Hitoshi, partout où il allait, ne se séparait jamais d’une clochette qu’il avait accrochée à son porte-cartes.

C’était un cadeau insignifiant que je lui avais fait au moment où nous n’étions pas encore amoureux, sans savoir qu’il ne le quitterait pas jusqu’à la fin.

Nous nous étions connus au lycée, en seconde année, lors d’un voyage scolaire où nous étions l’un et l’autre responsables de nos classes respectives. Comme chaque classe devait suivre un itinéraire différent, nous nous étions trouvés ensemble seulement à l’aller, dans le Shinkansen{15}. Sur le quai de la gare, nous nous étions amusés à nous faire des adieux solennels en nous serrant la main. Me souvenant soudain que j’avais dans la poche de mon uniforme une clochette qui avait glissé du collier de mon chat, je la lui avais donnée en guise de souvenir. « Qu’est-ce que c’est que ça ? » avait-il dit en riant, mais il l’avait pourtant enveloppée avec beaucoup de soin dans son mouchoir. Ce geste était tellement inattendu de la part d’un garçon de son âge que j’en étais restée tout étonnée.

L’amour ça commence toujours comme ça.

Était-ce parce que ce cadeau venait de moi ? Ou parce que Hitoshi était trop bien élevé pour traiter avec négligence ce qu’on lui offrait ? En tout cas, ce geste spontané me l’avait rendu très sympathique.

Cette clochette avait créé un lien entre nous. Ensuite, pendant tout ce voyage où nous n’étions pas ensemble, elle avait été présente pour l’un et pour l’autre. Chaque fois qu’elle résonnait à son oreille, il pensait à moi et aux jours que nous avions passés à préparer tous les deux ce voyage, et moi je songeais sans cesse à cette clochette qui tintait sous un ciel lointain, et au garçon qui était avec elle. À notre retour a commencé un grand amour.

Pendant environ quatre ans, jour et nuit, la clochette a vécu avec nous tous les événements. Notre premier baiser, nos disputes, le beau temps, la pluie et la neige, notre première nuit, nos rires et nos larmes, les musiques et les programmes de télévision que nous aimions – elle a partagé toutes nos heures. Dès que Hitoshi sortait son porte-cartes dans lequel il mettait aussi son argent, on entendait son grelot limpide. Mélodie adorable, toujours présente à nos oreilles.

Dire que je pressentais quelque chose, cela peut sembler, après coup, du sentimentalisme de jeune fille. Et pourtant…

J’avais toujours, au fond de moi, une impression étrange. L’impression que Hitoshi, parfois, n’était pas vraiment là, même quand il se trouvait en face de moi. Pendant qu’il dormait, combien de fois n’ai-je pas collé l’oreille contre son cœur ! C’était plus fort que moi. Quand ses traits s’illuminaient soudain d’un sourire, je restais là, figée, à le regarder. Il y avait toujours sur son visage, dans l’atmosphère qui se dégageait de lui, une sorte de transparence. Je pensais que c’était de là que venait cette impression éphémère, incertaine. Si c’est cela, les pressentiments, quelle tristesse !

Perdre un petit ami : pour la première fois de ma longue existence – qui n’était que d’une vingtaine d’années – je faisais cette expérience, et je souffrais au point d’en avoir le souffle coupé. Depuis le soir de sa mort, mon cœur avait glissé dans un autre espace, et ne pouvait plus revenir. Il m’était impossible de voir le monde avec mes yeux d’autrefois. Ma tête, comme ballottée par les vagues, toujours en équilibre instable, était vide et lourde. Je ne pouvais que déplorer d’avoir été entraînée dans un de ces épisodes de la vie (avortement, prostitution, maladie grave) dont certaines personnes ont la chance d’être dispensées.

C’est vrai que nous étions jeunes, et que ce n’était sans doute pas le dernier amour de ma vie. Mais nous avions vécu à deux, pour la première fois, toutes sortes de choses. Nous avions bâti ces quatre années en découvrant, en mesurant le poids de chacun des événements qui se produisent quand on a une relation vraie avec quelqu’un.

À présent que tout est fini, je peux le crier très fort.

Dieux, je vous maudis ! J’aimais Hitoshi à en mourir.

Chaque matin, pendant les deux mois qui ont suivi la mort de Hitoshi, j’ai bu du thé chaud, appuyée à la balustrade du pont qui enjambe la rivière. Comme je ne dormais pas bien, je faisais du jogging à l’aube, et ce pont se trouvait exactement à l’endroit où j’amorçais mon demi-tour.

M’endormir le soir me faisait tellement peur… Ou plutôt, c’était le choc du réveil qui était terrible. Quand je m’éveillais soudain, comprenant où j’étais vraiment, je restais effrayée par les profondes ténèbres qui m’entouraient. Je faisais toujours des rêves en rapport avec Hitoshi. Dans mon sommeil léger et agité, il était là, tour à tour présent ou absent, mais je sentais bien que ce n’étaient que des rêves et qu’en réalité je ne le reverrais plus jamais. Alors, tout en rêvant, je faisais des efforts pour ne pas me réveiller. Je n’arrêtais pas de transpirer, de me tourner et de me retourner dans mon lit. Combien de fois, prise d’un cafard à donner la nausée, n’ai-je pas ouvert vaguement les yeux à l’aube, dans le froid ! Le jour blanchissait de l’autre côté des rideaux, et je me sentais projetée dans le silence d’un temps blême, au souffle étouffé. Tout était si triste, si glacé, que je regrettais de n’être plus dans un songe. Solitude de l’aube où, ne pouvant plus me rendormir, j’étais tourmentée par des réminiscences de rêves. Je me réveillais toujours à ce moment-là. J’avais fini par avoir peur de la fatigue due au manque de sommeil, de ces longues heures passées à attendre seule, au bord de la folie, les premières lueurs du jour, et j’avais décidé de me mettre à courir.

J’ai acheté deux survêtements de jogging assez chers, une paire de chaussures de sport, et même une petite thermos en aluminium. Je pense que c’est assez lamentable de se soucier d’abord du matériel, mais en l’occurrence j’ai trouvé mon attitude plutôt-constructive.

J’ai commencé à courir dès le début des vacances de printemps. J’allais jusqu’au pont, puis je rentrais à la maison et là, après avoir lavé et séché soigneusement ma serviette éponge et ma tenue de jogging, j’aidais ma mère à préparer le petit déjeuner. Ensuite, je dormais un peu. Ma vie se déroulait à ce rythme. Le soir, je faisais tout ce que je pouvais pour meubler mon temps libre, en rencontrant des amis ou en regardant des films vidéo. Mais ces efforts étaient complètement vains. Au fond, je n’avais envie de rien. Je désirais simplement revoir Hitoshi. Pourtant, je sentais qu’il fallait absolument que je continue à faire travailler mes mains, mon corps et mon cœur. Je voulais croire que ces efforts indéfiniment répétés allaient finir par déboucher sur quelque chose. Rien ne pouvait me le garantir, mais je devais tenir le coup jusque-là. Après tout, j’y étais bien arrivée à la mort de mon chien et à celle de mes oiseaux. Cette fois, c’était une occasion exceptionnelle. Les jours passaient, sans la moindre perspective, semblant se dessécher peu à peu. Et moi, je continuais à répéter, comme une prière :

Ça va aller, ça va aller, un jour tu t’en sortiras !

La rivière près de laquelle je faisais demi-tour était large et divisait la ville en deux. Pour arriver jusqu’au pont blanc qui l’enjambait, il me fallait une vingtaine de minutes. J’aimais cet endroit. C’était là que je retrouvais toujours Hitoshi, qui habitait sur l’autre rive, et même après sa mort, j’avais continué à y être attachée.

Sur le pont désert, bercée par le bruit de l’eau, je faisais une pause en buvant tranquillement le thé chaud que j’avais emporté dans ma thermos. Les berges blanches s’étendaient à perte de vue, noyées dans les brumes bleutées de l’aube, qui recouvraient la ville. Debout dans l’air pur et glacé qui piquait la peau, j’avais l’impression d’être un peu plus proche de la « mort ». En fait, c’était seulement dans ce paysage désolé, d’une implacable transparence, que je pouvais vraiment respirer. Masochisme ? Je ne crois pas. Car sans ces moments, je n’aurais pas trouvé en moi assez de confiance pour aborder une nouvelle journée. J’avais besoin de ce paysage, c’était presque vital.

Ce matin-là encore, sortant d’un vague cauchemar, je m’étais réveillée en sursaut. Il était cinq heures et demie. La journée s’annonçait belle, et comme d’habitude je me suis habillée et je suis sortie pour courir. Il faisait encore sombre, il n’y avait personne dans les rues. L’air était d’un froid pénétrant, la ville baignait dans une vague blancheur. À l’est, le ciel indigo se teintait graduellement de rouge.

Je m’efforçais de courir avec entrain. Parfois, quand je m’essoufflais, j’avais l’impression qu’à courir ainsi alors que je manquais de sommeil, je ne faisais que martyriser mon corps, mais aussitôt je chassais cette idée de mon esprit embrumé en me disant que je pourrais dormir au retour. En traversant les rues plongées dans un profond silence, j’avais du mal à garder la tête claire.

Le bruit de la rivière se rapprochait, le ciel d’instant en instant changeait de couleur. À travers sa transparence bleutée, on sentait venir une belle journée ensoleillée.

Une fois arrivée sur le pont, comme toujours je me suis appuyée sur la balustrade, et j’ai regardé la ville aux contours indécis, noyée dans les profondeurs de l’air bleu. L’eau coulait avec un grondement puissant, charriant dans des remous d’écume blanche des débris de toutes sortes. Ma sueur s’évaporait peu à peu, tandis qu’un vent frais venu de la rivière soufflait sur mes joues. Une moitié de lune se découpait sur le ciel du mois de mars encore froid. Je soufflais de la buée blanche. Sans quitter la rivière des yeux, j’ai versé du thé dans le gobelet de ma thermos. J’allais boire quand soudain j’ai été surprise par une voix, derrière moi, une voix qui disait : « C’est quoi comme thé ? Moi aussi j’en voudrais bien ! »

Sous le coup de l’étonnement, j’ai laissé tomber la thermos dans la rivière. Seul le gobelet rempli de thé chaud est resté dans ma main.

Perplexe, je me suis retournée : une fille au visage souriant était debout devant moi. J’ai bien vu qu’elle était plus vieille que moi, mais j’étais incapable de lui donner un âge. Environ vingt-cinq ans, peut-être…

Elle avait les cheveux courts, et de grands yeux clairs. Portant un manteau blanc sur son vêtement léger, elle ne semblait pas du tout sentir le froid. Elle avait un tel naturel qu’on aurait dit qu’elle était là depuis toujours.

D’une voix douce, un peu nasillarde, elle m’a dit en riant joyeusement : « Ça ressemble beaucoup à cette histoire de chien… C’était Grimm ou Ésope, déjà ?

— Mais lui, ai-je répondu d’un ton calme, c’est en voyant son reflet dans l’eau qu’il a lâché son os. Personne d’autre n’a provoqué ça ! »

Elle a souri : « Bon, la prochaine fois, je vais t’offrir une thermos !

— Merci ! » ai-je dit en riant.

Elle était tellement imperturbable que je me sentais incapable de me fâcher, et que j’ai même fini par trouver que tout cela n’avait aucune importance. Et puis quelque chose en elle la différenciait des gens un peu bizarres, ou de ces ivrognes qui rentrent chez eux à l’aube. Son regard était d’une telle intelligence, d’une telle lucidité… Et son visage avait une expression si profonde, comme si elle avait connu toutes les tristesses et toutes les joies du monde… C’était de là que venait cet étrange magnétisme qui émanait d’elle.

Après avoir bu une gorgée de thé pour me désaltérer, je lui ai dit : « Tiens, le reste, c’est pour toi. C’est du thé chinois, du Pu-Erh », en lui tendant le gobelet.

« Chic, j’adore ça ! s’est-elle exclamée en le prenant dans ses mains frêles.

« Je viens d’arriver ici. Je suis venue de loin », a-t-elle dit avec les yeux brillants d’excitation qu’on voit chez certains voyageurs, et elle a regardé la surface de l’eau.

« C’est pour du tourisme ? ai-je demandé, en pensant qu’il n’y avait pourtant rien à visiter dans les environs.

— Oui ! Tu es au courant ? Très bientôt, on va pouvoir assister à un spectacle exceptionnel, qui n’arrive qu’une fois tous les cent ans !

— Un spectacle ?

— Oui, si toutes les conditions sont réunies…

— Qu’est-ce que c’est ?

— Pour le moment, c’est un secret. Mais je te le dirai, je te le promets. Parce que tu m’as donné du thé… », a-t-elle dit.

Puis elle a souri, et je n’ai pas osé lui en demander plus. Le matin approchait, il allait emplir le monde. La lumière fondait dans le bleu du ciel, et de faibles lueurs faisaient briller l’air d’un éclat blanc.

M’apprêtant à rentrer, je lui ai dit : « Bon, je m’en vais ! » Elle m’a regardée bien en face, d’un œil serein : « Je m’appelle Urara. Et toi ?

— Satsuki.

— On se reverra bientôt », m’a-t-elle dit, et elle m’a fait au revoir de la main.

Agitant moi aussi la main, je me suis éloignée du pont. Cette fille était étrange. Je n’avais rien compris à ce qu’elle disait, mais elle ne devait pas mener une vie ordinaire. À chaque foulée, tout cela me semblait de plus en plus mystérieux, et prise d’une vague inquiétude, je me suis retournée : Urara était encore sur le pont.

Elle regardait la rivière. Devant son profil, l’étonnement m’a saisie : son visage était tout à fait différent de celui que j’avais devant moi tout à l’heure. Je n’avais jamais vu une expression aussi austère chez un être humain.

S’apercevant que je m’étais arrêtée, elle m’a adressé de nouveau un signe de la main, en souriant. Je me suis empressée de lui répondre, et j’ai repris ma course.

… Qui pouvait-elle bien être ? J’ai continué à me poser la question ce matin-là. Et dans ma tête que le sommeil embrumait de plus en plus, seule l’image de cette fille étrange nommée Urara est restée gravée, éblouissante, entourée d’un halo de soleil.

Hitoshi avait un jeune frère, un garçon assez curieux. Dans sa façon de penser, d’aborder la vie, il y avait toujours quelque chose d’un peu bizarre. On aurait dit qu’il avait été élevé sur une autre planète, qu’on l’avait lâché dans ce monde dès qu’il avait eu l’âge de raison, et qu’il y avait trouvé sa place… c’était l’impression qu’il me donnait depuis que je le connaissais. Il s’appelait Hiiragi. Il venait d’avoir dix-huit ans.

Ce jour-là, nous avions rendez-vous dans un salon de thé, au troisième étage d’un grand magasin, après la fin de ses cours, et je l’ai vu arriver en uniforme de lycéenne, vêtu d’une marinière.

Je me suis sentie terriblement gênée, mais il est entré avec un tel naturel que j’ai fait semblant de ne rien remarquer. Il s’est assis en face de moi et m’a demandé en reprenant son souffle : « Je t’ai fait attendre ? » Comme je secouais la tête, il m’a souri joyeusement. La serveuse, en prenant poliment sa commande, l’a regardé à plusieurs reprises de la tête aux pieds d’un air intrigué.

De visage, il ne ressemblait pas tellement à son frère, mais quand je voyais la forme de ses doigts, ou certaines expressions qui passaient sur ses traits, je croyais que mon cœur allait s’arrêter.

« Oh ! » Comme toujours dans ces moments-là, j’ai étouffé un cri.

« Qu’est-ce qu’il y a ? » m’a demandé Hiiragi en me regardant, sa tasse à la main.

« Tu lui ressembles… », ai-je dit. Alors il s’est lancé dans ce jeu qu’il appelait « imitation de Hitoshi ». Et nous avons ri. Nous amuser de nos propres blessures, c’était tout ce que nous pouvions faire.

J’avais perdu mon petit ami, mais lui, il avait perdu à la fois son frère et la fille qu’il aimait.

Elle s’appelait Yumiko et avait le même âge que lui. C’était une jolie fille, toute petite, qui jouait très bien au tennis. Comme nous étions presque du même âge tous les quatre, nous avions beaucoup sympathisé et nous sortions souvent ensemble. Quand j’allais chez Hitoshi, Yumiko était là, avec Hiiragi. Combien de fois n’avons-nous pas joué à des jeux de société, des nuits entières !

Ce soir-là, Yumiko était venue rendre visite à Hiiragi, et c’est en la raccompagnant en voiture jusqu’à la gare avant de me rejoindre que Hitoshi a eu cet accident. Ce n’était pas sa faute.

Mais l’un et l’autre ont été tués sur le coup.

« Tu continues ton jogging ? m’a demandé Hiiragi.

— Oui.

— Et pourtant, tu as grossi !

— C’est parce que je traînasse toute la journée. »

Je me suis mise à rire. En fait, je maigrissais à vue d’œil.

« Le sport, c’est pas suffisant pour rester en forme. Tiens, j’ai une idée ! Il y a un restaurant qui vient d’ouvrir tout près de chez moi, un endroit où on peut manger d’excellents plats avec de la tempura. C’est plein de calories. Allons-y ! Maintenant, tout de suite ! » a-t-il dit. Hiiragi n’avait pas du tout le même caractère que Hitoshi, mais leur éducation leur avait donné très naturellement, à l’un et à l’autre, une gentillesse sans prétention, sans arrière-pensée. Celle qu’avait Hitoshi en enveloppant délicatement la clochette dans son mouchoir.

« C’est une bonne idée ! » ai-je dit.

Le costume que portait Hiiragi était un souvenir de Yumiko.

Depuis qu’elle était morte, il allait toujours au lycée dans cette tenue. Yumiko aimait cet uniforme. Ses parents à elle et à lui l’avaient supplié d’enlever cette jupe, lui disant que cela n’aurait pas fait plaisir à Yumiko. Mais Hiiragi avait ri et ne s’était pas laissé fléchir. Quand je lui avais demandé s’il portait ce costume par sentimentalisme, il m’avait répondu que non. Que de toute façon les morts ne revenaient pas, et que les choses n’étaient que des choses. Mais que ça le faisait tenir debout.

« Jusqu’à quand tu vas porter cet uniforme ? ai-je demandé.

— Je n’en sais rien », a-t-il dit, et son visage s’est un peu rembruni.

« On ne te fait pas des réflexions bizarres ? Il n’y a pas des bruits désagréables qui courent à ton sujet, au lycée ?

— Non, tu sais, au contraire… Je récolte la sympathie de tout le monde, j’ai un succès fou auprès des filles… Peut-être parce qu’en portant une jupe, je comprends mieux ce qu’elles ressentent.

— J’en suis ravie ! » ai-je dit en riant.

À travers les vitres du salon de thé on voyait passer le flot animé et joyeux des gens venus faire des courses. Les vêtements de printemps alignés dans les rayons de ce grand magasin brillaient sous les lumières, à l’approche du soir tout donnait une impression de bonheur.

Soudain, je comprenais. Pour lui, cet uniforme de lycéenne était comme le jogging pour moi. Ils jouaient tout à fait le même rôle. Simplement, comme je n’étais pas aussi excentrique que Hiiragi, le jogging me suffisait. Mais lui il lui fallait, pour le soutenir, quelque chose qui avait plus de force, et il avait choisi ce costume. Dans un cas comme dans l’autre, ce n’étaient que des moyens destinés à donner du ressort à nos cœurs avachis. À nous étourdir en attendant des jours meilleurs.

Durant ces deux mois, une expression nouvelle était apparue sur nos visages. Celle des gens qui luttent pour ne pas penser aux personnes qu’ils ont perdues. Elle s’était formée sur nos traits à notre insu, dans les ténèbres où nous nous trouvions, submergés parfois par la solitude quand un souvenir nous revenait.

« Si on mange dehors, je vais passer un coup de fil à la maison. Et toi ? Ça ne fait rien si tu ne rentres pas pour le dîner ? ai-je dit en me levant.

— Ah, c’est vrai ! Aujourd’hui, mon père est en déplacement.

— Ta mère est toute seule. Alors, il vaudrait mieux que tu rentres !

— Non, ça ne fait rien, je vais lui faire livrer un repas pour une personne. Il est tôt, j’imagine qu’elle n’a encore rien préparé. Elle aura la surprise d’un dîner offert par son fils !

— C’est une très gentille idée !

— Ça remonte le moral, non ? »

Hiiragi a ri joyeusement. Dans ces moments-là, ce garçon qui d’habitude avait l’air d’un adulte retrouvait son visage d’adolescent.

Un jour d’hiver, Hitoshi m’avait dit : « J’ai un frère plus jeune, il s’appelle Hiiragi. »

C’était la première fois qu’il me parlait de ce garçon. Le temps était à la neige, et sous le ciel gris et lourd nous descendions le long escalier de pierre qui se trouvait derrière le lycée. Les mains enfouies dans les poches de son manteau, Hitoshi m’a dit, en soufflant de la buée blanche : « Curieusement, il est plus adulte que moi…

— Plus adulte ? ai-je dit en riant.

— Oui, comment te dire ?… Il a une espèce de sang-froid… Mais dès qu’il s’agit de la famille, c’est marrant, il réagit comme un enfant. Hier, mon père s’est fait une petite coupure à la main, avec du verre, et mon frère s’est affolé de façon vraiment incroyable. On aurait dit que le monde s’écroulait. Ça me revient maintenant, parce que c’était tellement inattendu !

— Quel âge il a ?

— Euh… Quinze ans, je crois.

— J’aimerais bien le connaître.

— Mais tu sais, il est tellement spécial. On ne dirait pas que nous sommes frères. Si je te le présente, j’ai bien peur que tu me détestes, moi aussi ! Je t’assure, il est vraiment bizarre ! a-t-il dit avec un sourire plein d’affection pour ce petit frère.

— Alors, il va falloir que j’attende encore, jusqu’au moment où notre amour sera assez solide pour résister aux bizarreries de ton frère !

— Mais non, je plaisantais ! Il n’y a pas de problème. Je suis sûr que vous allez bien vous entendre. Toi aussi, tu as des côtés un peu bizarres, et puis Hiiragi repère tout de suite les gens qui ont bon cœur !

— Qui ont bon cœur ?

— Oui oui ! »

Hitoshi a ri sans se tourner vers moi. Dans ces moments-là, il était toujours un peu gêné.

L’escalier était très raide, et je ne sais pourquoi, j’ai pressé le pas. Le ciel du plein hiver, qui commençait à s’obsurcir, se reflétait, transparent, sur les vitres du lycée peint en blanc. Je me souviens de mes chaussures noires qui foulaient les marches une à une, de mes chaussettes longues, du bord de ma jupe d’uniforme.

Dehors, la nuit était déjà là, pleine d’odeurs de printemps.

Comme le manteau de Hiiragi dissimulait son uniforme de lycéenne, je me suis sentie un peu soulagée. Les vitrines illuminées du grand magasin éclairaient les trottoirs où se pressaient les passants, jetant sur les visages un éclat blanc. Le vent était encore frais malgré son doux parfum printanier, et j’ai sorti mes gants de ma poche.

« Le restaurant de tempura dont je t’ai parlé est tout près de chez moi, il faut marcher un peu ! m’a dit Hiiragi.

— On va traverser le pont », ai-je répondu, puis je me suis tue. Je me souvenais de cette fille, Urara, que j’avais rencontrée à cet endroit. Depuis ce jour-là, j’y étais retournée tous les matins, mais je ne l’avais pas revue… J’étais perdue dans mes pensées quand soudain Hiiragi m’a dit d’une voix forte : « Bien sûr, après, je te raccompagnerai ! » Apparemment, mon silence lui avait fait croire que cela m’ennuyait d’aller aussi loin.

« Mais non, ce n’est pas la peine ! Il n’est pas si tard ! » ai-je répondu précipitamment en pensant, sans l’exprimer à haute voix cette fois : « Comme tu lui ressembles ! » Il n’avait même plus besoin de l’imiter, on aurait vraiment dit son frère. Hitoshi ne brisait jamais la distance qu’il avait mise entre lui et les autres, mais sa gentillesse ressortait tout naturellement dans ses paroles, et ce mélange de froideur et de spontanéité donnait toujours à mon cœur une sorte de transparence. C’était une émotion limpide. Que je revivais à présent. Avec nostalgie. Avec déchirement.

« L’autre jour, je suis allée courir, le matin, et sur le pont j’ai rencontré quelqu’un d’étrange. À l’instant, j’étais distraite parce que je repensais à ça, ai-je dit en me mettant à marcher.

— Quelqu’un d’étrange… C’était un homme ? a demandé Hiiragi en riant. Le jogging à l’aube, c’est risqué !

— Non, non, ce n’est pas ça ! C’était une femme. Une femme que j’ai du mal à oublier.

— Ah bon ?… Ce serait bien que tu puisses la revoir !

— Oui… »

C’était vrai : je ne savais pas pourquoi, mais j’avais très envie de revoir Urara. Cette fille que pourtant je n’avais rencontrée qu’une seule fois. Elle avait une telle expression ! À cet instant, j’avais cru que mon cœur allait s’arrêter. Jusque-là elle souriait avec douceur, mais une fois seule, son visage s’était transformé, on aurait dit un démon métamorphosé en être humain qui, refusant de se laisser aller plus longtemps, se fait soudain violence. C’était impressionnant. Il me semblait que ma tristesse, ma douleur, n’étaient rien à côté des siennes. Et je me suis dit que j’avais peut-être encore des choses à faire, dans cette vie.

Arrivés au grand carrefour du centre-ville, nous nous sommes sentis un peu mal à l’aise, Hiiragi et moi. C’était là qu’avait eu lieu l’accident de Hitoshi et de Yumiko. Comme toujours, la circulation était très dense. Le feu était vert ; nous nous sommes arrêtés l’un à côté de l’autre.

« Je me demande s’il n’y a pas des revenants par ici », a dit Hiiragi en riant, mais ses yeux ne riaient pas.

« J’étais sûre que tu allais dire ça ! »

Moi aussi, je me suis forcée à rire.

Les couleurs des phares s’entrecroisaient, un fleuve de lumière sinueuse venait vers nous. Les feux surnageaient, taches claires dans les ténèbres. C’était là que Hitoshi était mort. Un sentiment de gravité s’est insinué en moi. Là où meurent les gens qu’on aime, le temps s’arrête à jamais. « Si on pouvait, en se tenant exactement au même endroit, ressentir leur souffrance… », disent certaines personnes. Avant, quand je visitais un château ou un site touristique quelconque, chaque fois qu’on m’expliquait : « Il y a des années, un tel s’est promené ici, ces présences du passé, vous pouvez les sentir physiquement », je trouvais que tout cela, ce n’étaient que des mots, mais maintenant je voyais les choses autrement. J’avais l’impression que je comprenais.

Ce carrefour, les couleurs de la nuit sur lesquelles flottaient des rangées de magasins et d’immeubles… Voilà le dernier paysage qu’avait vu Hitoshi. Et cela s’était passé il n’y avait pas si longtemps.

Comme il avait dû avoir peur ! Avait-il pensé à moi, même une seule seconde ?… Et la lune, comme à présent, était-elle en train de monter haut dans le ciel ?

« C’est rouge ! »

Jusqu’au moment où Hiiragi m’a poussée par l’épaule, je suis restée plongée dans des pensées vagues, en regardant la lune. Sa lumière discrète et blanche était si belle, elle avait l’éclat froid d’une perle.

« C’est absolument délicieux ! » ai-je dit. Le kakiagedon{16} que j’étais en train de manger au comptoir de ce petit restaurant nouvellement ouvert, qui sentait le bois, était si bon que je sentais revenir mon appétit.

« Tu vois !…, a dit Hiiragi.

— Oui, c’est excellent. Quand on mange des choses aussi bonnes, on ne regrette vraiment pas d’être né ! »

Devant mon enthousiasme, le patron, derrière son comptoir, a eu l’air presque gêné.

« Je l’aurais parié ! J’étais sûr que tu allais dire ça ! Tu as un goût très juste pour la nourriture. Je suis vraiment content que ça te fasse plaisir ! » a-t-il dit d’une seule haleine, en souriant, et il est allé commander un plat à faire livrer à sa mère.

Je suis du genre à ressasser les choses, et puis il faut bien que je continue encore à traîner les pieds dans ce tunnel, ai-je pensé tout en mangeant mon kakiagedon. Mais j’aimerais vraiment que Hiiragi retrouve le plus rapidement possible ce sourire, sans avoir besoin pour cela de porter son uniforme de lycéenne.

Un jour brusquement, vers midi, elle m’a appelée.

À cause d’une grippe, j’avais renoncé à faire mon jogging et j’étais au lit, en train de somnoler. La sonnerie du téléphone résonnait obstinément dans ma tête fiévreuse, et j’ai fini par me lever, l’esprit dans le vague. Apparemment, il n’y avait personne à la maison, et il m’a bien fallu aller jusqu’au couloir pour décrocher.

« Oui.

— Allô ! Est-ce que Satsuki est là ? »

J’ai entendu une voix féminine, inconnue, qui prononçait mon nom.

« Oui, c’est moi…, ai-je répondu, un peu intriguée.

— C’est moi, a dit la femme à l’autre bout du fil, c’est Urara. »

La surprise m’a envahie. Elle avait le don de m’étonner, une fois de plus. Je ne m’attendais vraiment pas à ce coup de téléphone.

« C’est un peu impromptu, mais tu es libre, là, tout de suite ? Tu ne peux pas venir me rejoindre ?

— Euh… D’accord. Mais… comment tu as fait pour avoir mon numéro ? » ai-je demandé avec un trouble dans la voix. Apparemment, elle m’appelait d’une cabine, j’entendais le bruit des voitures. J’ai senti qu’elle souriait.

« Quand on veut absolument savoir quelque chose, on finit toujours par l’apprendre », a-t-elle dit comme si elle énonçait une formule magique. Elle avait parlé de façon si naturelle que je n’ai rien demandé de plus.

« Bon, alors retrouvons-nous au quatrième étage du grand magasin qui est devant la gare, au rayon où on vend des thermos. »

Et elle a raccroché.

En temps normal, grippée comme je l’étais, je n’aurais jamais eu l’idée de sortir. Dès que j’ai posé le combiné, je m’en suis voulue d’avoir accepté. J’avais les jambes en coton, et l’impression que ma fièvre allait monter. Mais poussée par la curiosité de la revoir, j’ai commencé à me préparer. Sans aucune hésitation, comme si la lueur de l’instinct, clignotant au fond de mon cœur, m’intimait l’ordre d’y aller.

Quand j’y repense à présent, mon destin était une échelle, et il ne fallait pas rater un seul barreau. Si j’avais manqué une étape, je n’aurais pas pu arriver jusqu’en haut. Pourtant, il aurait été bien plus facile de me laisser retomber. Ce qui m’avait aiguillonnée, c’était sans doute la petite lueur qui brillait dans mon cœur presque mourant. Cette étincelle dans les ténèbres, que j’aurais préféré ne plus voir, pour pouvoir dormir.

Je me suis habillée chaudement et je suis partie à bicyclette. C’était une journée enveloppée d’une lumière tiède, qui annonçait vraiment l’approche du printemps. Le vent qui venait de naître soufflait agréablement sur mes joues. Dans les rues, des feuilles vertes, encore enfantines, pointaient aux branches des arbres. Le bleu pâle du ciel, légèrement voilé, s’étendait à perte de vue.

Devant cette fraîcheur, j’ai senti à quel point tout était desséché en moi. Le paysage du printemps n’arrivait pas à pénétrer dans mon cœur. Il voltigeait à la surface, s’y reflétant comme une bulle de savon. Les passants me croisaient d’un air heureux, la lumière jouait dans leurs cheveux. Toutes les choses respiraient, leur éclat s’intensifiait, nourri par les doux rayons du soleil. Dans ce beau paysage débordant de vie, je regrettais les rues désolées de l’hiver, le lit à sec de la rivière à l’aube. J’aurais voulu me briser en morceaux et disparaître.

Urara était debout devant les rangées de thermos. Portant un pull-over rose, elle se tenait bien droite au milieu de la foule et cette fois, elle m’a semblé avoir presque le même âge que moi.

« Bonjour ! ai-je dit en m’approchant.

— Tiens, tu es enrhumée ? s’est-elle exclamée avec des yeux ronds. Excuse-moi ! Si j’avais su…

— C’est ma tête qui a l’air enrhumée ? ai-je demandé en riant.

— Oui, elle est toute rouge ! Eh bien, dépêche-toi de choisir ! Celle qui te plaît le plus…, a-t-elle dit en se tournant vers le présentoir. Tu préfères une grande thermos ? Mais pour courir, il vaudrait peut-être mieux en prendre une plus légère… Tiens, voilà la même que celle que tu as perdue l’autre jour ! Mais si tu tiens plutôt à l’esthétique, on peut aller faire un tour au rayon des articles chinois ? »

Elle parlait avec tant d’enthousiasme que pour le coup, j’ai vraiment senti mes joues devenir écarlates, de plaisir.

« Bon, eh bien, je prends celle-ci », ai-je dit en montrant du doigt une petite thermos blanche, tout étincelante.

« Chère cliente, je vois que vous vous y connaissez ! » a répondu Urara, et elle me l’a achetée.

Comme nous prenions le thé dans un minuscule café, au dernier étage du grand magasin, Urara m’a dit : « Tiens, c’est pour toi ! », et elle a sorti de la poche de son manteau des petits sachets. Il y en avait tant que je suis restée ébahie.

« Je connais quelqu’un qui vend du thé, je lui ai demandé de me faire une sélection. Il y a toutes sortes de tisanes, des thés anglais, des thés chinois… Les noms sont écrits sur les sachets. J’ai pensé que ça t’amuserait de les essayer, dans ta thermos.

— Merci beaucoup !

— Mais non ! Si ta précieuse thermos est partie au fil de l’eau, c’est à cause de moi ! »

Et elle a ri.

C’était un bel après-midi, le regard portait loin. Le soleil faisait luire la ville d’un éclat vif, qui serrait presque le cœur. Les reflets des nuages se déplaçaient lentement, divisant les rues en zones d’ombre et de clarté. C’était une journée paisible. Avec mon nez bouché, je ne percevais pas le goût de ce que je buvais, mais à part cela, rien ne me semblait poser le moindre problème. Le temps était si serein !

« Dis-moi… Franchement, comment as-tu fait pour trouver mon numéro ?

— Mais c’est vrai, ce que je t’ai dit, a-t-elle répondu en souriant. Quand on vit longtemps seul, en se déplaçant d’un endroit à l’autre, certains sens finissent par s’affiner, comme ceux des animaux sauvages. Je ne sais plus depuis quand ce genre de choses s’est développé en moi… J’essaie de deviner un numéro de téléphone – le tien, par exemple : il suffit que je pose la main sur le cadran ; mes doigts se mettent à bouger tout seuls, et dans l’ensemble, ça marche !

— Dans l’ensemble ? ai-je dit en souriant.

— Oui, dans l’ensemble. Quand je me trompe, je présente gentiment mes excuses et je raccroche. Ensuite je rougis un peu, et c’est tout ! »

Et Urara a ri joyeusement.

Bien sûr, il existait concrètement toutes sortes de moyens de se procurer un numéro de téléphone, mais je préférais croire à ce qu’elle venait de me raconter avec tant de naturel. Il y avait quelque chose en elle qui suscitait cette confiance. Une part de moi me disait que je la connaissais depuis très longtemps, et pleurait de joie de l’avoir retrouvée.

« Je te remercie vraiment pour aujourd’hui. Ça m’a fait très plaisir. Comme de revoir un amant ! ai-je dit.

— En ce cas, ma belle amie, prêtez bien l’oreille : d’abord, il faut que tu guérisses d’ici après-demain !

— Pourquoi donc ? Ah oui… Le spectacle dont tu m’as parlé, c’est ce jour-là ?

— Tu as deviné ! Alors, écoute-moi : pas un mot à qui que ce soit ! » Et Urara a baissé un peu la voix. « Après-demain matin, si tu viens à cinq heures moins trois au plus tard à l’endroit où nous nous sommes rencontrées l’autre jour, tu assisteras peut-être à quelque chose…

— Quelque chose ? Mais qu’est-ce que c’est ? De quoi tu parles ? Il arrive aussi qu’on ne voie rien ? »

Comment ne pas l’assaillir de questions ?

« Ça dépendra du temps qu’il fera, et aussi de ton état. Comme c’est tellement subtil, je ne peux rien te garantir. Je me trompe peut-être, mais mon intuition me dit qu’il y a un lien étroit entre cette rivière et toi. Alors je suis sûre que tu verras quelque chose. Après-demain, à l’heure que je t’ai indiquée, si les conditions nécessaires sont réunies, on verra peut-être à cet endroit une sorte de mirage qui n’apparaît qu’une fois tous les cent ans. Excuse-moi de tous ces “peut-être”… »

Ces explications, que je comprenais mal, m’ont laissée perplexe. Mais j’ai senti mon cœur frémir d’impatience, ce qui ne m’était pas arrivé depuis longtemps.

« C’est quelque chose de bien ?

— Euh… Quelque chose de précieux, en tout cas. Mais ça dépend de toi », a dit Urara.

Ça dépendait de moi ?

De moi, qui étais toute ratatinée, qui avais même du mal à me défendre…

« D’accord, j’y serai ! »

Et je me suis mise à rire.

Un lien entre la rivière et moi. En sursautant à ces mots, je me suis dit : « Mais c’est vrai ! » Cette rivière, c’était la frontière entre Hitoshi et moi. Quand je pensais au pont, je revoyais aussitôt Hitoshi qui m’attendait à cet endroit. J’arrivais toujours en retard, il était toujours là. Et au retour, on se quittait toujours sur ce pont, pour rentrer chacun chez soi. C’était là aussi que je l’avais vu pour la dernière fois.

« Ce soir, tu vas chez Takahashi ? »

Notre dernière conversation avait débuté par cette phrase. À l’époque, j’étais encore heureuse – et plus ronde qu’à présent.

« Oui, après être repassé à la maison. Ça fait longtemps qu’on ne s’est pas retrouvé entre copains.

— Dis-leur bonjour de ma part. Comme il n’y aura que des garçons, j’imagine que vous allez vous raconter des cochonneries !

— Bien sûr ! Qu’est-ce qu’il y a de mal à ça ? » a-t-il répondu en riant.

Nous avions passé la journée à nous amuser, et nous marchions, gais et insouciants, dans une sorte de griserie. Le froid de l’hiver pénétrait jusqu’aux os, le splendide ciel nocturne transfigurait les rues. J’étais d’humeur radieuse. Le vent picotait mes joues, les étoiles scintillaient. Je sentais, à l’intérieur de sa poche, la douce chaleur de nos mains serrées.

« Mais ne t’inquiète pas, je ne raconterai rien de gênant sur toi ! »

Cette phrase qu’il a ajoutée comme pour se rattraper m’a amusée, et j’ai enfoui la tête dans mon écharpe pour étouffer un rire. Et je me suis demandée : « Comment se fait-il que je l’aime toujours autant au bout de quatre ans ? » Quand j’y repensais à présent, j’avais l’impression d’avoir vieilli de dix ans depuis. J’entendais bruire l’eau de la rivière, et j’étais triste de quitter Hitoshi.

Et puis ce pont. Là, nous nous étions séparés sans savoir que c’était pour toujours. La rivière s’écoulait avec des grondements qui faisaient frissonner de froid, un vent glacial nous fouettait le visage. Bercés par le bruit vivifiant de l’eau, sous le ciel parsemé d’étoiles, nous avons échangé un bref baiser avant de nous quitter sur un sourire, en repensant aux vacances d’hiver, qui avaient été si heureuses. La clochette s’est éloignée en tintant dans la nuit. Nous étions pleins de tendresse l’un pour l’autre.

Nous avions vécu des scènes terribles, et aussi quelques petites infidélités. Parfois nous avions souffert, tiraillés entre le désir et l’amour, et avec notre inexpérience, nous nous étions souvent fait du mal. Durant ces quatre années assez mouvementées, les choses n’avaient pas toujours été roses. Pourtant, ç’avaient été de belles années. Et ce jour-là surtout avait été parfait, tellement parfait que j’aurais voulu ne pas le voir finir. Au dernier moment, comme pour marquer d’un point d’orgue cette journée où tout avait été si beau, si tendre dans l’air limpide de l’hiver, Hitoshi s’était retourné. Aujourd’hui encore, je me souvenais de sa veste noire qui se fondait peu à peu dans les ténèbres.

Combien de fois avais-je revécu cette scène en pleurant ! Dès que j’y repensais, mes larmes se mettaient à couler. Combien de fois aussi avais-je fait le même rêve : je traversais le pont en courant pour rattraper Hitoshi, je le suppliais de ne pas s’en aller, et je le ramenais avec moi. Il me disait alors en riant : « Grâce à toi, j’ai échappé à la mort ! »

Au fil des jours, j’avais réussi à ne plus pleurer quand ces images resurgissaient soudain, mais cela me rendait encore plus triste. Lui qui était déjà si loin me semblait s’éloigner encore et encore.

J’ai quitté Urara en ne croyant qu’à demi à ce « quelque chose qui allait peut-être apparaître près de la rivière » – le cœur empli pourtant d’une sorte d’attente. Elle s’est évanouie en souriant dans les rues de la ville.

Je me suis dit que même si elle n’était qu’une mythomane, même si j’allais peut-être me faire avoir en me précipitant à l’aube pour la rejoindre, le cœur battant, cela n’avait aucune importance. Parce que grâce à elle, un arc-en-ciel venait de se former en moi. Grâce à elle, j’avais senti renaître la joie bondissante qu’on éprouve devant l’imprévu, et un souffle d’air avait pénétré mon cœur. Même s’il ne se passait rien, rester simplement avec elle, à regarder couler la rivière froide et étincelante dans le petit matin, me ferait sans doute beaucoup de bien. Cela me suffisait.

Je marchais, la thermos sous le bras, en songeant à tout cela. Alors que je traversais la gare pour aller récupérer ma bicyclette, j’ai aperçu Hiiragi.

Je savais que les vacances de printemps n’avaient pas encore commencé dans le secondaire. Si Hiiragi se promenait en ville en plein après-midi, sans porter son uniforme de lycéenne, cela voulait dire qu’il était en train de sécher les cours. J’ai souri à cette idée.

J’aurais très bien pu l’appeler et me mettre à courir pour le rattraper, mais tout me fatiguait à cause de la fièvre, et je me suis dirigée vers lui sans presser le pas. Au même moment, il s’est mis à marcher, et je me suis retrouvée tout naturellement à le suivre, comme un détective. Comme il avançait rapidement et que je n’avais pas envie de courir, j’avais du mal à ne pas rester à la traîne.

Je l’observais. Quand il était habillé normalement, c’était un joli garçon, on se serait presque retourné sur son passage. Il portait un pull-over noir, et marchait avec assurance. Il était grand, bien proportionné, et se déplaçait tout en souplesse. Avec le physique qu’il avait, quand il était brusquement apparu au lycée en jupe, et que les filles avaient appris que c’était l’uniforme de sa petite amie qui venait de mourir, elles avaient dû ne plus le lâcher, me suis-je dit, en continuant à le regarder. Perdre à la fois son frère et son amie, ça n’arrive pas à tout le monde. C’est le comble du romanesque. Moi aussi, si j’étais une lycéenne désœuvrée, je serais peut-être tombée amoureuse de lui, avec le désir de tout faire pour le ramener à la vie. Quand elles sont très jeunes, les filles adorent ce genre d’histoires.

Si je l’appelais, Hiiragi allait me sourire. Je le savais. Pourtant, sans raison, je me sentais gênée de l’interpeller alors qu’il marchait tout seul, et puis j’avais l’impression qu’on ne peut rien pour personne. Je devais être vraiment épuisée. Rien ne pénétrait directement dans mon cœur. J’aurais voulu m’enfuir au plus vite, pour atteindre l’endroit où les souvenirs ne seraient plus enfin que de simples souvenirs. Mais j’avais beau courir et courir encore, le chemin était long, et songer à l’avenir me faisait frissonner de tristesse.

À cet instant, Hiiragi s’est arrêté soudain, et machinalement j’ai fait de même. Ça devient une véritable filature, me suis-je dit en souriant, et j’allais l’aborder cette fois quand, comprenant pourquoi il venait de s’arrêter, j’ai de nouveau marqué le pas.

Il regardait la devanture d’un magasin qui vendait du matériel de tennis. Il le faisait distraitement, cela se voyait à son air détaché. Mais cette absence même d’expression était révélatrice de ce qui se cachait au fond de lui. C’est comme les réflexes chez certains animaux, ai-je pensé. Un caneton qui suit la première chose qui bouge, en croyant que c’est sa mère, a quelque chose de profondément touchant, même si c’est très naturel pour lui de réagir ainsi.

J’avais le cœur serré.

Dans la lumière du printemps, immobile parmi les passants, Hiiragi, complètement absorbé, continuait de regarder la vitrine. Tout ce qui touchait au tennis devait sans doute le rendre nostalgique. Hiiragi avait le même effet sur moi : seule sa présence m’apaisait, parce qu’elle me rappelait Hitoshi. Tout cela était bien triste.

Moi aussi, un jour, j’avais assisté à un tournoi de tennis auquel participait Yumiko. Quand on m’avait présenté cette fille, je l’avais trouvée mignonne, mais elle m’avait semblé si normale avec sa gaieté, sa gentillesse, que je n’avais pas compris ce qui, chez elle, pouvait bien attirer un original comme Hiiragi. Il était vraiment fou d’elle. En apparence, il était toujours le même, mais il y avait chez Yumiko quelque chose qui le subjuguait. Une force qui les mettait l’un et l’autre sur un pied d’égalité. J’avais demandé à Hitoshi ce que ça pouvait bien être.

« C’est le tennis ! avait-il dit en riant.

— Le tennis ?

— Oui. D’après Hiiragi, elle est imbattable ! »

C’était l’été. Hitoshi, son frère et moi, nous avons assisté à une finale disputée par Yumiko sur le court du lycée, écrasé de soleil. Les ombres étaient denses, la chaleur desséchait la gorge. Tout était éblouissant à cette époque.

Yumiko était effectivement redoutable. Elle semblait métamorphosée. Je ne reconnaissais plus celle qui me suivait avec le sourire câlin d’une petite fille. Je regardais le match, bouche bée. Hitoshi avait l’air stupéfait, lui aussi. Quant à Hiiragi, tout fier, il ne cessait de dire : « Vous voyez bien, elle est formidable ! »

Elle attaquait en force, d’un jeu puissant et concentré qui ne laissait aucun répit à l’adversaire. Et elle était vraiment impressionnante. Avec son expression presque meurtrière, elle faisait penser à un animal farouche. Mais à peine la victoire remportée sur un dernier coup décisif, Yumiko avait adressé à Hiiragi un sourire enfantin, retrouvant avec une rapidité frappante son visage de toujours.

À quatre nous avions passé d’excellents moments. Yumiko me disait souvent : « Satsuki, je voudrais qu’on reste toujours amies ! Il ne faut pas que tu te sépares de Hitoshi ! » Je lui répondais d’un ton moqueur : « Et vous deux, alors ? », et elle se mettait toujours à rire : « Nous ! Oui, bien sûr ! »

Et puis tout était arrivé. Et c’était vraiment trop.

Hiiragi n’était pas comme moi. À présent, il ne pensait sans doute pas à Yumiko. Les garçons ne se complaisent pas dans la souffrance. Mais tout son corps, et ses yeux, en disaient plus long que n’importe quel discours. Il ne le formulerait jamais. Ç’aurait été trop dur. Beaucoup trop dur de prononcer ces mots :

« Je voudrais qu’elle revienne. »

C’était presque une prière. Comme tout cela m’affligeait ! Est-ce que j’avais l’air aussi perdu, à l’aube, près de la rivière ? Est-ce que c’était pour cela qu’Urara m’avait interpellée ? Moi aussi… Moi aussi, je voulais le revoir. Revoir Hitoshi. Je voulais qu’il revienne. Je voulais au moins lui faire mes adieux.

Finalement, j’ai renoncé à aborder Hiiragi, et je suis repartie en me jurant d’être gaie quand je le verrais la prochaine fois, et de ne jamais lui dire que je l’avais aperçu ce jour-là.

Ma fièvre avait monté allègrement. C’était tout à fait normal. Qu’espérer d’autre quand on traîne en ville dans un tel état, au lieu de rester au lit ?

« Ce ne serait pas une fièvre de croissance, par hasard ? » a dit ma mère en riant. Je lui ai répondu par un faible sourire. C’était peut-être vrai. Après tout, le poison de toutes mes pensées inutiles s’était peut-être répandu dans mon corps.

Cette nuit-là, comme toujours, j’ai rêvé de Hitoshi. Malgré la fièvre, je courais jusqu’à la rivière ; il était debout sur le pont, et me demandait en riant : « Mais qu’est-ce que tu fais là, avec cette grippe ? » C’était affreux. J’ai ouvert les yeux, le jour se levait à peine : c’était l’heure où d’habitude je m’habillais pour aller courir. Quel froid, quel froid terrible ! Mon corps était brûlant, mais j’avais les mains et les pieds glacés. Je frissonnais jusqu’aux os, et j’avais mal partout.

Tremblante, les yeux ouverts dans l’obscurité, j’avais l’impression d’être aux prises avec quelque chose d’énorme, d’incommensurable. Et pour la première fois de ma vie, je me suis dit que j’allais peut-être avoir le dessous.

Cela faisait mal d’avoir perdu Hitoshi. Trop mal.

Chaque fois qu’il me serrait dans ses bras, j’apprenais des mots sans paroles. Je percevais toute l’étrangeté d’être proche d’un autre être, de quelqu’un qui n’était ni mon père, ni ma mère, ni moi-même. Et en perdant ses mains et son cœur, j’avais entrevu ce que les gens répugnent le plus à voir, j’avais frôlé la puissance du désespoir le plus profond qui puisse se rencontrer. J’étais triste. Atrocement triste. À présent, je vivais le pire. Si j’arrivais à aller au-delà, il y aurait sans doute d’autres matins, et des choses heureuses qui me donneraient envie de rire. Si la lumière ruisselait. Si le jour venait.

Cette pensée m’avait toujours aidée à tenir, mais ce matin-là, n’ayant même pas la force de me lever pour aller jusqu’à la rivière, je n’éprouvais que de la douleur. Le temps s’écoulait, engourdi, insipide. J’étais presque sûre que si je courais jusqu’au pont, j’allais y retrouver Hitoshi, comme dans mon rêve. J’avais l’impression que je devenais folle. Que j’étais en train de pourrir sur place.

Je me suis levée avec une lenteur d’escargot, et je me suis dirigée vers la cuisine pour boire du thé. J’avais la gorge affreusement sèche. À cause de la fièvre, la maison me semblait déformée, comme dans un tableau surréaliste ; toute la famille dormait, la cuisine était plongée dans le froid et l’obscurité. À demi somnolente, j’ai préparé du thé brûlant et je suis retournée dans ma chambre.

Grâce au thé, je me sentais beaucoup mieux. Ma soif s’étant calmée, je respirais plus facilement. Je me suis redressée pour ouvrir les rideaux de la fenêtre qui se trouve tout près de mon lit.

De là, je pouvais voir le portail de la maison ainsi que le jardin. Les arbres et les fleurs frémissaient doucement dans l’air bleuté, composant un vaste panorama tout en aplats. C’était beau. Tout paraissait d’une telle pureté dans le bleu de l’aube ! Cela, je l’avais découvert depuis peu. Comme je regardais ainsi au-dehors j’ai aperçu, sur le trottoir devant la maison, la silhouette de quelqu’un qui marchait. La voyant approcher je me suis frotté les yeux, croyant rêver : c’était Urara. Vêtue de bleu, elle se dirigeait vers moi avec un grand sourire. Elle s’est arrêtée devant le portail, et j’ai lu sur ses lèvres : « Je peux entrer ? » J’ai fait « oui » de la tête. Traversant le jardin, elle est venue jusque sous ma fenêtre. J’ai ouvert la vitre. J’avais le cœur battant.

« Qu’est-ce qu’il fait froid ! » a-t-elle dit. Le vent glacé, pénétrant dans ma chambre, a rafraîchi mes joues brûlantes de fièvre. L’air limpide était délicieux.

« Qu’est-ce que tu fais là ? » ai-je demandé. Je suis sûre que j’ai ri de joie, comme une petite fille.

« Je reviens de ma promenade du matin. Ta grippe n’a pas l’air de s’arranger. Tiens, voilà des pastilles à la vitamine C. »

Sortant des bonbons de sa poche, elle me les a tendus. Elle avait un sourire transparent.

« Merci beaucoup, ai-je dit d’une voix enrouée.

— Tu as l’air d’avoir beaucoup de fièvre. C’est dur, je sais.

— Oui, ce matin, je ne suis même pas capable de courir. »

J’avais presque envie de pleurer.

« Ta grippe, a dit calmement Urara en baissant un peu les paupières, est en ce moment dans sa phase la plus dure. C’est sans doute même plus pénible que la mort. Mais après, les choses ne vont sans doute plus empirer. Parce que les limites de chacun ne varient pas. Peut-être que tu attraperas encore des tas de grippes, et que tu auras à affronter d’autres moments comme ceux-ci, mais si tu t’accroches, ce ne sera jamais plus éprouvant que cette fois. Les choses fonctionnent toujours de cette façon. Bien sûr, on peut se décourager à l’idée que les ennuis vont se répéter, mais on peut aussi penser que ce n’est pas plus grave que ça, et alors les choses deviennent moins pénibles, non ? » Et elle m’a souri.

Les yeux ronds, je suis restée muette. Est-ce qu’elle me parlait uniquement de la grippe ? Est-ce qu’elle essayait de me dire autre chose ?… Le bleu de l’aube et la fièvre embrumaient tout, et je ne distinguais plus clairement le rêve de la réalité. Tout en gravant ses mots dans mon cœur, je regardais vaguement sa frange qui frémissait dans la brise.

« Bon, à demain ! » m’a dit Urara en souriant, et elle a fermé la fenêtre de l’extérieur. Puis elle est repartie, franchissant le portail d’un pas léger et dansant.

Je l’ai regardée s’éloigner, avec la sensation de flotter dans un rêve. J’étais heureuse qu’elle soit venue me voir à la fin de cette nuit si dure, j’en aurais pleuré de joie. J’aurais voulu lui dire à quel point cela m’avait fait plaisir de la voir arriver dans cette brume bleutée à l’aspect féerique. J’ai même pensé que tout irait sans doute un peu mieux quand je me réveillerais. Puis j’ai sombré dans le sommeil.

Quand j’ai ouvert les yeux, j’ai senti qu’au moins ma grippe s’était un peu améliorée. Comme j’avais bien dormi !

C’était déjà le soir. Je me suis levée, j’ai pris une douche, et après m’être rhabillée je me suis séché les cheveux. La fièvre avait baissé, et à part une sensation d’engourdissement, j’allais mieux.

Urara était-elle vraiment venue, me demandai-je, tandis que l’air chaud du sèche-cheveux caressait mes joues. Tout me semblait tellement irréel… Ses paroles concernaient-elles vraiment la grippe ? Elles avaient résonné comme dans un rêve.

Sur mon visage reflété dans le miroir planait une ombre légère, signe que viendraient encore, pareilles à des ondes de choc, d’autres nuits vraiment pénibles. Je me sentais épuisée. Épuisée au point de n’avoir même pas envie d’y penser. Et pourtant… Même en rampant, je voulais m’en sortir.

Aujourd’hui je respirais un peu plus facilement qu’hier. Pourtant, la perspective d’autres nuits solitaires, oppressantes, me décourageait profondément. C’était donc ça, la vie ? Ces éternelles répétitions ? J’en avais le frisson. Mais en même temps, c’était déjà énorme de pouvoir se dire que vient immanquablement un moment où on respire mieux. Si énorme que mon cœur en frémissait d’espoir. Un espoir toujours prêt à renaître.

À cette idée, j’ai enfin esquissé un sourire. La fièvre avait baissé si brusquement que mon esprit était comme celui d’un homme ivre. À cet instant, j’ai soudain entendu frapper. « Oui, oui », ai-je répondu sans façon, croyant que c’était ma mère. La porte s’est ouverte, et à ma grande surprise j’ai vu apparaître Hiiragi. C’était complètement inattendu.

« Ta mère t’a appelée plusieurs fois, mais comme tu ne répondais jamais…, a-t-il dit.

— À cause du sèche-cheveux, je n’ai rien entendu. »

J’étais un peu gênée, avec mes cheveux encore mouillés, à moitié décoiffés, mais Hiiragi, sans y prêter attention, m’a dit en souriant : « Je t’ai passé un coup de fil, et j’ai su par ta mère que tu avais une grippe épouvantable, une espèce de fièvre de croissance, alors je suis venu te faire une petite visite. »

Soudain, je me suis souvenue qu’il était souvent passé à la maison avec Hitoshi. Les jours de fête, ou en revenant d’un match de base-ball… Avec un parfait naturel, il a pris un coussin et s’est affalé dessus. Comment avais-je pu oublier tout cela ?

« Voilà un cadeau pour la malade ! » Hiiragi a ri en me tendant un grand sac en papier. Je n’ai plus osé lui dire que ma grippe était guérie ; il était si gentil que je me suis presque sentie obligée de tousser. « C’est le sandwich au poulet de Kentucky Fried Chicken, celui que tu adores, et un sorbet ; et puis un coca. J’en ai pris aussi pour moi, on va manger ensemble ! »

Il me traitait comme un objet fragile, ce n’était pas très flatteur pour moi. Ma mère avait dû lui raconter quelque chose. J’en étais presque gênée. Mais en même temps je n’étais pas assez en forme pour lui dire : « Je vais très bien, de quoi tu t’inquiètes ? »

Assis par terre dans la chambre claire, bercés par la douce chaleur du poêle, nous avons mangé tranquillement ce qu’il avait apporté. Je me suis rendu compte que j’étais affamée ; tout me semblait délicieux. Comment se faisait-il qu’avec lui la nourriture paraissait si bonne ? C’était quelque chose d’inappréciable.

« Satsuki !

— Oui ? »

La voix de Hiiragi m’a tirée brusquement de mes pensées, et j’ai levé la tête.

« Ce n’est pas bien de rester comme ça toute seule, tu maigris à vue d’œil. Au lieu de te tourmenter à t’en rendre malade, tu ferais mieux de m’appeler ! On pourrait sortir ensemble. Chaque fois que je te vois, tu es encore plus maigre, et malgré tout tu essaies de faire bonne figure, mais c’est de l’énergie perdue ! Hitoshi et toi, vous étiez vraiment bien ensemble, alors c’est normal que tu sois triste. Triste à en mourir ! »

Il a dit tout cela sans reprendre son souffle. Je suis restée surprise. C’était la première fois qu’il manifestait à mon égard cette sollicitude enfantine. Comme je croyais qu’il n’aimait pas se montrer sentimental, ses paroles, tellement inattendues, me sont allées droit au cœur. J’ai eu soudain l’impression de comprendre ce qu’avait ressenti Hitoshi, le jour où il m’avait raconté en riant que son frère redevenait enfantin uniquement quand sa famille était en jeu.

« C’est vrai que je suis encore jeune, et puis sans mon uniforme de lycéenne je me sens perdu, alors je n’ai sans doute pas l’air très solide, mais dans le malheur on est tous frères, non ? Moi, je t’aime tant que je partagerais même ma couette avec toi ! »

Il avait parlé le plus sérieusement du monde, sans se rendre compte, apparemment, de la drôlerie de ce qu’il disait. Quel personnage, ai-je pensé, et je n’ai pas pu retenir un fou rire. Puis je lui ai dit, du fond du cœur : « Tu as raison. Je ne vais pas rester comme ça, je te le promets ! Merci. Je te remercie beaucoup ! »

Après le départ de Hiiragi je me suis rendormie. Sans doute à cause des médicaments antigrippe, mon sommeil a été profond, paisible et sans rêves, ce qui ne m’était pas arrivé depuis longtemps. Sommeil béni, plein d’attente, comme ceux qui précèdent les Noëls de l’enfance. Au réveil, j’irais au bord de la rivière, où m’attendait Urara, pour voir le « quelque chose » dont elle m’avait parlé.

Avant l’aube.

Je n’avais pas encore complètement retrouvé ma forme, mais je me suis habillée pour courir.

Tout était figé dans le froid et le silence, le reflet de la lune semblait cloué sur le ciel. Tandis que je courais, le bruit de mes pas retentissait dans le bleu paisible de l’aube, avant de se fondre à lui et de disparaître par les rues.

Urara était là, sur le pont, les mains dans les poches, le visage à demi enfoui dans son écharpe. Comme j’arrivais près d’elle, elle m’a dit bonjour avec un sourire qui faisait étinceler ses yeux.

Quelques étoiles scintillaient encore, piquetant d’un éclat blanc, presque mourant, le ciel vernissé de bleu.

C’était d’une beauté à donner le frisson. La rivière grondait, l’air était limpide.

« Tu as vu ce bleu ? Même nos corps semblent s’y dissoudre… », a dit Urara en mettant sa main en visière au-dessus de ses yeux.

La silhouette floue des arbres qui bruissaient dans la brise se reflétait sur l’horizon. Le ciel bougeait avec lenteur. Le clair de lune a traversé la pénombre. « C’est l’heure ». La voix d’Urara était tendue.

« Écoute bien ! À partir de maintenant l’espace, le temps, les limites, toutes ces choses-là vont vaciller, se décaler un peu. Même en restant l’une à côté de l’autre, nous allons peut-être pendant un instant ne plus nous voir, ou voir des choses tout à fait différentes… De l’autre côté de la rivière. Mais il ne faut surtout pas parler, ni traverser le pont. C’est d’accord ?

— D’accord. »

Et le silence s’est installé.

Seul le grondement de l’eau résonnait à nos oreilles ; côte à côte, nous regardions fixement l’autre rive. Mon cœur battait, j’avais l’impression que mes jambes tremblaient. Le petit jour approchait peu à peu. Le bleu du ciel s’est fait plus clair, des chants d’oiseaux nous parvenaient par intermittence.

J’ai entendu au fond de mon oreille un son presque imperceptible. Instinctivement, j’ai tourné la tête : Urara n’était plus là. Il n’y avait que la rivière, le ciel et moi… et, mêlé aux bruits de l’eau et du vent, ce son si familier, si nostalgique…

La clochette. Il n’y avait aucun doute : c’était le son de la clochette de Hitoshi. Elle vibrait avec des tintements grêles dans cet espace où il n’y avait que moi. J’ai fermé les yeux, pour mieux la percevoir dans le vent. Puis je les ai rouverts, et quand j’ai regardé l’autre rive, j’ai cru que j’étais devenue vraiment folle, bien plus folle que ces deux derniers mois. J’ai failli crier, je me suis retenue à grand-peine.

Hitoshi était là.

Si je ne rêvais pas, si je n’avais pas perdu la raison, c’était bien lui qui se tenait de l’autre côté, le visage tourné vers moi. Et cette rivière entre nous… La nostalgie m’a envahie, les moindres détails de sa silhouette sont venus se superposer à l’image que je gardais de lui dans mon cœur.

Il me regardait, dans la brume bleutée de l’aube. Avec l’air inquiet qu’il avait toujours quand je faisais des bêtises. Les mains dans les poches, il me fixait des yeux. Qu’elles me semblaient proches et lointaines, toutes ces années que j’avais passées dans ses bras… Nous restions là, à nous regarder. Seule la lune pâlissante était témoin de ce qui nous séparait, le cours tumultueux de la rivière, et cette distance vertigineuse. Mes cheveux et la chemise de Hitoshi que j’aimais bien flottaient vaguement au vent, comme dans un rêve.

Hitoshi, tu veux me parler ? Moi, j’aurais tant de choses à te dire. Je voudrais courir vers toi, me jeter dans tes bras, partager avec toi la joie de nos retrouvailles. Et pourtant – mes larmes se sont mises à couler – le destin nous a arrachés l’un à l’autre, il a mis cette rivière entre nous, et je n’ai plus aucun moyen de te rejoindre. Je ne peux que te regarder de loin, en pleurant. Toi aussi, tu me regardes d’un air triste. Si seulement le temps pouvait s’arrêter… Cependant, au moment où filtraient les premières lueurs de l’aube, tout a commencé à s’estomper doucement. Devant mes yeux, Hitoshi s’éloignait de plus en plus. Comme je m’affolais, il m’a fait des signes de la main, en souriant. Des signes indéfiniment répétés. Il s’enfonçait dans l’obscurité bleue. Moi aussi, je lui ai répondu d’un geste de la main. Hitoshi… J’aurais voulu graver en moi la forme de ses épaules et de ses bras, qui m’étaient si chers. Ce paysage indécis, la tiédeur des larmes qui coulaient sur mes joues, tout cela je voulais le garder à jamais dans ma mémoire. Les lignes de ses bras formaient encore une dernière image qui se reflétait dans le ciel. Mais lui, s’effaçant peu à peu, a fini par s’évanouir. Je l’ai suivi des yeux, à travers mes larmes.

Une fois qu’il a complètement disparu, les berges de la rivière à l’aube ont retrouvé leur aspect de toujours. Urara était à côté de moi. Sans me regarder, elle m’a demandé avec un air d’une tristesse déchirante : « Tu as vu ?

— Oui, ai-je répondu en essuyant mes larmes.

— Cela t’a émue ? »

Et cette fois elle s’est tournée vers moi en souriant. L’apaisement m’a gagnée, et j’ai dit « oui » en lui rendant son sourire. Nous sommes restées là un moment, dans les premiers rayons du matin qui venait.

En buvant un café bien chaud dans une petite pâtisserie ouverte aux aurores, Urara m’a dit d’un air un peu ensommeillé : « Moi aussi, mon ami est mort tragiquement, et je suis venue dans cette ville avec l’espoir de lui faire mes adieux.

— Tu l’as revu ? ai-je demandé.

— Oui, m’a dit Urara avec un petit rire. C’est une chose qui n’arrive qu’une fois tous les cent ans environ, quand certaines circonstances sont réunies. Mais on ne peut jamais savoir précisément l’endroit et l’heure. Ceux qui connaissent l’existence de cet événement l’appellent “phénomène de Tanabata{17}”. Parce qu’il se produit uniquement près des grandes rivières. Mais tout le monde ne peut pas le voir. Pour qu’il apparaisse, sous forme de mirage, il faut une résonance entre l’âme errante du mort et la tristesse de celui qui reste. Moi aussi, c’est la première fois que je l’ai vu… Tu dois avoir beaucoup de chance !

— … Tous les cent ans !… »

Je restais songeuse devant cette probabilité si faible, presque infime. « Quand je suis arrivée dans cette ville, je suis allée repérer les lieux et je t’ai aperçue, sur le pont. Avec mon instinct animal, j’ai tout de suite compris que tu avais dû perdre quelqu’un. C’est pour ça que je t’en ai parlé », a-t-elle dit, puis elle a souri.

La lumière du matin jouait dans ses cheveux, et Urara semblait aussi sereine et inébranlable qu’une statue.

Mais qui était-elle vraiment ? D’où venait-elle, où allait-elle ? Et qui avait-elle vu tout à l’heure, sur l’autre berge de la rivière ?… Je me sentais incapable de lui poser ces questions.

« La séparation, la mort, c’est dur. Mais un amour qui ne te donne pas l’impression d’être le dernier, ça ne vaut rien, même pour tuer le temps ! a-t-elle dit comme si elle parlait d’une chose insignifiante, tout en mâchouillant un beignet.

« Alors je suis heureuse d’avoir pu lui faire mes adieux aujourd’hui. »

Il y avait dans ses yeux une infinie tristesse.

« … Oui, moi aussi », ai-je dit. Urara, le visage baigné de soleil, m’a regardée tendrement.

Hitoshi qui m’adressait des signes de la main. Cette scène m’avait fait mal, comme une lumière venant me vriller le cœur. Était-ce vraiment une bonne chose ? Je n’en savais rien encore. Pour le moment, dans les rayons violents du soleil, elle n’éveillait en moi que des résonances douloureuses. Si lancinantes que je pouvais à peine respirer.

Et pourtant… Et pourtant, grisée par l’arôme du café léger, avec Urara souriante en face de moi, je me sentais tout près de « quelque chose ». Le vent faisait vibrer les vitres. Même si j’ouvrais tout grands mes yeux et mon cœur, cette chose ne pouvait que s’en aller, comme Hitoshi m’avait quittée. Elle brillait intensément dans les ténèbres, à la manière d’un soleil, et je passais à travers à une vitesse folle. Saisie d’une sensation de grâce aussi joyeuse qu’un hymne.

Je voudrais être plus forte !

« Tu vas repartir ailleurs ? ai-je demandé en sortant de la pâtisserie.

— Oui. » Elle a souri et m’a pris la main. « Un jour, on se reverra ! Je n’oublierai pas ton numéro de téléphone. »

Et elle s’en est allée, emportée par la foule, dans les rues du matin. En la suivant des yeux, j’ai pensé : « Moi non plus, je ne t’oublierai pas. Tu m’as apporté tant de choses ! »

« Devine ! L’autre jour, j’ai vu… », m’a dit Hiiragi.

J’étais venue jusqu’à son lycée, pendant la récréation de midi, pour lui donner avec retard son cadeau d’anniversaire. Je l’attendais sur un banc du terrain de sport, en regardant des élèves qui s’entraînaient. Il est arrivé en courant, et j’ai remarqué avec étonnement qu’il n’était plus en uniforme de lycéenne. Il m’a lancé cette phrase dès qu’il s’est assis à côté de moi.

« Quoi donc ? ai-je demandé.

— Yumiko », a-t-il dit. Ça m’a fait un choc. Un groupe d’élèves en tenue de gymnastique blanche est passé de nouveau devant nous, en soulevant de la poussière.

« C’était avant-hier matin, je crois, a-t-il continué. Peut-être que j’ai rêvé. Je sommeillais quand la porte s’est ouverte brusquement, et j’ai vu apparaître Yumiko. Elle est entrée si naturellement que j’ai oublié qu’elle était morte, et je l’ai appelée. Elle a fait “chut !” en mettant un doigt sur ses lèvres, et elle m’a souri… Quand j’y pense, ça semble quand même un rêve. Et puis elle a ouvert le placard de ma chambre, elle en a sorti délicatement son uniforme, et elle est partie avec. Ses lèvres ont fait “bye bye” et en riant elle m’a adressé un signe de la main. Je ne savais pas quoi faire, alors je me suis rendormi. Oui, ça doit être un rêve. Mais l’uniforme a disparu. Et pourtant, j’ai cherché partout. Tu sais, j’en ai pleuré !

— … Je vois », ai-je dit. Après tout, peut-être que ce jour-là, ce matin-là, une chose pareille avait pu se produire ailleurs que sur les bords de la rivière. Comme Urara n’était plus là, je n’avais aucun moyen de le savoir. Mais en voyant Hiiragi si peu troublé, je me suis dit que cela pouvait aussi tenir à lui, qu’il était peut-être quelqu’un d’exceptionnel. Capable de faire venir jusqu’à lui un phénomène qui ne devait avoir lieu qu’à un endroit précis.

« Tu crois que je suis un peu détraqué ? » m’a-t-il demandé pour plaisanter.

Dans cet après-midi de printemps à la lumière douce, le vent transportait jusqu’à nous le brouhaha de la récréation de midi. En lui tendant le disque que je lui avais apporté comme cadeau, je lui ai dit en riant : « Dans ces cas-là, je te conseille le jogging ! »

Hiiragi a ri lui aussi. Il a ri beaucoup dans la lumière.

Je voudrais être heureuse. Au lieu de peiner longuement à draguer le lit de la rivière, me laisser séduire par une poignée de paillettes d’or. Et je souhaite que tous ceux que j’aime soient plus heureux à l’avenir.

Hitoshi.

Je ne peux plus rester ici. Il faut que je continue à avancer. Parce que le temps s’écoule et qu’on ne peut pas l’arrêter. Je dois m’en aller.

Une expédition s’achève, une autre commence. Il y a des gens qu’on retrouvera un jour. D’autres qu’on ne reverra plus jamais. Ceux qui s’éloignent avec le temps, ceux qu’on ne fait que croiser. Nous nous saluons au passage, et chaque fois je gagne en transparence. Sans quitter des yeux la rivière qui coule, je dois continuer à vivre.

Mais qu’au moins la présence enfantine de celle que j’ai été reste toujours auprès de toi !

Merci de m’avoir fait des signes de la main. Merci de m’avoir fait tes adieux.