Debout sur le seuil de sa maison, dans le petit matin froid et sombre, Waite Courtney regardait Sean s'éloigner.
« Il est sûr de lui, l'animal », pensa Waite.
Mais il se sentait heureux et fier : son fils se montrait digne de ses espérances.
- Qu'est-ce que tu veux que je fasse, p'pa ? demanda Garrick qui était près de lui.
- Eh bien, il y a ces génisses malades dans l'enclos... Il s'interrompit.
- Non. Je préfère que tu viennes avec moi, Garry.
Sean commença son travail à l'heure où les ombres sont encore longues et noires, où la lumière dorée du soleil naissant joue avec les objets comme les projecteurs sur la scène d'un théâtre. Il transpira sous la grande chaleur de midi; il travailla sous la pluie, dans la brume grise et moite qui descendait du plateau en lents tourbillons. Lorsque tomba le crépuscule, très vite comme toujours en Afrique, il rentra pour arriver à la nuit. Chaque minute de cette journée, il l'avait goûtée et appréciée passionnément.
Il apprit à reconnaître les bêtes, non par leur nom, car seuls les boeufs d'attelage en portaient un, mais par leur taille, leur couleur, leurs marques distinctives. Un simple coup d'ɶil sur l'un des troupeaux, et il savait quels étaient les animaux manquants.
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- Zama ! La vieille vache avec une corne tordue, où est-elle ?
- Je l'ai emmenée hier à l'enclos, Nkosi ; elle a les vers dans 1'œil.
Désormais, il ne l'appelait plus « Nkosizana », mais « Nkosi » maître, seigneur.
Sean apprit à déceler la maladie presque avant qu'elle ne se déclarât, rien qu'à la manière dont l'animal marchait ou remuait la tête. Il apprit aussi à traiter toutes les affections. Pour les vers, il fallait verser du pétrole dans la plaie jusqu'à ce qu'ils tombent comme une poignée de riz. Pour l'ophtalmie, on devait rincer 1'œil avec du permanganate. Quant au charbon, il n'existait qu'une solution : abattre la bête et faire brûler sa carcasse.
Il délivra son premier veau au bord de la Tugela, à l'ombre des acacias. Il dut s'en tirer tout seul, manches relevées au-dessus du coude, les mains pleines de mucus.
Ensuite, lorsque la mère se mit à lécher le nouveau-né qui chancelait à chaque coup de langue, Sean eut la curieuse sensation d'avoir une boule dans la gorge.
Mais tout cela ne suffisait pas à libérer son trop-plein d'énergie. Il s'amusait en travaillant.
Bon cavalier, il s'astreignait à parfaire son « métier », sautait en voltige, montait debout au grand galop et, écartant les jambes, se laissait retomber en selle, les pieds dans les étriers.
Il s'entraînait également au tir et fut bientôt capable d'atteindre à cent cinquante pas un chacal en pleine course.
Et puis Sean devait aussi faire une partie du travail de Garrick.
-Je ne me sens pas très bien, Sean.
- Qu'est-ce que tu as ?
- C'est ma jambe. Tu sais, j'ai la peau à vif quand je monte trop longtemps à
cheval.
- Alors, pourquoi ne rentres-tu pas à la maison ?
- P'pa m'a demandé d'arranger la clôture autour du bain numéro trois.
Garrick se pencha sur l'encolure de son cheval et se frotta la jambe en affichant un brave petit sourire.
- Mais tu l'as déjà installée la semaine dernière, cette clôture, protesta Sean.
- Oui, mais je crois bien que ça n'a pas tenu.
Les réparations effectuées par Garrick étaient toujours étrangement précaires.
- Tu as les cisailles ?
Avec promptitude, Garrick les sortit de sa sacoche.
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- Je vais m'en occuper, dit Sean.
- Oh, merci, vieux, merci beaucoup! Après une seconde d'hésitation, Garrick ajouta
- Tu ne diras rien à p'pa, hein ?
- Mais non... Ce n'est pas ta faute si ta jambe te fait mal.
Et Garrick rentra, se glissa jusqu'à sa chambre et se réfugia avec Jim Hawkins dans les pages de L'Ile au trésor.
Son travail procura à Sean une émotion nouvelle. Lorsque les pluies revinrent, la savane reverdit, et, sur le plateau, l'eau remplit les moindres cuvettes. Cela n'annonçait pas seulement le retour de la saison des nids, ou bien le début des pêches miraculeuses dans le Baboon Stroom. Cela signifiait encore bien d'autres choses : désormais, on pourrait faire remonter le bétail de la vallée; les troupeaux que l'on mènerait à la foire de Ladyburg seraient gras à souhait. Un autre hiver se terminait, la terre se retrouvait plus riche de vitalité et de promesses. Sean était sensible à tout cela, en même temps qu'il éprouvait pour ses bêtes un violent sentiment de possession.
Un jour, vers la fin de l'après-midi, Sean, à cheval sous les arbres, surveillait un petit troupeau éparpillé dans la savane. Les animaux paissaient en agitant paresseusement la queue. Non loin de Sean, un peu à l'écart des autres, un petit veau de trois jours s'essayait à courir et tournait en rond dans l'herbe, tout raide, tout maladroit sur ses longues pattes. Dans le troupeau, une vache se mit à meugler; le veau s'arrêta net et resta immobile, les pattes bizarrement écartées, les oreilles dressées. Sean sourit et se baissa pour reprendre les rênes : il était temps de rentrer.
Ce fut à cet instant qu'il aperçut le gypaète . l'énorme masse brune fondait déjà du haut du ciel, ailes repliées, serres prêtes à frapper, et le vent de la vitesse faisait siffler ses plumes.
Pétrifié, Sean vit le rapace s'abattre sur la pauvre bête. Il y eut un bruit d'os brisés, bref comme le craquement d'un morceau de bois sec, et le veau s'écroula dans l'herbe. Il se débattait faiblement sous les serres du gypaète.
Un instant encore, Sean fut incapable de réagir, médusé par la rapidité avec laquelle s'était déroulée la scène. Et puis soudain la haine l'envahit, une haine si violente qu'il sentit son estomac se nouer. Il éperonna son cheval qui partit au galop et fonça sur l'oiseau en poussant un long hurlement de haine, un cri aigu, inhumain.
L'aigle tourna la tête et le regarda venir de côté, puis, ouvrant son grand bec jaune pour répondre au cri de Sean, il desserra son étreinte et s'envola lourdement. II rasa d'abord le sol, prit de la vitesse et s'éleva peu à peu.
Sean tira son fusil de l'étui d'arçon et arrêta son cheval. Sautant à terre, il manɶuvra la culasse.
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Le gypaète se trouvait à une cinquantaine de mètres et prenait de la hauteur.
Sean glissa une cartouche dans la chambre, referma la culasse et leva son arme.
Le coup était difficile : l'oiseau s'éloignait de lui en s'élevant par saccades. Sean fit feu. Le recul lui meurtrit l'épaule.
Le vent dissipa la fumée, et Sean vit le rapace exploser littéralement, tel un oreiller crevé qui laisse échapper ses plumes. Les ailes brisées, il tomba comme une masse. Avant même qu'il heurtât le sol, Sean se mit à courir. Lorsqu'il atteignit l'oiseau, celui-ci était mort. Pourtant, empoignant son fusil par le canon, Sean le leva au-dessus de sa tête et l'abattit sur le rapace. Au troisième coup, la crosse se fendit, mais il continua à s'acharner. Il sanglotait de rage.
Lorsqu'il s'arrêta enfin, hors d'haleine, il tremblait de tous ses membres, et la sueur ruisselait sur son visage. Le gypaète ne formait plus qu'une masse indistincte de chair et de plumes.
Le veau vivait encore. Comme le fusil s'était enrayé, Sean s'agenouilla près du pauvre animal et, pleurant de colère, l'acheva avec son couteau de chasse.
xxx
Sean en fut si profondément remué que sa haine se répercuta sur tous, même sur Garrick. Cependant, elle ne dura guère, car, comme ses colères, ses haines étaient brèves, tel un feu d'herbes sèches : de hautes flammes vives, mais bientôt consumées et ne laissant que des cendres vite refroidies.
Lorsque l'incident se produisit, Waite était absent. Trois années de suite, il avait été
nommé président de l'Association des éleveurs de bovins, et chaque fois il s'était désisté. Il ne dédaignait certes pas - c'était humain - le prestige que conférait ce poste, mais il ne pouvait pas non plus ignorer que le travail à la ferme souffrirait de ses fréquentes absences. Lorsque revint la date de l'élection, Sean et Garrick travaillaient à Theunis Kraal depuis deux ans.
Le soir précédant son départ pour Pietermaritzburg, Waite eut une conversation avec Ada.
- J'ai reçu une lettre de Bernard la semaine dernière, chérie. Tout le monde insiste pour que je pose ma candidature cette année.
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Il parlait en se taillant la barbe, debout devant le miroir de la chambre.
- Parbleu ! dit Ada, ils savent bien que tu es le meilleur de tous.
Absorbé par sa tâche, Waite plissait le front. Ada croyait si aveuglément en lui qu'il doutait rarement de ses propres possibilités. Tout en s'examinant dans la glace, il se demanda quelle part de sa réussite il devait au soutien de sa femme.
- Tu en es capable, Waite.
Ce n'était pas un défi, ni une question, mais la tranquille constatation d'un fait. Il suffisait qu'elle l'affirmât pour qu'il la crût.
II posa les ciseaux sur la commode et se tourna vers Ada. Vêtue d'une chemise de nuit blanche, elle était assise en tailleur sur le lit. Ses longs cheveux descendaient en masse sombre sur ses épaules.
- Je pense que Sean peut très bien s'occuper de la ferme, ditelle. Elle ajouta vivement
- Garrick aussi, bien sûr.
- Sean apprend vite, reconnut Waite. - Alors, tu vas accepter ?
Waite hésita. - Oui, dit-il enfin. Ada sourit.
- Viens, dit-elle en lui tendant les bras.
Sean conduisit Waite et Ada à la gare de Ladyburg. A la dernière minute, Waite avait insisté pour qu'elle l'accompagnât, voulant qu'elle fût près de lui à l'heure du succès.
Sean porta les bagages dans le wagon et attendit, tandis qu'Ada et Waite bavardaient avec le petit groupe d'éleveurs qui s'en allait au congrès. Au coup de sifflet, les voyageurs s'égaillèrent vers leurs compartiments respectifs. Ada embrassa Sean et monta. Waite resta encore quelques instants sur le quai.
- Sean, si tu as besoin d'aide, va trouver M. Erasmus à Lion Kop. Je serai de retour jeudi.
- Je n'aurai besoin de personne, p'pa. La bouche de Waite se durcit.
- Alors tu dois être le Bon Dieu, il n'y a que Lui qui peut se passer de tout le monde, dit-il d'un ton coupant. Ne fais pas l'imbécile. Si tu as des ennuis, demande à Erasmus.
Waite monta à son tour dans le compartiment. Avec une secousse, le train démarra, prit de la vitesse et s'éloigna vers les escarpements. Sean le suivit des yeux, puis revint vers le boguet. Désormais, il était le maître de Theunis Kraal, et cela lui procurait une sensation fort agréable.
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Sur le quai, les groupes se dispersaient. Anna surgit devant lui.
- Bonjour, Sean.
Elle portait une robe de coton d'un vert délavé et marchait pieds nus. Elle sourit de toutes ses petites dents blanches et scruta le visage de Sean.
- Bonjour, Anna.
- Tu ne vas pas à Pietermaritzburg ?
- Non, il faut que je m'occupe de la ferme.
- Oh!
Il y eut un silence. Ils se sentaient mal à l'aise devant tout ce monde. Sean toussota et se gratta le nez.
Un des frères d'Anna, arrêté devant le guichet, la héla - Viens, Anna, il faut rentrer!
Elle se pencha vers Sean.
- Je te verrai dimanche ? Chuchota-t-elle. - Si je peux, je viendrai. Mais je ne suis pas sûr. Il y a tellement de choses à faire...
- Fais ton possible, Sean, dit-elle d'un ton pressant. Je t'attendrai. J'emporterai un pique-nique, et je t'attendrai toute la journée. Je t'en prie, viens, même si tu n'as qu'un petit moment. - Très bien, je viendrai.
- Promis ? - Promis. Elle sourit, soulagée.
- Rendez-vous sur le sentier au-dessus des chutes.
Elle courut rejoindre sa famille, et Sean repartit vers Theunis Kraal.
Garrick lisait, allongé sur son lit.
- Je croyais que papa t'avait demandé de t'occuper de marquer au fer les bêtes qu'on a achetées mercredi dernier ? Garrick posa son livre et s'assit sur son lit.
- J'ai dit à Zama de les garder dans le kraal en t'attendant.
- Papa t'a dit de t'en occuper. Tu ne peux pas les laisser toute la journée sans leur donner à boire ni à manger.
- Je déteste ça, murmura Garrick. Leurs meuglements quand on les marque, et cette odeur de chair et de poils brûlés, ça me fait horreur. J'en ai la migraine.
- Il faut bien que quelqu'un le fasse. Moi, je ne peux pas, je dois préparer un nouveau bain désinfectant pour demain. Sean commençait à s'énerver.
- Nom d'un chien, Garry, pourquoi es-tu toujours un poids mort ?
- Ce n'est pas de ma faute, c'est à cause de ma jambe.
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Garrick pleurait presque. L'allusion à la jambe obtint l'effet souhaité : Sean se calma immédiatement, et son visage s'éclaira de son irrésistible sourire.
- Pardon. Je vais te dire ce qu'on va faire. C'est moi qui vais aller marquer les bêtes, et toi tu vas t'occuper du bain. Charge les tonnelets de désinfectant sur la charrette et prends deux garçons d'écurie avec toi. Tiens, voilà les clés de la réserve.
Il jeta le trousseau sur le lit de Garrick.
- Tu devrais avoir fini avant la nuit. Arrivé à la porte, il se retourna.
- Garry, n'oublie pas de préparer les six bains, pas seulement ceux qui sont près de la maison.
Garry chargea donc les six tonnelets sur la charrette et s'en fut. I1 revint bien avant la nuit. Le devant de son pantalon était maculé d'un liquide brunâtre et gluant qui avait même imbibé son unique botte.
Lorsque Garrick sortit de la cuisine, Sean l'appela du bureau.
- Alors, Garry, c'est terminé ?
Garrick fut saisi de crainte : le bureau de Waite, c'était un lieu sacré, le saint des saints de Theunis Kraal. Même Ada frappait avant d'y pénétrer, et les jumeaux n'y accédaient que pour y subir le châtiment de leurs fautes.
Garrick parcourut le couloir et poussa la porte. Sean était renversé en arrière dans le fauteuil tournant, les pieds croisés sur le bureau.
- Papa te tuera, fit Garrick d'une voix tremblante.
- Papa est à Pietermaritzburg, répliqua Sean.
Garrick resta sur le seuil et examina la pièce. En fait, il la voyait vraiment pour la première fois. D'habitude, il était si inquiet de ce qui allait se passer qu'il ne pouvait que regarder, fasciné, le grand fauteuil de cuir sur lequel il venait se mettre à plat ventre pour exposer son postérieur à la lanière du sjambok.
Le bureau de son père, il le découvrait aujourd'hui. Les murs portaient sur toute leur hauteur un lambris de bois verni d'un brun clair, et le plafond s'ornait de moulures de plâtre en forme de feuilles de chêne. La pièce était éclairée par une seule lampe suspendue en son centre au bout d'une chaîne de cuivre. On pouvait se tenir debout dans la cheminée de pierres brunes où les bûches n'attendaient qu'une allumette pour flamber.
Tout autour, des pipes et un pot à tabac, des fusils au râtelier, une bibliothèque 64
pleine de livres reliés en cuir vert ou rouge foncé : des encyclopédies, des dictionnaires, des récits de voyages ou des manuels d'exploitation agricole, mais point de romans. Sur le mur qui faisait face au bureau était accroché un portrait d'Ada, une peinture à l'huile où l'artiste avait su rendre un peu de la grâce et de la sérénité du modèle. Elle avait posé vêtue d'une robe blanche, son chapeau à la main. Au-dessus de la cheminée se dressait un magnifique trophée de chasse : une paire de cornes de buffle cafre, dont les énormes courbes crénelées dominaient toute la pièce.
Des poils de chien parsemaient les tapis en peau de léopard. Une forte présence masculine imprégnait la pièce - même l'odeur de Waite flottait dans l'air. Ce bureau était bien à lui, marqué de sa personnalité, comme la veste de tweed et le chapeau de feutre pendus derrière la porte.
Une bouteille de cognac trônait sur la vitrine grande ouverte, et Sean tenait un verre à la main.
- Tu bois le cognac de papa! fit Garrick d'un ton accusateur.
- Il n'est pas mauvais.
Sean leva le verre à la hauteur de ses yeux et contempla le liquide, puis il en but lentement une gorgée qu'il garda un instant dans sa bouche, avant de l'avaler en s'efforçant de ne pas battre des paupières. Garrick le regardait avec un effroi mêlé
d'admiration.
- Tu en veux ?
Garrick secoua la tête. Les vapeurs de l'alcool montèrent aux yeux de Sean qui se mouillèrent de larmes.
- Papa te tuera! répéta Garrick.
- Assieds-toi, ordonna Sean d'une voix que le cognac rendait un peu rauque. Je veux mettre au point un plan pendant que p'pa n'est pas là.
Garrick faillit s'installer dans le fauteuil, mais il lui rappelait de trop cuisants souvenirs, et il s'assit finalement au bord du sofa.
- Demain, annonça Sean en levant le doigt, on va faire passer au désinfectant tout le bétail du secteur central. J'ai dit à Zama de les amener de bonne heure. Tu t'es occupé des bains, n'est-ce pas ?
Garrick fit oui de la tête, et Sean poursuivit:
- Samedi (il leva un second doigt), on fera des feux de brousse au bord du plateau : l'herbe est toute sèche là-haut. Tu prendras une équipe avec toi et tu partiras des 65
chutes; moi je commencerai par l'autre bout, du côté de Fredericks Kloof.
Dimanche... Sean se tut. Dimanche, Anna.
- Dimanche, j'irai à l'église, fit vivement Garrick. - Très bien, approuva Sean, tu iras à l'église.
- Tu viendras aussi ?
- Non, répondit Sean.
Garrick baissa la tête et contempla les peaux de léopard qui servaient de tapis. Il ne chercha pas à persuader Sean de l'accompagner, car il savait qu'Anna assisterait au service. Peut-être bien qu'ensuite, puisque Sean ne serait pas là pour accaparer l'attention de la jeune fille, Garrick pourrait la ramener avec le boguet...
Il se mit à rêver tout éveillé et n'écouta plus ce que disait son frère.
Le lendemain matin, il faisait grand jour lorsque Sean, poussant devant lui un petit troupeau de traînards dans l'herbe haute qui lui venait aux étriers, déboucha sur le vaste espace de terre piétinée qui entourait le bassin à désinfectant. Garrick avait déjà commencé à y faire passer les bêtes : à l'autre bout, une dizaine de bɶufs au corps noirci par le liquide gluant s'étaient réfugiés dans le kraal, l'air malheureux.
Sean fit entrer ses bêtes dans l'enclos déjà occupé par un imposant troupeau, et N'duti remit en place derrière eux les barres de la clôture.
- Je te vois¹, Nkosi.
- Je te vois, N'duti. Beaucoup de travail aujourd'hui.
- Beaucoup, opina N'duti, toujours beaucoup de travail! Sean fit le tour de l'enclos à cheval, puis attacha sa monture sous un arbre. En compagnie de N'duti, il s'approcha du bac. Debout près du parapet, Garrick s'appuyait à l'un des piliers du toit.
- Salut, Garry, comment ça marche ? - Ça va.
Sean s'accouda au parapet, près de son frère. Le bassin à désinfectant mesurait six mètres de long sur un mètre vingt de large, la surface du liquide se situant au-dessous du niveau du sol. L'ensemble était entouré d'une murette et protégé
par un toit de chaume, pour éviter que la pluie ne vînt diluer le produit.
Les bouviers amenèrent les bêtes au bord du bassin, mais elles se dérobaient encore.
- E'yapi, E'yapi ! crièrent les bouviers.
1. Salutation à la manière zouloue. (Nd.T.)
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Poussées par la masse du troupeau, les premières basculèrent dans le bassin.
Lorsque l'une d'elles renâclait, Zama se penchait par-dessus la clôture et lui mordait la queue.
Chacune plongeait museau en l'air, les pattes de devant relevées à la hauteur du poitrail, et disparaissait complètement sous la surface noirâtre et huileuse. Puis elle émergeait de nouveau, nageant avec frénésie, jusqu'à ce qu'elle pût toucher de ses sabots la pente douce qui, à l'autre extrémité du bassin, remontait vers le kraal.
- Ne les laisse pas s'endormir, Zama, cria Sean.
Zama lui adressa un sourire et, d'un coup de ses grandes dents blanches, mordit la queue d'un boeuf récalcitrant.
Le lourd animal plongea dans une gerbe d'écume. Une goutte de désinfectant jaillit sur la joue de Sean qui ne s'en soucia guère, absorbé qu'il était à surveiller le déroulement de l'opération.
- Si ces bɶufs-là ne battent pas tous les records de vente, c'est que les acheteurs n'y connaissent rien! dit Sean à Garrick.
- C'est vrai, ils sont beaux, approuva Garrick.
- Beaux ? Ce sont les boeufs les plus gras, les plus sensationnels de toute la région!
Sean s'apprêtait à développer ce thème sur le mode lyrique lorsqu'il prit soudain conscience d'une sensation désagréable la goutte de désinfectant lui brûlait la joue.
II l'essuya du bout du doigt et la porta à ses narines : l'odeur était âcre et forte.
Pendant un instant, il demeura immobile, contemplant le bout de son doigt. Sa joue continuait à le brûler.
Il leva les yeux. Dans le kraal, les bêtes qui sortaient du bassin tournaient interminablement en rond; il vit l'une d'elles chanceler de côté et heurter la clôture.
- Zama ! cria Sean. Le Zoulou dressa la tête.
- Arrête-les ! Pour l'amour du Ciel, empêche-les de passer!
Un autre bɶuf, au bord du bassin, hésitait à plonger. Sean bondit sur la murette et, enlevant vivement son chapeau, en frappa l'animal pour tenter de le faire reculer.
Mais le bɶuf sauta. Alors Sean enjamba la main courante et se dressa face au troupeau.
- Arrête-les ! hurla-t-il encore. Remets les barres, ne les laisse pas passer !
Sean écarta les bras et saisit les rambardes. Ainsi écartelé, il se mit à décocher des coups de pied aux mufles menaçants.
- Dépêche-toi, nom d'un chien, remets les barres!
Une masse compacte s'avançait vers lui, toute hérissée de cornes. Poussées par celles qui les suivaient, arrêtées par Sean qui leur barrait le passage, les bêtes 67
commençaient à s'affoler. L'une d'elles voulut sauter par-dessus la main courante et, d'un coup de corne, déchira la chemise de Sean et lui balafra la poitrine.
Sean entendit se refermer derrière lui la barrière de bois qui bloquait l'accès du bassin. Zama, d'une main vigoureuse, le hissa au-dessus de l'enchevêtrement de cornes et de sabots, et deux des bouviers l'aidèrent à enjamber la balustrade. Mais Sean se dégagea tout de suite.
- Venez, ordonna-t-il en courant vers son cheval. - Nkosi, tu saignes!
Le sang tachait la chemise de Sean, mais il ne sentait pas la douleur. Les bêtes qui étaient passées dans le bain désinfectant subissaient de terribles souffrances.
Elles galopaient en tous sens à travers le kraal en poussant des mugissements pitoyables. L'une d'elles s'effondra, puis se releva tant bien que mal, les pattes agitées de convulsions.
- A la rivière! cria Sean. L'eau fera partir toute cette saloperie! Ouvre la barrière, Zama !
Le Baboon Stroom coulait à deux kilomètres de là. Un des boeufs mourut avant même de sortir du kraal, et dix autres avant d'atteindre la rivière. Ils mouraient au milieu de convulsions, les yeux révulsés.
Sean conduisit les survivants dans le courant. L'eau claire se troubla vite de nuages brun sombre.
- Reste ici, Zama. Empêche-les de ressortir.
Sean fit traverser son cheval à la nage et prit pied sur l'autre rive, où il s'évertua à
rejeter à l'eau les boeufs qui essayaient d'aborder.
- Nkosi ! Il y en a un qui se noie ! cria N'duti.
Sean aperçut du côté des hauts-fonds un jeune mâle qui avait la tête sous l'eau et dont les pattes battaient convulsivement. Se laissant glisser à bas de son cheval, il s'avança au milieu de la rivière, où il s'enfonça bientôt jusqu'aux aisselles, et s'efforça de maintenir hors de l'eau la tête de l'animal en le tirant vers la rive.
- Aide-moi, N'duti ! cria-t-il.
Le Zoulou s'avança à son tour. Peine perdue : à chaque fois que l'animal se débattait, il les entraînait tous les deux sous l'eau. Lorsqu'ils parvinrent enfin à le ramener sur la berge, il était mort.
Sean s'assit dans la vase près du cadavre. Il était à bout de forces, et ses poumons lui faisaient mal, avec toute l'eau qu'il avait avalée.
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- Fais-les sortir de là, Zama, hoqueta-t-il.
Certains des animaux survivants demeuraient immobiles, debout sur les hauts-fonds, tandis que d'autres nageaient en rond, désemparés.
- Combien? demanda Sean. Il y en a combien qui sont morts ?
- Deux autres depuis qu'on est ici. Ça fait treize, Nkosi. - Où est mon cheval ?
- Il est parti au galop, et je l'ai laissé aller. Il doit être rentré à la ferme.
Sean approuva de la tête. - C'est bon. Ramène-moi ces bêtes jusqu'à l'enclos des malades. Il faudra les surveiller pendant quelques jours.
Sean se leva et se dirigea à pied vers le bassin. Garrick était parti, et le gros du troupeau se trouvait encore dans le kraal. Sean ouvrit la barrière et lui rendit la liberté. I1 se sentait mieux maintenant, et sa colère et sa haine grandissaient à
mesure que ses forces lui revenaient.
Il se mit en route vers la ferme. L'eau gargouillait dans ses bottes, et chaque pas qu'il faisait semblait augmenter sa fureur; c'était Garrick qui avait préparé les bains, c'était Garrick qui avait tué ses bêtes, et il le haïssait.
Lorsque Sean approcha de Theunis Kraal, il aperçut Garrick debout dans la cour.
Garrick le vit aussi, car il disparut dans la maison. Sean se mit à courir, poussa la porte de la cuisine et faillit renverser un des domestiques.
- Garry, cria-t-il, où es-tu ?
Il fouilla la maison, une première fois à la hâte, une seconde fois de façon plus méthodique. Garrick avait disparu : la fenêtre de la chambre était ouverte, et le rebord portait l'empreinte d'une botte poussiéreuse.
- Espèce de sale lâche ! hurla Sean, et il sauta à son tour par la fenêtre.
Il resta là une seconde, balançant la tête d'un côté et de l'autre. Ses poings s'ouvraient et se fermaient convulsivement.
-Je trouverai bien, hurla-t-il encore, je trouverai bien où tu te caches !
Il traversa la cour et se dirigea rapidement vers les écuries, mais au passage il s'aperçut que la porte de la laiterie était tirée. Lorsqu'il voulut l'ouvrir, il constata qu'elle était fermée à clé de l'intérieur. Il recula de quelques pas et l'enfonça d'un coup d'épaule. Emporté par son élan, il glissa et se retrouva contre le mur du fond. Garrick tentait de s'échapper par la fenêtre, petite et haute. Sean attrapa son frère par le fond de son pantalon et le fit redescendre.
- Qu'est-ce que tu as fabriqué avec le désinfectant, hein, dis-moi ? cria-t-il au 69
visage de Garrick.
- Je ne l'ai pas fait exprès, je ne savais pas que ça pouvait les tuer!
- Dis-moi ce que tu as fait! Sean avait saisi Garrick par la chemise et le traînait vers la porte.
- Je n'ai rien fait. Je t'assure, je ne savais pas. - De toute façon je vais te démolir le portrait, alors autant parler tout de suite. - Je te jure, Sean, je ne savais pas.
Sean plaqua Garrick contre la porte et l'y maintint avec sa main gauche, tandis qu'il ramenait son poing droit en arrière, prêt à frapper.
- Non, Sean, je t'en supplie. Non! La colère de Sean tomba tout à coup, et ses bras se rabaissèrent.
- C'est bon, fit-il froidement, raconte-moi ce qui s'est passé. Sa haine persistait.
- J'étais fatigué, murmura Garrick, et puis il commençait à se faire tard, et puis ma jambe me faisait mal. Il me restait encore quatre bassins à remplir, et je savais que tu vérifierais si tous les tonnelets étaient vides. Il était si tard... alors...
- Alors ? - J'ai tout vidé dans le même bassin... Je ne savais pas que ça pouvait les tuer, je ne savais pas...
Sean se détourna et se dirigea lentement vers la maison; Garrick le suivit en boitillant.
- Je regrette, Sean, vraiment je regrette. Si j'avais su...
Sean entra le premier dans la cuisine, claqua la porte au nez de Garrick et alla droit au bureau de Waite. Il prit sur les rayons le gros registre relié en cuir, l'ouvrit, saisit une plume et la trempa dans l'encrier. Pendant un court instant, la page sembla le fasciner; puis il se décida et, dans la colonne des pertes, écrivit le nombre 13, suivi de la mention « empoisonnement par désinfectant ». Il appuyait tellement pour écrire que sa plume en troua le papier.
Sean et les bouviers passèrent tout le reste de cette journée et celle du lendemain à
vider le bassin, à le remplir d'eau propre et à préparer un nouveau mélange. Sean et Garrick ne se virent qu'aux repas et ne se parlèrent pas.
Le surlendemain était un dimanche. Garrick partit fort tôt pour Ladyburg, car le service commençait à huit heures. Après son départ, Sean entreprit de se préparer.
Penché sur son miroir, il se rasa de près avec sa grande lame et se tailla les pattes avec soin. Puis il passa dans la chambre de ses parents et usa généreusement de la brillantine paternelle, en prenant bien soin dé revisser le couvercle et de reposer le pot exactement à sa place. Après s'être enduit de brillantine et en avoir humé le parfum en connaisseur, il ramena ses cheveux sur le devant, les sépara en deux par une raie médiane et les lissa à l'aide des brosses de son père, de magnifiques 70
brosses à dos d'argent. Puis il passa une chemise blanche, une culotte quasiment neuve et des bottes aussi luisantes que ses cheveux : il était prêt.
La pendule de la cheminée du salon lui confirma qu'il disposait de tout son temps.
En fait, il avait deux heures d'avance : il n'était que huit heures. Le service ne se terminait pas avant neuf heures, et il s'écoulerait encore une bonne heure avant qu'Anna pût s'échapper et rejoindre le lieu de rendez-vous, au-dessus des chutes.
Sean se prépara donc à une longue attente et parcourut le dernier numéro du Fermier du Natal. Cela faisait déjà trois fois qu'il le lisait, car il datait de plus d'un mois; même l'excellent article sur « les parasites stomacaux chez les bovidés et les ovidés » avait perdu beaucoup de son intérêt. L'esprit de Sean se mit à vagabonder.
Il songea à la journée qui se préparait, et l'idée l'excita au point qu'il dut réajuster son pantalon, qui était fort étroit. Et puis la vision perdit de son charme : Sean était un homme d'action, non un rêveur. Il alla dans la cuisine demander à Joseph une tasse de café. Lorsqu'il l'eut terminée, il lui restait encore une demi-heure à attendre.
- La barbe! fit Sean, et il demanda qu'on lui amenât son cheval.
Il partit au galop et fit escalader l'escarpement à sa monture en attaquant la pente de biais. Parvenu sur le plateau, il sauta à terre et laissa souffler son cheval. Ce matin-là, on pouvait apercevoir au loin la vallée de la Tugela, semblable à une grande traînée verte au milieu de la plaine. On aurait pu compter les toits de Ladyburg, et la flèche de l'église, couverte en cuivre, étincelait au soleil comme un feu d'alarme.
Sean se remit en selle et repartit en longeant le bord du plateau jusqu'à ce qu'il atteignît le Baboon Stroom au-dessus des chutes. Alors il remonta la rivière qu'il traversa ensuite à gué, en posant les pieds sur la selle pour ne pas mouiller ses bottes. Il sauta à terre près du marigot et entrava son cheval, puis suivit à pied le sentier jusqu'au bord du plateau et pénétra dans l'épaisse forêt qui surplombait les chutes. Il y faisait frais et humide, et de la mousse poussait sur les arbres, car les feuilles et les lianes interceptaient les rayons du soleil. Dans le sous-bois, Sean entendit un « oiseau-bouteille » dont le glou-glou était presque couvert par le vacarme des chutes.
Sean étala son mouchoir sur un rocher près du sentier, s'assit dessus et attendit.
.
Au bout de cinq minutes, il ne tenait déjà plus en place. Une demi-heure plus tard, il grommelait tout haut.
- Je vais compter jusqu'à cinq cents... Et si elle n'arrive pas, je men vais...
Il se mit à compter. Lorsqu'il atteignit le chiffre fatidique, il s'arrêta et scruta les environs. Anna ne venait toujours pas.
- Je ne vais tout de même pas attendre ici toute la journée, bougonna-t-il.
71
Mais il n'esquissa même pas le mouvement de se lever. Son regard fut attiré par une grosse chenille qui escaladait lentement un tronc d'arbre situé un peu en contrebas.
Sean ramassa un caillou et le lança : il heurta l'arbre à quelques centimètres au-dessus de la chenille.
- Pas tombé loin, celui-là, marmonna Sean comme pour s'encourager. Et il se baissa pour ramasser une autre pierre.
Au bout d'un moment, il avait épuisé le petit stock de cailloux qu'il pouvait trouver à la portée de sa main, et la chenille poursuivait tranquillement son chemin. Sean partit au ravitaillement et revint avec deux poignées de cailloux. Il reprit position sur le rocher, entassa ses munitions entre ses jambes, et le bombardement recommença. Il visait avec un soin extrême. Au troisième coup, il fit mouche, et la chenille éclata dans un giclement verdâtre.
Sean se sentit soudain frustré. Il se mit en quête d'une autre cible et se trouva nez à
nez avec Anna debout près de lui.
- Bonjour, Sean. Elle portait une robe rose et tenait ses chaussures dans une main, et un petit panier dans l'autre.
- J'ai apporté de quoi déjeuner, dit-elle. - Pourquoi as-tu été si longue ? demanda Sean en essuyant ses paumes sur sa culotte. Je commençais à croire que tu ne viendrais pas.
- Je te demande pardon. Tout a été de travers, ce matin.
Il y eut un silence embarrassé. Sean regarda Anna, qui rougit légèrement, se détourna et se mit à grimper le long du sentier. - Viens, on va faire la course jusqu'en haut.
Elle courait pieds nus, les jupes retroussées jusqu'aux genoux. Elle émergea dans le soleil avant que Sean pût la rattraper. La saisissant par derrière, il l'entoura de ses bras, et ils tombèrent dans l'herbe. Ils restèrent là, étendus, riant et haletant à
la fois. - Le service n'en finissait pas, dit Anna, et après...
Sean ne la laissa pas finir et posa sa bouche sur la sienne. Les bras d'Anna enserrèrent la nuque de Sean. Ils s'embrassèrent avec fureur, et le désir monta en eux. Anna se mit à gémir doucement et à remuer son corps tout contre celui de Sean, qui promena ses lèvres sur la joue et le cou de la jeune fille.
- Oh, Sean, ça a été si long. Toute une semaine! - Je sais.
- Tu m'as tellement manqué. J'ai pensé à toi chaque jour. Sean, le visage enfoui dans le cou d'Anna, ne répondit rien. - Et moi, Sean, je t'ai manqué ?
- Hmm, murmura-t-il.
Il leva la tête et saisit entre ses dents le lobe de l'oreille d'Anna. - Est-ce que tu penses à moi quand tu travailles ?
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- Hmm. - Réponds-moi vraiment, Sean, réponds-moi.
- Tu m'as manqué, Anna, j'ai pensé à toi tout le temps, mentit Sean.
Il l'embrassa sur la bouche, et elle se serra plus fort contre lui. La main de Sean glissa jusqu'à son genou et remonta sous ses jupes, mais Anna lui prit le poignet et le lui écarta.
- Non, Sean, embrasse-moi seulement.
Sean attendit qu'elle eût relâché son étreinte et tenta une autre incursion, mais cette fois elle se dégagea et s'assit dans l'herbe. - Je me demande parfois s'il n'y a pas que cela qui t'intéresse... Sean sentit la colère monter en lui, mais il eut le bon goût de se dominer.
- Ce n'est pas vrai, Anna. C'est simplement parce qu'il y a si longtemps que je ne t'ai pas vue, et que tu m'as tellement manqué... Elle se radoucit immédiatement et tendit la main pour lui caresser la joue.
- Oh, Sean, je te demande pardon. Ce n'est pas que je ne veuille pas, c'est que...
Oh, je ne sais plus...
Elle se mit debout et ramassa son panier.
- Viens, allons jusqu'au marigot.
Ils avaient une cachette, un petit coin de sable blanc entouré d'un rideau de roseaux, à l'ombre d'un grand arbre qui croissait sur la rive. Sean y étendit sa couverture de selle. La rivière était invisible mais toute proche, car ils entendaient le bruit de l'eau, et les têtes duveteuses des roseaux froufroutaient au moindre souffle de vent.
- ... Je ne pouvais pas arriver à me débarrasser de lui! Agenouillée sur la couverture, Anna continuait à bavarder en déballant les provisions.
- Il restait assis là, et à chaque fois que je lui disais quelque chose, il rougissait et s'agitait sur son siège. Alors à la fin je lui ai dit: « Désolée, Garry, mais il faut que je m'en aille! »
Sean se renfrogna : la simple mention du nom de Garrick lui avait rappelé
l'incident du bain désinfectant. Il ne le lui avait pas encore pardonné.
- Et puis, voilà qu'en rentrant chez nous j'ai trouvé papa et Frikkie qui se battaient. Maman sanglotait, et mes frères et sɶurs étaient enfermés à clé dans leur chambre.
- Qui a gagné ? demanda Sean avec intérêt. - Oh! ils ne se battaient pas vraiment, ils criaient surtout. Ils étaient saouls tous les deux.
Sean était toujours un peu choqué par la façon cavalière dont Anna faisait allusion 73
à l'intempérance de certains membres de sa famille. Tout le monde savait que M.
Van Essen et ses deux fils aînés buvaient, ce n'était pas une raison pour en parler.
Sean avait un jour essayé de lui en faire remontrance.
- Tu ne devrais pas parler ainsi de ton père. Tu devrais le respecter. Alors Anna, le regardant tranquillement, lui avait demandé - Pourquoi ? La réponse n'était pas simple. Cette fois, elle changea de sujet. - Tu veux qu'on déjeune tout de suite ?
- Non, répondit Sean. Et il l'attira à lui.
Elle se débattit en poussant de petits cris effarouchés, mais Sean la força à
s'allonger et l'embrassa. Alors elle se tint tranquille et répondit à ses baisers.
- Si tu ne me laisses pas faire, je vais devenir fou, chuchota Sean, et il déboutonna posément son corsage.
Elle regarda Sean avec des yeux graves, les mains posées sur ses épaules.
Lorsqu'elle fut nue jusqu'à la taille, elle suivit d'un doigt léger la courbe hardie de ses sourcils noirs.
- Sean, je veux bien cette fois, je le désire autant que toi.
Ils avaient tout à découvrir l'un de l'autre, et ils étaient les premiers. Tout se révélait si étrange et si merveilleux : la façon dont ses muscles à lui saillaient de chaque côté de sa poitrine, en laissant pourtant apparaître ses côtes; le grain de sa peau à elle, si douce et si blanche, avec en filigrane le délicat lacis de ses veines; le creux de ses reins à lui - en appuyant ses doigts, elle y sentait ses vertèbres; le duvet de ses joues à elle, si clair et si fin qu'on ne le voyait que dans la lumière du soleil; le contact de leur bouche et le frémissement de leur langue; l'odeur de leurs deux corps, tiède et laiteux pour Anna, fort et fauve pour Sean ; les poils qui couvraient la poitrine de Sean et s'épaississaient sous ses bras, et ceux d'Anna, si sombres sur sa peau blanche, et si soyeux aussi. Ils avaient sans cesse de nouvelles découvertes à faire, et c'étaient à chaque fois des exclamations de plaisir.
Anna, allongée sur le dos, la tête renversée en arrière, tendait les bras pour l'accueillir en elle. Mais lui, s'agenouillant près d'elle, baissa soudain la tête et posa sa bouche sur son sexe. C'était une saveur saine comme celle de la mer.
Elle ouvrit les yeux.
- Sean, oh non! Il ne faut pas faire ça... Il ne faut pas...
Des lèvres dans les lèvres. Du bout de sa langue, Sean sentit quelque chose de doux et de ferme à la fois, comme un petit grain de raisin vert.
- Oh, Sean ! Non, ne fais pas cela. Je t'en prie, je t'en prie... Les mains d'Anna s'enfoncèrent dans l'épaisseur des cheveux de Sean, juste près de sa nuque.
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- Je n'en peux plus, viens sur moi... Vite, vite, Sean...
Cela enfla comme une voile dans la tempête, tendue à se briser, et puis tout se déchira et ce fut fini. Il ne restait plus rien, ni vent, ni voile, ni tension, ni désir, rien que le calme du néant. Peut-être cette paix ressemblait-elle à la mort; peut-
être était-ce ainsi, la mort. Comme elle, cela ne représentait pas une fin, mais un commencement : ne contenait-elle pas aussi la promesse d'une résurrection ?
Alors ils revinrent du néant vers un recommencement, lentement d'abord et puis plus vite, jusqu'à former de nouveau deux êtres distincts. Deux êtres sur une couverture parmi les roseaux, avec le sable très blanc autour d'eux, sous le soleil.
- A chaque fois c'est meilleur, n'est-ce pas, Sean ? - Hmm.
Sean s'étira de tout son long et cambra le dos.
- Sean, tu m'aimes, dis ?
- Bien sûr. Bien sûr que je t'aime.
- Tu dois sûrement m'aimer, pour avoir fait... Elle hésita.
- ... Pour faire ce que tu as fait.
- Mais oui, je te l'ai déjà dit.
L'attention de Sean se reporta vers le panier aux provisions. Il choisit une pomme et la frotta sur la couverture.
- Dis-le-moi. Serre-moi fort contre toi, et dis-le-moi encore. - Bon sang, Anna, combien de fois faut-il que je te le répète ? Sean mordit la pomme.
- As-tu apporté des sablés ? Demanda-t-il.
–
Lorsque Sean rentra à Theunis Kraal, la nuit tombait. Il laissa son cheval aux mains d'un des palefreniers et entra dans la maison. Il était resté longtemps au soleil, et tout son corps le cuisait. Il sentait en lui comme un vide, et cette tristesse d'après l'amour, mais c'était une bonne tristesse, pareille à celle des vieux souvenirs. Garrick dînait seul dans la salle à manger. Lorsque Sean entra, il leva les yeux vers lui, l'air nerveux.
- Salut, Garry.
Sean lui sourit, et Garrick en resta coi. Sean s'assit à côté de lui et lui allongea une bourrade amicale.
- M'as-tu laissé quelque chose à manger ? demanda-t-il. Sa haine s'était évanouie.
- Oh, il en reste plein! dit Garrick d'une voix vibrante. Goûte-moi les pommes de terre, elles sont joliment bonnes.
xxx
- On dit que le gouverneur a demandé à voir ton père pendant qu'il était à
Pietermaritzburg, et qu'il est resté deux heures en tête à tête avec lui.
Stephen Erasmus retira sa pipe de sa bouche et cracha sur la voie de chemin de fer.
Avec son costume de gros drap brun et ses v e l d s c h o e n 1, il ne ressemblait guère à
un riche éleveur.
- Non, monsieur, répondit vaguement Sean.
- Il n'y a pas besoin d'être prophète pour deviner de quoi il pouvait bien s'agir, hein ? Le train était en retard, et Sean n'écoutait pas. Il répétait mentalement ce qu'il dirait à son père pour expliquer la perte inscrite dans le grand registre.
- Ja, on sait de quoi il était question, parfaitement.
Le vieil Erasmus mordit à nouveau dans sa pipe et parla entre ses dents.
- Cela fait deux semaines maintenant que l'agent général britannique a été rappelé au kraal de Cetewayo à Gingindhlovu. L i e w e H e r e ² ! Autrefois, on aurait fait intervenir le commando depuis belle lurette !
Il bourra sa pipe, enfournant le tabac brûlant de son index calleux. Sean remarqua que ce doigt était tordu et tout couturé par les traces dues aux pontets de centaines de fusils.
- Tu n'as encore jamais fait partie d'un commando, hein, j o n g ?
- Non, monsieur. - Eh bien, il est temps, dit Erasmus, il est grand temps.
Le train siffla, là-bas sur l'escarpement, et Sean sursauta comme un coupable pris au piège. - Le voilà.
1. Littéralement, « chaussures de brousse » ; ce sont des bottes de peau brute. (Nd.T.) 2. Grand Dieu. (Nd.T.) 84
76
Erasmus, qui était assis sur un banc près de Sean, se leva soudain, et le chef de gare sortit de son bureau, tenant son drapeau rouge encore roulé. Sean sentit son estomac se dérober.
Le train passa devant eux dans un nuage de fumée et s'arrêta en grinçant.
L'unique wagon de voyageurs stoppa juste devant le quai de bois. Erasmus s'avança et serra la main de Waite.
- Gɶie More, Steff. - More, Waite. On m'a dit que c'était toi le nouveau président. Bravo, mon gars !
- Merci. As-tu reçu mon télégramme ?
- Waite s'exprimait en afrikaans.
- Ja. Je l'ai bien eu. Je l'ai dit aux autres.
- On sera tous à Theunis Kraal demain.
- Très bien, approuva Waite. Vous resterez tous pour déjeuner, bien entendu.
Nous avons beaucoup de choses à nous dire. - Est-ce qu'il s'agit de ce que je pense ?
Erasmus arbora un rictus mauvais. Sa barbe était jaunie par le tabac, et son visage tanné et ridé.
- Je te raconterai tout ça demain, Steff, répondit Waite en lui adressant un clin d'oeil. En attendant, tu ferais bien de retirer ton vieux tromblon de la naphtaline!
Ils rirent, l'un de sa voix grave, l'autre d'un vieux rire rouillé. - Prends les sacs, Sean. Nous rentrons.
Waite saisit le bras d'Ada et Erasmus les accompagna jusqu'au boguet. Ada portait une nouvelle robe, bleue avec des manches gigot, et un chapeau Rubens. Elle était ravissante. En écoutant bavarder les deux hommes, elle semblait un peu préoccupée. C'est bizarre, mais les femmes ne peuvent jamais envisager l'éventualité d'une guerre avec le même enthousiasme enfantin que leurs maris.
- Sean !
Le rugissement que Waite Courtney venait de pousser dans son bureau parvint jusqu'au salon dont la porte, cependant, était fermée. Ada laissa tomber son tricot sur ses genoux, et ses traits se figèrent en une expression de calme inhabituel. Sean se dressa.
- Tu aurais dû le lui dire plus tôt, fit Garrick d'une toute petite voix. Tu aurais dû le lui dire pendant le déjeuner.
- Je n'en ai pas eu l'occasion. - Sean ! explosa Waite. - Qu'est-ce qui s'est encore passé ? demanda doucement Ada. - Rien, m'man. Ne te tracasse pas.
Sean se dirigea vers la porte.
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- Sean, dit Garrick effondré, Sean, tu ne vas pas... Je veux dire, ce n'est pas la peine de lui raconter...
Il s'interrompit et resta recroquevillé sur sa chaise, le regard implorant.
- Ne t'en fais pas, Garry, je vais arranger ça.
Waite Courtney était debout derrière son bureau, les poings appuyés sur le registre. Lorsque Sean entra, il leva brusquement la tête.
- Qu'est-ce que c'est que ça ?
Il appuya son gros doigt carré sur la page devant lui. Sean ouvrit la bouche, puis la referma.
- Alors ? Je t'écoute. - Eh bien, p'pa...
- Eh bien, p'pa ! Va te faire foutre! Veux-tu me dire comment tu as réussi à
massacrer la moitié de nos bêtes en un peu plus d'une semaine ?
- Pas la moitié de nos bêtes! Il n'y en a eu que treize. Sean était choqué de tant d'exagération.
- Que treize! beugla Waite. Dieu Tout-Puissant ! Tu veux que je te dise ce que ça coûte treize bêtes, pas seulement en argent, mais aussi en travail, en temps et en soucis ?
- Je sais, p'pa.
- Tu sais! Oui, tu sais tout! Personne ne peut rien t'apprendre, hein, même pas comment faire pour tuer treize têtes de bétail !
- P'pa... - Assez de p'pa, je t'en prie !
Waite referma le registre d'un geste brusque.
- Explique-moi simplement comment tu t'y es pris. Qu'estce que c'est que ça, un
« empoisonnement par désinfectant » ? Hein, qu'est-ce que ça signifie, nom de Dieu ? Tu leur en as fait boire ? Tu leur en as collé au cul ?
- Le bain était trop fort, dit Sean. - Et pourquoi, s'il te plaît ? Quelle quantité en astu mise ? Sean prit une profonde aspiration.
- J'en ai mis quatre tonnelets.
Il y eut un silence, puis Waite demanda d'une voix douce - Combien ?
- Quatre.
- Tu es fou! Tu es complètement cinglé !
- Je ne savais pas que ça pouvait les tuer.
Sean, peu à peu, oubliait le discours qu'il avait préparé et répétait 78
inconsciemment les paroles de Garrick.
- Il commençait à se faire tard, et puis ma jambe me... Sean se mordit les lèvres.
Waite le considéra avec attention, puis la vérité commença à se faire jour dans son esprit.
- Garry ! s'exclama-t-il.
- Non! cria Sean. Ce n'est pas lui, c'est moi. - Tu mens.
Waite contourna le bureau. Son fils lui mentait, et, à sa connaissance, c'était la première fois. Il le regarda fixement, et sa colère revint, plus violente qu'avant. Il avait oublié la mort de ses bêtes : seul ce mensonge lui importait maintenant.
- Par le Christ, je vais t'apprendre à dire la vérité, moi! Il empoigna son sjambok posé sur le bureau.
- Ne me frappe pas, papa ! lança Sean en reculant.
Waite leva le sjambok au-dessus de sa tête et l'abattit à toute volée sur Sean, qui tenta d'esquiver le coup. Mais la lanière siffla et vint lui cingler l'épaule. Sean hoqueta de douleur et porta la main à l'endroit meurtri.
- Sale petit menteur! cria Waite.
Cette fois, le fouet manié de biais à la façon d'une faux frappa Sean sous son bras levé. La lanière s'enroula autour de sa poitrine et, comme un rasoir, trancha l'étoffe de sa chemise, laissant apparaître un long sillon rougeâtre.
- Tiens, en voilà encore!
Waite, le bras rejeté en arrière, le corps en déséquilibre, leva à nouveau son sjambok. Il comprit soudain son erreur. Les mains de Sean ne se crispaient plus sur ses blessures : il serrait les poings, la garde basse. Ses sourcils relevés donnaient à tout son visage un air de fureur satanique. Il était pâle, et ses lèvres retroussées découvraient ses dents. Ses yeux bleus semblaient soudain plus sombres, plus ardents. D'égal à égal, il défiait son père. « Il va me sauter dessus
», pensa Waite.
Mais la surprise émoussait ses réflexes. Avant qu'il pût abattre son fouet, Sean fut sur lui. Solidement planté sur ses deux jambes, il mit tout le poids de son corps dans son poing droit et frappa son père en pleine poitrine.
Waite recula en trébuchant jusqu'au bureau. Son cœur battait la chamade, et ses forces l'abandonnèrent. Le sjambok lui échappa des mains.
Sean avançait vers lui. Waite eut la sensation déplaisante d'être un scarabée 79
tombé dans une assiette de mélasse : il pouvait tout voir, mais était incapable de bouger. Sean fit trois pas en avant; son poing droit, recroquevillé comme le chien d'un fusil qu'on vient d'armer, s'apprêtait à frapper Waite au visage.
Si Waite ne pouvait se mouvoir qu'avec une lenteur désespérante, sa pensée, en revanche, était plus prompte que l'éclair. A l'instant même, les écailles de l'aveuglement paternel tombèrent de ses yeux : il comprit soudain qu'il avait en face de lui un homme qui était son égal en taille et en force, et qui le dominait en vitesse d'exécution. Son unique avantage, à lui, Waite Courtney, restait l'expérience acquise en quarante ans de bagarres.
Le bras de Sean se détendit vers le visage de Waite. Le coup était aussi violent que le premier: Waite sut qu'il n'en réchapperait pas, et pourtant il ne pouvait plus rien faire pour l'éviter. Il baissa brusquement la tête et rentra le menton dans la poitrine. Le poing de Sean heurta le sommet de son crâne et l'envoya s'affaler sur le bureau, mais il se produisit en même temps un craquement sec : les doigts de Sean venaient de se briser.
Waite se traîna sur les genoux, appuyé sur le coin du meuble. Il regarda son fils qui, plié en deux par la douleur, tenait sa main fracturée contre son ventre.
Waite se remit debout et aspira l'air à pleins poumons. Les forces lui revenaient.
- Très bien, fit-il. Si tu veux la bagarre, tu l'auras.
Il contourna lentement le bureau, sur ses gardes cette fois : il ne sous-estimait plus son homme.
- Je vais te pocher les yeux, annonça-t-il.
Sean se redressa et le regarda venir: son visage était contracté par la souffrance, mais aussi par la colère. Waite sen rendit compte, et une étrange sensation monta en lui. « Il sait se battre et il a du cran. On va voir maintenant s'il peut prendre une raclée. »
Se réjouissant intérieurement, Waite marcha sur Sean. Il surveillait son gauche, car son poing droit brisé ne pouvait plus lui être d'aucune utilité.
Waite chercha la distance et lança son gauche pour essayer d'amener Sean à se découvrir. Mais Sean fit un pas de côté et esquiva le coup. Waite maintenant se trouvait à découvert, face au poing droit de Sean, cette main brisée dont il ne pouvait plus se servir. Mais Sean s'en servit et frappa de toutes ses forces le visage de son père.
Waite eut l'impression que sa tête éclatait en mille fragments colorés, et puis ce 80
fut le noir total. Il tournoya, s'abattit sur la peau de léopard et glissa ainsi jusqu'à
l'âtre. Dans l'obscurité qui l'enserrait, il sentit les mains de Sean qui le touchaient, et il l'entendit qui disait
- P'pa ! Mon Dieu, mon Dieu... Tu n'as rien, p'pa ?
La brume noire se dissipa un peu, et Waite entrevit le visage de Sean, où la colère avait fait place à l'inquiétude, presque à la terreur.
- P'pa ! Oh mon Dieu! Je t'en supplie, p'pa !
Waite essaya de se redresser. Peine perdue. Sean dut l'aider à s'asseoir. Agenouillé
près de lui, il lui tapotait maladroitement le visage, relevait les cheveux sur son front, lissait sa barbe ébouriffée.
- Je te demande pardon, p'pa, je te demande pardon. Assieds-toi sur la chaise. Je vais t'aider.
Waite s'assit sur la chaise et se frotta la mâchoire. Sean s'affairait autour de lui, sans même penser à sa main fracturée.
- Qu'est-ce que tu voulais donc ? demanda Waite d'un air lugubre. Me tuer?
- Je ne savais plus ce que je faisais... J'ai... J'ai perdu mon sang-froid.
- J'ai remarqué, dit Waite. Oui, j'ai bien remarqué.
- P'pa... A propos de Garry... Il ne faut rien lui dire, hein ? Waite laissa retomber sa main et regarda Sean dans les yeux. - Je vais te proposer un marché, suggéra-t-il. Je laisse Garry en dehors de tout ça, mais à deux conditions. La première, c'est que tu ne mentes plus jamais.
Séan approuva vivement.
- La seconde, c'est que si jamais quelqu'un lève un fouet sur toi, tu le traiteras comme tu m'as traité.
Sean esquissa un sourire, et Waite lui dit d'un ton bourru - Fais-moi voir un peu ta main.
Sean la lui tendit. Waite l'examina et lui remua les doigts l'un après l'autre. Sean grimaça.
- Ça fait mal ? demanda Waite. « C'est avec une main dans cet état qu'il m'a frappé!
Dieu du ciel, mon fils est un dur... »
- Un peu.
Sean était à nouveau tout pâle.
- C'est un beau gâchis! dit Waite. Tu ferais bien d'aller en ville immédiatement et de montrer ça au docteur Van Rooyen. Sean se dirigea vers la porte.
- Attends un peu. Sean s'arrêta net, tandis que Waite se relevait péniblement. - Je viens avec toi.
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- Mais non, p'pa, ce n'est pas la peine. Tu as besoin de te reposer.
Waite feignit de ne pas entendre et vint vers Sean. - Vraiment, p'pa, je me débrouillerai bien tout seul.
- Je viens avec toi, répéta-t-il avec brusquerie.
Et il ajouta d'une voix douce, à peine audible - J'y tiens, bon sang!
Il leva le bras comme pour le passer autour des épaules de Sean, puis, au dernier moment, le laissa retomber, et ils sortirent dans le couloir.
Avec ses deux doigts éclissés, Sean eut du mal à tenir son couteau, le lendemain au déjeuner, mais son appétit demeurait intact. Il était normal qu'il ne prît aucune part à
la conversation, excepté les rares occasions où on lui adressa directement la parole.
Mais il écouta de toutes ses oreilles, en mastiquant avec application, et ses yeux allaient d'un interlocuteur à l'autre. Garrick et lui étaient assis côte à côte, un peu à
l'écart, et les invités groupés par rang d'ancienneté autour du maître de maison.
Stephen Erasmus, du fait de son âge et de sa fortune, siégeait à la droite de Waite Courtney, tandis qu'à sa gauche se tenait Tim Hope-Brown, qui était aussi riche qu'Erasmus mais avait dix ans de moins. Ensuite venaient Gunther Niewenhuisen, Sam Tringle et Simon Rousseau. Si l'on faisait le total, on pouvait affirmer que ce jour-là Waite Courtney avait réuni autour de sa table quarante mille hectares de terre et un demi-million de livres sterling. C'étaient des hommes bruns - par leurs vêtements; par leurs mains, fortes et calleuses; et par leur visage, tanné et usé.
Le repas se terminait. Leur réserve habituelle avait disparu. Ils parlaient tous ensemble et transpiraient abondamment. Cela n'était pas dû uniquement à la douzaine de bonnes bouteilles de Cap Mossel sorties par Waite en leur honneur, ni à la cuisine à laquelle ils avaient fait un sort. Non, c'était plus que cela et autre chose : ils ressentaient une sorte de fébrilité, une impatience qu'ils contenaient difficilement.
- Puis-je dire aux domestiques de desservir, Waite ? demanda Ada de l'autre bout de la table.
- Oui, merci, chérie. Nous prendrons le café ici, si tu veux bien.
Il alla chercher une boîte de cigares dans le buffet et la fit passer à ses invités. Une fois que les bouts furent coupés et les cigares allumés, une fois que chacun se fut confortablement installé sur sa chaise avec devant lui un verre à nouveau rempli et une tasse de café fumant, Ada sortit sur la pointe des pieds, et Waite s'éclaircit la gorge pour réclamer le silence.
- Messieurs... Tous le regardaient.
- Mardi dernier, j'ai passé deux heures avec le gouverneur, et nous avons discuté
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des récents développements de la situation de l'autre côté de la Tugela.
Waite leva son verre et but à petits coups, puis, le prenant par le pied, le fit rouler entre ses doigts et poursuivit en ces termes - Il y a quinze jours, l'agent général britannique auprès du roi des Zoulous a été rappelé. Rappelé... Le mot n'est peut-être pas exact. En fait, le roi lui a proposé de l'enduire de miel et de le ligoter sur une fourmilière, offre que le représentant de sa Gracieuse Majesté
britannique a préféré décliner après force politesses. A la suite de quoi il a fait ses paquets et s'est dirigé vers la frontière.
Un petit sourire parcourut la salle.
- Depuis lors, Cetewayo a réuni tous ceux de ses troupeaux qui paissaient près de la Tugela et les a emmenés vers le nord. Il a décidé de chasser le buffle, et pour cela il a rassemblé ses impis¹ - vingt mille en tout. Cette chasse monstre doit avoir lieu le long de la vallée de la Tugela, où il y a plus de vingt ans qu'on n'a pas aperçu le moindre buffle.
Waite but encore une gorgée de vin en scrutant les visages qui l'entouraient.
- Et, ajouta-t-il, il a décrété que toute bête blessée devrait être poursuivie au-delà
de la frontière.
Il y eut comme un long murmure dans la salle, car chacun savait que, selon la tradition zouloue, cela équivaudrait à une déclaration de guerre.
- Aussi, messieurs, je vous le demande, que devons-nous faire ? Allons-nous rester tranquillement assis en attendant qu'ils viennent tout mettre à feu et à
sang? Erasmus se pencha en avant, les yeux fixés sur Waite.
Sir Bartle Frere a rencontré les indunas² de Cetewayo il y a huit jours et leur a remis un ultimatum. Ils ont jusqu'au 11 janvier pour dissoudre les impis et accepter à nouveau que l'agent de la reine Victoria revienne au Zoulouland. Au cas où Cetewayo rejetterait l'ultimatum, Lord Chelmsford doit prendre la tête d'une expédition punitive composée de soldats réguliers et de milices. A l'heure qu'il est, ces troupes se rassemblent à Pietermaritzburg; elles se mettront en route dans une dizaine de jours. Lord Chelmsford compte franchir la Tugela à
Rorkes Drift et engager le combat avec les impis avant qu'ils ne lui échappent.
Le gouverneur est résolu à en finir une fois pour toutes avec cette menace constante à notre frontière et à briser définitivement la nation zouloue en tant que puissance militaire.
- Il est grand temps, nom d'une pipe, fit Erasmus.
1. Corps de guerriers cafres. (Nd.T.)
2. Officiers. (Nd.T.) 92
83
- Son Excellence m'a nommé colonel et m'a chargé de lever un commando dans le district de Ladyburg. Je lui ai promis qu'au moins quarante hommes armés jusqu'aux dents, bien équipés et bien approvisionnés seraient prêts à faire leur jonction avec Chelmsford sur la Tugela. A moins que l'un d'entre vous n'ait une objection à formuler, vous serez mes capitaines, et je sais que je peux vous faire confiance pour m'aider à tenir la promesse que j'ai faite à Son Excellence.
Waite abandonna soudain le style ampoulé et leur sourit.
- Ce sera à vous de vous débrouiller pour récupérer votre solde sur le pays - en bétail, comme d'habitude.
- Jusqu'où Cetewayo a-t-il emmené ses troupeaux ? demanda Tim Hope-Brown.
- Pas bien loin, je le parierais, ricana Stephen Erasmus. - Un toast! s'exclama Simon Rousseau en se dressant soudain. Je lève mon verre à la reine, à Lord Chelmsford et aux troupeaux royaux du Zoulouland !
Ils se mirent tous debout et portèrent le toast, après quoi, un peu embarrassés de cette sortie, ils se rassirent en toussotant et en remuant les pieds.
- Très bien, dit Waite. Et maintenant, voyons les détails. Steff, tu viendras, et tes deux aînés aussi ?
- Ja, nous serons trois, plus mon frère et son fils. Tu peux noter: cinq pour Erasmus.
- Bon. Et toi, Gunther ?
Ils déterminèrent leur organisation. On aligna sur le papier des hommes, des chevaux et des chariots; chacun des capitaines se vit attribuer une série de tâches précises. Questions, réponses et discussions se succédèrent pendant des heures.
Enfin les invités quittèrent Theunis Kraal. Ils partirent tous ensemble à cheval, montant nonchalamment avec des étriers longs. Waite et ses fils, sur le perron, les suivirent du regard tandis qu'ils s'éloignaient sur la route de Ladyburg.
- P'pa..., hasarda Garrick pour attirer l'attention de Waite. - Oui, mon garçon?
Mais Waite ne quittait pas des yeux le petit groupe de cavaliers. Stephen Erasmus se retourna sur sa selle et agita son chapeau au-dessus de sa tête. Waite lui répondit par un signe de la main.
- Pourquoi est-on obligé de se battre avec les Zoulous, p'pa ? Le gouverneur n'a qu'à envoyer quelqu'un s'expliquer avec eux, et comme ça il n'y aura pas la guerre.
Waite lui lança un rapide regard et fronça légèrement les sourcils.
Si quelque chose vaut la peine qu'on le possède, cela vaut aussi la peine qu'on se 84
batte pour le garder. Cetewayo a levé une armée de vingt mille guerriers pour nous prendre ça...
on bras décrivit un vaste cercle qui englobait tout le domaine de Theunis Kraal.
- Et je crois que cela mérite qu'on le défende. Pas vrai, Sean ? - Et comment!
approuva Sean avec vigueur..
- Mais, insista Garrick, et si on signait un traité avec eux ? - Ce ne serait qu'un chiffon de papier de plus, répliqua Waite avec un farouche dédain. On en a trouvé
un sur le corps de Piet Retrief... Pour ce que ça lui a servi !
Waite rentra, suivi de ses fils.
Il s'installa dans son fauteuil, étira les jambes et sourit à Ada. - Fameux, ce déjeuner, ma chérie.
Il croisa les mains sur son ventre et eut un renvoi involontaire. - Pardon, fit-il d'un air contrit. Ça m'a échappé.
Ada pencha la tête sur son ouvrage et dissimula un sourire. - On va avoir du pain sur la planche pour les jours à venir, annonça Waite en se tournant vers ses fils.
Nous prendrons un chariot tiré par des mules et deux chevaux chacun.
Maintenant, en ce qui concerne les munitions...
- Ecoute, p'pa, est-ce qu'on ne pourrait pas... ? Garrick revenait à la charge.
- Ferme-la! cria Waite.
Garrick se recroquevilla d'un air malheureux. - Moi, j'ai réfléchi, annonça Sean.
- Tu ne vas pas t'y mettre aussi! grogna Waite. Nom d'un chien, tu as la chance de pouvoir bientôt récupérer du bétail bien à toi, et tu...
- C'est justement à cela que j'ai pensé, coupa Sean. Tout le monde va avoir des bêtes à ne savoir qu'en faire, et les prix vont dégringoler.
- Au début, oui, reconnut Waite, mais au bout d'un an ou deux, ils recommenceront à monter.
- Alors pourquoi ne pas vendre maintenant ? Vendre toutes nos bêtes, sauf les taureaux et les vaches qui sont grosses, bien sûr. Après la guerre, on pourrait les racheter à moitié prix.
Waite resta quelques instants abasourdi, puis il changea lentement d'expression.
- Mon Dieu, fit-il, je n'avais pas pensé à ça. - Et puis, p pa, continua Sean qui, dans son enthousiasme, se tortillait les mains, et puis on aura besoin de nouvelles terres aussi. Une fois les troupeaux de ce côté-ci de la Tugela, on va se trouver à court de pacages. M. Pye a fait saisir les terrains du mont Sinaï et du Mahobos Kloof, mais il ne les utilise pas. Estce qu'on ne pourrait pas les lui louer avant que tout le monde se mette à chercher de nouveaux pâturages ?
- On avait déjà de quoi faire avant que tu te mettes à réfléchir, fiston, répondit Waite d'une voix douce, mais maintenant il va falloir mettre les bouchées doubles!
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Il fouilla dans sa poche et en sortit sa pipe qu'il bourra en observant Sean. Malgré
tous ses efforts, il ne pouvait arriver à dissimuler sa fierté.
- Si tu continues à avoir des idées comme celles-là, dit-il enfin, un jour tu deviendras riche.
Waite ne pouvait savoir à quel point sa prophétie se révélerait exacte; mais il devait s'écouler encore bien des années avant que Sean fût assez riche pour risquer au jeu la valeur de Theunis Kraal et perdre avec le sourire.
xxx
Le commando devait se mettre en route le 1er janvier. Le réveillon fut donc consacré non seulement à accueillir dignement l'an 1879, mais encore à souhaiter que Dieu protégeât les « fusiliers montés » de Ladyburg. Tous les environs accoururent en ville pour participer au braaivleis 1 et pour aller danser sur la grand-place : on fêterait dignement les soldats avant leur départ pour la guerre.
Le matin du 31 décembre, Sean et Garrick partirent de bonne heure. Ada et Waite devaient les rejoindre dans l'après-midi. C'était une belle journée d'été comme on en voit au Natal : ni vent ni nuages. Quand il fait ce temps-là, la poussière soulevée par les voitures monte tout droit dans l'air et y demeure longtemps immobile.
Les deux frères franchirent le Baboon Stroom, puis, une fois parvenus en haut du coteau, regardèrent dans la direction de Ladyburg ; sur chacune des routes qui y conduisaient s'élevait un nuage de poussière.
- Regarde-les, ils arrivent tous, dit Sean. Il plissa les yeux, à cause de la réverbération, et scruta la route du nord.
- Tiens, c'est sûrement le chariot d'Erasmus, Karl doit y être aussi. Les chariots ressemblaient à des perles enfilées.
- Et voilà celui des Petersen, dit Garrick, à moins que ce ne soit celui des Niewenhuisen.
- Allons, viens! cria Sean, et il frappa l'encolure de son cheval avec les rênes.
Leurs montures, de solides bêtes au poil luisant, avaient la crinière coupée ras comme celle des hunters anglais.
Ils rattrapèrent un chariot. Sur le siège du cocher les sueurs Petersen étaient assises à côté de leur mère, tandis que Dennis Petersen et son père allaient en tête.
Sean poussa un « youpi » retentissant en arrivant à la hauteur du véhicule. Les deux jeunes filles se mirent à rire, puis crièrent quelque chose qui se perdit.
1. Réunion champêtre analogue à un barbecue, au cours de laquelle on fait la cuisine en plein air. (Nd.T.) 86
- Viens, Dennis ! hurla Sean en passant près des deux cavaliers qui continuaient à
trotter tranquillement.
La monture de Dennis se cabra, puis se lança à la poursuite de Sean. Garrick fermait la marche.
Courbés sur l'encolure de leur cheval, actionnant les rênes comme des jockeys, ils atteignirent le carrefour. Le chariot d'Erasmus arrivait en brinquebalant.
Sean retint son cheval et se dressa sur les étriers.
- Karl ! appela-t-il. Karl, viens avec nous, mon vieux! A nous deux, Cetewayo !
Les quatre jeunes gens entrèrent bientôt dans Ladyburg. Ils avaient tous le visage en feu, et ils riaient, excités et heureux à l'idée de danser et de tuer.
Il y avait un monde fou en ville, et les rues étaient encombrées de chariots, de bêtes et de gens.
- Il faut que je m'arrête chez Pye, dit Karl. Venez avec moi, ce ne sera pas long.
Ils attachèrent leurs chevaux et entrèrent dans la boutique. Sean, Dennis et Karl marchaient à grand bruit et parlaient fort. C'étaient déjà des hommes, grands, solides, bronzés, aux muscles durcis par le travail, mais ils doutaient encore d'eux-mêmes. Alors, pour se donner de l'assurance, ils se pavanaient, riaient un peu trop fort et juraient lorsque leur père n'était pas là pour entendre.
- Qu'est-ce que tu veux acheter, Karl ? - Des bottes.
- Oh! là là, il va falloir que tu les essayes! Tu en auras pour la journée, et pendant ce temps-là on va tout rater!
- Il ne se passera rien d'ici deux heures, protesta Karl. Attendez-moi, les gars.
Le spectacle de Karl assis sur le comptoir et enfilant des bottes sur ses grands pieds ne pouvait bien longtemps retenir l'intérêt de Sean. Il s'écarta un peu et rôda parmi les piles de marchandises qui encombraient la boutique de Pye. Il y avait là des amoncellements de manches de pioches, des tas de couvertures, des boîtes de sucre, de sel et de farine, des rayons entiers d'articles d'épicerie, et des vêtements, des pardessus, des robes, sans compter les lampes tempête et les selles accrochées au plafond. Il régnait dans toute la boutique l'odeur caractéristique des factoreries : un mélange de pétrole, de savon et d'étoffe neuve.
Sean se sentit irrésistiblement attiré par le râtelier d'armes fixé au mur du fond. Il décrocha une carabine Lee Metford et fit jouer la culasse; du bout des doigts, il caressa la crosse, puis soupesa l'arme et épaula.
- Bonjour, Sean.
La petite voix timide interrompit le cérémonial. Sean leva la tête.
87
- Oh, c'est Tarte-aux-Fraises¹ ! fit-il en souriant. Comment ça marche, au collège ?
- C'est fini, maintenant. J'ai quitté la classe le trimestre dernier.
Audrey Pye tenait de famille, mais avec une nuance subtile ses cheveux, au lieu d'être rouge carotte, avaient des reflets cuivrés. Elle n'était pas jolie, avec son visage trop large et un peu plat, mais elle possédait cette qualité, bien rare chez les rousses un teint de lait que ne déparait aucune éphélide.
- Tu veux acheter quelque chose, Sean ? Sean remit la carabine au râtelier.
- Oh, je jetais un coup d'ɶil simplement, répondit-il. Tu travailles au magasin maintenant ?
- Oui.
Elle baissa les yeux sous le regard inquisiteur de Sean. Cela faisait plus d'un an qu'il ne l'avait pas vue. Son corsage s'était rempli : Sean apprécia d'un ɶil connaisseur. En relevant la tête, elle s'en aperçut, rougit et se détourna vivement vers les paniers de fruits.
- Tu veux une pêche ? - Merci, dit Sean en se servant.
- Comment va Anna ? demanda Audrey.
- Pourquoi tu me demandes ça ? répondit Sean en fronçant les sourcils.
- Tu es son amoureux, non ? - Qui t'a dit ça ?
Sean se renfrogna plus encore. - Tout le monde le sait.
- Eh bien, tout le monde se trompe.
Sean, irrité à la pensée de faire partie des biens d'Anna, ajouta:
- Je ne suis l'amoureux de personne. - Oh!
Audrey garda le silence un instant, puis risqua - Je suppose qu'Anna sera au bal ce soir? - Probablement.
Sean mordit dans la pêche dorée et duveteuse, puis examina Audrey.
- Tu y vas, toi, Tarte-aux-Fraises ? - Non, répondit-elle d'un petit air triste. Papa ne veut pas. Quel âge avait-elle ? Sean fit un rapide calcul : trois ans de moins que lui.
Seize ans, donc. Sean regretta soudain qu'elle ne vînt pas au bal.
- Dommage, fit-il, nous aurions pu nous amuser.
Ce « nous » qui les liait l'un à l'autre la remplit à nouveau de confusion. Pour cacher son trouble, elle dit la première chose qui lui vint à l'esprit :
- Tu aimes cette pêche ? - Hmm.
- Elle vient de notre verger. - Il me semblait bien que je reconnaissais le goût.
1. Le surnom d'Audrey Pye est, en anglais, un calembour sur son nom de famille, pie signifiant « tarte ». (N.D.T.) 88
Il sourit, et elle se mit à rire. Sa bouche était attirante lorsqu'elle riait.
- C'est toi qui les volais, hein ? Papa le savait bien que c'était toi ! Il disait toujours qu'il faudrait installer un piège près de cette trouée dans la haie.
- Je ne pensais pas qu'il l'avait découverte : on la masquait pourtant bien avec des branchages.
- Oh ! si, on la connaissait! dit Audrey. Elle y est toujours, d'ailleurs. Les soirs où
j'ai du mal à m'endormir, je sors par la fenêtre de ma chambre et je m'en vais dans le verger, et puis je passe à travers la haie et je me promène dans la plantation - j'ai un peu peur, mais j'aime cela.
- Tu ne sais pas ? dit Sean d'un ton pensif. Si jamais tu ne pouvais pas dormir ce soir, et que tu passais près de la haie vers les dix heures, tu pourrais peut-être le pincer, ton voleur de pêches.
Audrey mit quelques instants à comprendre, puis elle rougit encore. Elle voulut dire quelque chose, mais les mots ne venaient pas. Alors elle se détourna dans un tourbillon de jupes et s'enfuit parmi les rayons. Sean suça le noyau de sa pêche, le laissa tomber sur le sol et vint rejoindre les autres. Il souriait.
- Nom d'un chien, Karl, tu en as encore pour longtemps
xxx
On avait dételé les chevaux, et une cinquantaine de chariots, davantage peut-être, étaient disposés en cercle autour de la grand-place. Au centre, les fosses à braaivleis brûlaient avec une flamme courte et deviendraient bientôt un lit de cendres rougeoyantes. Deux rangées de tables à tréteaux s'alignaient près des feux : les femmes s'y affairaient, coupaient la viande et les poerwors¹, beurraient le pain, disposaient des régiments de bocaux à pickles et entassaient les victuailles sur des plateaux.
Leurs voix douces et leurs rires remplissaient l'air du soir. Pour le bal, on avait étalé
une immense toile dans un endroit plat, avec à chaque coin une lanterne accrochée à
un piquet.
L'orchestre s'accordait, non sans quelques grincements de la part des violons, et un début d'asthme pour le concertina. Les hommes étaient disséminés par petits groupes au milieu des chariots, ou accroupis près des fosses à braaivleis. De temps à autre, un cruchon se levait vers le ciel. Petersen vint se joindre au groupe des capitaines réunis autour de Waite Courtney.
- Waite, je ne voudrais pas avoir l'air de chercher des histoires, mais j'ai vu que tu avais mis Dennis avec le groupe de Gunther.
- C'est exact, répondit Waite en lui tendant le cruchon. Petersen le prit et essuya le goulot avec sa manche.
- Je n'ai rien contre toi, Gunther, dit-il en souriant, mais j'aimerais mieux que Dennis soit sous mes ordres. Pour l'avoir à 1'œil, tu comprends. Tous regardèrent Waite et attendirent sa réponse.
- Aucun des jeunes gens ne se trouve dans le même groupe que son père. C'est exprès. Désolé, Dave.
- Mais pourquoi?
Le regard de Waite Courtney, au-delà des chariots, se perdit vers le plateau où le soleil couchant jetait ses derniers feux.
- Ce ne sera pas une partie de plaisir, Dave. Il se peut que tu aies de graves décisions à prendre, et, dans ce cas, il vaut mieux qu'elles ne concernent pas ton propre fils.
Il y eut un murmure approbateur. Stephen Erasmus retira sa pipe de sa bouche et cracha dans le feu.
- Il y a des choses qui ne sont pas belles à voir, déclara-t-il, des choses qui vous poursuivent et qu'on ne peut plus oublier.
Un père ne devrait jamais voir son fils tuer un homme pour la première fois, ni se faire tuer sous ses yeux.
Ils gardèrent le silence, car ils savaient que le vieux avait raison. Ils n'en avaient rien 1. Sorte de saucisse très épicée. (N.d.T.)
dit, parce que trop parler diminue le courage, mais ils connaissaient la mort et comprenaient les paroles de Stephen. Une à une, les têtes se tournèrent vers le groupe des jeunes gens, un peu plus loin sur la place. Dennis Petersen fit une remarque qu'ils n'entendirent pas, et ses compagnons se mirent à rire.
- Pour vivre, dit Waite, il arrive qu'on soit obligé de tuer. Mais, si on est trop jeune alors, on perd quelque chose... Le respect de la vie, le prix de la vie. C'est la même chose avec une femme : on ne devrait jamais connaître sa première expérience avant d'être vraiment capable de bien la comprendre. Autrement, cela aussi devient sans valeur.
- Moi, enchaîna Tim Hope-Brown, j'avais quinze ans quand j'ai fait l'amour pour la première fois, et je ne peux pourtant pas dire que les femmes en soient pour autant sans valeur à mes yeux. Au contraire, je les trouve même rudement chères!
Le rire sonore de Waite domina tous les autres.
- Je sais bien que ton vieux te paye une livre par semaine, Sean, protesta Dennis, mais nous autres, on n'est pas des millionnaires !
- Bon, d'accord, admit Sean, alors cinq shillings le pot, et le gagnant ramasse tout.
- Cinq shillings, ça me paraît raisonnable, répliqua Karl, mais on doit bien mettre les règles au point, pour qu'il n'y ait pas de contestation après.
- Les tués seulement. Les blessés ne comptent pas, dit Sean.
- Et il faut un témoin, renchérit Frikkie Van Essen.
Il était plus âgé qu'eux. Ses yeux, injectés de sang, prouvaient qu'il avait déjà
commencé les libations du réveillon.
- D'accord, les Zoulous morts seulement, et un témoin pour chaque homme abattu.
Celui qui en aura tué le plus empochera la cagnotte.
Sean parcourut des yeux le cercle de ses amis, quêtant l'approbation de chacun.
Garrick se tenait derrière, un peu à l'écart.
- Garry sera le banquier. Viens, Garry, tends ton chapeau. Chacun versa ses cinq shillings dans le chapeau de Garrick, qui calcula rapidement.
- Deux livres. Nous sommes huit, ça fait le compte.
- Bon sang, le gagnant pourra s'acheter une ferme, avec ça! Ils se mirent à rire.
- J'ai deux bouteilles de gnôle cachées dans mes sacoches, annonça Frikkie. On va leur faire un sort!
L'horloge du clocher marquait dix heures moins le quart. Des nuages aux bords argentés entouraient la lune, et la nuit avait fraîchi. Une odeur succulente montait des fosses où rôtissaient les viandes et venait chatouiller les narines des danseurs qui continuaient à tourner au rythme des violons et du concertina, tandis que les spectateurs battaient des.mains en cadence. Dans le feu de l'action, quelqu'un se mit à
pousser un retentissant
« whoopee », à la manière des highlanders. Rire, danser, mais surtout retenir la fuite des minutes, des heures, et faire le siège de l'aube!
- Où vas-tu, Sean ?
- Je reviens tout de suite.
- Mais où vas-tu ?
- Tu veux que je te le dise, Anna, tu veux vraiment ?
- Oh, je vois... Ne sois pas trop long. Je t'attendrai près de l'orchestre.
- Danse avec Karl.
- Non. Je t'attendrai, Sean. Reviens vite, je t'en prie. Il nous reste si peu de temps...
Sean se glissa entre les chariots et s'éloigna sur le trottoir en restant dans l'ombre des arbres, puis il tourna au coin de la boutique de Pye et descendit le chemin en courant.
Après avoir sauté le fossé et franchi la clôture des barbelés, il se retrouva dans la plantation. Tout était sombre et tranquille, comme Audrey l'avait dit. Sous les pas de Sean, il y eut un froissement de feuilles mortes, et une brindille craqua. Quelque chose s'enfuit dans le noir, et Sean eut un haut-le-corps. Il devenait nerveux: ce n'était probablement qu'un lapin.
Sean s'approcha de la haie et chercha la trouée familière, non sans mal. Après l'avoir dépassée sans s'en rendre compte, il revint sur ses pas, la découvrit enfin et passa dans le verger.
Adossé à la haie, il attendit. La lune argentait la cime des arbres dont les troncs plongeaient dans l'obscurité. De l'endroit où il se trouvait, Sean pouvait apercevoir le toit de la maison des Pye.
Audrey viendrait, il en était sûr, puisqu'elle le lui avait dit. L'horloge de l'église sonna dix heures.
A dix heures et quart, il commença à s'impatienter et traversa le verger en prenant bien soin de demeurer dans l'ombre. Dans une des pièces qui donnaient sur le côté, il y avait de la lumière, qui projetait sur la pelouse un rectangle jaunâtre. Sean contourna la maison.
Audrey se tenait là, penchée à la fenêtre. Son visage se trouvait dans l'ombre, mais, derrière elle, la lampe nimbait ses cheveux d'un halo cuivré. Il y avait dans toute son attitude quelque chose comme un appel. Ses épaules se dessinaient à travers l'étoffe blanche de sa chemise de nuit.
Sean siffla très doucement, et elle sursauta. Pendant quelques instants, elle scruta l'obscurité, puis, lentement, comme à regret, fit non de la tête. Les rideaux se refermèrent, et l'ombre de la jeune fille s'éloigna. Puis la lampe s'éteignit.
Sean repartit, tout tremblant de colère. En retrouvant le chemin creux, il entendit à
nouveau la musique et hâta le pas. Au coin de la rue, la lumière et l'agitation le happèrent.
- Petite idiote, dit-il tout haut. Il y avait encore de la colère en lui, mais autre chose aussi
- peut-être de la tendresse ou du respect ?
- Ça fait presque une heure que je t'attends. Où étais-tu passé ? Possessive Anna.
- Si on te le demande...
- Oh, très drôle! Sean Courtney, où es-tu allé ?
- Tu veux danser ?
- Non.
- Parfait. Eh bien, tant pis ! Sean s'éloigna vers Karl et les autres qui rôdaient à
proximité des braaivleis.
- Sean, Sean, pardon. Repentante Anna.
- Bien sûr que je veux danser.
Ils dansèrent au milieu de la bousculade, mais ne prononcèrent pas une parole jusqu'à
ce que l'orchestre s'arrêtât pour s'éponger un peu et se désaltérer.
- J'ai quelque chose pour toi, Sean.
- Qu'est-ce que c'est ?
- Viens, je vais te montrer.
Elle le conduisit au milieu des chariots parqués dans l'ombre, s'agenouilla près d'une pile de couvertures et se releva, tenant une veste à la main.
- Je l'ai faite pour toi. J'espère qu'elle te plaira. Elle la lui tendit. C'était une veste en peau de mouton tannée, avec une belle doublure de laine blanche.
- Elle est jolie, dit Sean. Anna avait dû y mettre toute son ardeur, tout son amour, cela le gênait : les cadeaux lui faisaient toujours cet effet.
- Merci beaucoup.
- Essaie-la, Sean.
Elle était chaude, bien serrée à la taille, mais laissant de l'aisance aux épaules. Cette veste l'avantageait encore. Anna, debout tout contre lui, arrangeait son col.
- Elle te va très bien, dit-elle du ton satisfait de ceux qui aiment mieux donner que recevoir.
Il l'embrassa, et soudain tout fut différent. Elle lui passa bras autour du cou et se serra contre lui.
- Oh, Sean ! Je ne voudrais pas que tu partes.
- Disons-nous au revoir comme il faut.
- Où cela ?
- Dans mon chariot.
- Et tes parents ?
- Ils sont rentrés à Theunis Kraal. P'pa revient demain matin. Il n'y a que Garry et moi qui couchions ici cette nuit.
- Non, Sean, il y a trop de monde. Ce n'est pas possible.
- Tout ça parce que tu ne veux pas, chuchota, Sean. Dommage, c'est peut-être la dernière fois...
- Qu'est-ce que tu veux dire ? Elle se raidit soudain, toute petite dans ses bras.
- Je pars demain. Tu sais ce qui peut arriver ?
- Non. Ne dis pas ça. Il ne faut même pas y penser.
- C'est la vérité.
- Non, Sean. Je t'en prie. Je t'en supplie. Dans l'obscurité, Sean eut un sourire. C'était facile, tellement facile.
- Allons dans mon chariot.
Il lui prit la main.
xxx
Petit déjeuner en pleine nuit, parmi les feux rougeoyants. Voix tranquilles des hommes parlant à leur femme et tenant leurs enfants dans leurs bras pour leur dire au revoir. Chevaux sellés, fusils dans les fourreaux, couvertures roulées derrière la selle, quatre chariots attelés de mules au milieu de la place.
- P'pa devrait arriver d'une minute à l'autre, dit Garrick. Il est près de cinq heures.
- Tout le monde l'attend, reconnut Sean.
Il haussa les épaules pour les soulager un peu du poids de la cartouchière, qu'il portait en bandoulière.
- M. Niewenhuisen m'a choisi pour conduire l'un des chariots.
- Je sais, dit Sean. Tu t'en tireras ?
- Je crois. Jane Petersen venait vers eux.
- Bonjour, Jane. Ton frère est prêt ?
- Presque. Il est en train de seller son cheval.
Elle s'arrêta devant Sean et lui tendit timidement un ruban de soie jaune et vert.
94
- J'ai fait une cocarde pour ton chapeau, Sean.
- Merci, Jane. Tu veux me la mettre ?
Jane la lui épingla et tendit le chapeau à Sean, qui l'inclina sur le côté d'un air conquérant.
- J'ai l'air d'un général maintenant, dit-il. Elle se mit à rire.
- Si on s'embrassait maintenant, Jane, avant de se quitter ?
- Tu es terrible, dit la petite Jane.
Et elle s'enfuit toute rougissante. Pas si petite que ça, remârqua Sean. Il y en avait tellement, de ces filles, on ne savait plus où donner de la tête.
- Voilà Papa! annonça Garrick. Waite Courtney, à cheval, débouchait sur la place.
- Viens, dit Sean. Il détacha son cheval. Tout autour d'eux, les hommes en faisaient autant.
- A plus tard, fit Garrick, et il s'éloigna en boitillant vers l'un des chariots.
Waite prit la tête de la colonne : quatre pelotons de quinze cavaliers en double file, quatre chariots, suivis par les chevaux non montés menés par des serviteurs noirs.
Ils traversèrent la place encore jonchée des débris de la fête et s'engagèrent dans la grand-rue. Les femmes les regardaient passer en silence, immobiles, serrant leurs enfants autour d'elles.
Elles avaient déjà vu les hommes partir en expédition contre les tribus zouloues et ne ressentaient aucun enthousiasme dans leur cœur : elles connaissaient trop bien la mort et ses voies, et savaient qu'il n'y a pas place pour la gloire au fond d'une tombe.
Anna fit un geste pour saluer Sean, mais il ne la vit pas, car son cheval était nerveux; lorsqu'il put le reprendre en main, Anna se trouvait déjà loin. Elle laissa retomber son bras et le regarda s'éloigner. Il portait la veste en peau de mouton.
Sean, en revanche, aperçut, à l'une des fenêtres du premier étage de chez Pye, un éclair de cheveux cuivrés et un rapide baiser. Il vit Audrey parce qu'il la cherchait du regard, et sut assez faire taire son orgueil blessé pour lui sourire et la saluer d'un coup de chapeau.
Et puis la colonne quitta la ville. Les chiens et les enfants qui l'escortaient firent enfin demi-tour, et on prit la route qui menait au Zoulouland.
Le soleil monta dans le ciel et sécha la rosée. Sous les sabots des chevaux, la poussière s'élevait de la route. L'ordonnance de la colonne perdit de sa rigueur : les uns galopaient un peu en avant, les autres ralentissaient pour chevaucher à côté de leurs amis. Ils se formaient en petits groupes et bavardaient gaiement, très détendus, aussi à l'aise que s'ils s'en allaient à une partie de chasse. Avant de se mettre en route, chacun s'était habillé à sa guise. Stephen Erasmus portait son costume du dimanche, 95
mais les autres avaient revêtu une tenue moins cérémonieuse. Une seule chose leur était commune : la cocarde jaune et verte, encore que chacun pût, là aussi, donner libre cours à ses goûts personnels. Les uns l'arboraient à leur chapeau, les autres sur la manche ou bien sur la poitrine. C'étaient des fermiers, non des soldats, mais leurs fourreaux d'arçon restaient cabossés à force d'avoir servi; leurs mains avaient longuement poli la crosse de leurs fusils, et ils portaient leur cartouchière avec désinvolture.
Ils atteignirent la Tugela vers le milieu de l'après-midi.
- Mon Dieu, regardez un peu! s'exclama Sean en laissant échapper un sifflement. Je n'ai jamais vu autant de monde à la fois !
- On dit qu'il y en a au moins quatre mille, dit Karl.
- Je le sais qu'ils sont quatre mille, répliqua Sean en parcourant le camp du regard, mais je n'imaginais pas que cela faisait tant de monde.
La colonne descendit vers le Rorkes Drift¹. La rivière était large, boueuse, et ses eaux brunâtres se ridaient en passant sur les hauts-fonds. L'armée de Lord Chelmsford avait installé son camp dans un rayon de quatre cents mètres autour de quelques bâtisses de pierre qui se dressaient sur un terrain dégagé et herbeux, près de la rive.
Le campement se répartissait selon un ordre parfait où les alignements de chevaux à
l'attache alternaient avec les rangées de tentes, tandis que les chariots étaient rassemblés près du gué. Il y en avait au moins cinq cents, et les environs grouillaient de monde.
Les fusiliers montés de Ladyburg, en un groupe compact qui débordait des deux côtés du chemin, suivirent leur colonel jusqu'à l'entrée du camp. Un sergent en habit, baïonnette au canon, leur barra le passage.
- Qui vive ?
- Colonel Courtney - avec un détachement des fusiliers montés de Ladyburg.
- Comment ? Je n'ai pas compris. Waite Courtney se dressa sur ses étriers et se retourna vers ses hommes.
- Un peu de silence, messieurs. Ne parlons pas tous à la fois.
Le brouhaha diminua, et le sergent, cette fois, comprit ce que disait Waite.
- Oh, pardon, mon colonel! Je vais appeler l'officier de service.
L'officier de service était un aristocrate et un gentleman.
Il s'avança vers eux et les regarda.
- Colonel Courtney ? Il n'avait pas l'air tout à fait convaincu.
1. En Afrique du Sud, le drift est un gué. (Nd.T.)
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- Bonjour, fit Waite en souriant d'un air amical. J'espère que nous ne sommes pas en retard pour les réjouissances.
- Non, je ne crois pas. Les yeux de l'officier étaient rivés sur Stephen Erasmus, qui souleva poliment son chapeau.
- More, Meneer.
Les cartouchières paraissaient un peu déplacées sur sa redingote noire.
L'officier détacha son regard d'Erasmus.
- Avez-vous des tentes, mon colonel ?
- Oui, nous avons tout ce qu'il faut.
- Je vais dire au sergent de vous indiquer où installer votre camp.
- Merci, répondit Waite.
L'officier s'approcha du sergent. Il était si abasourdi qu'il s'oublia jusqu'à le prendre par le bras.
- Mettez-les le plus loin possible, chuchota-t-il avec véhémence. Derrière les tentes du génie. Si jamais le général voyait ce ramassis... Il frissonna avec distinction xxx
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Ce fut l'odeur que Garrick remarqua d'abord. L'effort qu'il fit pour essayer d'en déterminer l'origine l'aida à concentrer son attention sur ce qui l'entourait et à quitter le refuge intérieur où il s'était une fois encore enfoncé. Chez Garrick, ce retour à la réalité s'accompagnait toujours d'étourdissements, ainsi que d'une hyperacuité des sens : les couleurs devenaient plus vives, la peau plus sensible, les odeurs et les goûts plus pénétrants et plus forts.
Le soleil brillait, mais Garrick était allongé à l'ombre de la véranda, sur un matelas de paille. Il se trouvait à l'hôpital installé dans les bâtiments en dur situés à proximité du Rorkes Drift. Une odeur où se mêlaient des relents de pourriture, de sueur et d'excréments, l'odeur des corps éventrés et du sang caillé l'avait tiré de sa torpeur.
L'odeur de la mort.
Sous les yeux de Garrick, les choses reprenaient forme. Il aperçut les cadavres. Il y en avait des monceaux le long du mur de la cour, fauchés par les feux croisés du dépôt et de l'hôpital; il y en avait un peu partout entre les bâtiments, que les équipes de déblaiement chargeaient sur des chariots; il y en avait tout au long du coteau, jusqu'au bord de la Tugela ; il y en avait dans l'eau, et même sur l'autre rive: des Zoulous morts dont les lances et les boucliers jonchaient le sol. Des centaines de Zoulous morts, pensa Garrick stupéfait. Non, des milliers.
Et puis Garrick s'aperçut qu'il n'existait pas qu'une odeur, mais deux : celle des cadavres ballonnés gisant au soleil, et celle de son propre corps et de ceux qui l'entouraient. La même odeur de souffrance et de pourriture, sans doute, mais celle-ci couverte par l'âcre senteur des désinfectants : la mort se dissimulait derrière des relents d'antiseptique, comme une fille malpropre qui essaie de masquer l'odeur de ses règles.
Garrick regarda les hommes qui l'entouraient, alignés sur des matelas, sous la véranda. Quelques-uns étaient mourants; tous portaient des pansements tachés de sang et de teinture d'iode. Garrick examina son propre corps : un bandage maintenait son bras gauche contre sa poitrine nue. Il sentit la pulsation de la souffrance, lente et régulière comme un tambour funèbre. Sa tête aussi était bandée. Je suis blessé, se dit-il, et il s'étonna encore. Comment, mais comment cela était-il arrivé ?
- Tiens, tu n'es plus dans les vapes, coco ? fit auprès de lui une voix amusée avec le plus pur accent cockney. On croyait que tu avais ton compte.
Garrick tourna la tête. Celui qui venait de parler était un petit bonhomme à la face de singe, vêtu d'un caleçon de flanelle et entortillé de pansements qui le faisaient ressembler à une momie.
- Le toubib a dit que t'avais été choqué. D'après lui, tu n'allais pas tarder à récupérer.
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Le petit homme éleva la voix.
- Hé, toubib, le héros n'est plus dans le cirage!
Le médecin accourut. Il avait des cernes sous les yeux et paraissait las, vieilli, usé.
- Ça ira très bien, fit-il après avoir ausculté et examiné Garrick. Reposez-vous un peu. Demain, on vous renverra chez vous.
Il allait s'éloigner, mais s'arrêta soudain et se retourna avec un bref sourire à l'adresse de Garrick.
- Je doute que ça puisse soulager vos souffrances, mais je tiens à vous dire que vous êtes proposé pour la Victoria Cross¹. Le général lui-même a appuyé la proposition, pas plus tard qu'hier. Je pense que c'est dans la poche.
Garrick regardait fixement le médecin, tandis que la mémoire lui revenait par bribes.
- On s'est battu, dit-il.
- Tu peux le dire, mon pote! s'esclaffa son voisin.
- Et Sean ? demanda Garrick. Mon frère! Qu'est-il arrivé à mon frère ?
Il y eut un silence. Une ombre passa dans le regard du docteur.
Garrick s'assit péniblement sur sa paillasse.
- Et papa ? Où est papa ?
- Je suis navré, dit simplement le docteur. Je crains bien qu'ils n'aient été tués tous les deux.
Garrick s'allongea à nouveau et laissa errer son regard vers la Tugela. Des hommes pataugeaient dans les hauts-fonds pour en retirer les cadavres. Il se souvint des gerbes d'écume soulevées par l'armée de Chelmsford au passage de la rivière à gué.
Sean et son père s'étaient trouvés à l'avant-garde, avec trois pelotons des fusiliers montés de Ladyburg et soixante hommes de la police du Natal. Ils se situaient en tête, car ils connaissaient le pays mieux que quiconque.
Garrick les avait regardés s'éloigner avec soulagement. Il avait eu l'incroyable bonne fortune d'attraper un terrible accès de dysenterie le jour même où, l'ultimatum étant expiré, les troupes traversaient la Tugela.
- Les sacrés veinards ! s'était exclamé un autre malade en les voyant partir.
1. La plus haute distinction britannique, qui n'est accordée que pour des actes d'héroïsme exceptionnels. (Nd.T.)
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Mais Garrick, lui, ne les enviait nullement. Il ne tenait pas du tout à faire la guerre, et il se contentait fort bien de rester sur place avec une trentaine d'autres malades et une garnison de quelque soixante hommes chargés de tenir le gué pendant que Chelmsford et son armée pénétraient au Zoulouland.
Garrick avait regardé les éclaireurs s'éloigner et disparaître dans la savane, suivis par le gros de la troupe. Bientôt l'armée de Chelmsford n'avait plus été qu'un long serpent au loin et s'était à son tour évanouie, laissant derrière elle un large sillage dans l'herbe de la plaine.
Garrick se rappela avec quelle lenteur les jours s'étaient écoulés dans l'attente des nouvelles. Il se souvint de ses protestations et de celles de ses compagnons lorsqu'on les avait obligés à fortifier le magasin et l'hôpital avec des sacs et des boîtes à biscuits remplies de sable.
L'ennui rongeait les hommes.
Et puis, avec un pincement au cœur, Garrick se remémora l'apparition du messager.
- Un cavalier en vue!
Garrick l'avait aperçu le premier. Guéri de sa dysenterie, il montait la garde près du gué.
- Le général a dû oublier sa brosse à dents, plaisanta son compagnon, il envoie son ordonnance la chercher.
Garrick et lui restèrent tranquillement assis et regardèrent le petit point grossir peu à
peu.
- Il arrive ventre à terre, fit remarquer Garrick, Tu ferais bien d'aller prévenir le capitaine.
- P't'être bien, oui, dit l'autre, qui s'éloigna en direction du magasin.
Garrick se leva et s'approcha de la rive. Son pilon s'enfonçait dans la vase.
- Le capitaine a dit de lui envoyer le cavalier dès qu'il sera là, annonça la sentinelle qui revenait en courant.
- Bizarre, la façon dont il monte, continua Garrick. Il a l'air épuisé.
- Il doit être saoul, répondit l'autre, il brinquebale sur sa selle. C'est pourtant pas samedi soir ! Garrick étouffa un cri.
- Du sang ! Il est blessé!
Le cheval s'engagea dans le courant, et le cavalier s'affala sur l'encolure, le visage blanc de souffrance et de poussière. Sa chemise était trempée de sang. Garrick et son 100
compagnon attrapèrent le cheval par les rênes.
Le cavalier voulut parler, mais sa voix n'était qu'un crissement rauque.
- Pour l'amour de Dieu, préparez-vous. La colonne a été encerclée et exterminée. Ils arrivent, tous ces démons hurlants. Ils seront là avant le coucher du soleil!
- Mon frère, dit Garrick. Qu'est-ce qui lui est arrivé ?
- Mort, répondit l'homme. Ils sont tous morts. Il glissa de la selle et s'effondra.
Les impis arrivaient, rangés en formation de combat, celle du « taureau » : un grand taureau noir dont la tête et les flancs s'étendaient au loin dans la plaine, et dont les
« cornes » allaient traverser la rivière, en amont et en aval, pour essayer d'encercler le petit poste. Vingt mille pieds martelaient le sol, dix mille bouches chantaient, et leur voix ressembla bientôt au mugissement d'une mer en furie.
Lorsque les Zoulous approchèrent de la Tugela, les pointes des lances étincelèrent au soleil.
- Regardez! s'exclama l'un des guetteurs de l'hôpital. Les premiers portent des casques de hussards ! Ils ont dépouillé les morts de Chelmsford. Il y en a un vêtu d'un habit rouge, et d'autres qui portent des carabines.
Il faisait chaud à l'hôpital, car le toit était en tôle ondulée, et des sacs de sable obturaient les fenêtres. Derrière les meurtrières qui ne laissaient entrer l'air qu'avec parcimonie, les hommes attendaient, les uns en pyjama, les autres nus jusqu'à la ceinture, tous ruisselants de sueur.
- C'est donc vrai, la colonne a été massacrée...
- Assez causé! Tout le monde à son poste, et bouclez-la !
Les impis traversèrent la Tugela sur un front de cinq cents mètres, et l'eau fouettée par ces milliers de jambes devint toute blanche d'écume.
- Mon Dieu, mon Dieu! murmura Garrick qui les regardait approcher. Nous n'avons pas la moindre chance, ils sont trop!
- Ta gueule! glapit le sergent posté à la mitrailleuse. Garrick mit la main devant sa bouche.
... Attrapa O'Riley par le cou,
Lui flanqua la tête dans un seau d'eau,
Fourra son pistolet dans son...
chantait un des malades en pleine crise de paludisme, tandis qu'un autre éclatait d'un rire hystérique.
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- Les voilà!
- Approvisionnez! Les culasses claquèrent.
- Attention, à mon commandement seulement.
Le chant grave du taureau se mua soudain en un long hululement suraigu, le cri frénétique des hommes assoiffés de sang:
les Zoulous chargeaient.
- Gardez votre calme, les gars. Ne tirez pas encore.
- Oh, mon Dieu! murmura doucement Garrick en regardant les impis monter à
l'assaut. Oh, mon Dieu, faites que je ne sois pas tué!
- Prêts ?
L'avant-garde avait atteint le mur qui entourait la cour de l'hôpital. Des têtes emplumées apparaissaient déjà, crête écumeuse de la vague noire qui allait tout submerger.
- Ajustez ! Soixante fusils se levèrent et visèrent la masse grouillante.
- Feu!
Un roulement de tonnerre, et puis les balles pénétrèrent dans les chairs: le bruit d'une poignée de cailloux dans une flaque de boue. Sous le recul, les soldats vacillèrent.
Les tubes jumelés de la mitrailleuse Gatling crachèrent leurs projectiles, fauchant les guerriers zoulous qui retombèrent au pied du mur. L'âcre odeur de la poudre flotta dans l'air qui devint irrespirable.
- Approvisionnez !
Les rangs des Zoulous, décimés par les balles, se reformaient à mesure que d'autres arrivaient pour combler les vides.
- Ajustez !
La masse noire des guerriers hurlants arrivait au milieu de la cour.
- Feu!
Dans l'ombre de la véranda, Garrick se mit à sangloter, les mains pressées sur les yeux comme pour en chasser ses souvenirs.
- Hé, vieux, qu'est-ce qu'il y a qui ne va pas ? Le cockney se retourna avec difficulté
et regarda Garrick.
- Rien! dit vivement Garrick. Rien!
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- Ça te revient, pas vrai ?
- Qu'est-ce qui s'est passé ? répéta l'homme. Qu'est-ce qui ne s'est pas passé, plutôt !
- Le docteur a dit..., commença Garrick qui leva vivement la tête. Il a dit que le général a signé la proposition pour la Victoria Cross. C'est donc qu'il est vivant! Mon frère et mon père, ils doivent être vivants aussi...
- Eh non, coco, malheureusement! Le toubib s'est intéressé à toi - à cause de ce que t'as fait, même que t'as qu'une jambe -, alors il a recherché ta famille. Rien...
- Mais pourquoi ? demanda Garrick au désespoir. Sûrement, du moment que Chelmsford est vivant... Le petit homme secoua la tête.
- Chelmsford avait établi son camp de base dans un patelin qui s'appelle Isandhlwana et laissé une garnison, avec tous les chariots et le ravitaillement. Il est parti faire un raid avec une colonne mobile; seulement les Zoulous ont encerclé et attaqué le camp, puis tué tout le monde, sauf le messager qui a réussi à arriver jusqu'ici. Ensuite ils ont foncé vers le gué, comme tu sais, et on les a tenus en respect pendant deux jours, jusqu'à ce que la colonne mobile de Chelmsford arrive à notre secours.
- Mon frère... Mon père, que leur est-il arrivé ?
- Ton père était au camp d'Isandhlwana. Il n'y a pas eu de survivants. Quant à ton frère, il se trouvait avec Chelmsford, mais il a été coupé de la colonne et tué au cours d'une escarmouche, avant la bataille proprement dite.
- Sean, mort ? Garrick secoua la tête.
- Non, ce n'est pas possible, ils ne l'ont pas tué.
- Malheureusement, c'est vite fait avec eux, dit le cockney. Un coup de lance bien placé, et ça y est...
- Pas Sean... Vous ne le connaissez pas. Vous ne pouvez pas comprendre.
- Il est mort, coco. Lui, et ton paternel, et sept cents autres bonshommes avec eux. Le miracle, c'est qu'on soit vivants, nous autres.
Le petit homme se tortilla sur son matelas pour tenter de trouver une position plus confortable.
- Le général a fait un discours, poursuivit-il. Il a dit comme ça que notre résistance c'était le plus beau fait d'armes dans les annales du courage britannique - enfin, quelque chose d'approchant. Il cligna de l'œil à l'adresse de Garrick.
- Dix citations pour la V.C., et t'en es, vieux! C'est pas rien, ça! Qu'est-ce qu'elle va dire, ta nana, quand tu rentreras au pays avec un crachat gros comme ça sur ta poitrine, hein ?
Il s'aperçut que de grosses larmes roulaient sur les joues de Garrick.
- Allons, coco, pleure pas! T'es un héros, moi j'te dis. Le cockney détourna la tête, gêné.
- Tu te souviens de ce que tu as fait ?
- Non, répondit Garrick d'une voix rauque.
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« Sean. Tu ne peux pas me laisser seul. Qu'est-ce que je vais devenir, maintenant que tu n'es plus là ? »
- J'étais à côté de toi, dit le cockney, j'ai tout vu. Je vais te raconter.
A mesure qu'il parlait, les souvenirs revenaient peu à peu et reprenaient leur place dans l'esprit de Garrick.
- C'était le second jour, on avait déjà repoussé vingt-trois assauts...« Vingt-trois, tant que cela ? »
Garrick avait renoncé à les compter : ils ne formaient plus, dans sa mémoire, qu'une seule et longue vague d'horreur. Maintenant encore, la peur lui nouait le fond de la gorge et rancissait sa sueur.
- Alors, ils ont entassé du bois contre le mur de l'hôpital et ils y ont mis le feu.
Oui, il se rappelait les Zoulous qui traversaient la cour en portant des fagots. Des salves les couchaient à terre, mais d'autres arrivaient, qui ramassaient les fagots et tombaient à leur tour. Alors d'autres encore prenaient leur place...
Des flammes, pâles sous le soleil, un Zoulou mort dont le visage commençait à se carboniser, et l'odeur de chair brûlée qui se mêlait à la fumée...
- On a démoli un pan de mur du côté du magasin, et on a commencé à évacuer par là
les blessés et les malades.
Le jeune homme avec la sagaie plantée dans le dos avait crié comme une fille lorsqu'on l'avait soulevé.
- Ces salauds-là se sont radinés dès qu'ils ont vu qu'on se repliait. Ils sont arrivés par là. Il désignait l'endroit de son bras bandé.
- Les gars du magasin ne pouvaient pas les atteindre, et nous, on n'était plus qu'une poignée à tenir les meurtrières : tous les autres transportaient les blessés.
Un Zoulou dont la coiffure s'ornait de plumes de héron bleu avait mené l'attaque. Il brandissait un bouclier en peau de buffle séchée, moucheté de noir et de blanc. A ses poignets et à ses chevilles cliquetaient les sonnailles de guerre. Garrick avait tiré
au moment où le Zoulou se retournait à demi pour faire signe à ses guerriers : la balle, tranchant les muscles tendus, lui avait ouvert le ventre d'un seul coup. Le Zoulou était tombé sur les mains et les genoux; la masse rosâtre et violacée de ses entrailles sortait par la plaie béante.
- Ils ont atteint la porte de l'hosto, et, nous, on ne pouvait pas leur tirer dessus depuis les fenêtres !
104
Le blessé s'était mis à ramper, les yeux fixés sur le visage de Garrick, la bouche remuant convulsivement. Il tenait encore sa sagaie à la main. Les autres guerriers zoulous ébranlaient la porte, et l'un d'eux réussit à glisser la pointe de sa lance dans une fente du bois et à soulever la bâcle de ses taquets.
Garrick, fasciné, regardait le Zoulou ramper vers lui dans la poussière, avec ses boyaux qui se balançaient sous lui comme un pendule. La sueur ruisselait sur le visage de Garrick et tombait goutte à goutte de son menton. Ses lèvres tremblaient. Il leva son fusil et visa le visage du Zoulou, mais il fut incapable de presser la détente.
- C'est à ce moment-là que tu t'es remué, coco. J'ai vu la barre qui se soulevait des taquets, et je me suis dit : dans une seconde, toute la meute va être ici, et ça va être notre fête.
Garrick, abandonnant son fusil qui tomba avec fracas sur le sol cimenté, s'était détourné. Il ne pouvait plus supporter de voir cette créature rampante, mutilée. Il voulait courir se cacher - oui, c'était cela, se cacher. Il sentit le papillotement familier, et ses yeux commencèrent à se brouiller.
- C'était toi qu'étais le plus près de la porte, alors t'as fait la seule chose qui pouvait nous sauver; mais moi, jamais j'aurais eu le cran de faire une chose pareille!
Le sol était jonché de douilles, petits cylindres de cuivre traîtres sous les pieds.
Garrick trébucha, et tendit instinctivement le bras en avant.
- Bon sang, fit le petit cockney avec un frisson, quand je pense que t'as passé ton bras dans les taquets, fallait être gonflé, tout de même!
Les Zoulous redoublèrent d'efforts, et Garrick entendit son os claquer. Mais il resta là, fasciné par la contemplation de son bras tordu, arc-bouté contre la porte ébranlée par les Zoulous déchaînés. Il ne ressentait pas la moindre douleur; le monde qui l'entourait s'enveloppa bientôt de brume, et tout devint tiède et paisible et sûr.
- On leur a tiré dedans à travers la porte, et ils ont fini par reculer. Alors on a réussi à
te dégager, mais tu étais dans le cirage, et tu y es resté jusqu'à tout à l'heure.
Garrick regarda au loin, de l'autre côté de la rivière. Avaient-ils enterré Sean, ou l'avaient-ils abandonné aux vautours ? Couché sur le côté, il releva ses genoux contre sa poitrine et se replia sur lui-même. Enfant, il s'était un jour méchamment amusé à
briser la coquille d'un bernard-l'ermite. Le petit crustacé, si vulnérable que ses organes se voyaient à travers la peau transparente, s'était recroquevillé dans la même attitude de défense.
- Tout ce que tu paries que tu l'auras, ta croix ! dit le cockney.
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- Sûrement, dit Garrick.
Il se fichait bien de sa décoration. Ce qu'il voulait, c'était que Sean lui revînt.
xxx
- J'espère que tu ne m'en veux pas d'être venue, dit Anna, mais il fallait que je te parle.
- Je ne t'en veux pas du tout, assura Garrick avec élan, au contraire. J'en suis très heureux. Très. C'est bon de te revoir, Anna. Il semble qu'il y ait des siècles qu'on se soit quittés.
- Je sais, et tant, tant de choses sont arrivées depuis. Mon père et le tien... Et puis... Et puis Sean.
Elle se tut un instant, puis reprit
- Oh, Garry, je ne peux pas le croire encore. On me l'a dit et redit, et pourtant... Il était si... Si vivant.
- Oui, répéta Garrick, il était si vivant.
- La nuit de notre séparation, il parlait de la mort. Je n'y avais jamais pensé avant, ajouta-t-elle en secouant la tête, et je n'aurais jamais cru que... Oh, Garry, qu'est-ce que je vais devenir ?
Garrick se tourna vers Anna, l'Anna qu'il aimait. Celle de Sean. Mais Sean était mort maintenant. Au plus profond de lui-même, une idée prenait forme, inexprimable encore, mais assez réelle pour qu'il en ressentît comme un pincement au cœur. Il s'écarta un peu d'Anna.
- Garry, qu'est-ce que je vais faire ?
C'était un appel au secours, il ne pouvait pas se tromper. Son père avait été tué à
Isandhlwana, et ses frères aînés étaient toujours avec Chelmsford sur la Tugela. Elle 106
restait seule avec sa mère et trois jeunes enfants à charge. Comment Garrick ne comprenait-il pas ?
- Anna, est-ce que je peux faire quelque chose pour toi ? Tu n'as qu'à parler.
- Non, Garry. Je ne pense pas que quelqu'un puisse m'aider.
- Si c'est une question d'argent.. Il hésita, par discrétion.
- Je suis riche maintenant. P'pa nous a laissé Theunis Kraal, à Sean et à moi. Et, comme Sean ne...
Elle le regardait sans mot dire.
- Je peux te prêter de l'argent pour te renflouer, poursuivit Garrick en rougissant, autant que tu en veux.
Elle continuait à le regarder fixement, et peu à peu les choses se mettaient en place dans son esprit: Garrick maître de Theunis Kraal ; riche, deux fois plus riche que Sean ne l'aurait été. Et Sean était mort.
- Je t'en prie, Anna, laisse-moi t'aider. J'y tiens, vraiment, j'y tiens.
De toute évidence il l'aimait, au point que ça en devenait attendrissant - et Sean était mort.
- Tu veux bien, Anna ?
Elle songea à la faim, aux pieds nus, aux robes devenues transparentes à force d'être lavées, aux jupons ravaudés, rapiécés. Et puis à la peur, à l'incertitude du lendemain.
Garrick était vivant, riche. Sean était mort.
- Je t'en prie, Anna, dis-moi que tu veux bien.
Garrick se pencha en avant et lui prit le bras. Dans son émotion, il le lui serrait très fort. Elle le regarda bien en face. Oui, il existait une certaine ressemblance, songea-t-elle; mais là où chez Sean tout n'était que vigueur, les traits de Garrick possédaient au contraire quelque chose de flou, d'incertain. De même la couleur des cheveux, blond pâle au lieu de la tignasse noire de Sean, et les yeux, d'un bleu délavé qui contrastait avec l'indigo sombre de ceux de son frère. On eût dit un portrait qu'un artiste aurait modifié par petites touches subtiles jusqu'à obtenir une ɶuvre entièrement différente.
Quant à la jambe de Garrick, Anna ne voulait pas y penser.
- C'est gentil à toi, Garry, dit-elle, mais il nous reste encore un peu d'argent à la banque, et nous avons fini de payer le domaine. D'ailleurs, si c'était nécessaire, on 107
pourrait toujours vendre nos chevaux.
- Quel est ce problème, alors ? Dis-le-moi, je t'en prie.
Elle sut soudain comment agir. Il était trop tard pour lui mentir; elle lui dirait donc la vérité: cela ne ferait aucune différence à ses yeux. Pas beaucoup, en tout cas - pas assez pour l'empêcher d'obtenir ce qu'elle voulait : être riche et trouver un père pour l'enfant qu'elle portait.
- Garry, je vais avoir un bébé.
La mâchoire de Garrick se contracta, et il retint un instant son souffle.
- Un bébé?
- Oui, Garry. Je suis enceinte.
- De qui ? De Sean ?
- Oui, Garry. C'est le bébé de Sean.
- Tu es sûre ?
- Sûre.
Garrick se leva brusquement, traversa la véranda et agrippa la balustrade de sa main valide. Il tournait le dos à Anna. Il laissa son regard errer, au-delà des pelouses de Theunis Kraal, vers les pentes boisées qui s'étendaient au loin.
Le bébé de Sean. L'idée le déroutait. Il savait bien que Sean et Anna couchaient ensemble : Sean le lui avait dit, et Garrick n'avait pas pris cela trop mal. Il était jaloux, mais un peu seulement : de partager le secret avec Sean, il lui semblait y être pour quelque chose aussi. Mais un bébé! Le bébé de Sean.
La signification, la portée de l'événement lui apparaissaient peu à peu. Ce bébé, ce serait un peu de Sean qui revivrait, malgré les lances des Zoulous. Sean n'était pas mort tout à fait. Quant à Anna... Elle devait donner un père à son enfant. Il lui fallait absolument se marier d'ici à un mois... Il pouvait, lui, Garrick, posséder en même temps ceux qu'il aimait le plus au monde, Sean et Anna. Oui, Anna devait l'épouser, il n'existait pas d'autre solution.
Triomphant, il se tourna vers elle.
- Que vas-tu faire, Anna ? Il était sûr de lui, sûr d'elle, maintenant.
- Sean est mort. Que vas-tu faire ?
- Je ne sais pas.
- Cet enfant, ce sera un bâtard. Le mot la fit tressaillir.
- Je partirai. J'irai à Port-Natal.
Sa voix était dénuée de toute expression. Elle le regarda tranquillement, sachant d'avance ce qu'il allait dire.
108
- Je m'en irai bientôt, dit-elle. Tout se passera bien. Je me débrouillerai.
Garrick dévisageait Anna. Sur des épaules un peu larges pour une fille, elle avait un visage étroit, un petit menton pointu, des dents pas très bien plantées mais blanches -
elle était très jolie malgré ses yeux de chat.
- Je t'aime, Anna, dit-il. Tu le sais, n'est-ce pas ?
Elle inclina lentement la tête, et ses cheveux noirs roulèrent sur ses épaules. Les yeux de chat s'adoucirent.
- Oui, je sais, Garry. Il ne prit pas le temps de respirer.
- Veux-tu m'épouser?
- Malgré tout ? Malgré le bébé de Sean ? Elle savait bien que cela lui était égal.
- Je t'aime, Anna.
Il s'approcha d'elle, gauchement, et elle leva les yeux vers lui. Elle ne voulait pas penser à sa jambe.
- Je t'aime, rien d'autre ne compte. Il la prit dans ses bras, et elle se laissa faire.
- Tu veux bien qu'on se marie, Anna ? Il tremblait.
- Oui.
Elle posa les mains sur ses épaules, en un geste d'acquiescement.
Garrick se mit à sangloter doucement. Anna sentit soudain le dégoût monter en elle et fut sur le point de le repousser, mais elle se retint.
- Ma chérie, tu ne le regretteras pas, je te le jure, murmura-t-il
- Il faut qu'on se marie le plus tôt possible, Garry.
- Oui. Cet après-midi, j'irai en ville et je parlerai à l'aumônier...
- Non! fit vivement Anna. Pas ici, pas à Ladyburg. Les gens jaseront, je ne pourrai pas le supporter.
- Alors, nous irons à Pietermaritzburg, dit Garrick.
- Quand cela, Garry ?
- Quand tu voudras.
- Demain, dit-elle. Nous partirons demain.
La cathédrale de Pietermaritzburg se trouve dans Church Street. C'est un vaste édifice de pierre grise surmonté d'un clocher. Des grilles de fer entourent les pelouses où se pavanent des pigeons.
Anna et Garrick gravirent l'allée pavée et pénétrèrent dans la pénombre de la 109
cathédrale. Le soleil jouait sur les vitraux, jetant dans la nef des lueurs étranges. Les deux jeunes gens s'immobilisèrent et, aussi émus l'un que l'autre, se prirent la main.
- Il n'y a personne ici, chuchota Garrick.
- Mais si, il y a sûrement quelqu'un, rétorqua Anna. Essaie d'ouvrir cette porte, là.
- Qu'est-ce que je vais dire ?
- Que nous voudrions nous marier. Garrick hésita.
- Vas-y, murmura Anna. Et elle le poussa doucement vers la porte de la sacristie.
- Viens avec moi, dit Garrick, je ne sais pas quoi raconter.
Le prêtre était un homme mince qui portait des lunettes à monture d'acier. Par-dessus ses verres, il aperçut les deux jeunes gens intimidés qui se tenaient sur le seuil et referma le livre ouvert devant lui.
- Nous voulons nous marier, dit Garrick qui devint écarlate.
- Eh bien, répliqua sèchement le prêtre, vous avez frappé à la bonne porte. Entrez.
Il fut surpris de tant de hâte. Après quelques instants de discussion, il envoya Garrick chercher une dispense de bans au palais de justice.
Le mariage eut donc lieu, mais la cérémonie leur parut vide, irréelle. La voix monotone du prêtre se perdait presque sous les immenses voûtes de la cathédrale, et ils se sentaient petits et intimidés devant lui. Deux vieilles dames entrées là pour prier restèrent pour leur servir de témoins. Elles embrassèrent Anna tandis que le prêtre serrait la main de Garrick.
Ils se retrouvèrent dehors, au grand soleil. Les pigeons continuaient à se dandiner sur les pelouses. Un chariot tiré par des mules passa dans Church Street, conduit par un Noir qui chantait et faisait claquer son fouet. Il leur semblait que rien ne s'était passé : tout restait si semblable.
- Nous sommes mariés, dit Garrick d'une voix hésitante.
- Oui, fit Anna.
Mais elle n'avait pas l'air plus convaincue que lui.
Ils revinrent à leur hôtel sans parler, sans même se prendre la main. On avait fait monter les bagages dans leur chambre. Garrick signa sur le registre, et l'employé lui sourit.
- Je vous ai mis au numéro 12, monsieur, c'est notre appartement pour lune de miel.
Il adressa un clin d'oeil à Garrick qui, confus, répondit en bégayant.
Après le dîner, qui fut excellent, Anna monta dans la chambre, et Garrick resta dans le hall à boire du café. Il lui fallut près d'une heure pour rassembler assez de courage 110
et monter à son tour. Il traversa le petit salon de leur appartement, hésita à la porte de la chambre, puis entra.
Anna était couchée, les draps remontés jusqu'au menton, et le regardait de ses impénétrables yeux de chat.
- J'ai mis ta chemise de nuit dans la salle de bains, dit-elle.
- Merci, fit Garrick.
Il buta contre une chaise et entra dans la salle de bains dont il referma soigneusement la porte derrière lui. Vite déshabillé, il se pencha au-dessus du lavabo et s'aspergea le visage d'eau fraîche, après quoi il se sécha et enfila sa chemise de nuit. Il revint dans la chambre. Anna lui tournait le dos, et ses cheveux épars sur l'oreiller brillaient sous la lampe.
Garrick s'assit au bord de la chaise, releva sa chemise de nuit au-dessus du genou et détacha les courroies de son pilon, qu'il posa avec précaution à côté de la chaise. Puis il se mit à masser son moignon à deux mains : il était tout raide.
Le lit craqua doucement, et Garrick leva la tête. Anna l'observait, fascinée par la jambe. Vivement, Garrick rabaissa sa chemise de nuit, se leva et s'avança à cloche-pied jusqu'au lit. Il était très rouge.
Il souleva les couvertures et se glissa sous les draps. Anna s'écarta brusquement de lui.
- Ne me touche pas, dit-elle d'une voix rauque.
- Anna, je t'en prie, n'aie pas peur.
- Je suis enceinte, je ne veux pas que tu me touches.
- Je ne te toucherai pas, je te le promets.
Elle respirait très fort, ne cherchant même pas à cacher sa répugnance.
- Veux-tu que je dorme dans le salon, Anna ? Tu n'as qu'à le dire.
- Oui, dit-elle, je préfère.
Il prit sa robe de chambre sur la chaise et se baissa pour ramasser sa jambe de bois, puis alla jusqu'à la porte en sautillant. Avant de sortir, il se retourna. Elle le regardait toujours.
- Je te demande pardon, Anna, je ne voulais pas te faire peur. Elle ne répondit pas.
- Je t'aime, poursuivit-il. Je te jure que je t'aime plus que tout au monde. Je ne voudrais pas te faire de peine, tu le sais bien, pas la moindre. Tu sais cela ?
Mais elle gardait le silence. Il eut un geste suppliant. Son autre main restait crispée sur sa jambe de bois.
- Anna, dit-il, et ses yeux se remplirent de larmes. Je me tuerais plutôt.
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Il sortit vivement et referma la porte derrière lui. Anna se leva précipitamment, courut à la porte dans un frou-frou de dentelles et donna un tour de clé.
Le lendemain matin, Garrick, stupéfait, trouva Anna de charmante humeur. Elle portait un ruban vert dans les cheveux, et sa robe verte était jolie, quoiqu'un peu passée. Pendant tout le petit déjeuner, elle bavarda gaiement. Tandis qu'ils prenaient leur café, elle se pencha au-dessus de la table et posa sa main sur celle de Garrick.
- Qu'est-ce qu'on va faire aujourd'hui, Garry ? Garrick parut surpris : il n'avait pas encore songé à cela.
- Eh bien, je pense que le mieux serait de prendre le train de l'après-midi pour Ladyburg, dit-il.
- Oh, Garry... Anna prit un ton boudeur.
- Tu ne m'aimes donc pas assez pour m'offrir un voyage de noces ?
- C'est-à-dire que... Garrick hésita un instant.
- Bien sûr, je n'y avais pas pensé. Il eut un sourire ravi.
- Où pourrions-nous aller ?
- On pourrait prendre le paquebot-poste jusqu'au Cap, suggéra Anna.
- Oui! dit Garrick enthousiasmé. Ce serait formidable 1
- Seulement, Garry... L'entrain d'Anna tomba soudain.
- Je n'ai que deux vieilles robes à me mettre, fit-elle en désignant celle qu'elle portait.
Garrick reprit son sang-froid lui aussi : c'était là un nouveau problème à affronter.
Mais il trouva la solution.
- On va t'en acheter d'autres!
- Oh, Garry, vraiment ? Tu veux bien ?
- Je vais t'en acheter des tas, plus que tu ne pourras en mettre ! Viens, finis ton café, on va aller en ville voir un peu ce qu'ils ont à nous proposer.
- J'ai fini.
Anna se leva de table, prête à partir.
Ils prirent un appartement de luxe sur le Dunottar Castle qui faisait le service de Port-Natal au Cap. D'autres jeunes gens se trouvaient à bord. Anna, surexcitée et froufroutante dans ses nouvelles robes, était le centre d'un joyeux petit groupe qui s'adonnait aux jeux de pont, dînait, dansait et flirtait tandis que le paquebot faisait route vers le sud, en ces premiers jours dorés de l'automne austral.
Garrick fut d'abord heureux de pouvoir demeurer discrètement dans l'ombre d'Anna.
Il était là, prêt à lui tendre son manteau, à aller lui chercher un livre ou à lui porter sa couverture.
Il veillait sur elle avec tendresse et se réjouissait de son succès. Il était à peine jaloux lorsqu'elle disparaissait à ses yeux derrière une cour de jeunes gens attentifs et ne s'irritait pas de dormir sur le sofa, dans le petit salon de leur appartement.
Et puis, peu à peu, leurs compagnons de voyage réalisèrent que Garrick payait 112