative était suivie d'un effet quelconque. Je gravis l'escalier et retournai dans le grand salon en espérant y trouver Bea, mais il n'y avait aucune trace d'elle. J'estimai qu'une heure s'était écoulée depuis mon arrivée, et mes craintes que l'objet de mes troubles désirs ne vienne jamais prirent une tournure de douloureuse vraisemblance. Pour calmer mon inquiétude, je décidai de poursuivre mes exploits de spécialiste du chauffage central et partis à la recherche de radiateurs. Tous ceux que je trouvai confirmèrent surtout la vanité de mes efforts. Ils étaient aussi froids que des icebergs. Tous sauf un. Dans une petite pièce de quatre ou cinq mètres carrés au plus, un cabinet de toilette situé, me sembla-t-il, juste au-dessus de la chaufferie, une certaine chaleur était perceptible. Je m'accroupis et constatai avec joie que le carrelage était tiède. C'est là que Béa me trouva, à genoux pour tâter le carrelage comme un imbécile, arborant le sourire stupide de l'âne qui voulait jouer de la flûte.

 

 

En examinant le passé et en tentant de reconstituer les événements de cette nuit-là, l'unique excuse qui me vient à l'esprit pour justifier mon comportement est de rappeler qu'à dix-huit ans, quand on manque de subtilité et d'expérience, un vieux cabinet de toilette peut parfois vous apparaître comme un paradis. Deux minutes me suffirent pour convaincre Bea que nous devions prendre les couvertures du salon et nous enfermer dans ce réduit avec pour seule compagnie deux bougies et des chandeliers dignes d'un musée. Mon principal argument, climatologique, fit rapidement son chemin chez Bea, et la faible chaleur qui émanait du carrelage dissipa sa crainte première que mon expédient ne mette le feu à la maison. Après, dans la pénombre que la flamme des bougies teintait de rouge, tandis que je la déshabillais de mes doigts tremblants, elle souriait en cherchant mon regard et en me démontrant bien que, désormais, quoi que je puisse imaginer, elle l'avait déjà imaginé avant moi.

Je me la remémore, assise, le dos contre la porte fermée, les bras ouverts, les mains tendues vers moi. Je me souviens de sa manière de garder la tête bien droite, avec un air de défi, pendant que je lui caressais la gorge du bout des doigts. Je me souviens du moment où elle a pris mes mains, les a posées sur ses seins, de son regard et de ses lèvres qui ont frémi quand j'en ai pris les pointes entre mes doigts pour les pincer doucement. Je me souviens du moment elle s'est laissée glisser sur le sol tandis que je cherchais son ventre de mes lèvres, et je me souviens de ses cuisses blanches qui se sont ouvertes pour me recevoir.

– Tu avais déjà fait ça, Daniel ?

– En rêve.

– Et en vrai ?

– Non. Et toi ?

– Non. Même avec Clara Barceló ?

Je ris, probablement de moi-même.

– Qu'est-ce que tu sais de Clara Barceló ?

– Rien.

– Eh bien moi, encore moins, dis-je.

– Je ne te crois pas.

Je me penchai sur elle et la regardai dans les yeux.

– Je ne l'avais jamais fait avec personne.

Bea sourit Ma main alla se perdre entre ses cuisses et je me lançai à la recherche de sa bouche, convaincu que le cannibalisme était l'incarnation suprême de la connaissance.

– Daniel ? demanda Bea dans un filet de voix.

– Quoi ?

La réponse n'atteignit jamais ses lèvres. Subitement une langue d'air froid siffla sous la porte et dans la seconde interminable qui s'écoula avant que le vent n’éteigne les bougies, nos regards se rencontrèrent : nous sentîmes que la magie de ce moment se brisait en mille morceaux. Un instant nous suffit pour savoir que quelqu'un se tenait de l’autre côté de la porte. Je vis la peur se dessiner sur le visage de Bea, puis l'obscurité nous enveloppa. Le coup contre la porte vint ensuite. Brutal, comme si un poing d'acier s'était abattu en l’arrachant presque de ses gonds.

Je sentis le corps de Bea s'arquer dans le noir et la pris dans mes bras. Nous reculâmes dans le réduit, juste avant que le second coup n'enfonce la porte en renvoyant battre le mur avec une force terrible. Bea cria et se serra contre moi. Un instant, je ne vis que les ténèbres bleues ramper depuis le corridor et les serpents de fumée des bougies éteintes monter en spirale. L'encadrement de la porte dessinait des bouches d'ombre, et je crus distinguer une silhouette anguleuse qui se découpait aux frontières de l'obscurité.

Je sortis dans le couloir, craignant ou peut-être souhaitant me trouver seul face à un étranger, un vagabond qui se serait aventuré dans la villa en ruine pour y chercher un abri contre une nuit inclémente. Mais ne vis personne, juste les rais bleutés filtrant par te volets. Recroquevillée dans un coin de la salle de bain, tremblante, Bea murmura mon nom.

– Il n'y a personne, dis-je. C'était peut-être une rafale de vent

– Le vent ne cogne pas aux portes, Daniel Allons-nous-en.

Je regagnai le réduit et ramassai nos vêtements

– Tiens, habille-toi. Nous allons jeter un coup d’œil.

– Il vain mieux partir tout de suite.

– Je veux seulement vérifier quelque chose.

Nous nous rhabillâmes en hâte dans le noir. Pendant quelques secondes, nous pûmes voir notre haleine se dessiner dans l'air. Je saisis une des bougies tombées par terre et la rallumai. Un air glacial circulait dans la maison, comme si on avait ouvert des portes et des fenêtres.

– Tu vois ? C’est le vent

Bea se borna à nier en silence. Nous nous dirigeâmes vers la salle. Je protégeais la flamme avec la main. Bea me suivait de près, retenant sa respiration.

– Qu'est-ce que nous cherchons, Daniel ?

– J'en ai juste pour une minute.

– Non, partons.

– D'accord.

Nous revînmes sur nos pas pour gagner la sortie, et ce fut alors que je la vis : la porte en bois sculpté, au bout du couloir, que j'avais essayé d'ouvrir une ou deux heures auparavant sans y parvenir, était entrebâillée.

– Que se passe-t-il ? demanda Bea.

– Attends-moi ici.

– Daniel, je t'en prie...

Je pénétrai dans le couloir, tenant la bougie dont la flamme vacillait dans le courant d'air glacé. Bea soupira et me suivit à contrecœur. Je m'arrêtai devant la porte. On devinait des marches de marbre qui descendaient dans l’obscurité. Je m'engageai dans l'escalier. Bea, pétrifiée sur le seuil, tenait la bougie levée.

– Je t'en prie, Daniel, allons-nous-en...

Je descendis marche après marche jusqu'au fond. Le halo spectral de la bougie dessina une salle rectangulaire aux murs de pierre nus couverts de crucifix. Le froid qui régnait en ce lieu coupait la respiration. Devant moi, je devinai une dalle de marbre sur laquelle je crus discerner deux formes blanches semblables, mais de tailles différentes, disposés côte à côte. Elles reflétaient le tremblement de la flamme avec plus d'intensité que le reste de la salle, et je pensai qu'elles étaient en bois poli. J'avançai encore d'un pas, et, à ce moment enfin, je compris. Les deux formes étaient des cercueils blancs. L'un d'eux mesurait à peine une trentaine de centimètres. Je sentis sur ma nuque une étreinte glacée. C'était le sarcophage d'un enfant. Je me trouvais dans une crypte.

Sans me rendre compte de mes actes, je m'approchai de la dalle de marbre, suffisamment près pour pouvoir la toucher. Je vis alors que les deux cercueils portaient, gravés, un nom et une croix. Un manteau de cendres les dissimulait. Je posai la main sur le plus grand. Lentement, comme en transe, sans plus réfléchir, je balayai le dessus du cercueil. J'eus du mal à lire dans l'obscurité que la flamme de la bougie faisait rougeoyer.

 

 

…

PENELOPE ALDAYA

1902-1919

 

 

Je restai paralysé. Quelque chose ou quelqu'un se déplaçait dans l'ombre. Je sentis l’air glacé glisser sur ma peau et alors, seulement, je reculai de quelques pas.

– Hors d'ici ! murmura la voix dans l'ombre.

Je la reconnus sur-le-champ. Laín Coubert. La voix du diable.

Je me précipitai dans l'escalier, saisis Bea par le bras et l'entraînai en hâte vers la sortie. Nous avions perdu la bougie, et nous courions en aveugles. Bea, terrifiée, ne comprenait pas mon subit affolement. Elle n'avait rien vu. Elle n'avait rien entendu. Je ne perdis pas temps en explications. Je craignais à chaque instant que quelque chose ne bondisse de l’ombre pour nous barrer le chemin, mais la porte principale nous attendait au bout du couloir, ses fentes projetant un rectangle de lumière.

– Elle est fermée, chuchota Bea.

Je fouillai mes poches à la recherche de la clef. Je me retournai une fraction de seconde, et j’eus la certitude que deux points brillants avançaient lentement vers nous du fond du couloir : des yeux. Mes doigts trouvèrent la clef. Je l’introduisis dans la serrure avec l’énergie du désespoir et poussai violemment Bea dehors. Elle dut lire la peur dans ma voix, car elle courut vers la grille et ne s’arrêta que lorsque nous nous retrouvâmes tous deux sur le trottoir de l’avenue Tibidabo, hors d’haleine et couverts de sueur froide.

– Que s’est-il passé dans la cave, Daniel ? Il y avait quelqu’un ?

– Non.

– Tu es tout pâle.

– Je suis tout pâle. Marchons.

– Et la clef ?

Je l’avais laissée à l’intérieur, dans la serrure. Je ne me sentais aucune envie de retourner là-bas.

– Je crois que je l’ai perdue en sortant. Nous reviendrons la chercher un autre jour.

Nous nous éloignâmes dans l’avenue au pas de gymnastique. Nous ne ralentîmes qu’à une centaine de mètres de la villa, dont la silhouette était à peine visible dans la nuit. Je m’aperçus alors que ma main était encore tachée de cendres, et rendis grâces au manteau d’ombre nocturne qui cachait à Bea les larmes de terreur le long de mes joues.

Nous descendîmes la rue Balmes jusqu’à la place Núñez de Arce, où nous trouvâmes un taxi solitaire. Nous ne prononçâmes pas un mot jusqu’à la rue Consejo de Ciento. Bea m’avait pris la main et, à plusieurs reprises, je la surpris qui m’observait avec des yeux vitreux, impénétrables. Je me penchai pour l’embrasser, mais elle ne desserra pas les lèvres.

– Quand pourrai-je te revoir ?

– Je t’appellerai demain ou après-demain.

– Tu me le promets ?

Elle fit oui pour la tête.

– Tu peux appeler à la maison ou à la librairie. C’est le même numéro. Ru l’as, n’est-ce pas ?

Elle fit de nouveau signe que oui. Je demandai au chauffeur de s’arrêter un moment au coin des rues Muntaner et Diputación. Je proposai à Bea de l’accompagner jusqu’à la porte, mais elle refusa et s’éloigna sans me laisser l’embrasser une dernière fois, ni même lui effleurer la main. Elle quitta le taxi en courant. Les fenêtres de l’appartement des Aguilar étaient allumées, et je pus voir distinctement mon ami Tomás qui me guettait de sa chambre où nous avions passé tant d’après-midi à bavarder ou à jouer aux échecs. Je le saluai de la main, avec un sourire forcé qu’il ne vit probablement pas. Il ne me rendit pas mon salut ; Sa silhouette resta immobile, collée à la vitre. Quelques secondes plus tard, elle disparut, et les fenêtres s’obscurcirent. Il nous attendait, pensai-je.

 

 

 

 

 

22

 

 

 

 

 

A la maison, je trouvai sur la table les restes d'un dîner pour deux. Mon père n'était plus là, et je me demandai s'il ne s'était pas enfin décidé à inviter Merceditas. Je me glissai dans ma chambre sans allumer. A peine m'étais-je assis sur le bord du lit que je sentis qu'il y avait quelqu'un dessus, les mains croisées sur la poitrine comme un mort. Un coup de fouet glacé me cingla le ventre, mais, très vite, je reconnus les ronflements et le profil de ce nez incomparable. J'allumai la lampe de chevet et vis Fermín Romero de Torres, perdu dans un sourire radieux et émettant des petits gémissements de plaisir sur la courtepointe. Je poussai un soupir, et le dormeur ouvrit les paupières. A ma vue, il parut étonné. Manifestement, il s'attendait à une autre compagnie. Il se frotta les yeux et regarda autour de lui pour comprendre où il se trouvait.

– J'espère que je ne vous ai pas effrayé. Bernarda prétend que, quand je dors, je ressemble à un Boris Karloff espagnol.

– Que faites-vous sur mon lit, Fermín ?

Il leva au ciel des yeux nostalgiques.

– Je rêvais à Carole Lombard. Nous étions à Tanger, dans des bains turcs, et je l'enduisais tout entière d'huile, de celle qu'on vend pour le cul des bébés. Avez-vous déjà enduit une femme d'huile, de haut en bas, consciencieusement ?

– Fermín, il est minuit et demi, et je tombe de sommeil.

– Pardonnez-moi, Daniel. Monsieur votre père a insisté pour que je monte dîner et, ensuite j’ai eu un coup de barre à cause de la viande de bœuf qui a sur moi un effet narcotique. Votre père m’a proposé de m’étendre ici un moment, en prétendant que vous ne vous en offusqueriez pas…

– Et je ne m’en offusque pas, Fermín. Vous m’avez seulement surpris. Restez sur le lit, retournez auprès de carole lombard qui doit s’impatienter. Et couvrez-vous, il fait un froid de loup, vous risquez d’attraper un rhume. Moi, j’irai dans la salle à manger.

Fermín obtempéra docilement. Les hématomes de son visage s’étaient enflammés, et sa tête, avec sa barbe de plusieurs jours et ses cheveux clairsemés, ressemblait à un fruit blet tombé de l’arbre. Je pris une couverture dans la commode et m’installai comme je pus, persuadé de ne pas fermer l’œil de la nuit. L’image des deux cercueils me hantait. Je fermai les yeux et, de toutes mes forces, essayai de la chasser. Je parvins à la remplacer par celle de Bea nue dans la salle de bain, à la lueur des bougies. Bercé par ces heureuses pensées, il me sembla en tendre le murmure lointain de la mer et je me demandai si, sans que je m’en aperçoive, le sommeil ne m’avait pas déjà vaincu. Peut-être voguai-je vers Tanger ? Puis je compris qu’il s’agissait des ronflements de Fermín et, un instant après, le monde disparut. De toute ma vie, je n’ai mieux dormi que cette nuit-là, ni plus profondément.

 

 

Quand le jour se leva, il pleuvait à torrents, les rues n’existaient plus, et la pluie fouettait les volets avec rage. Le téléphone sonna à sept heures et demie. Je bondis hors du fauteuil, le cœur battant la chamade. Fermín, en peignoir et pantoufles, et mon père, cafetière à la main, échangèrent un coup d’œil qui commençait à devenir habituel.

– Bea ? chuchotai-je dans le combine, en leur tournant le dos.

Je crus entendre un soupir dans l’appareil.

– Bea, c’est toi ?

Je n’obtins pas de réponse et, quelques secondes plus tard, la communication fut coupée. Une minute entière, je contemplai le téléphone dans l’espoir qu’il sonnerait à nouveau.

– Ils rappelleront plus tard, daniel. Pour le moment, viens prendre ton petit déjeuner, dit mon père.

Elle rappellera plus tard, me répétai-je. Quelqu’un à dû la surprendre. Ça ne doit pas être facile de tromper la vigilance de M. Aguilar. Je n’ai pas de raison de m’inquiéter. Avec cette excuse et d’autres du même acabit, je me traînai jusqu’à la table pour faire semblant d’accompagner mon père et Fermín dans leurs agapes. C’était peut-être la faute de la pluie, mais tout ce que j’avalais était insipide. Il plut toute la matinée et, peu après l’ouverture de la librairie, une panne d’électricité affecta tout l’ensemble du quartier et dura jusqu’à midi.

– Il ne manquait plus que ça, soupira mon père.

A trois heures, les premières fuites se manifestèrent. Fermín s’offrit pour monter chez Merceditas et lui demander de nous prêter des cuvettes, des assiettes ou n’importe quel réceptacle concave propre à recueillir les gouttes. Mon père s’y opposa catégoriquement. Pour calmer mon inquiétude, je racontai à Fermín ce que j’avais vu dans la crypte. Fermín m’écouta, fasciné, mais malgré son insistance titanesque, je refusai de lui d’écrire la consistance, la texture et la disposition du buste de Bea. La journée s’écoula sou la pluie.

Après le dîner, sous prétexte de faire quelques pas pour me dégourdir les jambes, je laissa mon père à sa lecture et me dirigeai vers la demeure de Bea. Je m’arrêtai au carrefour pour contempler les fenêtres et me demander ce que je faisais là. Espion, voyeur, ridicules, furent quelques-uns des qualificatifs qui me vinrent à l’esprit. Mais aussi dépourvu de dignité que de manteau pour me protéger de la température glaciale, je m’abritai sous un porche et restai près d’une demi-heure. Pas trace de Bea.

Il était presque minuit quand je rentrai à la maison, grelottant e portant tout le poids du monde sur mes épaules. Elle appellera demain, me répétai-je mille fois, en tentant de trouver le sommeil. Bea n’appela pas le lendemain. Ni le surlendemain. Ni de toute la semaine, la plus longue et la dernière de ma vie.

 

 

Sept jours, c’est assez pour mourir.

 

 

 

 

 

 

23

 

 

 

 

Seul un homme qui n’a plus qu’une semaine à vivre est capable de gaspiller son temps comme je le fis ces jours-là. Je le passai à surveiller le téléphone et me faire un sang d’encre, à ce point prisonnier de mon propre aveuglement que j’étais incapable de deviner ce que le destin me tenait en réserve. Le lundi à midi, je me rendis à la faculté de Lettres, place de l’Université, dans l’intention de voir Bea. Je savais que cela ne lui ferait sûrement pas plaisir de m’y rencontrer, ni qu’on nous surprenne ensemble en public, mais je préférais encore affronter sa colère plutôt que prolonger cette incertitude.

Je demandai au secrétariat où se trouvait la salle de cours du professeur Velázquez et attendis la sortie des étudiants. Je patientai quelque vingt minutes, puis les portes s’ouvrirent pour laisser passer la figure arrogant et guindée du professer Velázquez, entouré comme d’habitude de sa petite cour d’admiratrices. Cinq minutes plus tard, Bea était toujours invisible. Je décidai de m’approcher des portes de la salle pour jeter un coup d’œil. Un trio de filles à l’allure de groupe paroissial bavardaient et échangeaient des notes de cours ou des confidences. Celle qui paraissait la cheftaine de la congrégation s’aperçut de ma présence et interrompit son monologue pour me mitrailler d’un œil inquisiteur.

– Excusez-moi, je cherchais Beatriz Aguilar. Savez-vous si elle a assisté à ce cours ?

Les filles échangèrent un regard venimeux et se mire en devoir de me radiographier.

– Tu es fon fiancé ? demanda l’une. L’aspirant ?

Je me bornai à lui offrir un sourire vide qu’elles prirent pour un assentiment. Seul me le rendit la troisième, avec timidité et en détournant les yeux. Les deux autres me toisèrent.

– Je ne t’imaginais pas comme ça, lança celle qui semblait être à la tête du commando.

– Et ton uniforme ? demanda sa lieutenante, en m’observant avec méfiance.

– Je suis en permission. Savez-vous si elle est déjà partie ?

– Beatriz n’est pas venue au cours, m’informa la cheftaine, d’un air de défi.

– Ah, non ?

– Non, confirma la lieutenante, pleine de doutes et de soupçons. Tu devrais le savoir, puisque tu es son fiancé.

– Je suis son fiancé, pas un gendarme.

– Bon, allons-nous-en, c’est un crétin, conclut la cheftaine.

Toutes deux passèrent devant moi en m’adressant un regard sournois et un demi-sourire dégoûté. La troisième resta à la traîne, s’arrêta un instant avant de sortir et, après s’être assurée que les autres ne la voyaient pas, me glissa à l’oreille :

– Beatriz n’est pas venue non plus vendredi.

– Sais-tu pourquoi ?

– Tu n’es pas son fiancé, n’est-ce pas ?

– Non. Seulement un ami.

– Je crois qu’elle est malade.

– Malade ?

– C’est ce qu’a dit une fille qui l’a appelée chez elle. Maintenant, il faut que je file.

Avant que j’aie pu la remercier de son aide, la fille était partie rejoindre ses compagnes, qui l’attendaient à l’autre bout de la cour en la foudroyant du regard.

 

 

– Daniel, il a du se passer quelque chose d’imprévu. Une vielle tante est morte, un perroquet a attrapé les oreillons, ou elle-même s'est enrhumée à force de se promener si souvent les fesses à l’air... Enfin, Dieu seul sait quoi. Contrairement à ce que vous croyez, l'univers ne tourne pas autour des caprices de votre entrejambe. D'autres facteurs influent sur l'avenir de l'humanité.

– Vous imaginez que je ne le sais pas ? On dirait que vous ne me connaissez guère, Fermín.

– Mon cher, si seulement Dieu m'avait donné des hanches plus larges, je pourrais même vous avoir fait : c'est dire si je vous connais. Croyez-moi. Sortez-vous tout ça de la tête, et aérez-vous. L'attente est la rouille de l'âme.

– Alors comme ça, vous me trouvez ridicule.

– Non. Je vous trouve inquiétant Je sais qu'à votre âge ces choses s'apparentent à la fin du monde, mais tout a une limite. Ce soir, nous irons faire la noce dans une maison de la rue Platería qui, paraît-il, fait fureur. Je me suis laissé dire qu'il y a des filles nordiques récemment arrivées de Ciudad Real qui sont ébouriffantes. Je vous invite.

– Et que dira Bernarda ?

– Les filles, c'est pour vous. Moi, j'ai l'intention de vous attendre dans la petite salle, en lisant une revue et en contemplant le spectacle de loin, car je me suis converti à la monogamie, sinon dans ma tête, du moins dans les faits.

– Je vous remercie, Fermín, mais...

– Un garçon de dix-huit ans qui refuse une proposition comme celle-là n'est pas en possession de toutes ses facultés. Il faut agir sans tarder. Tenez.

Il fouilla dans ses poches et me tendit quelques pièces. Je me demandai si c'était avec ça qu'il pensait financer la visite au somptueux harem regorgeant de nymphes des plaines septentrionales.

– A ce tarif-là, elles ne nous diront même pas bonsoir, Fermín.

– Vous êtes décidément du genre à tomber de l'arbre sans jamais parvenir à toucher terre, Daniel. Vous croyez pour de bon que je vais vous mener chez les putes pour vous restituer avec une blennorragie carabinée à monsieur votre père qui est le plus saint homme que j'aie jamais rencontré ? Si j'ai parlé de ces jeunes personnes, c'était pour voir comment vous réagiriez, en faisant appel à la seule partie de votre individu qui semble encore en état de fonctionner. Cet argent, c'est pour que vous alliez à la cabine du coin téléphoner à votre amoureuse.

– Bea m'a demandé expressément de ne pas l'appeler.

– Elle vous a dit aussi qu'elle vous appellerait vendredi. Nous sommes lundi. Voyez vous-même. Faire confiance aux femmes est une chose, et faire confiance à ce qu'elles disent en est une autre.

Vaincu par ses arguments, je m'éclipsai de la librairie pour me rendre dans une cabine publique où je composai le numéro des Aguilar. A la cinquième sonnerie, quelqu'un décrocha et écouta sans parler. Cinq secondes éternelles passèrent.

– Bea ? murmurai-je. C'est toi ?

La voix qui me répondit m'atteignit comme un coup de masse au creux du ventre.

– Espèce de salaud, je te jure que je vais t'arracher l'âme, et le reste avec !

Le ton était celui de la rage contenue. Froid et calme. C'est ce qui me fit le plus peur. Je pouvais imaginer M. Aguilar dans l'entrée de son appartement, tenant à la main le téléphone avec lequel il avait si souvent appelé mon père pour lui dire que j'avais passé l'après-midi en compagnie de Tomás et que je rentrerais en retard. Je restai à écouter la respiration du père de Bea, muet, en me demandant s'il avait reconnu ma voix.

– Je vois que tu n'as pas assez de couilles pour parler, canaille. N'importe quelle ordure est capable de faire comme toi, mais si tu étais un homme, tu aurais au moins le courage de dire qui tu es. Moi, je serais mort de honte de savoir qu'une fille de dix-sept ans en a plus que dans le pantalon : elle n'a pas voulu donner ton nom, et elle ne le donnera pas. Et puisque tu n'en as pas assez pour le faire à sa place, c'est elle qui va payer pour que tu as fait.

Lorsque je raccrochai, mes mains tremblaient Je ne pris conscience de mon acte qu'après avoir quitté la cabine pour rentrer à la librairie en traînant les pieds. Je n'avais pas pensé un instant que mon appel ne ferait qu'empirer la situation. Mon seul souci avait été de garder l'anonymat et de me protéger. Je reniais ceux que je disais aimer et que je me bornais à utiliser. Tel avait déjà été mon comportement pendant que l'inspecteur Fumero frappait Fermín. Maintenant, j'abandonnais Bea à son sort. Et je me conduirais encore ainsi dès que les circonstances m'en donneraient l'occasion. Je restai dix minutes dans la me, en essayant de me calmer, avant de regagner la librairie. Peut-être devais-je rappeler et dire à M. Aguilar que c'était moi, que j'aimais sa fille à la folie, point final. Si après cela, il avait envie de venir dans son uniforme de commandant pour me casser la figure, c'était son droit

J'étais sur le point d'entrer dans la boutique quand je remarquai que quelqu'un m’observait depuis le proche d'en face. Je pensai d'abord qu'il s’agissait de M. Federico, l’horloger, mais un coup d'œil me suffit pour constater que l’individu était nettement plus grand et plus costaud. Je m'arrêtai pour lui rendre son regard et à ma grande surprise, il me fit un signe de la tête, comme s’il voulait me saluer et m'indiquer qu'il se moquait tout à fait d'avoir été repéré. Un réverbère éclairait son profil. Les traits me parurent familiers. Il pressa le pas, boutonna sa gabardine et s’éloigna parmi les passants dans la direction des Ramblas. A ce moment, je le reconnus : c'était le policier qui m'avait immobilisé pendant que l'inspecteur Fumero agressait Fermín. Quand j'entrai dans la librairie, ce dernier leva les yeux et me lança un regard interrogateur.

– Vous en faites une tête !

– Fermín, je crois que nous avons un problème.

Ce soir-là, nous passâmes à l'application du plan aussi sophistiqué que peu consistant conçu quelques jours plus tôt avec M. Gustavo Barceló.

– Nous devons d'abord nous assurer que vous ne vous trompez pas et que nous sommes bien l'objet d'une surveillance policière. Nous allons donc, mine de rien, effectuer une petite promenade en direction d'Els Quatre Gats pour voir si l'individu en question nous surveille toujours. Mais pas un mot de tout ça à votre père, ou vous allez lui faire avoir un calcul aux reins.

– Et que voulez-vous que je lui dise ? Ça fait déjà un bout de temps qu'il se doute de quelque chose.

– Dites-lui ce qui vous passera par la tête.

– Et pourquoi précisément Els Quatre Gats ?

– Parce qu'on y sert les meilleurs sandwiches au saucisson dans un rayon de cinq kilomètres et qu'il faut bien que nous trouvions un endroit pour causer. N'ergotez pas sur tout, et faites ce que je vous dis, Daniel.

N'importe quelle activité qui me permettrait d'échapper à mes pensées étant bienvenue, j'obéis docilement et, quelques minutes plus tard, je sortais après avoir promis à mon père d'être de retour pour le dîner. Fermín m'attendait au coin de la Puerta del Angel. J'allais le rejoindre quand il me signifia, d'un mouvement des sourcils, de poursuivre mon chemin.

– Ne vous retournez pas. Notre oiseau est à vingt mètres.

– C'est le même ?

– Je ne crois pas, à moins que l'humidité ne l'ait fait rétrécir. Celui-là semble être un novice. Il a un journal sportif qui date de six jours. Fumero doit recruter des apprentis à l'école maternelle.

Arrivés à Els Quatre Gats, notre personnage incognito prit une table à quelques mètres de la nôtre et fit semblant de lire pour la énième fois les détails des matches de la semaine passée. Toutes les vingt secondes, il nous jetait un regard à la dérobée.

– Pauvre petit, regardez comme il transpire, dit Fermín en hochant la tête. Je vous trouve un peu distrait, Daniel. Vous avez pu parler à la demoiselle ?

– C'est son père qui a répondu.

– Et vous avez eu une conversation aimable et cordiale ?

– Plutôt un monologue.

– Je vois. Dois-je en inférer que vous ne l'appelez pas encore papa ?

– Il m'a dit, textuellement, qu'il m'arracherait l'âme et le reste.

– Simple figure de style.

La silhouette du garçon se balança au-dessus de nous, Fermín commanda de quoi nourrir un régiment, en se frottant les mains de satisfaction.

– Et vous, Daniel, vous ne prenez rien ?

Je fis signe que non. Quand le garçon revint, chargé de deux plateaux débordant de tapas, de sandwiches et de bières diverses, Fermín lui donna un gros billet et lui dit qu'il pouvait garder la monnaie.

– Chef, vous voyez cet individu à la table qui est près de la fenêtre, habillé en grillon de Pinocchio, et qui se sert de son journal comme d'une cagoule ?

Le garçon acquiesça d'un air complice.

– Auriez-vous la bonté d'aller lui dire que l'inspecteur Fumero lui a envoyé un message urgent : il doit se rendre sur-le-champ au marché de la Boquería acheter pour cent pesetas de pois chiches bouillis et les livrer sans tarder au commissariat (en taxi si nécessaire), sinon il peut se préparer à porter ses bijoux de famille en bandoulière. Dois-je répéter ?

– Inutile, monsieur. Cent pesetas de pois chiches ou les bijoux de famille.

Fermín lui donna un autre billet.

– Que Dieu vous bénisse.

Le garçon s'inclina avec respect et se dirigea vers la table de notre suiveur pour délivrer le message. En entendant l'ordre, le visage de la sentinelle se décomposa. Il resta immobile quinze secondes, se débattant contre des forces insondables, puis se lança au galop vers la rue. Fermín n'eut pas un battement de cils. En d'autres circonstances je me serais réjoui de l'épisode, mais ce soir-là j'étais incapable de penser à autre chose qu'à Bea.

– Daniel, redescendez sur terre, nous avons des affaires urgentes à discuter. Demain, comme convenu, vous irez rendre visite à Nuria Monfort.

– Et une fois là, qu'est-ce que je lui dirai ?

– La matière ne manque pas. Il s'agit de faire ce que M. Barceló a énoncé avec beaucoup de bon sens. Vous lui expliquerez qu'elle a perfidement menti à propos de Carax, que son supposé mari Miquel Moliner n'est pas en prison comme elle le prétend, que vous avez découvert qu'elle était la main occulte chargée de prendre le courrier de l'ancien appartement de la famille Fortuny-Carax en se servant d'une boîte postale au nom d'un cabinet d'avocats inexistant... Elle devra avoir l'impression que ça sent le roussi pour elle. Tout ça sur le mode mélodramatique, avec des accents de prophète biblique. Ensuite, le coup porté, vous vous en irez en la laissant macérer dans le jus du remords.

– Et pendant ce temps...

– Pendant ce temps, je me tiendrai prêt à la suivre, ce que je me propose de mener à bien en usant techniques modernes de camouflage.

– Ça ne marchera pas, Fermín.

– Homme de peu de foi. Mais qu'a bien pu vous dire le père de la demoiselle pour vous mettre dans cet état ? Il vous a menacé ? N'en tenez pas compte. Allons, qu'est-ce que cet énergumène vous a dégoisé ?

Je répondis sans réfléchir.

– La vérité.

– La vérité selon saint Daniel martyr ?

– Moquez-vous tant que vous voudrez. Je le mérite.

Je ne me moque pas, Daniel. Seulement je n'aime pas vous voir dans ces dispositions d'autoflagellation, On dirait que vous êtes prêt pour le cilice. Vous n'avez rien fait de mal. Il y a assez de bourreaux dans la vie pour qu'on n'en rajoute pas en se faisant son propre Torquemada.

– Vous parlez par expérience ?

Fermín haussa les épaules.

– Vous ne m'avez jamais dit comment vous avez rencontré Fumero, insistai-je.

– Vous voulez que je vous raconte une histoire morale ?

– Seulement si vous voulez bien.

Fermín se servit un verre de vin et le vida d'un trait.

– Ainsi soit-il, soupira-t-il comme pour lui-même Ce que je peux vous dire de Fumero n'est un mystère pour personne. La première fois que j'ai entendu parler de lui, le futur inspecteur était un pistolero au service des anarchistes de la FAI. Il s'était taillé une grande réputation, parce qu'il était sans peur et sans scrupules. Il lui suffisait d'un nom, et il vous l'expédiait d'une balle dans la tête en pleine rue et en plein jour. Des talents comme celui-là prennent une grande valeur par des temps agités. Il était aussi sans fidélité ni credo. Il ne servait une cause que le temps de gravir un échelon. Le monde regorge d'individus comme lui, mais peu ont le talent de Fumero. Des anarchistes, il est passé chez les communistes ; de là aux fascistes, il n'y avait qu'un pas. Il espionnait et vendait ses informations dans un camp et dans l'autre, et prenait de l'argent à tous. Cela faisait un bout de temps que je l'avais à l'œil. A l'époque, je travaillais pour le gouvernement de la Généralité de Catalogne. On me confondait parfois avec le frère de Companys, et ça me remplissait de fierté.

– Qu'est-ce que vous y faisiez ?

– Un peu de tout. Dans les romans d'aujourd'hui, on appelle ça de l'espionnage, mais en temps de guerre nous sommes tous des espions. Une partie de mon travail consistait à surveiller les individus comme Fumero. Ce sont les plus dangereux. Des vipères, sans couleur et sans conscience. En temps de guerre, ils sortent de partout. En temps de paix, ils mettent le masque. Mais ils sont toujours là. Par milliers. En tout cas, j'ai fini par voir clair dans son jeu. Mais trop tard. Barcelone est tombée en quelques jours, et la situation s'est retournée comme une crêpe. J'ai été poursuivi en vrai criminel, et mes supérieurs se sont vus obligés de se terrer comme des rats. Naturellement, Fumero était à la tête de l'opération de « nettoyage ». La grande purge à coups de pistolet avait lieu dans la rue, ou au fort de Montjuïc. Moi, j'ai été pris sur le port, au moment où j'essayais de trouver des places sur un cargo grec pour expédier quelques-uns de mes chefs en France. J'ai été conduit à Montjuïc où je suis resté deux jours enfermé dans le noir total, sans eau et sans air. Quand j'ai revu la lumière, c'était celle de la flamme d'un chalumeau. Fumero et un individu qui ne parlait qu'allemand m'ont pendu par les pieds. L'Allemand m'a débarrassé de mes vêtements en les brûlant avec le chalumeau. Apparemment, il avait une longue pratique. Quand je me suis retrouvé nu avec tous les poils grillés, Fumero m'a annoncé que si je ne lui disais pas où se cachaient mes supérieurs, la vraie séance commencerait. Je ne suis pas courageux, Daniel. Je ne l'ai jamais été, mais le peu de courage que je possède, je l'ai utilisé pour l'envoyer chier. Sur un signe de Fumero, l'Allemand m'a injecté je ne sais quoi dans la fesse et a attendu quelques minutes. Puis, pendant que Fumero fumait et m'observait en souriant, il a commencé à m'arroser consciencieusement avec le chalumeau. Vous avez vu les marques...

J'acquiesçai. Fermín parlait d'un ton calme, sans émotion.

– Ces marques ne sont pas les pires. Les pires restent à l'intérieur. J'ai tenu bon une heure sous le chalumeau, mais cela n'avait peut-être duré qu'une minute. Je ne sais pas. J'ai fini par donner les noms, prénoms, et jusqu'à la taille des cols de chemise de tous mes supérieurs, et même à en inventer. Ils m'ont laissé dans une ruelle du Pueblo Seco, à poil et la peau brûlée. Une brave femme m'a pris chez elle et m'a soigné pendant deux mois. Les communistes avaient tué son mari et ses deux fils juste devant sa porte. Elle ne savait pas pourquoi. Quand j'ai pu me lever et sortir, j'ai su que tous mes supérieurs avaient été arrêtés et exécutés quelques heures après que je les avais dénoncés.

– Fermín, si vous ne voulez pas me raconter ça...

– Non, non. Je préfère que vous sachiez à qui vous avez affaire. Quand je suis revenu chez moi, on m'a informé que ma maison avait été confisquée par le gouvernement, ainsi que tous mes biens. Sans le savoir, j'étais devenu un clochard. J'ai essayé de trouver un travail. Impossible. La seule chose que je pouvais obtenir, c'était une bouteille de vin à la tireuse pour quelques centimes. C'est un poison lent, qui vous bouffe les tripes comme de l'acide, mais j'étais convaincu que, tôt ou tard, il ferait son effet. Je me disais qu'un jour je retournerais à Cuba rejoindre ma mulâtre. J'ai été arrêté au moment où j'essayais de monter sur un bateau en instance de départ pour La Havane. J'ai oublié combien de temps je suis resté en prison. Passé la première année, on commence à tout perdre, y compris la raison. En sortant, j'ai vécu dans la rue, et c'est là que vous m'avez découvert, une éternité plus tard. Il y en avait beaucoup comme moi, compagnons de galère ou d'amnistie. Ceux qui avaient de la chance pouvaient compter sur quelqu'un ou quelque chose à leur sortie. Les autres, nous allions grossir l'armée des déshérités. Une fois qu'on a reçu la carte de ce club, on est membre à vie. Pour la plupart, nous ne sortions que la nuit, quand personne ne pouvait nous surprendre. Je revoyais rarement ceux qui partageaient mon sort La vie dans la rue est brève. Les gens vous regardent avec dégoût, même ceux qui vous font l'aumône, mais ce n'est rien comparé à la répugnance qu'on s'inspire soi-même. C'est comme vivre attaché à un cadavre qui marche, qui a faim, qui pue et qui refuse de mourir. De temps à autre, Fumero et ses hommes m'arrêtaient et m'accusaient d'un méfait absurde, comme de guetter les petites filles à la sortie d'un collège de bonnes sœurs. Je n'ai jamais compris le sens de ces comédies. Je crois que la police souhaitait disposer d'un volant de suspects sur lesquels mettre la main en cas de besoin. Lors d'une de mes rencontres avec Fumero, qui a tout aujourd'hui d'un personnage important et respectable, je lui ai demandé pourquoi il ne m'avait pas tué comme les autres. Il a ri et m'a dit qu'il existait des choses pires que la mort. Il m'a expliqué qu'il ne tuait jamais une balance. Il la laissait pourrir sur pied.

– Fermín, vous n'êtes pas une balance. N'importe qui aurait fait pareil à votre place. Vous êtes mon meilleur ami.

– Je ne mérite pas votre amitié, Daniel. Vous et votre père m'avez sauvé la vie, et elle vous appartient. Tout ce que je peux faire pour vous, je le ferai. Le jour où l'avez sorti de la rue, Fermín Romero de Torres est né une seconde fois.

– Ce n'est pas votre vrai nom, n'est-ce pas ?

Fermín hocha la tête.

– Ce nom-là, je l'ai lu sur une affiche de corrida. L'autre est enterré. L'homme qui vivait dans sa peau est mort, Daniel. Il revient parfois dans mes cauchemars. Mais vous m'avez appris à être un autre homme, et vous m'avez donné une raison de revivre : Bernarda.

– Fermín...

– Ne dites rien, Daniel. Pardonne-moi seulement, si vous le pouvez.

Je l'étreignis en silence et le laissai pleurer. Les gens nous jetaient des coups d'oeil soupçonneux, et je leur rendais un regard enflammé. Au bout d'un moment, ils décidèrent de nous ignorer. Puis, pendant que je raccompagnais mon ami à sa pension, il retrouva la voix.

– S'il vous plaît, ce que je vous ai raconté aujourd'hui, je ne veux pas que Bernarda...

– Ni Bernarda ni personne. Pas un mot, Fermín.

Nous nous séparâmes en nous serrant la main.