- Non, merci, nous nous débrouillerons bien tout seuls, je pense. Fermez la porte en sortant, je vous prie.

A sept heures et demie, ils trouvèrent qu'ils en avaient assez fait pour la journée et rentrèrent à leur hôtel. En pénétrant dans le hall, Sean aperçut Trevor Heyns qui disparaissait vers le salon, et il l'entendit dire

- Les voilà! Presque aussitôt, Trevor réapparut avec son frère.

- Bonjour, les amis! Jock semblait surpris de les voir.

- Qu'est-ce que vous faites ici ?

- Mais nous habitons cet hôtel, répondit Dufford.

- Oh oui, bien sûr! Eh bien, venez boire un pot avec nous. Jock souriait de toutes ses dents.

- Et comme ça, suggéra Dufford, vous pourrez en profiter pour essayer de nous tirer les vers du nez. Jock parut gêné.

- Je ne sais pas ce que tu veux dire. Je pensais simplement qu'on pouvait boire un coup ensemble, c'est tout.

- Merci tout de même, Jock, mais on a eu une rude journée. Je crois qu'on va monter se coucher tout de suite.

Ils se dirigèrent vers l'escalier, et puis Dufford s'arrêta et se tourna vers les deux frères qui n'avaient pas bougé.

- Je vais vous dire quelque chose, fit-il sur le ton de la confidence. C'est un truc énorme, si énorme qu'il faut du temps avant de tout saisir. Quand vous vous rendrez compte que ça s'est passé juste sous votre nez, vous vous en mordrez les doigts.

Ils laissèrent les frères Heyns en proie à la plus profonde perplexité.

- Ce n'était pas très chic, dit Sean en riant. Ils ne vont pas en dormir pendant huit jours.

Le lendemain matin, Sean et Dufford ne se montrèrent pas à la Bourse. Des rumeurs coururent dans le grand salon privé, et les cours présentèrent tous les signes de la folie. Des informations dignes de foi, selon lesquelles Sean et Dufford avaient 269

découvert un riche gisement aurifère quelque part dans le vaal, firent monter les prix en flèche. Vingt minutes plus tard, la nouvelle était démentie, et les actions Courtney-Charleywood perdaient quinze points. Pendant toute la matinée, Johnson fit la navette entre la Bourse et les bureaux. A onze heures, il était si fatigué qu'il pouvait à

peine parler.

- Ne vous faites pas de souci, Johnson, lui dit Sean. Tenez, voici un souverain. Allez prendre un verre au Grand Hôtel, vous avez déjà eu une rude journée.

Un des hommes de Jock Heyns, qui avait mission de surveiller les bureaux Courtney-Charleywood, suivit Johnson jusqu'à l'hôtel et l'entendit passer commande au barman.

Aussitôt, il revint en courant prévenir Jock, qui se trouvait à la Bourse.

- Leur commis principal vient de se commander une bouteille de champagne, haleta-t-il. Du vrai, du français!

- Bon Dieu !

Jock jaillit de son fauteuil. A côté de lui, Trevor adressait des signes frénétiques à son employé, qui arriva en trombe.

- Achetez, chuchota Trevor, achetez tout ce qui vous tombera sous la main.

A l'autre bout du salon, Hradsky s'installa plus commodément dans son fauteuil, croisa les mains sur son ventre d'un air satisfait, et ses lèvres allèrent jusqu'à ébaucher un sourire.

Vers minuit, Sean et Dufford étaient enfin venus à bout de leur contre-projet.

- Comment crois-tu que Hradsky va réagir ? demanda Sean.

- J'espère que son cœur est assez solide pour supporter le choc, répondit Dufford avec un sourire. De toute façon, s'il en perd la parole, ça ne changera pas grand-chose!

- On va lui montrer ça tout de suite ? proposa Sean.

- Allons, allons, vieux frère, dit Dufford en secouant tristement la tête. Après le temps que j'ai passé à faire ton éducation, tu n'as pas encore compris ?

- Qu'est ce qu'on fait alors ?

- On le fait venir, vieux. C'est à lui de se déranger. Nous serons sur notre terrain.

- En quoi ça peut-il être un avantage ?

- Ça le met en état d'infériorité, en lui rappelant que c'est lui qui est venu nous chercher, et non pas l'inverse.

Hradsky se présenta le lendemain matin à dix heures. Il arriva en grande pompe dans une malle-poste, escorté de Max et de deux secrétaires. Johnson, qui les attendait à

270

l'entrée, les introduisit dans le bureau de Sean.

- Norman, mon cher Norman, je suis ravi de vous voir, s'exclama Dufford.

Et il lui fourra un cigare entre les lèvres, sachant fort bien que Hradsky ne fumait jamais. Lorsque tout le monde fut assis, Sean ouvrit la séance.

- Messieurs, nous avons longuement examiné votre proposition, et dans l'ensemble nous la trouvons juste et équitable.

- Très bien, très bien! approuva Dufford d'un ton poli.

- Je tiens à préciser dès l'abord, poursuivit Sean, que M. Charleywood et moi-même sommes profondément convaincus que la fusion de nos deux entreprises est souhaitable - que dis-je souhaitable ? nécessaire! Si vous voulez bien me pardonner cette citation, ex unitate vires.

- Très bien, très bien. Dufford alluma un cigare.

- Comme je le disais en commençant, nous avons examiné votre proposition, et nous l'acceptons volontiers, à l'exception de quelques détails secondaires que nous avons relevés.

Sean prit une pile de papiers sur le bureau.

- Peut-être voudriez-vous y jeter un coup d'ɶil, et nous pourrions ensuite passer à la rédaction du texte définitif.

Max prit délicatement la liasse des mains de Sean.

- Si vous désirez en discuter en privé, le bureau de M. Charleywood est à votre disposition.

Hradsky emmena sa clique dans la pièce voisine. Lorsqu'ils revinrent, ils arboraient tous les quatre une tête d'enterrement.

Max, au bord des larmes, essaya de faire passer la boule qui lui serrait la gorge.

- Je crois que nous allons devoir examiner chaque article séparément, dit-il tristement.

Trois jours après, ils concluaient l'accord. Dufford versa à boire et offrit un verre à

chacun.

- A la nouvelle société, à la Central Rand consolidée. L'accouchement fut pénible, messieurs, mais nous avons donné naissance à un enfant dont nous pouvons être fiers.

Hradsky avait l'affaire en main, mais cela lui avait coûté cher. Le baptême de la 271

Central Rand consolidée eut lieu au parquet de la Bourse de Johannesburg : dix pour cent des actions furent mis sur le marché. Avant même l'ouverture, la foule avait envahi l'immeuble de la Bourse ainsi que toutes les rues avoisinantes.

Le président de séance lut le communiqué de la société dans un silence de cathédrale.

Chacun de ses mots porta et parvint jusqu'au salon privé. La cloche retentit, et le silence persista. Alors le fondé de pouvoirs de Hradsky prononça d'une voix timide

- Je vends du C.R.C.

Cela ressembla à un massacre. Deux cents personnes se précipitèrent en même temps sur le pauvre homme pour lui acheter des actions. Des mains avides se tendirent, lui arrachèrent par lambeaux son veston et sa chemise. Il perdit ses lunettes, qui furent immédiatement piétinées et réduites en miettes. Dix minutes plus tard, il réussit à

s'arracher à l'étreinte de la foule et à venir rendre compte à ses patrons.

- J'ai pu vendre, messieurs. Sean et Dufford éclatèrent de rire.

Ils avaient de bonnes raisons de rire, car en dix minutes les trente pour cent de parts qu'ils détenaient à la C.R.C. venaient de monter de près d'un demi-million de livres sterling.

xxx

Cette année-là, le réveillon de Noël à l'hôtel Candy fut incomparablement plus gai que celui qui s'était déroulé cinq ans plus tôt. Plus gai et plus imposant aussi, car soixante-quinze personnes y prirent part, dont la moitié seulement put se remettre debout lorsque la fête se termina, vers les trois heures du matin.

Sean dut se cramponner à la rampe pour gagner les étages. Parvenu sur le palier, il déclara solennellement à Dufford et à Candy

- Je vous aime. Je vous aime tous les deux, mais j'ai besoin de dormir.

272

Il s'éloigna et s'engagea dans le couloir, en rebondissant d'un mur à l'autre comme une boule de billard jouée par la bande, pour finir par ricocher dans son appartement.

- Dufford, tâche de voir si tout va bien.

- Faudrait savoir lequel est le plus soûl des deux, grogna Dufford d'une voix pâteuse.

Et il s'avança à son tour dans le couloir en jouant également la bande. Sean était assis au bord de son lit et se débattait avec une de ses chaussures.

- Qu'est-ce que tu fais, vieux frère, tu essaies de te fracturer la cheville ? Sean leva la tête et sourit d'un air béat.

- Entrez tous les quatre. Vous prendrez bien quelque chose ?

- Merci, j'ai apporté du ravitaillement.

Dufford ferma la porte derrière lui avec des mines de conspirateur et sortit une bouteille de dessous son veston.

- Elle ne m'a pas vu... Elle ne savait pas que son cher petit Dufford avait une belle bouteille dans sa poche!

- Tu ne voudrais pas m'aider à enlever cette foutue godasse ? demanda Sean.

- Très pertinente question, répondit Dufford avec sérieux en partant à la recherche d'un fauteuil. Je suis heureux que tu l'aies posée.

Il atteignit le fauteuil et s'y affala.

- Bien entendu, ma réponse est : non! Je ne veux pas. Sean lâcha son pied et s'allongea sur le lit.

- Vieux frère, j'ai à te causer, fit Dufford.

- Te gêne pas, c'est gratuit.

- Sean, que penses-tu de Candy ?

- Jolie paire de nichons, opina Sean.

- D'accord, mais on ne vit pas que de ça.

- Non, fit Sean d'une voix somnolente. Mais je suppose qu'elle a tout l'équipement de base nécessaire.

- Ecoute, vieux, je parle sérieusement. Il faut que tu m'aides. Est-ce que tu ne crois pas que je vais faire une boulette - en me mariant, je veux dire ?

- Je ne connais rien au mariage, répondit Sean en se retournant sur le ventre.

- Elle m'appelle déjà Dufford - tu as remarqué, vieux ? C'est un signe, ça, un signe avant-coureur de très sinistre augure. As-tu remarqué, dis ?

Dufford attendit une réponse qui ne vint pas.

273

- C'est comme ça que l'autre m'appelait: « Dufford », elle me disait - il me semble que je l'entends encore -, « Dufford, tu es une ordure ». Dufford regarda Sean.

- Tu m'écoutes ? Pas de réponse.

- Sean, mon vieux, j'ai besoin de ton avis. Sean ronflait doucement.

- Oh, toi, espèce de poivrot... Dufford se sentit très malheureux.

xxx

Xanadu fut terminé à la fin du mois de janvier, et le mariage fixé au 20 février.

Dufford envoya des invitations à toute la police de Johannesburg : en échange, les policiers montèrent la garde vingt-quatre heures sur vingt-quatre dans la salle de bal de Xanadu où les cadeaux de mariage avaient été exposés sur de longues tables à

tréteaux. Dans l'après-midi du 10 février, Sean, Dufford et Candy se rendirent à

Xanadu pour « faire l'inventaire du butin », selon l'expression de Dufford. Sean offrit un cigare à l'agent de service, et ils pénétrèrent dans la salle de bal.

- Regardez, regardez! s'extasia Candy. Il y a une foule de nouveaux cadeaux!

- Celui-ci vient de Jock et Trevor, dit Sean après avoir lu la carte de visite.

- Ouvre vite, Dufford, je veux voir ce qu'ils ont envoyé. Dufford força le couvercle avec un levier, et Sean siffla doucement.

- Un service de table en or massif, balbutia Candy. Elle prit une assiette et la serra sur sa poitrine.

- Oh, je ne trouve pas de mots... Sean examinait les autres paquets.

- Dis donc, Duff, voilà qui va te faire plaisir tout particulièrement plaisir: « Meilleurs vɶux, signé: Norman Hradsky ».

- Il faut que je voie ça, s'exclama Dufford avec un enthousiasme comme il n'en avait pas montré depuis des semaines. Il défit le paquet.

- Une douzaine! cria-t-il joyeusement. Une douzaine de torchons ! Cher Norman, impayable petit Juif !

- C'est l'intention qui compte, dit Sean en riant.

- Ce cher Norman, comme il a dû souffrir en réglant la facture ! Je lui demanderai de me les dédicacer, et je les ferai encadrer pour les exposer dans le hall d'entrée.

274

Ils laissèrent Candy disposer les cadeaux et sortirent dans le parc.

- Et ce faux prêtre, interrogea Dufford, tu l'as déniché ?

- Oui, il est dans un hôtel de Pretoria. Il s'entraîne ferme. Dans dix jours, il sera fin prêt, et capable de mener toute la cérémonie aussi bien qu'un vieux chanoine.

- Tu ne crois pas que faire le simulacre, c'est aussi moche que de se marier pour de bon ?

- Il est un peu tard pour penser à ça, dit Sean.

- Ça, c'est vrai.

- Où allez-vous en voyage de noces ?

- On va descendre jusqu'au Cap par la diligence, ensuite on prendra le bateau pour Londres et on passera un mois en Europe. Je pense qu'on sera de retour en juin.

- Tu vas te payer du bon temps.

- Pour quoi ne te maries-tu pas, toi aussi ?

- Moi? Sean parut surpris.

- Pour quoi faire ?

- Tu n'as pas l'impression de trahir un peu notre vieille asso-ciation, en me laissant sauter le pas seul ?

- Pas du tout, répondit Sean. D'ailleurs, qui voudrais-tu que j'épouse ?

- Et cette petite que tu as emmenée aux courses l'autre semaine ? C'est un joli brin de fille... Sean souleva un sourcil.

- Tu as entendu son rire ?

- Oui, admit Dufford. II était difficile de ne pas le remarquer.

- Tu t'imagines entendre ce rire idiot tous les matins au petit déjeuner ?

Dufford frissonna.

- Je comprends ton point de vue. Mais dès que nous serons rentrés, je demanderai à

Candy de te chercher une fiancée acceptable.

- J'ai une meilleure idée : que Candy s'occupe d'organiser ta vie, moi je me débrouillerai tout seul de mon côté.

- Je crains bien que ce ne soit effectivement ce qui nous attend, vieux frère.

Hradsky finit par accepter, non sans réticence, que toutes les firmes du groupe C.R.C.

- mines, ateliers, transports - fussent fermées le 20 février pour permettre aux employés d'assister au mariage. Cela signifiait, en fait, qu'une bonne moitié des activités du Witwatersrand allaient être paralysées. En conséquence, presque toutes les sociétés indépendantes décidèrent de fermer également. Le 18, des chariots transportant du ravitaillement solide et liquide commencèrent à affluer à Xanadu.

Dans un bel élan philanthropique, Sean invita ce soir-là au mariage toutes ces dames de l'Opéra. Le lendemain matin, il ne gardait qu'un vague souvenir de ce qui s'était passé, mais lorsqu'il voulut annuler l'invitation, Blue Bessie lui annonça que la plupart de ses pensionnaires étaient déjà sorties en ville pour s'acheter des robes 275

neuves.

- Eh bien, tant pis, alors. Qu'elles viennent! Espérons seulement que Candy ne devinera pas leur identité!

Le 19 au soir, Candy leur laissa la libre disposition du restaurant et des salons pour que Dufford pût enterrer dignement sa vie de garçon. François arriva, porteur d'un chef-d'oeuvre réalisé dans les ateliers de la mine : un énorme boulet terminé par une chaîne. Le boulet fut symboliquement rivé autour de la cheville de Dufford, et la soirée commença.

Par la suite, une certaine école de pensée prétendit que l'entrepreneur chargé de la réparation des dégâts était un filou, et que présenter une telle note - tout près de mille livres sterling - équivalait tout simplement à du vol qualifié. Cependant, personne ne nia qu'une centaine d'hommes jouant au bok-bok¹ dans la salle à manger avaient dû

causer certains dégâts au mobilier et au matériel - ni que le grand lustre ne pouvait supporter le poids de M. Courtney, et qu'après s'être balancé deux ou trois fois, ce dernier l'avait arraché du plafond, non sans y creuser un trou de dimensions respectables. Personne non plus ne nia que, pendant une demi-heure, Jock Heynes essaya en vain de renverser un verre placé sur la tête de son frère en faisant partir des bouchons de champagne. Le résultat, c'est qu'il y avait eu dans l'un des salons un lac de dix centimètres de profondeur, et que le parquet devait être refait. N'importe, mille livres sterling, c'était un peu raide. Tout le monde, cependant, s'accordait sur un point: cela avait été une soirée mémorable. Au début, Sean regretta que Dufford n'eût vraiment pas le cɶur à s'amuser : il était debout près du bar, tenant son boulet sous le bras, et, son éternel sourire au coin des lèvres, écoutait sans plaisir les commentaires égrillards. Au bout de sept ou huit verres, Sean avait cessé de se faire du tracas et s'était plus particulièrement intéressé au lustre. Vers minuit, Dufford demanda à

François de le délivrer de sa chaîne et de son boulet et s'éclipsa.

Mais personne - Sean moins que quiconque - ne remarqua son départ.

Jamais Sean ne put se rappeler comment il avait fini par atterrir dans son lit ce soir-là.

Le lendemain matin, un serviteur le réveilla discrètement en lui apportant sur un plateau du café et un petit mot.

- Quelle heure est-il ? demanda Sean en ouvrant l'enveloppe.

- Huit heures, baas.

- Pas la peine de crier, murmura Sean.

Il eut du mal à lire, car sa tête lui faisait si mal qu'il avait l'impression que ses yeux allaient lui sortir des orbites.

1. Jeu assez rude pratiqué en Afrique du Sud et dans lequel on s'efforce de former une pyramide humaine en s'entassant sur les membres de l'équipe adverse. (NA.T.)

276

Cher garçon d'honneur.

Je me permets de te rappeler que Duff et toi avez un rendez-vous à onze heures. Je compte sur toi pour le traîner là-bas, en entier ou par pièces détachées.

Affectueusement,

CANDY

Les vapeurs du cognac avaient un arrière-goût de chloroforme. Il avala son café pour faire passer le tout et alluma un cigare qui le fit tousser. A chaque nouvelle quinte, il croyait que son crâne explosait. Finalement, il éteignit son cigare en l'écrasant dans le cendrier et passa dans la salle de bains.

Une demi-heure plus tard, il se sentit de force à réveiller Dufford et, traversant le salon, poussa la porte de sa chambre. Les rideaux étaient encore tirés. Il les ouvrit.

Aveuglé par la clarté soudaine, il se retourna et fronça les sourcils.

Lentement, il s'avança et s'assit sur le rebord du lit vide.

- Il a dû coucher avec Candy, murmura-t-il en contemplant l'oreiller intact et les couvertures bien tirées.

Il lui fallut quelques secondes pour découvrir la faille dans son raisonnement.

- Alors, pourquoi aurait-elle écrit ce mot ?

Il se dressa, soudain inquiet. Il imagina Dufford, ivre mort, effondré dans la cour ou assommé par quelque rôdeur. Traversant la chambre en trois enjambées, il se rua dans le salon, mais, avant d'avoir atteint la porte, il s'arrêta net : une enveloppe était posée sur la cheminée, bien en vue.

- Qu'est-ce que c'est que ça ? murmura-t-il. Une réunion de la Société des auteurs ? Il y a des lettres dans tous les coins ici.

Le papier craqua sous ses doigts. Il reconnut l'écriture renversée de Dufford.

Le premier essai, c'est le pire, mais le second ne vaut pas mieux. Je n'ai pas le courage de tenter à nouveau l'expérience. Tu es garçon d'honneur, excuse-moi auprès de tous. Je reviendrai quand ce sera un peu oublié.

D.

Sean se laissa tomber dans un fauteuil et relut deux fois la lettre, puis explosa.

277

- Va te faire foutre, Charleywood ! « Excuse-moi », ah oui, tiens ! Sacré petit salaud, tu fous le camp et tu me laisses me dépêtrer tout seul...

Il se précipita au-dehors. Sa robe de chambre lui battait lesmollets.

- Je t'en ficherai des excuses, moi ! Tu vas venir les faire toi-même, quitte à ce que je te ramène au bout d'une corde !

Sean descendit quatre à quatre l'escalier de service. Mbejane était près des écuries et bavardait avec les palefreniers.

- Où est Nkosi Duff ? rugit Sean. Ils lui jetèrent un regard inexpressif.

- Où est-il ? La barbe de Sean se hérissait de colère.

- Le baas a pris son cheval et est parti se promener, répondit un des palefreniers d'une voix tremblante.

- Quand ça ? beugla Sean.

- Cette nuit. Il y a de cela sept ou huit heures. Il ne devrait pas tarder à revenir.

Sean regarda l'homme et respira très fort.

- Par où est-il allé ?

- Baas, il n'a pas dit.

Huit heures - il était peut-être à quatre-vingts kilomètres, maintenant. Sean remonta dans sa chambre, se jeta sur le lit et se versa une autre tasse de café.

- Ça va lui briser le cœur, la pauvre gosse... Il imagina les larmes, la détresse de Candy.

- Oh, merde! Charleywood, tu es un salaud!

Il but son café et songea soudain à partir lui aussi - à prendre un cheval et à s'en aller loin, très loin.

- Après tout, ce n'est pas de ma faute, tout ce gâchis qui arrive. Je ne veux pas m'en mêler.

Il termina son café et s'habilla. En se coiffant devant son miroir, il imagina Candy, seule dans la chapelle, et le silence qui peu à peu devenait murmure, se transformait en rires.

- Charleywood, espèce d'ordure! Je ne peux pas laisser Candy aller là-bas, ce sera déjà assez dur sans ça. Il faut que j'aille la prévenir.

Il prit sa montre sur la coiffeuse. Il était neuf heures passées.

- Que le diable t'emporte, Charleywood !

278

Il sortit dans le couloir. Derrière la porte de l'appartement de Candy, il entendit des voix. Il frappa et entra. C'étaient deux amies de Candy, et Martha, la servante noire.

Elles le regardèrent éberluées.

- Où est Candy ?

- Dans sa chambre. Mais il ne faut pas y aller, ça porterait malheur. Il frappa à la porte de la chambre.

- Qui est là ?

- Sean.

- On n'entre pas. Qu'est-ce que tu veux ?

- Tu es en tenue décente ?

- Oui, mais n'entre pas. Il ouvrit la porte, accueilli par des cris aigus.

- Sortez de là, ordonna-t-il rudement aux femmes qui entouraient Candy, il faut que je lui parle.

Elles s'enfuirent, et Sean referma la porte derrière elle. Candy était en déshabillé, les cheveux dénoués rejetés sur les épaules.

« Elle est belle », songea soudain Sean.

Il jeta un regard vers la mousse légère de sa robe de mariée posée sur le lit.

- Mauvaises nouvelles, Candy. Auras-tu la force de m'écouter ?

Sa voix était brève, presque rude. Tout cela se révélait extrêmement pénible. Il vit les couleurs se retirer lentement du visage de Candy, et elle se tint toute droite, immobile et pâle.

- Il est parti, dit Sean. Parti.

Candy prit une brosse sur sa coiffeuse et brossa ses cheveux d'un air absent. Tout était silence dans la pièce.

- Je suis navré, Candy.

Elle hocha la tête. Elle regardait dans le vide, entrevoyant sans doute un long avenir désormais solitaire. Cette acceptation silencieuse, c'était pire que les larmes, bien pire. Sean se gratta le nez.

- Je suis navré. Je voudrais pouvoir faire quelque chose. Il se dirigea vers la porte.

- Sean, merci d'être venu me prévenir.

Il n'y avait pas la moindre trace d'émotion dans sa voix, pas plus que sur son visage.

- Je t'en prie, répondit Sean d'une voix bourrue.

279

xxx

Il monta à cheval et partit pour Xanadu. Sur les pelouses, la foule se pressait autour des buffets dressés sous les tentes, et les rires étaient déjà un peu éméchés. Le soleil brillait, mais pas encore trop chaudement; l'orchestre jouait sous la véranda, et les robes des femmes tranchaient gaiement sur le vert sombre du gazon. Les drapeaux qui claquaient au vent, les rires qui fusaient de partout, semblaient crier : « C'est jour de liesse ! »

Sean remonta l'allée, répondant de la main aux salutations qui l'accueillaient. Du haut de son cheval, il aperçut enfin François et Curtis qui, verre à la main, bavardaient près de la maison avec deux filles de l'Opéra. Sean confia son cheval à un des palefreniers indigènes et se dirigea vers eux à grandes enjambées.

- Salut, patron, fit Curtis. Faut pas avoir l'air triste comme ça, c'est pas vous qui vous mariez !

Ils éclatèrent de rire.

- François, Martin, venez avec moi, je vous prie.

- Des ennuis, monsieur Courtney ? demanda François tandis que Sean les entraînait à

l'écart.

- La fête est finie, dit tristement Sean. Il n'y aura pas de mariage. Les deux hommes en restèrent bouche bée.

- Allez le dire autour de vous. Faites savoir qu'on rendra les cadeaux. Il s'apprêtait à

les quitter.

- Qu'est-ce qui s'est passé, patron ? demanda Curtis.

- Annoncez-leur que Candy et Duff ont changé d'avis, c'est tout.

- Voulez-vous qu'on les renvoie chez eux ? Sean hésita.

- Oh, et puis zut après tout! Qu'ils restent jusqu'à ce qu'ils soient tous fin soûls.

Prévenez-les simplement qu'il n'y aura pas de mariage.

280

Il entra dans la maison. Le pseudo-prêtre, nerveux, attendait dans le bureau du rez-de-chaussée. Sa pomme d'Adam était tout écorchée par le faux-col empesé.

- On n'a plus besoin de vous, lui dit Sean. Il sortit son carnet de chèques et s'assit à la table de travail.

- Tenez, voici pour le dérangement. Et maintenant, quittez la ville.

- Merci, monsieur Courtney, merci beaucoup.

L'homme paraissait soulagé d'un grand poids. Il se dirigea vivement vers la porte.

- Mon ami, dit Sean en l'arrêtant au passage, si jamais vous révélez un mot de ce qui devait se passer ici aujourd'hui, je vous tue comme un lapin. C'est bien compris ?

Sean passa dans la salle de bal et glissa quelques pièces d'or dans la main de l'agent de police.

- Faites-moi sortir tout ce monde-là, dit-il en désignant d'un signe de tête la foule qui circulait entre les tables et contemplait les présents. Ensuite, vous fermerez les portes à clé.

Il trouva le chef dans ses cuisines.

- Prenez toutes ces victuailles et dressez les buffets dehors, après quoi vous bouclerez tout.

Il fit une ronde dans la maison, ferma les portes et tira les rideaux. En repassant dans le bureau il découvrit un couple sur le grand divan de cuir. L'homme avait glissé la main sous les jupes de la fille qui poussait de petits rires effarouchés.

- Ce n'est pas un bordel ici! cria Sean.

Ils s'enfuirent sans demander leur reste. Sean se laissa tomber dans un des fauteuils.

Les cris et les rires lui parvenaient du dehors, où l'orchestre jouait une valse de Strauss. Cela l'irrita, et il regarda avec colère la haute cheminée de marbre. Sa tête lui faisait mal à nouveau, et il sentait la peau de son visage toute desséchée, toute raide après les excès de la nuit.

- Quel gâchis, quel foutu gâchis! dit-il tout haut.

Au bout d'une heure, il s'en alla, sauta en selle et prit la route de Pretoria. Une fois qu'il eut dépassé les dernières maisons de Johannesburg, il quitta la route et s'enfonça dans le veld. Il galopa ainsi longtemps dans l'herbe haute, le chapeau rejeté sur la nuque pour que le vent et le soleil vinssent lui frapper le visage. Puis, un peu détendu, 281

il laissa son cheval aller à sa guise. L'après-midi était déjà bien avancé lorsqu'il revint à Johannesburg et laissa son cheval aux soins de Mbejane.

Il se sentait mieux : l'exercice, le grand air lui avaient éclairci les idées, l'avaient aidé

à voir les choses sous un jour plus réaliste. Il se prépara un bain très chaud. Une fois dans l'eau, le reste de sa colère se dissipa; il reprit le total contrôle de lui-même. En sortant du bain, il s'épongea, enfila son peignoir et revint dans sa chambre. Candy était assise sur le lit.

- Bonsoir, Sean.

Elle lui sourit, d'un sourire fragile, hésitant. Ses cheveux étaient un peu en désordre maintenant, son visage pâle, sans trace de maquillage. Elle portait toujours le déshabillé que Sean lui avait vu le matin.

- Bonsoir, Candy.

Il prit le flacon de cristal taillé et se passa du rhum sur les cheveux et sur la barbe.

- Ça ne t'ennuie pas que je vienne te voir ?

- Pas du tout, au contraire. Il se peigna.

- D'ailleurs, je m'apprêtais à te rendre visite.

Elle ramena ses jambes sous elle, comme seules les femmes savent le faire.

- Je peux avoir quelque chose à boire, s'il te plait ?

- Excuse-moi. Je croyais que tu ne buvais jamais.

- Oh, aujourd'hui, c'est différent, fit-elle avec un rire forcé. C'est le jour de mon mariage, tu sais.

Il lui versa du cognac sans oser la regarder. Il détestait la voir souffrir, et sa colère contre Dufford revint. Candy prit le verre et se mit à boire à petites gorgées. Elle fit la grimace.

- C'est fort.

- Ça va te faire du bien.

- A la mariée, lança-t-elle, et elle vida son verre.

- Un autre ? demanda Sean.

- Non, merci. Elle se leva et s'approcha de la fenêtre.

- Il commence à faire sombre. J'ai horreur de l'obscurité, cela déforme tout. Ce qui est dur en plein jour devient insupportable la nuit.

- Je suis navré, Candy. Je voudrais pouvoir t'aider. Elle se retourna brusquement et vint se jeter contre lui.

282

Les bras autour de son cou, elle appuya sur sa poitrine son visage pâle et terrifié.

- Oh, Sean, serre-moi fort, j'ai si peur! Il la prit maladroitement dans ses bras.

- Je ne veux pas y penser, chuchota-t-elle, pas maintenant. Pas dans l'obscurité. Aide-moi, je t'en prie, aide-moi à ne pas y penser.

- Je vais rester avec toi. Ne te laisse pas abattre. Viens t'asseoir, je vais te préparer à

boire.

- Non, non. Elle se cramponnait à lui, désespérément.

- Je ne veux pas rester seule. Je ne veux pas penser. Je t'en prie, aide-moi.

- Je ne peux pas t'aider... Je vais rester avec toi, c'est tout ce que je peux faire.

La colère et la pitié se mêlaient en Sean. Ses doigts se resserrèrent sur les épaules de Candy et s'enfoncèrent dans la chair.

- Oh oui, fais-moi mal. Comme ça j'oublierai un peu. Prends-moi dans ton lit et fais-moi mal, Sean, fais-moi très mal. Sean sursauta.

- Tu ne sais pas ce que tu dis, voyons, c'est fou...

- C'est ce que je veux - oublier un peu. Je t'en prie, Sean, je t'en prie.

- Je ne peux pas, Candy, Duff est mon ami.

- C'est fini entre lui et moi. Je suis ton amie aussi. Oh, mon Dieu, je suis si seule.

Aide-moi, Sean, je t'en supplie, aide-moi. Sean sentit sa colère l'abandonner. Son sexe se dressa, et elle en aperçut.

- Oh oui, je t'en supplie. Oui.

Il la prit dans ses bras, la porta sur le lit et enleva son peignoir. Elle se déshabilla et s'étendit, offerte. Il pénétra en elle avec violence. Il ne s'agissait pas vraiment de désir, mais de quelque chose de plus cruel et de plus sauvage. Pour lui, c'était de la colère et de la pitié à la fois, pour elle, un acte de renonciation.

I1 la prit par trois fois. Les reins de Sean finirent par saigner sous les doigts de Candy, marquant les draps de petites taches brunes. Ils demeurèrent enlacés, meurtris et moites. Dans le calme retrouvé, Sean parla doucement

- Cela n'a pas changé grand-chose, n'est-ce pas ?

- Mais si.

L'épuisement eut raison de la contrainte que Candy avait réussi à s'imposer jusque-là.

Sans cesser de se serrer contre lui, elle se mit à pleurer.

Un réverbère dessinait au plafond de la chambre un rectangle de lumière argentée, que Sean, allongé sur le dos, contempla.

Les sanglots de Candy atteignirent leur paroxysme, et puis, lentement, se calmèrent, et le silence retomba. Alors ils s'endormirent, pour ne se réveiller tous les deux ensemble qu'un peu avant l'aube.

283

- Tu es le seul qui puisse l'aider maintenant, dit Candy.

- L'aider à quoi faire ? demanda Sean.

- A trouver ce qu'il cherche. La paix, ou lui-même – peu importe le nom. Il est perdu, tu sais. Perdu et seul, presque aussi seul que moi. J'aurais pu l'aider, oui, je suis sûre que j'aurais pu.

- Duff, perdu ? répliqua Sean d'un ton cynique. Tu dois être folle!

- Ne sois pas aveugle, Sean, ne te laisse pas prendre à ses grands mots et à ses grands airs! Regarde le reste.

- Quoi, par exemple ? demanda-t-il. Elle garda un moment le silence.

- Il haïssait son père, tu sais.

- C'est ce que j'ai cru comprendre, d'après le peu qu'il a pu me raconter.

- Et puis regarde comme il est rebelle à toute discipline, regarde son attitude envers Hradsky, envers les femmes, envers la vie. Réfléchis, Sean, et dis-moi sil se comporte comme un homme heureux.

- Hradsky lui a fait une saloperie un jour, il se venge, c'est tout.

- Oh, non, ce n'est pas aussi simple que ça. D'une certaine manière, Hradsky lui rappelle son père. Au fond de lui-même, Duff est terriblement désaxé, tu sais, voilà

pourquoi il se raccroche à toi. Tu peux l'aider.

Sean partit d'un franc éclat de rire.

- Candy, ma chérie, entre Duff et moi il n'y a rien qu'une amitié très normale, aucun mobile sinistre et caché. Ne te mets pas à devenir jalouse de moi!

Candy se dressa dans le lit, et les draps glissèrent de ses épaules. Elle se pencha, et ses seins vinrent tout près du visage de Sean, des seins ronds, lourds, qui, dans la pénombre, prenaient des reflets nacrés.

- Il existe en toi une force, Sean, une solidité dont tu n'as pas encore pris conscience.

Duff a su la découvrir, lui, et d'autres en feront un jour autant, s'ils sont dans la peine.

Il a besoin de toi, désespérément. Veille sur lui, fais cela pour moi. Aide-le à trouver ce qu'il cherche.

- Ça ne tient pas debout, Candy, murmura Sean avec embarras.

- Promets-moi que tu l'aideras.

- Il est temps que tu regagnes ta chambre, fit Sean, autrement les gens vont jaser.

- Promets-moi, Sean.

- Très bien, je te le promets. Candy se glissa hors du lit et s'habilla à la hâte.

- Merci, Sean. Bonne nuit.

xxx

Sans Dufford, Johannesburg parut bien vide à Sean : les rues n'avaient pas la même animation, le Club était moins gai, la Bourse moins passionnante. Cependant, Sean ne manquait pas de travail : celui de Dufford en plus du sien propre.

Chaque soir, il avait une conférence avec Hradsky et Max, et il rentrait fort tard à

l'hôtel. Après l'agitation de la journée, il avait le cerveau engourdi, les yeux brûlants; il ne lui restait même plus la force de se livrer au regret. Pourtant, il se sentait seul, terriblement seul.

Une nuit, il alla à l'Opéra et but du champagne en joyeuse compagnie. Une des filles dansa le french cancan sur la table, puis s'arrêta juste devant Sean et Trevor Heyns, jupons relevés, tête touchant le genou. Trevor arracha le pantalon de la fille, et Sean ne broncha pas. Huit jours plus tôt, il aurait boxé Trevor plutôt que de lui laisser ce privilège. Tout cela ne l'amusait plus guère. Il rentra tôt.

Le samedi suivant, à midi, Curtis et François vinrent au bureau pour assister à la réunion hebdomadaire. Lorsque la séance fut levée et après le départ de Hradsky, Sean suggéra

- Venez avec moi, on va prendre un pot au Grand Hôtel pour bien commencer le week-end. Curtis et François se trémoussèrent sur leur chaise.

- On avait rendez-vous avec des copains à la Taverne de l'ange flamboyant, patron.

- Très bien, alors je viens avec vous, fit Sean avec vivacité.

La perspective de se retrouver avec des gens du commun lui était soudain très agréable. Il en avait plus qu'assez de ne fréquenter que « l'élite », de serrer des mains et d'adresser des sourires à des hommes qui n'attendaient qu'une occasion pour le démolir. Cela lui ferait du bien de suivre François et Curtis et de parler mines et filons et non plus actions et dividendes, de rire en compagnie de gaillards qui se moquaient éperdument de savoir si la C.R.C. coterait soixante shillings le lundi suivant. Il se soûlerait avec les autres ; peut-être même se paierait-il une bonne petite bagarre - saine, rude, à la loyale. Bon sang, oui, ce serait bon de se retrouver avec des gars honnêtes, propres - même s'ils avaient de la crasse sous les ongles et une chemise tachée de sueur.

Curtis lança un rapide coup d'oeil à François.

- Il va y avoir une bande de fortes têtes là-bas, patron, tous les chercheurs d'or y 285

viennent le samedi.

- Tant mieux, répondit Sean. Allons-y.

Il se leva et boutonna sa jaquette gorge-de-pigeon, dont les revers gansés de soie noire s'harmonisaient avec la perle noire de son épingle de cravate.

- Partons, dit-il en prenant sa canne posée sur le bureau.

Le bruit qui provenait de la taverne s'entendait à un pâté de maisons de distance. Sean sourit et hâta le pas, comme un vieux chien d'arrêt qui retrouve la senteur familière du gibier. François et Curtis durent courir pour se maintenir à sa hauteur. Lorsqu'ils entrèrent, un colosse se dressait sur le comptoir. Sean le reconnut : c'était un des mineurs de la Petite Sɶur. Le corps rejeté en arrière pour faire équilibre à la dame-jeanne qu'il portait à ses lèvres, l'homme buvait à longues goulées. Tout autour de lui, les autres chantaient

- Cul sec, cul sec, cul sec!

Lorsqu'il eut fini, le mineur jeta la dame-jeanne contre le mur et éructa comme un geyser sur le point de jaillir. Les applaudissements éclatèrent. Il salua et aperçut Sean debout sur le seuil.

Gêné, il s'essuya la bouche d'un revers de main et sauta à terre. Les autres consommateurs, en se retournant, découvrirent Sean à leur tour, et le tumulte s'apaisa.

Ils reprirent leur place en silence.

Sean entra, suivi de François et de Curtis, et plaça une pile de souverains sur le comptoir.

- Soignez ces messieurs, barman, et prenez les commandes. Aujourd'hui, c'est samedi, il faut se distraire.

- A votre santé, monsieur Courtney.

- A la vôtre, monsieur.

- Gezondheid, monsieur Courtney. Ils parlaient à mi-voix, d'un ton plein de déférence.

- Buvez, les amis, la source n'est pas tarie.

Sean resta debout au bar en compagnie de François et de Curtis, qui rirent de bon cɶur à ses plaisanteries. Sean parlait fort, heureux d'être avec eux. Son visage rayonnait. Il offrit une autre tournée.

Au bout d'un moment, pris d'un besoin impérieux, il se dirigea vers les toilettes. Au moment de pousser la porte, il entendit des voix à l'intérieur et s'arrêta net.

- ... pourquoi qu'il est venu, hein ? C'est pas leur saloperie de Rand Club, ici!

286

- Chut! Tais-toi, mon gars, il pourrait t'entendre. Tu veux donc perdre ta place ?

- Je m'en fous. Pour qui il se prend ? « Buvez, les amis, la source n'est pas tarie. Je suis le patron, les gars, faites ce que je vous dis, les gars, venez lécher mon cul, les gars! » Sean était pétrifié.

- Ferme-la, Frank. Il va pas tarder à se tirer.

- Eh bien, le plus tôt sera le mieux, moi je te le dis. Qu'il retourne d'où il vient, c't'espèce de gandin avec ses godasses à dix guinées et sa canne en or!

- T'es soûl, vieux. Ne crie donc pas si fort!

- Bien sûr que j'suis soûl, assez soûl pour aller lui dire en face que je...

Sean battit en retraite et vint rejoindre François et Curtis.

- Vous m'excuserez, j'espère. Je viens de me rappeler que j'ai un travail important à

faire cet après-midi.

- Dommage, patron. Mais Martin Curtis avait l'air soulagé.

- Une autre fois, peut-être, hein ?

- Oui, une autre fois.

Lorsqu'il entra au Rand Club, on lui fit fête, et trois hommes faillirent se battre pour lui offrir à boire.

Ce soir-là, il dîna avec Candy. Au moment des liqueurs, il lui raconta toute l'histoire.

Elle le laissa parler sans l'interrompre.

- Ils ne voulaient pas de moi. Mais qu'est-ce que je leur ai fait pour qu'ils me détestent à ce point ?

- Ça te tracasse ? demanda-t-elle.

- Oui, ça me tracasse. Jamais personne ne m'avait traité ainsi.

- Je suis heureuse que tu t'en préoccupes, répondit-elle avec un doux sourire. Un jour, tu deviendras quelqu'un de vraiment très bien. Mais Sean avait de la suite dans les idées.

- Pourquoi me détestent-ils ?

- Ils sont jaloux de toi. « Des godasses à dix guinées et une canne en or », voilà toute l'affaire. Tu es différent des autres, maintenant : tu es riche. Tu ne peux pas t'attendre à ce qu'ils acceptent cela sans renâcler.

- Mais je ne leur ai jamais rien fait! protesta-t-il.

- Qu'importe ! Il y a une chose que j'ai découverte : dans cette vie tout se paye. Eh bien, voilà le prix dont tu payes ta réussite.

- Bon sang, je voudrais que Duff soit là! dit Sean.

- Il t'expliquerait sans doute que cela n'a aucune importance, n'est-ce pas ? dit Candy.

Elle imita le ton de la voix de Dufford

- « Qui se soucie de ce troupeau minable, vieux frère ? Laisse donc ces gens-là à leur crasse! »

287

Sean se gratta le nez et baissa les yeux vers la table.

- Je t'en prie, Sean, n'écoute jamais Duff quand il te dira que les gens ne comptent pas. Il ne le croit pas lui-même... Mais il est tellement convaincant. Les gens ont de l'importance, au contraire, plus que l'or, que les places que l'on convoite, que...

Plus que tout, Sean. Sean releva la tête.

- J'ai compris ça la fois où je suis resté sous l'éboulement dans la fosse Candy. Je me trouvais tout seul dans le noir et dans la boue, et j'ai pris une résolution.

Il eut un sourire embarrassé.

- Je me suis dit que jamais plus je ne ferais souffrir quelqu'un si je pouvais l'éviter. Je le pensais vraiment, Candy, de toutes mes forces. Mais...

- Oui, je crois que je comprends. C'est une résolution difficile à prendre, et encore plus difficile à tenir. Je ne pense pas qu'une seule épreuve suffise à changer un être du tout au tout, et surtout pas sa façon de penser. C'est comme un mur qu'on construit brique à brique, il ne monte que lentement. Je te l'ai déjà dit, Sean, il existe une force en toi. Un jour, je sens que tu finiras d'élever ton mur - et alors, il sera solide.

Le mardi suivant, Sean monta à Xanadu ; c'était la première fois qu'il y retournait depuis le départ de Dufford. Dans la salle de bal, Johnson et quatre autres de ses commis s'affairaient à empaqueter et à étiqueter les cadeaux de mariage.

- Bientôt fini, Johnson ?

- Presque, monsieur. Demain matin, j'enverrai des chariots pour faire prendre le tout.

- Très bien. Je ne veux pas que cela reste ici plus longtemps.

Il monta l'escalier de marbre et fit halte sur le palier. La maison était comme morte : elle n'attendait qu'une présence humaine pour vivre enfin. Sean s'engagea dans le couloir, jetant au passage un coup d'ɶil sur les tableaux qui en ornaient les murs.

Candy les avait choisis : des tons pastels, très féminins.

- Il faudra en changer. Moi, je veux quelque chose d'ardent du rouge, du noir, du bleu éclatant.

Il ouvrit la porte de sa chambre. C'était déjà mieux: tapis persans aux vives couleurs, lambris de bois satiné et un lit vaste comme un terrain de polo. Il s'y étendit et contempla longuement les arabesques du plafond.

- Je voudrais bien que Duff revienne - on pourrait enfin y vivre, dans cette maison.

Il redescendit. Johnson l'attendait au pied de l'escalier.

- Tout est terminé, monsieur.

288

- Très bien. Vous pouvez disposer.

Sean entra dans le bureau et décrocha du râtelier un fusil de chasse, un Purdley qui fleurait bon l'huile. Tout excité par cette senteur qui faisait monter en lui bien des souvenirs, il alla jusqu'à la porte-fenêtre pour examiner l'arme plus commodément.

Il épaula, heureux de sentir à nouveau dans ses mains un fusil bien équilibré, et fit décrire au canon un large arc de cercle, comme s'il suivait la trajectoire d'un oiseau imaginaire. Soudain, le visage de Dufford se trouva dans sa ligne de tir. Sean fut tellement surpris qu'il garda le fusil braqué sur son ami.

- Ne tire pas, fit Dufford d'un air solennel, je me rends sans combattre. Sean abaissa son arme et se dirigea vers le râtelier.

- Salut.

- Salut, répondit Dufford, qui resta sur le seuil de la porte.

En remettant le fusil en place, Sean affecta de tourner le dos à Dufford.

- Comment vas-tu, vieux frère ?

- Bien, bien.

- Et comment va tout le monde ?

- A qui fais-tu allusion en particulier ? demanda Sean.

- A Candy, entre autres.

Sean ne répondit pas tout de suite.

- Eh bien, ça aurait pu être pire si tu l'avais jetée dans un de nos moulins.

- Un sale coup, hein ?

- Oui, un sale coup. Ils gardèrent un moment le silence.

- Si je comprends bien, dit enfin Dufford, tu n'es pas tellement bien disposé envers moi non plus.

Sean haussa les épaules et vint s'adosser à la cheminée.

- Dufford, tu es un salaud, fit-il sur le ton de la conversation. Dufford grimaça.

- Eh bien, j'ai été très heureux de faire ta connaissance, vieux frère. Je suppose qu'à

partir de maintenant nos chemins ne se rencontrent plus ?

- Ne dis pas de sottises, Duff, tu perds ton temps. Verse-nous à boire, tu pourras me raconter quel effet ça fait d'être un salaud. Et puis, je voudrais aussi qu'on discute de ces tableaux que Candy a placés dans le couloir là-haut : j'hésite entre les brûler ou en faire cadeau à quelqu'un.

Dufford, qui était appuyé contre l'encadrement de la porte, se redressa soudain. Il essaya de dissimuler son soulagement, mais Sean poursuivit 289

- Avant d'en terminer avec cette affaire, Duff, je tiens à te dire ceci : je trouve assez moche ta façon d'agir. Je comprends pourquoi tu t'es conduit ainsi, mais je trouve ça moche. Voilà ce que je voulais te dire. As-tu quelque chose à ajouter ?

- Non, répondit Dufford.

- Très bien. Tu trouveras une bouteille de Courvoisier dans le meuble-bar, juste derrière la carafe de whisky.

Ce soir-là, Sean alla à l'hôtel et trouva Candy dans son bureau.

- Il est revenu, Candy.

- Oh! Elle eut un sursaut.

- Comment est-il, Sean ?

- Un peu assagi, sans plus.

- Ce n'est pas ça que je voulais dire. Va-t-il bien ?

- Aussi bien qu'avant. Il a eu la bonté de me demander de tes nouvelles.

- Que lui as-tu dit ?

Sean haussa les épaules, s'assit sur une chaise près du bureau et regarda les grands tas de pièces d'or que Candy était en train de compter.

- Ce sont les recettes de la journée ? fit-il pour détourner la conversation.

- Oui, répondit-elle d'un air absent.

- Tu es riche, dit-il en souriant. Veux-tu m'épouser ? Candy se leva et s'approcha de la fenêtre.

- Je suppose que vous allez vous installer à Xanadu tous les deux, maintenant.

Sean grommela une réponse indistincte. Elle poursuivit

- Les frères Heyns vont prendre la suite royale, ils m'en ont déjà parlé. Ne te fais donc pas de bile pour ça. Vous vous amuse-rez bien, là-haut, tous les deux. Je suis sûre que vous donnerez des réceptions tous les soirs... Ça m'est égal, je me suis déjà faite à cette idée.

Sean s'approcha d'elle et la prit doucement par le coude pour l'obliger à tourner son visage vers lui. Sans un mot, il lui tendit son mouchoir.

- Veux-tu le revoir, Candy ? demanda-t-il enfin. Elle fit seulement non de la tête, craignant que sa voix ne la trahît.

- Je veillerai sur lui comme je te l'ai promis. Il la serra dans ses bras, puis s'apprêta à

sortir.

- Sean, appela-t-elle. Il tourna la tête.

- Tu viendras me voir quelquefois, dis ? On pourra dîner ensemble et bavarder un 290

peu... On sera toujours amis, n'est-ce pas ?

- Bien sûr, Candy, bien sûr, chérie. Elle eut un sourire ému.

- Tu prépareras tes affaires et celles de Duff. Je les ferai envoyer à Xanadu.

De l'autre côté de la table du conseil d'administration, Sean jeta un regard vers Dufford pour quêter son appui. Mais celui-ci tira une bouffée de son cigare et exhala un rond de fumée, qui tournoya et s'agrandit comme une ride sur l'eau d'un étang avant de se dissiper dans l'air. Sean se rendait compte avec amertume que Dufford ne comptait pas le soutenir. La veille, ils avaient passé la moitié de la nuit à discuter.

Sean espérait que Dufford finirait par changer d'avis, mais maintenant il savait qu'il n'en ferait rien. Il tenta cependant un ultime effort.

- Cette augmentation de dix pour cent, je la crois nécessaire, dit-il. Les prix ont monté

en flèche à Johannesburg, alors que les salaires sont inchangés. Messieurs, ces hommes ont des femmes et des enfants, cela ne compte-t-il pas ?

Dufford fit un autre rond de fumée, tandis que Hradsky tirait sa montre de son gousset et la regardait avec affectation. Max toussota et interrompit Sean.

- Monsieur Courtney, je crois que nous avons déjà longuement discuté de ce problème. Ne pourrions-nous pas voter, maintenant ?

La proposition de Sean fut donc mise aux voix. Contre ? la main de Hradsky se leva.

Sean n'osait pas regarder Dufford ; le voir voter comme Hradsky, voilà qui était trop pour lui. Il se força pourtant à tourner la tête: Dufford gardait les mains sur la table et s'amusait à suivre du regard un nouveau rond de fumée.

- Ceux qui sont en faveur de la motion ? demanda Max.

Dufford et Sean levèrent en même temps la main droite. Sean sentit soudain ce que cela aurait signifié pour lui, si Dufford avait voté contre. Dufford lui adressa un clin d'ɶil, auquel il ne put s'empêcher de répondre par un sourire.

- Trente voix pour, soixante-dix voix contre, annonça Max. La motion de M.

Courtney est donc rejetée. J'informerai le syndicat des mineurs de la décision. Pas d'autre problème à examiner avant de lever la séance ?

Sean et Dufford se dirigèrent vers leur immeuble administratif.

- Si j'ai voté comme toi, plaisanta Dufford, c'est parce que je savais que Hradsky gagnerait de toute façon.

Sean renifla bruyamment.

291

- Il a raison, naturellement, poursuivit Dufford imperturbable, en s'effaçant pour laisser entrer Sean. Dix pour cent d'augmentation de salaires, ça porterait les frais généraux à dix mille livres par mois.

Sean ferma la porte d'un coup de pied et ne répondit rien.

- Pour l'amour du ciel, Sean, ne pousse pas la philanthropie jusqu'à l'absurdité.

Hradsky a raison. Krüger peut nous flanquer une nouvelle taxe sur le dos, et nous devons financer l'expansion du secteur est du Rand. Si les frais d'exploitation augmentaient maintenant, ce serait catastrophique.

- Très bien, dit Sean d'un ton bourru, la question est réglée, n'en parlons plus. J'espère simplement que nous n'aurons pas une grève sur les bras.

- Une grève, ça peut se mater. Hradsky a la police pour nous, et on peut faire venir deux cents hommes de Kimberley en moins de temps qu'il n'en faut pour le dire.

- Bon sang, Duff, explosa Sean, c'est ignoble et tu le sais, et cet espèce de bouddha grotesque avec ses yeux jaunes, il le sait aussi. Mais qu'est-ce que je peux faire, nom de Dieu, qu'est-ce que je peux faire ? Je me sens complètement inutile.

- Dis donc, c'est toi qui as voulu que Hradsky prenne la direction des affaires!

s'exclama Dufford en ricanant. N'essaie donc pas de changer le monde. Rentrons chez nous, ça vaudra mieux.

Max les attendait dans l'entrée. Il paraissait nerveux.

- Pardonnez-moi, puis-je vous dire un mot ?

- Qui est-ce qui parle ainsi, demanda Sean d'un ton cassant, c'est Hradsky ou vous ?

- Il s'agit d'une affaire purement privée, répondit Max en baissant la voix.

- Ça ne peut pas attendre jusqu'à demain ? Sean passa devant lui et se dirigea vers la porte.

- Je vous en prie, monsieur Courtney. C'est de la plus grande importance.

Max se pendait au bras de Sean.

- Qu'est-ce qui se passe, Max ? demanda Dufford.

- Il faut que je vous parle, seul.

Max baissa encore la voix et regarda la porte d'entrée d'un air malheureux.

- Eh bien, parle donc. Nous sommes seuls.

- Pas ici. Pouvons-nous nous retrouver plus tard ? Les sourcils de Dufford se soulevèrent.

- Dis donc, Maximilien, ne viens pas me raconter que tu vends des photos cochonnes, maintenant!

292

- M. Hradsky m'attend à l'hôtel. Je lui ait dit que j'allais chercher des documents, il aura des soupçons si je ne reviens pas immédiatement.

Max semblait au bord des larmes; sa pomme d'Adam jouait à cache-cache avec son col à manger de la tarte, apparaissant et disparaissant par intermittence. Dufford, soudain, s'intéressa à ce que Max avait à leur dire.

- Tu ne veux pas que Hradsky le sache ? demanda-t-il.

- Grand Dieu, non! Max faillit pleurer pour de bon, cette fois.

- Quand veux-tu qu'on se voie ?

- Ce soir, après dix heures, quand M. Hradsky sera allé se coucher.

- Et le lieu de rendez-vous ? interrogea Dufford.

- Il y a une petite route qui fait le tour de la halde, du côté est de la Petite Sɶur. Elle est désaffectée maintenant.

- Je la connais, dit Dufford. On ira y faire un tour à cheval, vers les dix heures et demie.

- Merci, monsieur Charleywood, vous ne le regretterez pas. Max se précipita vers la porte et disparut.

Dufford inclina son chapeau en poil de castor selon l'angle idéal, puis piqua du bout de sa canne le ventre de Sean.

- Tu ne sens pas ? Fit-il. Il renifla avec affectation, et Sean fit de même.

- Non, quoi donc ?

- L'air en est empesté, expliqua Dufford. C'est le doux parfum de la trahison.

Ils quittèrent Xanadu un peu après neuf heures et demie. Dufford insista pour s'envelopper dans une longue cape noire.

- L'atmosphère, c'est essentiel, vieux frère. On ne peut pas aller à un tel rendez-vous en pantalon kaki et en veldschoen. Cela gâcherait tout.

- Eh bien, que je sois damné si j'y vais en tenue de fantaisie, moi ! Ce costume est très convenable, non ? Il faudra t'y résigner.

- Puis-je tenter de te persuader de porter un pistolet à la ceinture ? demanda Dufford d'un air songeur.

- Ne te fatigue pas, va, fit Sean en riant.

- Mon vieux, décréta Dufford en secouant tristement la tête, tu es un barbare. Tu n'as aucun goût, voilà ce qui te tue.

Ils évitèrent les rues fréquentées et rejoignirent la route du Cap à un kilomètre de la ville. Dans le ciel noir, seul un mince quartier de lune demeurait suspendu, mais, à la lueur des étoiles, les hautes silhouettes des haldes se découpaient comme autant d'énormes pustules.

293

Malgré lui, Sean se sentait tout de même un peu surexcité l'entrain de Dufford était toujours contagieux. Ils galopaient botte à botte : la cape de Dufford flottait derrière lui tandis que, attisé par le vent de la vitesse, le cigare de Sean rougeoyait furieusement.

- Pas si vite, Duff. Le carrefour se trouve quelque part dans ce coin. Comme le chemin doit être envahi d'herbe, on risque de le manquer.

Ils mirent les chevaux au pas.

- Quelle heure est-il ? demanda Dufford.

Sean tira sur son cigare et approcha sa montre de la petite lueur rouge.

- Dix heures et quart. Nous sommes en avance.

- Qu'est-ce que tu paries que Max sera là avant nous ? Ah, voilà la route.

Dufford fit tourner son cheval, et Sean le suivit. La halde de la mine se dressait tout près d'eux, haute silhouette blanchâtre à la lueur des étoiles. Ils la contournèrent, mais son ombre s'allongeait sur le chemin, et les chevaux prirent peur : celui de Dufford renâcla et se déroba, tandis que Sean serrait les genoux pour calmer le sien qui dansait de côté.

Max émergea d'un buisson rabougri qui se dessinait au bord de la route.

- Très romantique, cette rencontre au clair de lune, fit Dufford.

- Ne laissez pas vos chevaux sur le chemin, messieurs, supplia Max qui continuait à

donner des signes d'agitation.

Ils attachèrent leurs chevaux aux buissons près de celui de Max et rejoignirent le petit homme.

- Eh bien, Max, quoi de neuf ? Comment va la famille ? demanda Dufford.

- Avant d'aller plus loin, messieurs, je vous demanderai de me donner votre parole d'honneur que, quoi qu'il advienne, vous ne soufflerez mot à âme qui vive de ce que je vais vous dire.

« Il est bien pâle », pensa Sean.

Peut-être était-ce seulement à cause de la clarté laiteuse des étoiles ?

- Parole, fit Sean.

- Croix de bois, croix de fer, dit Dufford. Max entrouvrit sa jaquette et en sortit une longue enveloppe.

-Je crois qu'il faut d'abord que je vous montre ceci, il me sera plus facile ensuite de 294

vous exposer ma proposition. Sean lui prit l'enveloppe des mains.

- Qu'est-ce que c'est, Max ?

- Les derniers relevés de M. Hradsky dans les quatre banques où il possède un compte.

- Une allumette, Sean, qu'on y voie clair, demanda Dufford avec impatience.

- J'ai apporté une lanterne, fit Max.

Il s'agenouilla à terre pour l'allumer. Sean et Dufford s'accroupirent près de lui, éparpillèrent les relevés de comptes dans le cercle de lumière jaunâtre et les examinèrent en silence. Puis Sean bascula sur ses talons et alluma un nouveau cigare.

- Eh bien, annonça Sean, je suis fort aise de ne pas devoir autant d'argent.

Il replia soigneusement les papiers et les remit en place, puis fit claquer l'enveloppe dans la paume de sa main en ricanant. Max tendit le bras, reprit l'enveloppe et la replaça avec précaution dans la poche intérieure de sa jaquette.

- Très bien, Max, dit Sean. Et maintenant, expliquez-nous un peu votre affaire.

Max se pencha et éteignit la lanterne. Ce qu'il avait à dire, il le dirait mieux dans l'obscurité.

- Les fortes sommes que M. Hradsky a dû vous verser en numéraire et la limitation de la production de diamant après les nouvelles décisions du cartel des mines diamantifères ont obligé M. Hradsky à contracter de lourds emprunts auprès des banques.

Max s'interrompit pour s'éclaircir la gorge.

- Vous avez pu constater vous-mêmes l'importance de ces emprunts. Bien entendu, les banques ont demandé des garanties, et M. Hradsky a dû leur céder tout son portefeuille d'actions de la C.R.C., à une valeur plancher de 35 shillings par action.

Comme vous le savez, elles sont actuellement au cours de 90 shillings, ce qui laisse une large marge de sécurité. Mais si par hasard les cours devaient s'effondrer et tomber à 35 shillings, les banques vendraient et jetteraient sur le marché toutes les actions de la C.R.C. que M. Hradsky possède actuellement.

- Continue, Max, fit Dufford. Je commence à aimer le son de ta voix.

- Il m'est venu à l'esprit que si M. Hradsky s'absentait momentanément de Johannesburg - à l'occasion d'un voyage en Angleterre, par exemple, en vue d'un achat de matériel ou autre - si donc M. Hradsky s'absentait, il vous serait possible de faire tomber les cours à 35 shillings. Si la chose était bien menée, cela pourrait se faire en trois ou quatre jours. Vous pour-riez par exemple vendre à découvert et 295

propager des rumeurs selon lesquelles le filon maître se rétrécit en profondeur, ou quelque chose de ce genre. M. Hradsky ne serait pas là pour défendre ses intérêts, et dès que les cours atteindraient le plancher de 35 shillings, les banques écouleraient ses actions. Les prix dégringoleraient, et vous, avec du numéraire disponible, vous rachèteriez ses parts à une fraction de leur valeur réelle. Il n'y a aucune raison pour que vous ne puissiez pas finir par contrôler l'ensemble du groupe et faire par-dessus le marché quelque deux millions de livres de bénéfice.

Il y eut un autre silence, un très long silence que Sean finit par rompre

- Qu'est-ce que vous gagnez dans cette affaire, Max ? demanda-t-il.

- Un chèque de cent mille livres sterling que vous voudrez bien me signer, monsieur Courtney.

- Les salaires grimpent, remarqua Sean. Je croyais que la récompense habituelle, pour ce genre de choses, s'élevait à trente deniers. Le tarif, d'ailleurs, a été établi par un de vos congénères, je crois.

- Tais-toi, coupa Dufford.

Puis, avec plus de douceur, il ajouta à l'adresse de Max

- M. Courtney aime plaisanter, Max. Dis-moi, est-ce là bien tout ce que tu veux -

l'argent, seulement l'argent ? Je vais me montrer franc avec toi - cela sonne faux. Tu dois déjà avoir une belle aisance, non ?

Max se leva brusquement et se dirigea vers les chevaux; pourtant il n'avait pas fait dix pas qu'il se retourna tout d'une pièce pour leur crier - et sa voix dépouillée était plus convaincante que ne l'eût été son visage plongé dans l'ombre

- Croyez-vous que je ne sais pas comment on m'appelle ? Le bouffon du roi, le lèche-cul... Croyez-vous que cela me fasse plaisir? Croyez-vous que j'aime ramper devant lui à chaque instant de ma vie ? Je veux redevenir libre. Je veux redevenir libre. Je veux redevenir un homme !

Sa voix se brisa. Il se couvrit le visage de ses mains et sanglota. Sean ne supporta pas de le regarder, et Dufford lui-même, gêné, baissa la tête. Lorsque Max parla à

nouveau, il avait retrouvé sa voix normale, douce et triste comme à l'accoutumée.

- Monsieur Courtney, si demain à votre bureau vous portez votre gilet jaune, cela signifiera que vous voulez bien suivre ma suggestion et que ma proposition vous agrée. Je m'arrangerai alors pour trouver un moyen d'éloigner M. Hradsky pour un temps.

Il détacha son cheval, monta en selle et s'éloigna vers la route du Cap. Ni Sean ni 296

Dufford n'avaient bougé. Les pas du cheval décrurent dans la nuit, puis Dufford prit la parole

- Ces relevés de comptes étaient authentiques : j'ai vérifié les cachets.

- Et l'émotion de Max aussi était authentique.

D'une chiquenaude, Sean jeta son cigare dans les buissons.

- Personne n'aurait pu jouer la comédie de la sorte, continua-t-il. Ça me rendait malade de l'entendre. Nom d'un chien, comment un homme peut-il trahir si froidement la confiance qu'on a mise en lui ?

- Vieux frère, on ne va pas discuter de morale maintenant. Occupons-nous des faits.

Norman nous est livré pieds et poings liés, assaisonné d'ail, avec un brin de persil derrière chaque oreille. Moi, je dis : faisons-le cuire et mangeons-le.

Sean lui sourit.

- Donne-moi de bonnes raisons. Je veux que tu essaies de me persuader. D'ailleurs, après ce qui s'est passé cet après-midi à la réunion, Hradsky me dégoûte encore plus, et je crois bien que tu n'auras pas grand mal à me convaincre.

- Premièrement, fit Dufford en levant un doigt, Norman le mérite.

Sean approuva d'un signe de tête.

- Deuxièmement, poursuivit Dufford en levant un second doigt, si nous prenons la direction de l'affaire, nous pourrons la gérer comme bon nous semble. Toi, tu donneras libre cours à tes généreuses résolutions et augmenteras les salaires, et moi je deviendrai enfin le grand patron.

- Oui !

Sean tiraillait pensivement sa moustache.

- Troisièmement: nous sommes ici pour gagner de l'argent, et jamais nous ne retrouverons une occasion semblable. Quant à mon dernier argument - de loin le plus convaincant - : tu es superbe avec ce gilet jaune. Je ne voudrais pas manquer l'occasion de te voir avec, dès demain matin, non, pas pour mille actions de la C.R.C.

- Il est assez élégant, reconnut Sean. Mais écoute, Duff, je ne veux pas que ça recommence comme avec Lochtkamper. Ce n'était pas joli joli.

Dufford se leva.

- Norman est un grand garçon; il ne ferait jamais une chose pareille. D'ailleurs, il sera encore riche : il a ses mines de diamant. Nous le déchargerons simplement de ses 297

responsabilités au Witwatersrand.

Ils se dirigèrent vers les chevaux. Sean avait déjà un pied à l'étrier lorsqu'il se raidit soudain et s'écria

- Mon Dieu, c'est impossible! Tout est fichu!

- Pourquoi ? fit Dufford d'une voix angoissée.

- J'ai renversé de la sauce sur le gilet jaune. Je ne peux pas le mettre demain: mon tailleur me tuerait!

Il fut assez facile d'éloigner Hradsky : quelqu'un devait se rendre à Londres pour acheter du matériel destiné aux nouvelles concessions de la bordure est du Rand et pour choisir deux ingénieurs parmi la centaine de ceux qui avaient posé leur candidature en Angleterre. Sans trop de mauvaise grâce, Hradsky consentit à se charger de cette mission.

- On va organiser en son honneur un dîner d'adieu, suggéra Dufford. Ou plutôt non, pas un dîner d'adieu - une veillée mortuaire !

Sean se mit à siffler la Marche funèbre, et Dufford l'accompagna en tapotant sur la table avec le manche de son couteau.

- On fera ça à l'hôtel Can...

Dufford s'arrêta net.

- On fera ça ici, reprit-il. Il faudra vraiment mettre le paquet, hein! Comme ça, le pauvre Norman pourra toujours dire après « Ces petits salauds-là m'ont peut-être liquidé, mais au moins ils m'ont offert une grande soirée d'adieu! »

- Il n'aime pas les réceptions, dit Sean.

- Excellente raison pour lui en offrir une, répliqua Dufford.

Une semaine plus tard, lorsque Hradsky et Max quittèrent Johannesburg pour Port-Natal par la diligence du matin, une cinquantaine de membres de la Bourse, encore en frac, vinrent leur dire au revoir. Dufford prononça un touchant petit discours, encore qu'assez bredouillé, et offrit à Hradsky un bouquet de roses. Rendus nerveux par tout ce monde qui se pressait autour d'eux, les chevaux s'emballèrent lorsque le cocher fit claquer son fouet, et Max et Hradsky furent projetés sur le siège arrière en un amas confus qui manquait de dignité. La foule les acclama jusqu'à ce qu'ils fussent hors de vue, après quoi chacun se dispersa. Sean entoura de son bras l'épaule de Dufford, le conduisit jusqu'au bureau - il n'y avait heureusement que la rue à traverser - et le déposa dans un des profonds fauteuils de cuir.

298

- Es-tu assez sobre pour parler affaires ? demanda Sean d'un air de doute.

- Bien sûr. Toujours à votre service, comme disait la fille à son client.

- J'ai pu échanger quelques mots avec Max hier soir, enchaîna Sean. Il nous enverra un télégramme de Port-Natal quand lui et Hradsky seront en sûreté sur le paquebot-poste. On ne bougera pas avant de l'avoir reçu.

- Très sage, fit Dufford en arborant un sourire épanoui. Tu es l'homme le plus avisé

que je connaisse.

- Tu ferais mieux d'aller te coucher, dit Sean.

- Trop loin, grommela Dufford. Je vais dormir ici.

Le télégramme de Max arriva dix jours plus tard. Sean et Dufford déjeunaient au Rand Club lorsqu'on le leur apporta. Sean fendit l'enveloppe et lut le message à

Dufford : « Bateau appareille quatre heures cet après-midi. Bonne chance. Max. »

- Je bois au succès, proclama Dufford en levant son verre.

- Demain, dit Sean, j'irai à la fosse Candy et je dirai à François de retirer les équipes de fond. Personne ne sera autorisé à descendre.

- Mets une garde au niveau 14, ça fera plus d'effet, suggéra Dufford.

- Bonne idée.

Il leva machinalement la tête au moment où quelqu'un passait près de leur table, et son visage s'éclaira soudain d'un sourire.

- Duff, sais-tu qui c'est ?

- De qui parles-tu ? Dufford avait l'air ahuri.

- Le type qui vient de passer - tiens, le voilà qui va aux toilettes.

- Ce n'est pas Elliott, le journaliste ?

- Si, c'est le rédacteur en chef du Rand Mail. Viens avec moi, Duff.

- Où vas-tu ?

- Faire de la publicité gratuite.

Dufford suivit Sean qui sortit de la salle à manger, traversa le salon et se dirigea vers les toilettes. La porte d'un des W.-C. était fermée. Sean adressa un clin d'ɶil à

Dufford et s'approcha de l'urinoir.

- Le seul espoir qui nous reste, dit-il, c'est que Norman réussisse le miracle en Angleterre, sinon...

Il haussa les épaules. Dufford lui donna la réplique

- C'est trop risqué, je trouve. Moi, je t'assure qu'on devrait vendre. La C.R.C. cotait encore 91 shillings ce matin, ça prouve que rien n'a transpiré. Mais quand ça se saura, tu pourras toujours essayer de les bazarder, tes actions ! Je te dis qu'il faut se tirer de 299

là avant que tout ne s'écroule.

- Non, répliqua Sean. Attendons des nouvelles de Norman d'abord. Je sais que c'est risqué, mais on a quand même des responsabilités vis-à-vis de tous les gars qui travaillent avec nous...

Sean prit Dufford par le bras et l'entraîna vers la sortie. Au moment où il allait passer la porte, il ajouta une dernière touche au tableau

- Si la C.R.C. s'effondre, ça va faire des milliers de types en chômage, tu te rends compte ?

Sean referma la porte derrière lui, et les deux amis sourirent d'un air ravi.

- Tu es un génie, vieux frère, chuchota Dufford.

- Je suis heureux de te dire que je suis pleinement d'accord avec toi, rétorqua Sean sur le même ton.

Le lendemain matin, Sean s'éveilla avec la conviction qu'il allait se passer quelque chose de passionnant. Allongé sur le dos, il savoura d'abord la sensation elle-même avant de rassembler ses esprits : alors il se rappela soudain de quoi il s'agissait, se dressa sur son séant et saisit le journal posé près de son lit sur le plateau du petit déjeuner. Il le déplia vivement et n'eut pas longtemps à chercher. Un gros titre s'étalait sur la première page : La Central Rand consolidée battrait-elle de l'aile ?

Mystérieux voyage de Norman Hradsky. L'article lui-même était un chef-d'œuvre d'habileté journalistique. Rarement Sean avait lu texte plus convaincant, rédigé par quelqu'un qui ne connaissait pas le premier mot de la question. « On pense... ; d'après les milieux généralement bien informés... ; il y a tout lieu de croire... » - tous les clichés s'y trouvaient. Sean enfila à tâtons ses pantoufles, se précipita dans le couloir et entra dans la chambre de Dufford.

Celui-ci monopolisait toutes les couvertures et une grande partie du lit, dont la fille, recroquevillée comme un petit anchois rose, n'occupait que l'extrême bord. Dufford ronflait, et la fille geignait un peu dans son sommeil. Sean chatouilla les lèvres de Dufford avec le pompon de la ceinture de sa robe de chambre. Le nez de ce dernier tressaillit, et ses ronflements moururent en un gargouillis étouffé. La fille se dressa et regarda Sean avec de grands yeux endormis.

- Vite, fuyez, lui cria Sean, voilà les rebelles!

Elle fit un bond et atterrit sur la descente de lit. Elle tremblait de peur. Sean l'examina d'un ɶil critique.

« Une jolie petite pouliche », conclut-il. Il se dit qu'il l'emmènerait faire un petit temps de galop, lorsque Dufford l'aurait ramenée au pâturage.

300

- Du calme, poursuivit-il d'une voix rassurante. Ils sont partis maintenant.

Elle se rendit compte soudain qu'elle était nue, et que Sean avait l'air d'apprécier la chose. Elle essaya en vain de couvrir sa nudité de ses mains. Sean ramassa la robe de chambre de Dufford jetée au pied du lit et la lui tendit.

- Tenez, allez donc prendre un bain, chérie, j'ai à parler à M. Charleywood.

Une fois enveloppée dans la robe de chambre, elle retrouva son sang-froid et dit sévèrement

- J'étais toute nue, monsieur Courtney.

- Je ne m'en serais pas douté, dit poliment Sean.

- Ce n'est pas beau...

- Vous êtes trop modeste. Si, si, je vous donnerais largement la moyenne. Et maintenant, filez, soyez gentille.

Avec un mouvement de tête mutin, elle disparut dans la salle de bains, et Sean reporta toute son attention sur Dufford. Celui-ci, pendant l'entrevue, s'était raccroché avec acharnement aux dernières bribes du sommeil; mais il dut lâcher prise lorsque Sean lui cingla le postérieur avec le journal plié en huit. Comme celle d'une tortue qui sort de sa carapace, la tête de Dufford émergea des couvertures. Sean lui tendit le journal et s'assit sur le rebord du lit. Lentement, le visage de Dufford s'épanouit en un large sourire.

- Tu vas aller trouver le rédacteur en chef, dit alors Sean, et tu vas pousser une gueulante, rien que pour confirmer ses soupçons. Pendant ce temps-là, moi j'irai à la fosse Candy et je ferai fermer les niveaux inférieurs. On se retrouvera à l'ouverture de la Bourse. Surtout, tâche de ne pas balader ce sourire béat à travers la ville. Essaie d'avoir l'air hagard, ça ne devrait pas être tellement difficile...

Lorsque Sean arriva à la Bourse, la foule débordait déjà dans la rue. Mbejane ralentit, et les gens s'écartèrent pour laisser passer le landau. Sean, le front barré, regardait droit devant lui, sourd aux questions qui fusaient autour de lui. Mbejane s'arrêta devant l'entrée principale, et quatre agents de police continrent la populace, pendant que Sean descendait de voiture et franchissait en trombe les doubles portes. Dufford était déjà là, au milieu d'un groupe bruyant de membres et d'agents de change. En apercevant Sean, il lui adressa des gestes frénétiques par-dessus la tête de ses inquisiteurs. Cela suffit pour détourner l'attention vers Sean, et ils se précipitèrent tous sur lui. En un instant, il se trouva entouré d'un cercle de visages inquiets et furieux. Dans la cohue, quelqu'un lui enfonça son chapeau sur les yeux, et un autre lui fit sauter un bouton en l'agrippant par son revers.

301

- Parlez, dites quelque chose, fulmina l'homme en lui postillonnant en pleine figure.

Nous avons le droit de savoir!

Sean brandit sa canne au-dessus de lui et l'abattit sur la tête de l'importun, qui s'effondra dans les bras de ceux qui l'entouraient.

- Arrière, bande d'abrutis! cria-t-il.

Et, sous la menace de sa canne, tantôt de pointe et tantôt de flanc, il les fit reculer à

distance respectueuse.

- Je ferai une déclaration ultérieurement, répondit-il en les regardant d'un ɶil sombre.

En attendant, tenez-vous tranquilles !

Il ajusta son chapeau, arracha le fil qui pendait à sa jaquette et rejoignit Dufford à

grandes enjambées. Les lèvres de ce dernier commencèrent à se retrousser pour un sourire, et Sean l'avertit d'un regard. L'air lugubre, ils pénétrèrent dans le salon privé.

- Comment ça s'est passé de ton côté ? demanda Dufford à mi-voix.

- On ne pouvait pas rêver mieux, répondit Sean, qui se composa un masque tourmenté. J'ai mis des hommes en armes pour garder le niveau 14. Quand la meute va savoir ça, elle se mettra à écumer

- Lorsque tu feras ta déclaration, conseilla Dufford, tâche d'avoir l'air faussement confiant. Si ça continue comme ça, les cours vont tomber à 35 shillings en moins d'une heure!

Cinq minutes avant l'ouverture de la séance, Sean s'installa au fauteuil présidentiel et fit la communication attendue. Dufford l'écouta avec une admiration grandissante. La façon dont Sean s'y prit pour rassurer ses auditeurs et louvoyer entre les écueils était suffisante pour semer la consternation dans le cœur des optimistes les plus invétérés.

Sean termina son exposé et descendit de l'estrade au milieu d'un pesant silence.

La cloche sonna. Les agents de change étaient dispersés au parquet, seuls ou en petits groupes maussades. Une première ouverture fut faite.

- Je vends de la C.R.C.

Mais personne ne se précipita pour acheter. Dix minutes plus tard, le premier cours s'inscrivait à 85 shillings, soit 6 points de moins que le cours de clôture de la veille.

Dufford se pencha vers Sean.

- Il va falloir qu'on vende quelques actions pour faire bouger la cote, sans ça on risque d'attendre longtemps.

302

- Tu as raison, répliqua Sean. On les rachètera plus tard au quart de leur valeur. Mais attendons d'abord qu'ils soient informés de ce qui s'est passé à la fosse Candy.

La nouvelle parvint à la Bourse un peu avant dix heures. La réaction en baisse fut brutale. D'un seul coup, les cours tombèrent à 60 shillings, mais s'y maintinrent ensuite, hésitants, tandis que le parquet alternait entre l'espoir et l'inquiétude.

- C'est le moment de vendre, chuchota Dufford, ils sont à court de valeurs. Si on ne lance pas nos actions sur le marché, la cote va en rester là.

Les mains de Sean se mirent à trembler; il serra les poings et les enfouit dans ses poches. Dufford montrait aussi des signes de nervosité : un muscle de sa joue tressautait spasmodiquement, et ses yeux semblaient soudain plus creux. C'est qu'ils jouaient gros jeu cette fois.

- Pas de zèle. Vendons-en trente mille.

Sous le choc, la cote de la C.R.C. tomba encore pour s'établir à 45 shillings, puis ne bougea plus pendant l'heure qui suivit. Sean était contracté, tendu ; une sueur froide mouillait sa chemise.

- Vendez encore trente mille, ordonna-t-il à son commis.

Le son de sa propre voix lui parut étouffé. Il éteignit son cigare dans le cendrier de cuivre déjà à moitié plein. Ils n'avaient plus besoin de feindre l'inquiétude. Cette fois, la C.R.C. baissa à 40 shillings et la vente de soixante mille actions supplémentaires ne fit tomber la cote que de quelques points.

- Quelqu'un doit les rachèter en sous-main, murmura Sean avec inquiétude.

- On dirait, oui. Je parierais que c'est ce maudit Grec, Efthyvoulos. Il va falloir qu'on arrose encore, si on veut descendre à 35 shillings.

A la clôture, Sean et Dufford avaient vendu les trois quarts de leurs parts, et pourtant le cours de la C.R.C. s'obstinait à ne pas descendre au-dessous de 37 shillings 6

pence. Il était là tout près, fascinant, ce chiffre fatidique de 35 shillings qui déclencherait soudain l'inondation du marché médusé sous un flot d'actions nouvelles. Mais voilà qu'il ne leur restait plus grand-chose en portefeuille pour forcer les cours à baisser d'encore 2 shillings 6 pence...

Après la clôture, Dufford et Sean restèrent effondrés dans leurs fauteuils, brisés, épuisés comme des boxeurs à la fin du quinzième round. Lentement, la salle se vida autour d'eux. Enfin, Sean se pencha vers Dufford et lui mit la main sur l'épaule.

- Tout ira bien, dit-il. Demain, tout ira bien.

303

Ils se regardèrent, chacun puisant des forces nouvelles dans l'encouragement de l'autre. Ils sourirent.

- Viens, rentrons, dit Sean en se levant.

Ce soir-là, Sean alla se coucher de bonne heure, et seul. Bien qu'il se sentît vidé de toute énergie, il fut long à trouver le sommeil, un sommeil d'ailleurs plein de rêves confus et entrecoupé de détentes spasmodiques qui le réveillaient brutalement. Il trouva presque du soulagement à voir poindre l'aube derrière ses fenêtres et se terminer une nuit qui ne lui avait pas apporté le repos. Au petit déjeuner, il se contenta d'une tasse de café, car son estomac, déjà noué par l'énervement et l'appréhension, était incapable d'accepter le steak et les ɶufs qu'on lui avait préparés.

Dufford était aussi énervé et paraissait aussi épuisé que lui. Ils n'échangèrent que quelques mots pendant le repas et restèrent muets tout le long du chemin de Xanadu à

la Bourse.

Comme la veille, la foule débordait tout autour de l'immeuble. Sean et Dufford se frayèrent un chemin vers l'entrée principale et allèrent prendre leurs places dans le salon privé. Sean parcourut du regard le cercle des visages qui les entouraient : partout, les mêmes traces d'inquiétude, les mêmes yeux cernés, la même nervosité

dans les gestes. Jock Heyns bâilla comme un forcené, et Sean, par contagion, en fit autant. En portant la main à sa bouche, il s'aperçut qu'elle tremblait; il la reposa précipitamment sur le bras de son fauteuil et ne la bougea plus. A l'autre bout de la pièce, le regard de Bonzo Barnes rencontra le sien, puis se détourna vivement. A son tour, Barnes laissa échapper un formidable bâillement. C'était la tension nerveuse.

Quelques années plus tard, Sean devait voir des hommes bâiller ainsi en attendant l'aube pour monter à l'assaut de l'artillerie boer.

Dufford se pencha vers lui et brisa le fil de ses pensées.

- Dès l'ouverture, on vend. Il faut essayer de leur flanquer la trouille. D'accord ?

Sean approuva d'un signe de tête.

- Mort instantanée, dit-il.

D'ailleurs, il n'aurait pas pu supporter une autre journée de semblables tortures morales.

- On ne pourrait pas proposer nos actions à 32 shillings 6 et en finir tout de suite ?

demanda-t-il.

Dufford ébaucha un sourire.

- Ce serait cousu de fil blanc. Non, il faut continuer à les proposer au mieux et laisser les cours s'effriter d'eux-mêmes.

304

- Je suppose que tu as raison. Mais ce sont nos dernières cartouches qu'on joue maintenant. Enfin... Si on bazarde tout ce qui nous reste, dès l'ouverture, je ne vois pas comment la cote pourrait tenir le coup...

Dufford hocha la tête et fit signe à leur commis qui attendait à la porte. Lorsque l'homme se trouva près de lui, Dufford lui chuchota

- Vendez cent mille C.R.C. au mieux.

L'autre cligna des yeux comme s'il avait reçu une gifle, mais il griffonna l'ordre sur son calepin et s'éloigna vers la corbeille où se pressaient déjà les courtiers : la cloche allait tinter dans quelques minutes.

- Et si jamais ça ne réussissait pas ? demanda Sean.

Cette boule qu'il avait au creux de l'estomac lui donnait la nausée.

- Ça marchera, murmura Dufford, moins à l'adresse de Sean qu'à lui-même. Il faut que ça marche.

Il crispait les doigts sur le pommeau de sa canne et se mordait l'intérieur des joues pour se forcer à desserrer les dents.

Ils restèrent assis, immobiles, attendant la cloche. Lorsqu'elle retentit, Sean sursauta, puis, gêné, fouilla dans sa poche pour prendre son étui à cigares. La voix de leur commis s'éleva, aiguë:

- Je vends des C.R.C. !

Les transactions commencèrent dans un murmure confus de voix. Par la porte du salon, Sean vit qu'on affichait le premier cours : 37 shillings.

Il tira avec vigueur sur son cigare et se laissa aller en arrière sur son siège pour se forcer à se décontracter. Il essayait de ne pas écouter les doigts de Dufford qui n'arrêtaient pas de tambouriner sur le bras du fauteuil. Le premier chiffre fut effacé, remplacé par un autre : 36 shillings.

Sean exhala une longue bouffée de fumée.

- Ça bouge, murmura-t-il. La main de Dufford se crispa, et ses jointures devinrent toutes blanches.

- 35 !

Enfin, ce nombre insaisissable! Sean entendit Dufford pousser un long soupir.

305

- Regarde bien, vieux frère. Les banques ne vont pas tarder à montrer le bout du nez.

Tiens-toi prêt! 34 shillings 6, afficha-t-on bientôt.

- Maintenant, fit Dufford, les banques devraient entrer en lice. Prépare-toi à devenir riche, vieux frère!

Leur commis revenait de la corbeille.

- J'ai réussi à tout vendre, dit-il en arrivant près d'eux.

- Déjà ? demanda Sean en se dressant vivement.

- Oui, monsieur. En trois fois, je me suis débarrassé du tout. Malheureusement, les dernières ont été vendues à 34 shillings 6.

Sean regarda à nouveau le tableau qui affichait toujours ce même cours.

- Duff, il y a quelque chose qui ne tourne pas rond. Comment se fait-il que les banques ne vendent pas ?

- On les y forcera! fit Dufford d'une voix rauque que Sean ne lui connaissait pas. Il faudra bien qu'ils se décident, tous ces salauds-là ! Il se dressa à demi sur son fauteuil et gronda

- Vendez-en encore cent mille, à 30 shillings pièce! Sous l'effet de la surprise, le visage de l'homme se décomposa.

- Allez, mais allez donc! Qu'est-ce que vous attendez ?

Le commis recula brusquement, puis tourna les talons et se rua vers la corbeille. Sean secoua Dufford par le bras.

- Pour l'amour du Ciel, Duff, es-tu devenu fou ?

- On les aura, murmura Dufford. Il faut que les banques abattent leurs cartes !

- Mais c'est du vent, ces cent mille actions! hurla Sean qui se dressa soudain. Il faut que je l'empêche de vendre!

Il se précipita vers la porte et s'arrêta net : la vente était déjà affichée à 30 shillings.

Sean se fraya un passage parmi la cohue et s'approcha de son commis.

- Ne vendez plus! chuchota-t-il. L'homme parut surpris.

- J'ai déjà tout écoulé, monsieur.

- Les cent mille actions ? La voix de Sean était un mélange d'horreur et d'incrédulité.

- Oui, monsieur, quelqu'un a tout acheté d'un coup.

Sean revint vers le salon. Il marchait dans une espèce de brouillard.

- Tout est vendu, fit-il en s'effondrant dans son fauteuil. Il ne semblait pas encore y croire.

306

- Il faut qu'elles y passent, ces maudites banques, murmura Dufford à nouveau.

Sean, inquiet, se tourna vers Dufford : la sueur perlait à son front et ses yeux avaient un éclat anormal.

- Duff, pour l'amour du ciel, calme-toi.

Sean sentait tous les regards braqués sur eux. Il se retourna le visage de tous ces gens lui semblait énorme, et le murmure de leurs voix résonnait étrangement dans sa tête.

C'était bizarre on eût dit que tout se passait au ralenti, comme dans un mauvais rêve.

Il regarda le tableau d'affichage où le cours de 30 shillings continuait à s'étaler en face des trois lettres C.R.C. Que faisaient donc les banques ? Pourquoi ne vendaient-elles pas ?

- On va les y forcer, ces salauds-là, dit encore Dufford.

Sean voulait lui répondre, mais les mots ne venaient pas. Il jeta un coup d'ɶil vers le parquet et sut que tout cela n'était en effet qu'un mauvais rêve, car voilà que Hradsky et Max arrivaient à leur tour. La foule se précipitait vers eux, mais Hradsky, tout souriant, levait les mains comme pour repousser d'avance les questions.

Hradsky entra dans le salon et prit sa place près de la cheminée: il s'affala dans son fauteuil, ses épaules s'affaissèrent et son gilet se tendit sur son ventre énorme. Il souriait toujours, et ce sourire était quelque chose d'effrayant et de fascinant à la fois Sean en avait la chair de poule, et Dufford, à côté de lui, semblait frappé de stupeur.

Max échangea quelques mots avec Hradsky, puis se leva et traversa la pièce pour venir jusqu'à eux.

- On m'informe que vous vous êtes engagés à vendre à M. Hradsky cinq cent mille actions à un taux moyen de 36 shillings.

Les paupières de Max se fermèrent tristement et ses cils vinrent lui effleurer les joues.

- Vous n'ignorez pas que la C.R.C. a émis au total un million d'actions. Au cours des deux derniers jours, M. Hradsky a pu acheter par ailleurs soixante-quinze mille parts en plus des vôtres. Cela lui fait donc en tout près de six cent mille actions dans la C.R.C. Il semble donc que vous ayez vendu des actions inexistantes. M. Hradsky craint que vous n'éprouviez quelque difficulté à remplir votre contrat.

Sean et Dufford n'avaient pas cessé une seconde de le regarder. Il s'apprêtait à les quitter, lorsque Dufford réussit à arti-culer

- Mais les banques... Pourquoi les banques n'ont-elles pas vendu ? Max arbora un petit sourire lugubre.

307

- Le jour de son arrivée à Port-Natal, M. Hradsky a viré les disponibilités qu'il possédait là-bas à ses différents comptes de Johannesburg, afin de résorber ses découverts. Ensuite, il vous a envoyé le télégramme, et il est revenu immédiatement.

Nous sommes arrivés voilà une heure.

- Mais... mais tu nous as menti! Tu nous as trahis! Max inclina la tête.

- Monsieur Charleywood, je ne discute pas de morale avec quelqu'un qui ne connaît même pas le sens de ce mot.

Il revint auprès de Hradsky. Tout le monde, dans le salon, avait entendu la conversation. Tandis que Dufford et Sean restaient écroulés au milieu des ruines de leur fortune, il se produisit une ruée vers la corbeille, chacun voulant acheter des C.R.C. En cinq minutes, les cours étaient remontés à 90 shillings et continuaient en hausse. Lorsque la cote atteignit 100 shillings, Sean toucha le bras de Dufford.

- Allons-nous-en.

Ils se levèrent en même temps et se dirigèrent vers la porte. Quand ils passèrent devant lui, M. Hradsky dit

- Eh oui, monsieur Charleywood, on ne peut pas toujours gagner...

Il prononça très distinctement sa phrase, en accrochant seulement un peu sur les « p »

- il avait toujours eu maille à partir avec les « p ».

Dufford s'arrêta, se tourna vers Hradsky, puis remua les lèvres, cherchant désespérément une réplique qui ne vint pas. Ses épaules s'affaissèrent. Il secoua la tête et s'éloigna. Il trébucha en sortant du salon, mais Sean le soutint et le guida parmi la cohue des agents de change qui ne firent d'ailleurs absolument pas attention à eux.

Ballottés, bousculés, ils se retrouvèrent sur le trottoir. Sean fit signe à Mbejane qui approcha la voiture. Ils y grimpèrent et s'éloignèrent vers Xanadu.

- Donne-moi à boire, Sean, demanda Dufford lorsqu'ils entrèrent au salon.

Son visage était grisâtre, comme ratatiné. Sean remplit à demi deux gobelets de cognac et en apporta un à Dufford, qui but d'un trait et resta immobile à contempler son verre vide.

- Je suis désolé. J'ai perdu la tête. J'ai cru que nous pourrions racheter ces actions pour trois fois rien, une fois que les banques auraient commencé à vendre.

- Peu importe, dit Sean d'une voix lasse. On a été ratissés avant, c'est tout. Mais bon sang, on s'est bien fait posséder!

308

- On ne pouvait pas savoir. C'était si diabolique, on n'aurait jamais pu deviner, pas vrai, Sean ?

Dufford se cherchait des excuses. Sean enleva ses chaussures d'un coup de talon et déboutonna son col.

- Le soir du rendez-vous près de la mine... J'aurais mis ma main au feu que Max disait la vérité.

Sean s'enfonça dans son fauteuil et agita son cognac d'un geste circulaire de la main.

- Mon Dieu, comme ils ont dû rire en nous voyant foncer dans le piège la tête la première!

- Mais rien n'est fini, hein, Sean, rien n'est fini ?

Dufford semblait le supplier de lui tendre la perche, de lui offrir un dernier espoir auquel se raccrocher.

- On s'en sortira, tu sais. On mettra de côté de quoi repartir, et on recommencera, pas vrai, Sean ?

- Bien sûr, dit Sean avec un sourire brutal. Tu peux retrouver du boulot à la taverne, ils ont besoin de quelqu'un pour nettoyer les crachoirs. Et moi, je jouerai du piano à

l'Opéra.

- Mais... Mais, il nous reste quelque chose. Deux mille livres au moins. Et puis on peut vendre Xanadu.

- Ne te berce pas d'illusions, Duff. Cette maison appartient à Hradsky maintenant.

Tout lui appartient.

D'un geste vif, Sean avala le reste de son cognac, puis se leva et s'approcha du meuble-bar.

- Je vais t'expliquer. Nous devons à Hradsky cent mille actions qui n'existent pas. La seule façon de nous en tirer, c'est de les lui acheter d'abord, et il peut fixer le prix qui lui plaira. Non, Duff, nous sommes fichus, tu entends ? Fichus! Ratissés! Liquidés !

Sean se servit un cognac et en renversa un peu sur le meuble.

- Tu veux un autre cognac ? Profites-en ! C'est celui de Hradsky maintenant!

Sean désigna d'un geste large le riche mobilier et les lourds rideaux.

- Jette un dernier regard sur notre ancien empire. Demain, le shérif viendra faire une saisie-arrêt, et tout cela sera transféré à son légitime propriétaire, M. Norman Hradsky, selon le processus légal. Sean, qui revenait vers son fauteuil, s'arrêta net.

- Le processus légal, répéta-t-il doucement. Je me demande... Oui, ça pourrait marcher. Dufford se dressa, plein d'une ardeur soudaine.

- Tu as une idée ?

Sean fit un signe de tête.

- Une moitié d'idée, tout au plus. Ecoute, Duff, si j'arrive à récupérer deux mille livres sterling de toute cette affaire, es-tu d'accord pour qu'on quitte le pays ?

- Pour aller où ?

- Quand je t'ai rencontré, j'allais vers le nord. Pourquoi ne pas continuer dans la même direction ? On dit qu'au-delà du Limpopo ceux qui savent chercher trouvent de l'ivoire et de l'or.

- Mais pourquoi ne pas rester ici ? On pourrait faire des coups en Bourse.

Dufford avait l'air hésitant, apeuré presque.

- Bon sang, tu ne comprends donc pas qu'on est fichus ici ? Jouer à la Bourse quand on paie soi-même les musiciens et qu'on choisit son morceau, d'accord - mais avec mille malheureuses livres sterling, on en serait réduits à se battre avec les autres pour ramasser les miettes sous la table de Hradsky. Non, il faut s'en aller d'ici et recommencer de zéro. Nous partirons vers le nord, nous chasserons l'ivoire et nous chercherons un nouveau filon. Avec deux chariots, nous pouvons refaire fortune. Je parie que tu as oublié ce qu'on éprouve quand on est à cheval et qu'on tient un fusil quand le vent fouette le visage, et qu'il n'existe pas une seule putain ni un seul agent de change à cinq cents kilomètres à la ronde.

- Mais il faudrait donc abandonner tout ? gémit Dufford.

- Dieu miséricordieux! Es-tu aveugle, Duff, ou simplement idiot ? On ne possède rien, alors comment pourrait-on abandonner quelque chose qu'on n'a pas ? Je vais voir Hradsky et essayer de lui proposer un marché. Tu viens avec moi ?

Dufford le regarda sans le voir. Ses lèvres tremblaient, sa tête remuait doucement : il comprenait enfin dans quelle situation ils se trouvaient, et le choc le laissait abasourdi. Plus haute est la faveur et plus rude est la chute.

- Très bien, fit Sean. Attends-moi là, alors.

L'appartement de Hradsky était encombré de monde. Tous ces gens bavardaient et riaient, et Sean reconnut parmi eux les courtisans qui, naguère encore, avaient entouré

le trône où Dufford et lui siégeaient. Le roi est mort, vive le roi! Ils aperçurent Sean figé sur le seuil; les conversations et les rires se turent. Max fit deux pas vers le bureau, ouvrit le tiroir du haut et y plongea la main. Un à un, les courtisans prirent leur canne et leur chapeau et sortirent précipitamment. Quelques-uns murmuraient un 310

salut gêné en passant auprès de Sean. Bientôt ils ne furent que trois : Sean, toujours debout sur le seuil de la pièce, Max, dont la main n'avait pas quitté le tiroir, et Hradsky, assis dans son fauteuil près de la cheminée, qui observait la scène de ses yeux jaunes à moitié cachés derrière ses paupières.

- Vous ne m'invitez pas à entrer, Max ? demanda Sean. Max jeta un rapide regard vers Hradsky, vit son imperceptible signe de tête et se tourna à nouveau vers Sean.

- Entrez, je vous prie, monsieur Courtney. Sean referma la porte derrière lui.

- Laissez donc ce pistolet tranquille, Max, la partie est terminée.

- Et le score en notre faveur, n'est-ce pas, monsieur Courtney ?

Sean approuva d'un signe de tête.

- Oui, vous avez gagné. Nous sommes prêts à vous céder toutes les actions de la C.R.C. que nous détenons.

Max secoua la tête d'un air triste.

- Je crains que ce ne soit pas aussi simple que cela. Vous vous êtes engagés à nous vendre un certain nombre d'actions, et nous tenons à ce que vous respectiez ces conditions.

- Où nous suggérez-vous d'acquérir ces titres ? demanda Sean.

- Vous pourriez en acheter en Bourse.

- Acheter les vôtres ? Max haussa les épaules mais ne répondit pas.

- Vous tenez à retourner le couteau dans la plaie, si je comprends bien.

- Vous vous exprimez de façon fort poétique, monsieur Courtney.

- Avez-vous envisagé ce qu'il adviendrait au cas où vous nous acculeriez à la banqueroute ?

- Je vous avoue franchement que les conséquences d'une telle éventualité ne nous concernent pas.

Sean sourit.

- Ce n'est pas très aimable, ce que vous me dites là, Max. Mais je parlais de votre point de vue et non du mien. Mise sous séquestre, convocation des créanciers... Soyez assurés que le liquidateur appointé sera un membre du Volksraad¹ ou quelqu'un de ses proches. Il y aura des actions en justice, des délais, des jugements exécutoires, des ventes forcées, des frais à payer.

Un liquidateur doué d'un peu de bon sens fera traîner l'affaire trois ou quatre ans pour continuer à toucher ses commissions le plus longtemps possible. Avez-vous songé à

1. « Conseil du peuple », c'est-à-dire une sorte d'Assemblée nationale.

(N d. T.)

311

cela, Max ?

Il n'avait pas dû y songer, car il cligna soudain des paupières et jeta vers Hradsky un regard inquiet qui réconforta un peu Sean.

- Voici donc ce que je vous suggère : nous tirons dix mille livres à la banque, et vous nous laissez prendre nos chevaux et toutes nos affaires personnelles. En échange, nous vous cédons tout le reste, actions, comptes bancaires, biens meubles et immeubles, tout. Vous n'en récupérerez jamais autant si vous nous acculez à la banqueroute.

Hradsky adressa à Max un message selon leur code facial habituel, et Max traduisit

- Je vous demanderai de bien vouloir attendre dehors pendant que nous discuterons votre offre.

- Je vais prendre quelque chose au bar, fit Sean. Il tira sa montre de son gousset.

- Vingt minutes, cela ira-t-il ?

-Ce sera amplement suffisant; merci, monsieur Courtney.

Sean descendit donc et but tout seul, bien que le bar fût loin d'être désert. Il ne recherchait pas spécialement la solitude, mais il arborait le pavillon de la déconfiture et on le mettait en quarantaine. Personne ne jeta un regard vers lui, et les conversations évitèrent soigneusement de prononcer son nom ou de faire allusion aux événements récents. Tandis qu'il attendait ainsi que les vingt minutes fussent écoulées, il s'amusa à imaginer les réactions de ses anciens amis s'il s'avisait soudain de leur demander de lui prêter de l'argent. Cela contribua à adoucir un peu la morsure de l'humiliation, mais la douleur restait cependant bien cuisante.

Il regarda de nouveau sa montre : les vingt minutes étaient écoulées. Sean longea le comptoir et se dirigea vers la porte. Jock et Trevor Heyns le virent arriver du coin de 1'ɶil, se détournèrent brusquement et s'absorbèrent soudain dans la contemplation des bouteilles alignées sur les étagères derrière le bar. Sean s'arrêta à la hauteur de Jock et toussota avec déférence.

- Jock, peux-tu m'accorder une minute ? Jock se retourna lentement.

- Ah, Sean ! Oui, qu'y a-t-il ?

- Duff et moi nous quittons le Rand. J'ai quelque chose pour toi, quelque chose qui sera un souvenir de nous. Je sais que Duff est d'accord pour te le donner.

Jock, gêné, s'empourpra.

- C'est inutile, dit-il. Il s'apprêta à se réinstaller devant son verre.

- Je t'en prie, Jock.

- Oh, bon, bon, répliqua l'autre d'une voix irritée. Qu'est-ce que c'est ?

- Ceci, répondit Sean.

Et il fit un pas en avant, en mettant dans son poing tout le poids de son corps. Le 312

grand nez violacé de Jock constituait une cible idéale. Bien que Sean fût à court d'entraînement et qu'il eût mieux fait autrefois, le coup suffit pour envoyer Jock exécuter un spectaculaire saut périlleux arrière par-dessus le comptoir. D'un air rêveur, Sean prit le verre de Jock et le vida sur la tête de Trevor.

- La prochaine fois qu'on se rencontrera, tâche de sourire et de me dire bonjour poliment, dit-il à Trevor. En attendant... tiens-toi à carreau.

Il se sentait de meilleure humeur en remontant chez Hradsky. Ils l'attendaient.

- Le mot de passe, Max, fit Sean d'un ton presque guilleret.

- M. Hradsky a très généreusement...

- Combien ? coupa Sean.

- M. Hradsky vous autorise à emporter quinze cents livres et vos affaires personnelles. En contrepartie vous vous engagerez, vous et M. Charleywood, à ne pas fonder de nouvelles entreprises au Witwatersrand d'ici à trois ans.

- Il n'y a pas de danger! s'exclama Sean. Disons deux mille livres et l'affaire est conclue.

- Notre offre est à prendre ou à laisser.

Sean vit bien qu'il n'y avait rien à faire : ce n'était pas un marché qu'ils proposaient, mais un jugement qu'ils rendaient.

- Très bien, j'accepte.

- M. Hradsky a convoqué son homme de loi pour rédiger la convention. Cela vous ennuie-t-il d'attendre, monsieur Courtney ?

- Pas du tout, Max. Vous oubliez que je vis de mes rentes, maintenant.

Sean, en rentrant à Xanadu, trouva Dufford assis dans le fauteuil où il l'avait laissé; il serrait dans sa main une bouteille vide et paraissait inconscient. Il avait renversé du cognac sur le devant de son gilet, dont trois boutons étaient défaits. Pelotonné

dans le grand fauteuil, il paraissait plus petit, et ses cheveux ondulés qui pendaient sur son front adoucissaient un peu les contours anguleux de son visage. Sean détacha les doigts de Dufford du goulot de la bouteille, et celui-ci se mit à s'agiter, à

marmonner et à secouer la tête.

- C'est l'heure d'aller se coucher pour les petits garçons, fit Sean.

Il extirpa Dufford de son fauteuil et le souleva sur son épaule. Dufford vomit copieusement.

- Bravo, montre un peu à Hradsky le cas que tu fais de sa saleté de tapis. Vas-y 313

encore, mais pas sur mes chaussures.

Dufford ne se fit pas prier. En ricanant, Sean le porta jusqu'au premier étage. Sur le palier, il s'arrêta pour reprendre haleine.

Tenant toujours Dufford sur son épaule, Sean chercha à analyser ses propres sentiments. Bon sang, il se sentait heureux : n'était-ce pas ridicule au milieu d'un pareil désastre ? Continuant à s'interroger, il porta Dufford dans sa chambre, le déposa sur son lit et le déshabilla, puis le roula sous les couvertures et déposa près du lit une cuvette émaillée.

- Tu pourrais en avoir besoin... Dors bien. Demain, nous avons une longue route à

faire.

Il revint sur le palier et s'arrêta à nouveau. Son regard parcourut la courbe majestueuse de l'escalier de marbre pour finir sur la splendeur du hall d'entrée. Il allait quitter toutes ces merveilles, et il n'y avait pas là de quoi se réjouir. Pourtant, il éclata de rire. Peut-être était-ce parce qu'il avait d'abord cru à une annihilation totale et qu'au dernier moment, en évitant le pire, il transformait sa défaite en victoire. Une pathétique petite victoire, certes, mais au moins ils n'étaient pas plus mal en point maintenant que lors de leur arrivée au Rand. Etait-ce là la seule raison ?

En y réfléchissant, Sean comprit qu'il y avait autre chose encore. Il ressentait comme un soulagement, en même temps que l'appel de l'inconnu : ils allaient repartir à

l'aventure, vers le nord - vers de nouveaux paysages.

- Pas une putain ni un agent de change à cinq cents kilomètres à la ronde! dit tout haut Sean, et il sourit.

Il renonça à trouver des mots pour exprimer ce qu'il ressentait. Les émotions étaient tellement insaisissables : lorsqu'on croyait les avoir cernées, elles changeaient de forme, et le réseau de mots dont on s'apprêtait à les envelopper ne servait plus à rien.

Il fallait les accepter telles quelles sans chercher à les analyser, à les comprendre.

Il descendit, traversa les cuisines et se retrouva près des écuries.

- Mbejane ! cria-t-il. Où es-tu, bon sang ?

Dans le pavillon des domestiques, un tabouret fut renversé, et la porte s'ouvrit brusquement.

- Nkosi... Qu'y a-t-il ? Les appels pressants de Sean avaient inquiété Mbejane.

- Quels sont les six meilleurs chevaux que nous ayons ? Mbejane les nomma, sans chercher à cacher sa curiosité.

- Ils sont tous immunisés contre la nagana¹ ?

1. La nagana est la maladie du sommeil. L'immunisation consistait à

exposer les bêtes à la morsure de la tsé-tsé. Celles qui en réchappaient devenaient réfractaires à la maladie. (Note de l'auteur.)

- Tous, Nkosi.

- Bien. Qu'ils soient prêts demain avant l'aube. Deux sellés, les autres porteront les bagages.

Mbejane sourit.

- Serait-ce que nous partons à la chasse, Nkosi ?

- Cela se pourrait, répondit Sean.

- Combien de temps resterons-nous partis, Nkosi ?

- Pour très longtemps, Mbejane, pour toujours peut-être. Prends congé de tes femmes, emporte ton kaross et tes sagaies, et nous verrons où la route nous mène.

Sean retourna dans sa chambre. Il lui fallut une demi-heure pour préparer ses bagages. Les vêtements qu'il renonçait à emporter s'entassaient peu à peu au centre de la pièce; il fourra le reste dans deux valises de cuir. Au fond d'un des placards, il découvrit son vieux manteau de peau de mouton et le jeta sur une chaise à côté de ses culottes de cuir et de son grand sombrero, prêts pour le lendemain matin. Dans le bureau, il fit son choix au râtelier; laissant de côté les armes à canons jumelés, trop luxueuses, et les calibres peu usités, il prit deux fusils de chasse et quatre Mannlicher¹.

Puis il alla dire au revoir à Candy. Elle se trouvait chez elle et lui ouvrit aussitôt.

- Tu es au courant ? demanda-t-il.

- Oui, toute la ville le sait. Oh! Sean, je suis tellement désolée. Entre, je t'en prie.

Elle lui tint la porte.

- Comment va Duff ?

- Ça ira mieux demain. Pour l'instant, il est fin soûl et il dort.

- Je vais aller le retrouver, dit-elle vivement. Il va avoir besoin de moi maintenant.

Pour toute réponse, Sean haussa les sourcils et la regarda bien en face. Elle finit par baisser les yeux.

- Non, bien sûr, tu as raison. Plus tard, peut-être, quand il se sera un peu remis du choc.

Elle releva la tête et sourit à Sean.

- Tu veux boire quelque chose ? Cela a dû être terrible pour toi aussi...

Elle alla au bar. Sa robe bleue lui moulait les hanches et laissait entrevoir la naissance de ses seins. Sean la regarda tandis qu'elle lui versait à boire et revenait vers lui.

1. Fusil de guerre de fabrication autrichienne. (NA.T.) 315

« Elle est ravissante », songea-t-il.

- A notre prochaine rencontre, Candy, lança-t-il en levant son verre.

Les yeux bleus de Candy s'agrandirent soudain.

- Je ne comprends pas. Pourquoi dis-tu cela ?

- Nous partons, Candy. Nous partons demain matin à l'aube.

- Oh, non, Sean. Tu dis cela pour rire ? Mais elle savait bien qu'il ne plaisantait pas.

Ils ne trouvèrent plus grand-chose à se dire. Sean but, se leva et l'embrassa.

- Sois heureuse. C'est un ordre.

- J'essaierai. Reviens vite.

- Seulement si tu me promets de m'épouser, répondit-il en souriant.

Elle le saisit par la barbe et lui secoua la tête d'un côté et de l'autre.

- Va-t-en avant que je ne te l'arrache!

Il la quitta très vite, car il savait qu'elle allait pleurer et préférait ne pas voir cela.

Le lendemain matin, Dufford fit ses paquets sous la direction de Sean. Il suivit ses instructions avec une soumission un peu hébétée, ne répondant aux questions de Sean que pour se retrancher ensuite dans une carapace de silence. Lorsqu'il eut terminé, Sean lui fit ramasser ses sacs de voyage et descendit avec lui dans la cour, où les chevaux attendaient déjà dans la pénombre glacée du petit matin. En apercevant quatre silhouettes à côté des chevaux, Sean hésita.

- Mbejane ! appela-t-il. Qui sont ces gens-là ?

Les quatre hommes s'avancèrent dans la lumière qui émanait du couloir. Sean gloussa de satisfaction.

- Mbejane, je te vois. Hlubi à la noble panse! Nonga ! Et c'est bien toi, Kandhla ?

Ces hommes avaient travaillé à ses côtés dans les tranchées de la fosse Candy, découvert avec lui le premier filon, mis en fuite les assaillants de leur concession.

Heureux qu'il les eût reconnus - car bien des années s'étaient écoulées -, ils se serraient autour de lui, souriant de toutes leurs dents comme seuls savent le faire les Zoulous.

- Bande de filous, qu'est-ce qui vous prend de venir ici à une heure pareille ?

Hlubi répondit pour eux tous.

316

- Nkosi, nous avons entendu parler d'un trek, et nos pieds nous démangent. Nous avons entendu parler d'une chasse, et nous ne trouvons pas le sommeil.

- Je n'ai pas d'argent pour vous payer, fit Sean d'un ton bourru pour cacher son émotion.

- Nous n'avons pas parlé d'argent, répondit Hlubi avec dignité.

Sean hocha la tête : c'était la réponse qu'il attendait. Il s'éclaircit la gorge et poursuivit

- Vous viendriez avec moi, sachant que j'ai le tagathi ? C'était le mot zoulou pour désigner le mauvais ɶil.

- Vous me suivriez quand même, sachant que je laisse derrière moi un sillage de mort et de tristesse ?

- Nkosi, répondit gravement Hlubi, quand le lion part en chasse, c'est la mort qui l'accompagne, et pourtant il y a toujours à manger pour ceux qui le suivent.

xxx

Troisieme partie

LE VELD

Ils restèrent cinq jours à Pretoria, le temps d'acheter des chariots et des bɶufs. Le matin du sixième jour, ils quittèrent la ville et repartirent vers le nord par la route des chasseurs. Les chariots s'étiraient en colonne, escortés par les Zoulous et par une douzaine de nouveaux serviteurs que Sean avait engagés.

Derrière eux galopait un troupeau de gamins, blancs et noirs, et de chiens errants. Les hommes leur criaient bonne chance et les femmes, depuis les vérandas, leur faisaient des signes de la main. Et puis la ville fut loin et ils s'engagèrent dans le veld, encore suivis par une douzaine de chiens bâtards plus audacieux que les autres.

Le premier jour, ils parcoururent vingt-cinq kilomètres et campèrent auprès d'une petite rivière, à proximité d'un gué. Sean avait mal au dos et aux jambes : cela faisait cinq ans qu'il n'était pas resté une journée entière à cheval. Ils burent un peu de cognac et mangèrent des steaks grillés sur des braises, puis ils laissèrent mourir le feu et contemplèrent la nuit. Le ciel ressemblait à un rideau mitraillé : les étoiles brillaient par les trous de l'étoffe. Les voix des serviteurs bourdonnaient dans l'ombre et composaient un fond sonore sur lequel se détachait de temps à autre le cri lugubre d'un chacal. Ils ne tardèrent pas à regagner le chariot qui leur servait de roulotte.

Malgré la dureté du matelas de paille et le contact rugueux des couvertures - ah, les draps de soie de Xanadu ! -, Sean ne fut pas long à s'endormir.

Ils repartirent de bonne heure le lendemain matin et couvrirent trente kilomètres 318

avant la nuit et trente encore le jour suivant. Dans le Rand, Sean avait pris l'habitude de « foncer »: chaque minute, alors, était vitale, et la perte d'une journée de travail équivalait à une catastrophe. Cette habitude, il l'avait conservée, et il entraînait la caravane vers le nord avec la même ardeur que celle qu'il mettait autrefois à exhorter ses hommes à creuser la tranchée, à la rencontre du filon maître.

Et puis, un matin à l'aube, alors qu'ils attelaient les bœufs, Mbejane lui demanda

- Est-ce qu'on poursuit quelqu'un, Nkosi ?

- Non. Pourquoi demandes-tu ça?

- Quand on va vite, c'est qu'il y a une raison. Je me demandais pourquoi tant de hâte.

- C'est parce que...

Sean s'interrompit, sembla chercher autour de lui une raison valable, puis s'éclaircit la gorge et se gratta le nez.

- Tu les dételleras une heure avant que le soleil ne soit en haut de sa course, dit-il brusquement.

Et il se dirigea vers son cheval.

Ce jour-là, Dufford et lui prirent les devants et laissèrent la colonne à deux ou trois kilomètres derrière eux. Puis, au lieu de rester sur la piste ou de revenir vers la caravane, Sean proposa:

- Si nous allions jusqu'à ce kopje, là-bas ? On pourrait laisser les chevaux en bas et grimper jusqu'au sommet.

- Pour quoi faire ? demanda Dufford.

- Comme ça, pour rien. Allons, viens.

Ils entravèrent leurs chevaux et se mirent à escalader le kopje, sautant de rocher en rocher au milieu de l'enchevêtrement des troncs. Lorsqu'ils arrivèrent en haut, ils ruisselaient de sueur et étaient hors d'haleine. Ils découvrirent un coin d'ombre, avec une roche plate sur laquelle on pouvait s'asseoir. Sean offrit un manille à Dufford et, en fumant, ils contemplèrent le paysage qui s'étalait à leurs pieds.

Ici la savane des hauts plateaux se mêlait déjà aux forêts et au relief plus tourmenté

du bush. Là, des vleis vastes comme des champs de blé se terminaient brusquement au pied d'une colline, à moins qu'ils ne fussent bordés par de grands arbres épars.

De la hauteur à laquelle ils se trouvaient, Dufford et Sean pouvaient suivre à la trace le cours des rivières souterraines, car là où elles passaient les arbres étaient plus verts et plus élevés. Partout ailleurs, régnait la couleur de l'Afrique - le brun, mille nuances différentes de brun : de l'herbe brun clair sur le brun rouge du sol, des troncs tordus, couleur de chocolat, agitant au vent leurs feuilles brunes. Parmi les arbres et sur les pentes dénudées des collines brunes, des troupeaux de springboks paissaient, 319

mouvantes masses brunes, et la terre brune s'étendait à perte de vue, inviolée par l'homme, noble et paisible dans son immensité.

- Je me sens tout petit, fit Dufford, mais en même temps il me semble que je suis en sécurité... Comme si personne ne pouvait me retrouver ici. Il eut un rire gêné.

- Je comprends ce que tu veux dire, répondit Sean.

Pour la première fois depuis leur départ du Rand, le visage de Dufford paraissait détendu. Ils se sourirent et s'adossèrent au rocher. Très loin, à leurs pieds, Mbejane avait rangé les chariots en cercle pour former un laager¹, tandis que les bêtes, détachées, paissaient alentour. Le soleil descendit vers l'horizon. Les ombres s'allongèrent.

Ils retournèrent vers leurs chevaux.

Cette nuit-là, ils veillèrent plus longtemps près du feu, et s'ils parlèrent peu ils retrouvèrent la vieille amitié qui les unissait. Ils avaient découvert un nouveau filon, qui recelait ces deux trésors: l'espace et le temps. Il existait là plus qu'il n'en fallait à

un homme pour vivre une douzaine de vies. De l'espace pour galoper à cheval, pour tirer au fusil, un espace que le soleil et le vent, l'herbe et les arbres ne remplissaient pas tout entier. Il y avait aussi le temps : c'était ici qu'il prenait sa source, ce fleuve sans cesse changeant et cependant immuable. On pouvait y puiser sans jamais le tarir.

Le temps était rythmé par les saisons, mais non point limité par elles, car l'été qui se refusait encore à céder sa place à l'automne restait le même que celui qui flamboyait, un millier d'années plus tôt, le même que celui qui brillerait encore dans un autre millier d'années. Face à l'immensité de l'espace et du temps, toute lutte semblait futile.

Désormais, leur vie suivit le rythme paisible des roues de leurs chariots. Les yeux de Sean, si longtemps fixés droit devant lui, s'ouvraient aussi à ce qui l'entourait. Chaque matin, Dufford et lui quittaient la caravane pour vagabonder en brousse. Parfois ils passaient la journée à laver à la batée les sables d'un ruisseau, parfois ils suivaient les traces d'un éléphant. Mais le plus souvent ils se contentaient de galoper ensemble, de bavarder, ou bien de se tenir à l'affût des troupeaux de bêtes sauvages, dont le nombre augmentait à mesure qu'il remontaient vers le nord. Ils tuaient juste de quoi se nourrir, eux, leurs serviteurs et leurs chiens - cette meute qui les suivait depuis Pretoria. Ils dépassèrent la petite colonie boer de Pietersburg, et bientôt le Zoutpansberg se dressa à l'horizon, avec ses flancs sombres et abrupts couverts de végétation tropicale. Là, au pied de la montagne, ils passèrent une semaine à Louis Trichardt, le poste le plus septentrional où se fussent installés des hommes blancs.

Ils conversèrent avec des Boers qui avaient chassé au nord des montagnes, au-delà du Limpopo.

1. C'est le camp rond des Boers, formé précisément par les chariots disposés en cercle. (Nd.T.)

320

C'étaient des hommes rudes, solides, taciturnes, avec une peau tannée, une barbe tachée de tabac et, dans leurs yeux clairs, toute la paix de la brousse. Ils s'exprimaient posément, avec courtoisie, et Sean décelait sous leurs mots simples un grand amour des animaux qu'ils chassaient et de la terre où ils vivaient. Ils étaient différents des Afrikander du Natal et de ceux que Sean avait rencontrés au Witwatersrand, et il conçut pour eux un respect qui ne cessa de grandir, même lorsque, bien des années plus tard, il les combattit.

xxx

On ne pouvait pas franchir la montagne, lui dirent-ils, mais la contourner. Le passage ouest longeait l'extrémité du désert du Kalahari; la terre y était hostile, car les roues des chariots s'enfonçaient dans le sable, et les points d'eau se faisaient de plus en plus rares. Vers l'est s'étendaient au contraire de riches forêts, bien arrosées, au gibier abondant : un pays plat, plus chaud à mesure qu'on se rapprochait de la côte, un vrai pays à éléphants.

Dufford et Sean prirent donc par l'est et, restant toujours à vue des montagnes, s'engagèrent dans la solitude.

Au bout d'une semaine, ils rencontrèrent les traces du passage des éléphants : des arbres brisés dépouillés de leur écorce. Bien que la piste datât sans doute de plusieurs mois - les arbres étaient totalement desséchés -, Sean ressentit un frisson d'excitation et, cette nuit-là, passa une heure à nettoyer et à huiler les fusils. La forêt s'épaississait, et les chariots devaient maintenant serpenter entre les arbres. Mais il y avait aussi des clairières, de larges vleis herbeux où les buffles paissaient tranquillement comme des troupeaux dans un pré, tandis que les pique-bɶufs blancs voletaient en piaillant autour d'eux. De nombreux cours d'eau arrosaient la région, aussi charmants et aussi limpides qu'un ruisseau à truites écossais, mais dont l'eau était tiède, et les rives encombrées de broussailles. Le gibier se rencontrait le long de ces rivières, en forêt comme en clairière : impalas bondissant à la première alerte, leurs longues cornes rejetées en arrière; koudous aux doux yeux et aux grandes oreilles; égocères noirs au poitrail blanc dont les cornes étaient recourbées comme un sabre d'abordage ; zèbres 321

trottant avec dignité comme des poneys grassouillets ; et autour d'eux gambadaient leurs compagnons : les gnous, les kobs, les nyalas, les hippotragues et - enfin - les éléphants.

Sean et Mbejane, partis en éclaireurs en avant de la colonne, découvrirent soudain les foulées. Elles étaient toutes fraîches, si fraîches que la sève suintait encore d'un mahobahoba dont l'écorce avait été arrachée d'un coup de défense et laissait voir la blancheur du bois.

- Trois mâles, dit Mbejane, dont un très gros.

- Attends ici.

Sean partit au galop pour rejoindre la colonne. Dufford était allongé sur le siège du cocher, dans le premier chariot. Les mains derrière la tête, le chapeau sur la figure, il se laissait bercer au rythme de la marche.

- Des éléphants, Duff ! hurla Sean. A une heure d'ici. En selle, vieux!

Dufford fut prêt en cinq minutes. Mbejane les attendait. Il avait déjà commencé à

repérer les traces sur quelque distance. Sean et Dufford le suivirent, chevauchant botte à botte.

- Tu as déjà chassé l'éléphant, vieux frère ? demanda Dufford.

- Jamais! dit Sean.

- Nom d'un chien! s'exclama Dufford qui parut inquiet. Moi qui pensais que tu étais un expert... Je crois que je vais retourner continuer ma sieste. Tu m'appelleras quand tu auras un peu plus d'expérience.

- Ne t'en fais pas, répondit Sean avec un rire un peu tendu. Je suis très au courant: quand j'étais petit, on me lisait des histoires d'éléphants pour m'endormir.

- Ça me rassure, murmura Dufford d'un ton sarcastique. Mbejane jeta un coup d'ɶil vers eux par-dessus son épaule, sans chercher à dissimuler son irritation.

- Nkosi, ce n'est pas prudent de parler, nous sommes tout près d'eux maintenant.

Ils suivirent donc en silence les larges empreintes ovales marquées dans la poussière et les branches arrachées qui jalonnaient la piste. Une fois, ils passèrent près d'un grand tas de crottin jaune: on aurait dit des fibres de coco vidées d'un vieux matelas.

Ce fut une expérience passionnante que cette première chasse. Une petite brise régulière leur soufflait au visage. Les traces étaient toutes chaudes et bien lisibles. Ils se rapprochaient de plus en plus du troupeau, et chaque minute accroissait leurs chances de pouvoir abattre leurs proies.

Sean, assis très droit, se tenait sur le qui-vive, le fusil en travers de la selle, les yeux fouillant sans cesse les alentours. Soudain, Mbejane s'arrêta, puis revint près de Sean.

- Ils se sont arrêtés ici la première fois. Le soleil est chaud maintenant, et ils veulent 322

se reposer, mais l'endroit ne leur convenait pas et ils sont repartis. On ne va pas tarder à les trouver.

- Ça devient vraiment trop touffu, grommela Sean.

Il examina d'un ɶil critique l'enchevêtrement de broussailles où les avait menés leur poursuite.

- On va laisser les chevaux ici, à la garde de Hlubi, et continuer à pied.

- Vieux frère, protesta Dufford, je vais plus vite à cheval, moi.

- Pied à terre ! ordonna Sean, et il fit signe à Mbejane de prendre la tête.

Ils repartirent. Sean transpirait ; les gouttes de sueur s'accumulaient dans ses sourcils, dégoulinaient le long de ses joues. Il les essuya d'un revers de manche. La surexcitation lui nouait l'estomac et lui desséchait la gorge.

A côté de lui, Dufford, un petit sourire aux lèvres, marchait d'un air désinvolte, mais sa respiration était haletante. Mbejane les alerta soudain d'un geste. Ils s'arrêtèrent net. Les minutes s'écoulèrent lentement, puis la main de Mbejane s'agita de nouveau, et sa paume rose était pleine d'éloquence. Ce n'était rien, signifiait-elle. Suivez-moi.

Ils repartirent.

Des mouches grouillaient au coin des yeux de Sean, attirées par la sueur. Il cligna des paupières pour les chasser. Elles bourdonnaient si fort qu'il pensa que les éléphants eux-mêmes devaient les entendre. Tous ses sens étaient exacerbés : il percevait le moindre bruit, sa vue se faisait perçante, et son odorat si subtil qu'il décelait la légère senteur de pourriture qui montait du sol, le parfum d'une fleur sauvage au passage et l'odeur un peu musquée de Mbejane.

Soudain, ce dernier s'arrêta. A nouveau sa main s'agita doucement. Ils sont là, disait-elle cette fois.

Sean et Dufford s'accroupirent derrière lui, mais ils n'apercevaient que des buissons brunâtres et des ombres grises. Leur respiration devint plus rauque. Dufford ne souriait plus. La main de Mbejane se leva lentement et désigna la masse de végétation qui se dressait devant eux. Les secondes continuaient à s'égrener, mais ils n'apercevaient toujours rien.

Une vaste oreille s'agita paresseusement. Alors, brusquement dans le fouillis de la végétation, ils discernèrent la bête : un grand mâle, tout près d'eux, gris parmi les ombres grises.

Sean toucha le bras de Mbejane pour lui faire comprendre qu'il l'avait vu. Lentement, la main de Mbejane décrivit un arc de cercle et désigna un autre point. A nouveau l'attente, les secondes qui s'écoulent, les yeux qui fouillent en vain la brousse inextricable.