L'Illustration, No. 3652, 22 Février 1913
Ce numéro se compose de vingt-quatre pages au lieu de seize et contient en
suppléments:
1° Un portrait au pastel remmargé de M.
Raymond Poincaré, par Marcel Baschet
2° L'Illustration Théâtrale avec le texte complet de
La Prise de Berg-op-Zoom, de M. Sacha
Guitry;
3° Le 5e et dernier fascicule des Souvenirs
d'Algérie (Récits de chasse et de guerre), du général
Bruneau.
SUR LE PASSAGE DU PRÉSIDENT POINCARÉ
Le combattant de 1870 et le conscrit de 1913--l'ancien «sept ans»
et le futur «trois ans».
Scène de la rue, le 18 février 1913, vue par L.
SABATTIER.
LA PETITE ILLUSTRATION
Le numéro du 1er mars (Série-Roman) contiendra la première partie (32 pages) du nouveau roman de Marcel Prévost, de l'Académie française: Les Anges Gardiens.
Dans le numéro du 8 mars (Série-Théâtre) paraîtra la pièce de Gaston Leroux et Lucien Camille: Alsace.
Le 15 mars, deuxième numéro de la Série-Roman, avec la deuxième partie (40 pages) des Anges Gardiens.
Paraîtront ensuite:
Série-Théâtre.
Les Flambeaux, par Henry
Bataille;
L'Homme qui assassina, par Pierre Frondaie (d'après le roman de Claude
Farrère);
L'Habit vert, par Robert de
Flers et G.-A. de Caillavet;
Les Éclaireuses, par Maurice
Donnay, de l'Académie française;
Servir et La Chienne du Roi, par Henri Lavedan, de l'Académie française;
L'Embuscade, par Henry
Kistemaeckers.
Série-Roman.
Le Démon de Midi, par Paul
Bourget, de l'Académie française;
Un Roman de théâtre, par Michel
Provins;
La Voix qui s'est tue, par Gaston Rageot;
Scènes de la vie difficile, par Alfred Capus.
COURRIER DE PARIS
LES DERNIERS MOMENTS
Il n'est jamais trop tard pour reparler de ceux qui ne parleront plus, surtout quand leurs phrases suprêmes, leurs mots de la fin, ont, sans le chercher, obtenu le sublime et sont arrivés du premier coup à l'adresse de la postérité.
Ainsi, l'Angleterre et le monde entier ont recueilli avec une orgueilleuse admiration les adieux, si tranquilles, du navigateur Scott. Arrêtons-nous, je vous en prie, stationnons, même de loin, devant ce sévère héroïsme, et pénétrons-nous-en, jusqu'aux, moelles. Trempons-nous dans le bain magnifique et dur de ces neiges qui devenaient le linceul excellent, le suaire immaculé de gloire de l'homme surhumain, le drap blanc plus blanc que tout autre, et qu'il méritait.
Représentez-vous ce hardi, jeté à terre et roulé, enveloppé, comme en une gigantesque couverture de froid, dans les plis tour à tour sombres et aveuglants de la tourmente... Le voici couché, renversé, aplati, balayé, chassé par la rafale, tel un flocon de chair bleuie parmi les centaines de milliards des autres flocons, dans l'averse des effrayants duvets gros confine le poing, pareils à des cailloux légers, à des boulets flottants. Le voyez-vous, battu de cette pluie d'argent, de feu virginal et d'acier, qui cingle, qui voltige, se croise, tourbillonne et tombe en hachant l'immensité vide à perte de vue, à perte d'idée...? Ah! l'on peut affirmer que la détresse de l'audacieux pygmée est vraiment la pire et la plus irrémédiable de toutes, l'anéantissement physique et moral le plus complet. Il regarde en face le peu de temps qui lui reste à désespérer, le front haut, et il se sent serré dans une horreur dont rien n'approche nulle part. Il subit les affres sans nom de l'Apocalypse. Et, cependant, quand tout devrait, en une pareille épouvante, le confondre et le réduire, il ne s'avoue pas vaincu ni même démonté, il rassure dans les limites du possible son corps déjà «saisi», pétrifié, ce pauvre corps qui fut la hutte de son courage, et qu'une flamme intérieure bien courte et pâlissante achève d'éclairer. La volonté, plus encore que le froid, le raidit, dans son obstination à «tenir» jusqu'au bout. D'autres renonceraient, se laisseraient, comme un traîneau vide, glisser sur la pente du gouffre!... A quoi bon se prolonger par l'entêtement? Il n'y a plus rien. Tout est dit pour ici-bas. L'expédition est terminée. Le but est atteint. Le pôle du grand inconnu, celui-là que personne encore n'a découvert vivant, que l'on ne touche qu'immobile et muet, et dont nul ne revient, ce pôle de l'au-delà, il sent, le moribond, qu'il est à la minute d'y pénétrer, qu'il y entre... Tout le reste ne doit-il pas alors lui être égal? Eh bien, non! Dans un rassemblement d'honneur et de fierté, il se ramasse, il souffle à genoux sur le charbon de sa pensée, qui brûle encore, pour en tirer une lueur d'adieu, et quelques étincelles... Et sans savoir même s'il sera remercié de sa splendide peine, si ces mots qui lui coûtent tant à créer, à arracher et à grouper dans les triples ténèbres de son cerveau, de la nuit et de la mort, parviendront jusqu'aux yeux et aux oreilles des hommes, de ses frères qui sont si loin... malgré tant d'incertitude certaine, il continue de jouer son rôle d'explorateur, il écrit ce qui se passe, il tient son journal in extremis, il parle à son pays dont il ne doute pas qu'un jour ou l'autre, si faible que soit sa voix, il ne soit entendu... Et seconde par seconde, syllabe par syllabe, il dispute son esprit, sa langue et sa main à l'embarras qui le gagne... Ah! cela est d'une insurpassable beauté, tragique et marmoréenne, d'une beauté de glace qui fait bloc et se dresse devant vous brusquement, comme un iceberg, en vous causant je ne sais quel effroi sacré, quel saisissement de grandeur!
*
* *
Voici donc ce que peut l'homme à ses derniers moments, ce qu'il est capable de fournir avant de disparaître! et pas même l'homme encore solide et toujours debout, mais l'homme inerte, assommé, réduit à rien, la face contre terre. Quels sont donc ses moyens? De quoi est-il fait? D'où lui vient cette envergure finale? E comment l'expliquer?
Cela est plus simple qu'on ne croit. D'abord, à cet instant, par un phénomène naturel, par une espèce de déplacement nécessaire, tout ce qui s'en va de puissance physique se transforme en vigueur morale. Ce n'est plus la saison du corps. Le tour des muscles et des nerfs est passé. Il n'y a maintenant que l'âme qui vive, mais elle vit deux fois, cent fois, mille fois plus. Près de sortir, aspirant déjà le dehors, tracassée d'infini, elle se gonfle et acquiert aussitôt une plénitude sans précédent. Tout s'y réfugie, s'y condense, comme du lointain des extrémités abandonnées reflue le sang au carrefour du coeur. L'âme devient le dernier poste de toutes les facultés, de tous les désirs apaisés, de tous les regrets consentis, de tous les devoirs exigés, de toutes les espérances prochaines... C'est en elle qu'ils ont pris leur suprême rendez-vous et qu'ils se rassemblent, à l'heure dite. Pas un ne manque à l'appel. Aussi, ne vous étonnez plus du bel ouvrage qu'ils font alors. Ils sont d'ailleurs entièrement livrés à eux-mêmes et peuvent donner leur entière mesure. Rien ne les distrait plus d'un monde où tout se voile et fond, objets, visages, même ceux des êtres aimés, ciel pourtant si chéri des yeux qui s'en croyaient inséparables et s'imaginaient ne jamais pouvoir s'en passer et qui déjà n'y font plus attention... C'est pourquoi en effet--à notre tristesse déçue qui ne sait pas comprendre--les yeux des agonisants se ferment volontiers. Ils n'éprouvent plus le besoin que de regarder à l'intérieur, vers ce qui va se montrer et qui s'entr'ouvre en eux.
A ces minutes aussi, la pensée, l'intelligence, atteignent des degrés où jamais la vie débordante, et si riche de sève, ne les avait cependant transportées. Il peut y avoir un peu d'éphémère génie dans les derniers moments de très pauvres êtres, car la mort bouleverse tout en nous avec ses rayons, et l'agonie transfigure. Les obscurités d'ici-bas, au milieu desquelles nous avons promené nos lampes, se dissipent. Nous commençons à voir où nous allions. Le chemin parcouru se dessine, étale sa pente. La situation s'éclaire. Les problèmes sont résolus. La Certitude et sa soeur la Sérénité posent sur nos fronts rajeunis leurs mains fraîches et douces. La beauté morale, enfin, comme si on l'invitait, se présente et se révèle alors sous sa forme la plus parfaite et la plus pure. Elle a su, en plusieurs occasions de la vie, éclater et pousser un cri, mais c'est au Départ qu'elle chante, qu'elle entonne l'hymne du cygne.
Est-ce à dire que tous les derniers moments sont assurés d'être réussis? et que la mort, en faisant dans notre direction son geste de discret appel, nous en garantisse le succès? Non. Les derniers moments ne viennent vraiment bien que s'ils ont été préparés. Ils ne sont qu'une résultante. Ils constituent l'acte final d'une pièce qui doit avoir été charpentée, et qui doit, si elle ne veut pas tomber, s'appuyer sur quelque chose. Les bonnes expositions déterminent les dénouements les meilleurs.
Ainsi serons-nous donc prudents, pour bien nous en tirer, de ne pas attendre d'y être, et de ne pas trop compter sur l'inspiration! Elle pourrait, si nous n'avions qu'elle à sonner, ne pas venir, et nous faire défaut. Ayons en nous depuis longtemps, sur la planche, et tout prêts, ayons nos derniers moments, soignés, en exacte mise au point, de façon que les possédant à fond, après les avoir souvent répétés, les sachant par coeur et sur le bout du doigt, nous n'ayons plus qu'à les réciter, presque machinalement, quand on nous le demandera. Pour qu'ils soient jolis, il ne faut pas que nos derniers moments nous surprennent, mais qu'ils s'accomplissent et se réalisent, en quelque sorte d'eux-mêmes, presque malgré nous, en dehors de notre volonté dont il est sage de prévoir les accidents et les faiblesses possibles. A ce prix seulement nous serons sans inquiétude, à, peu près certains--quoi qu'il advienne à notre chair, dans la bousculade de la sortie--de faire contenance. On n'apprend pas à mourir au pied levé. Il faut s'y prendre dès le berceau.
J'ai toujours été persuadé que ceux qui meurent bien, éprouvent--même s'ils n'ont pas les moyens de la témoigner--une grande joie intérieure. Ils ont conscience de l'acte définitif qu'ils accomplissent. Tout en eux dégage la paix, la satisfaction idéale, la sainte lassitude. Ils ne sont plus occupés, avant de fermer le livre, qu'à nous en produire un fidèle et bon résumé, le plus bel extrait. Les derniers moments n'ont pas d'autre mission que de nous donner, en raccourci, le sens de trente, cinquante, quatre-vingts ans... et la qualité de ces rapides minutes dépend de celle de toutes les autres. C'est le propre des caractères d'accepter avec politesse, dès qu'ils se présentent, les derniers moments, de ne pas les rabrouer, de leur sourire, d'avoir pour eux tous les égards. Par ces façons, par ce fier souci de plier bagage dans l'élégance et de savoir «prendre congé», ceux qui s'en vont procurent, à ceux qui regrettent de rester, mieux qu'un souvenir; ils leur lèguent un exemple, une hautaine envie, un désir ardent et pieux d'imitation. Il faut, en voyant comme s'éloigne un être supérieur et aimé, que l'on admire sa sortie et qu'on en soit un peu jaloux. Il est de grandes agonies qui demandent qu'on les salue. Elles dictent le testament de l'âme. Elles escortent son passage, et lui font la haie. Et l'on comprend mieux devant elles la raison de tant de beauté: les derniers moments d'une vie ne sont que les premiers d'une autre.
Henri Lavedan.
(Reproduction et traduction réservées.)
Sept présidents à l'inauguration du monument d'Arthur Ranc, le
16 février.
Un ancien président de la République, M. Loubet; un président
encore en exercice, M. Fallières; un président à la veille d'entrer
en fonctions, M. Poincaré; le président du Conseil des ministres,
M. Briand; le président du Sénat, M. A. Dubost; le président de la
Chambre, M. Paul Deschanel; le président du Conseil municipal, M.
Galli.
LE NOUVEAU PRÉSIDENT
UN PORTRAIT DE M. RAYMOND POINCARÉ
par Marcel Baschet
(Voir le hors texte en couleurs encarté dans ce numéro.)
Dans le numéro de cette semaine--«la semaine du Président», ainsi qu'on l'a appelée en manière d'hommage familier au nouveau chef de l'État--L'Illustration devait à l'attente de ses lecteurs de reproduire à une place d'honneur, en une image qui fût une oeuvre d'art durable, les traits de M. Poincaré. Avant de recevoir l'investiture officielle, pendant cette période d'un mois qui a précédé son entrée à l'Elysée, le président de la République a bien voulu consacrer quelques heures à un maître du portrait, M. Marcel Baschet: trois séances--et encore furent-elles bien courtes--suffirent à l'artiste pour exprimer non seulement la ressemblance du visage, mais l'âme même, les vertus propres qu'il décèle. C'est le beau pastel ainsi exécuté que nous avons la bonne fortune de présenter aujourd'hui en hors texte.
La figure, désormais populaire, de M. Poincaré y vit, jusqu'à paraître s'animer, dans toute son intime vérité: sa forte structure, le front comme éclairé par l'intelligence qu'il abrite, le clair regard, tout indique l'énergie, la loyauté, la raison. Jamais sans doute la volonté et la réflexion ne se trouvèrent à ce point réunies sur une même face, et ne furent interprétées plus fidèlement.
Le monument d'Arthur Ranc dans la
cour
de la mairie du
IXe
arrondissement.
AU MONUMENT DE RANC
La dernière inauguration du septennat de M. Fallières aura, en quelque sorte, été la première des solennités de la transmission des pouvoirs présidentiels. L'hommage solennel à la mémoire d'Arthur Ranc avait en effet réuni, dès dimanche, à la mairie de la rue Drouot, devant le monument élevé par l'Association des journalistes républicains à leur ancien président, les trois présidents de la République, celui de la veille, celui du jour et celui du lendemain, MM. Loubet, Fallières et Poincaré, que nous allions revoir ensemble, le mardi, à la grande fête, toute parisienne, de l'Hôtel de Ville.
Le monument que l'on inaugurait, dû au ciseau du sculpteur Camille Lefèvre, est composé d'un buste d'Arthur Ranc, derrière lequel passe une République de bronze tenant une palme à la main. Sur une plaque de bronze, placée à droite du buste, sont indiqués les dates commémoratives et les titres du disparu. Sur une seconde plaque de bronze, à gauche du buste, est gravée l'inscription suivante: «Qu'il n'y ait plus parmi vous qu'une devise, celle de Grambetta: Tout par la République pour la patrie!»
Beaucoup d'amis d'Arthur Ranc assistaient, autour de Mme veuve Ranc, à cette cérémonie officielle, véritable solennité républicaine, à laquelle étaient présents les présidents des Chambres, les membres du gouvernement et de nombreuses personnalités de la politique et de la presse. Six discours furent prononcés, et M. Mathieu Prévôt, le vénérable maire du neuvième arrondissement, salua dans les termes les plus heureux MM. Fallières, Loubet et Poincaré, auxquels il dit, au milieu des applaudissements:
«--Vous représentez pour nous les idées de patrie et de République avec leur noble cortège de traditions, de souvenirs, de regrets et d'espérances.»
LA TRANSMISSION DES POUVOIRS
Ce fut, avant la longue ovation populaire et l'éclatante réception de l'Hôtel de Ville, une minute d'histoire, brève, émouvante vraiment, que la cérémonie de la transmission des pouvoirs présidentiels.
Les rares et privilégiés témoins garderont le souvenir de cette scène.
Tandis que les abords du palais de l'Elysée se garnissaient de troupes et d'une foule impatiente, les principaux de l'État se réunissaient dans le magnifique salon des Ambassadeurs. M. Fallières, dont la dernière minute de pouvoir approche, semble avoir oublié l'échéance imminente, comme M. Antonin Dubost et M. Deschanel semblent avoir oublié qu'ils auraient pu être les héros de cette cérémonie, et qu'ils y avaient prétendu. Les trois présidents, les ministres, les membres des bureaux des deux Chambres, forment des groupes qu'enluminent un grand cordon rouge, des écharpes tricolores et que domine la haute taille d'un secrétaire de la Chambre, M. Maginot. Dans le murmure des conversations, nul bruit n'arrive du dehors, et c'est une surprise lorsque M. Bourély, le jeune sous-secrétaire d'Etat aux Finances, dit:
--Le canon!
Et aussitôt, pénétrant, par les larges antichambres et les salons vides, jusqu'à M. Fallières, soudain immobile et grave, les notes larges de la Marseillaise annoncent l'arrivée du nouveau président.
M. Poincaré arriva fort simplement, tout gentiment, accompagné de M. Briand, son successeur à la présidence du Conseil, et l'on put remarquer, sans grand effort d'observation, que M. Briand paraissait aussi heureux, pour le moins, que M. Poincaré d'un événement à la réalisation duquel il n'avait pas été étranger.
M. Poincaré se plaça droit en face de M. Fallières, derrière lequel disparut M. Briand. Il fallut que M. Barthou, vice-président du Conseil, tirât par la manche son trop modeste président pour que celui-ci avançât sur la première ligne,--ce qui, d'ailleurs, le rapprocha du sévère M. Antonin Dubost. M. Fallières était exactement à égale distance du président de la Chambre, à sa droite, et du président du Sénat, à sa gauche, comme il est absolument nécessaire pour l'équilibre constitutionnel. Il avait derrière lui la jeune cohorte des ministres. Jeune, en effet; l'air de jeunesse de ce ministère est, de ses qualités, une de celles qui frappent d'abord, l'observateur, et le réjouissent.
Les deux discours s'échangèrent.
Il y eut, dans la façon dont ils furent dits, des différences que nous signalons à l'histoire. M. Fallières lut le sien, qui fut fort approuve, d'ailleurs, et jugé excellent. Au contraire, M. Poincaré dit le sien, et d'une voix nette, bien articulée, qui donnait leur pleine valeur à ses fortes et nobles paroles. M. Fallières avait commencé par parler très courageusement, et c'est «après», à la réponse de son successeur, qu'on le vit s'émouvoir, d'une douce et digne émotion de brave homme. Au contraire, la première parole de M. Poincaré fit mine de s'étrangler un peu dans sa gorge; la seconde passa mieux, et, dès la troisième, le nouveau président de la République montra la plus grande maîtrise de soi-même.
C'est qu'il était vraiment, ces brèves paroles échangées, président de la République,--tout de bon. M. Fallières s'avança vers lui, les deux mains tendues, puis s'en retourna à sa place,--ancien président.
La cérémonie avait duré six minutes.
Il avait fallu six heures, au Congrès de Versailles, pour préparer ces six minutes-là.
--Et maintenant, messieurs, dit M. Fallières, nous allons procéder à la transmission matérielle des pouvoirs.
Ce disant, il emmena vers son ancien cabinet le nouveau président. Qu'allait-il donc lui transmettre? Le collier et le grand cordon rouge de la Légion d'honneur, et aussi l'écritoire d'où sortira demain la destinée même de la France.--R. Wehrli.
A L'HOTEL DE VILLE
De l'Elysée à l'Hôtel de Ville, la foule, plus dense encore, est imposante et formidable. Les Champs-Elysée, la place de la Concorde, les terrasses des Tuileries où ont pris place, avec leurs drapeaux ou bannières, les sociétés de préparation militaire, de vétérans, de médaillés de 1870, sont noirs de monde; de toutes les fenêtres, de tous les balcons de la rue de Rivoli, pleuvent, sur le cortège, des bouquets de violettes. Sur le parvis de l'Hôtel de Ville attend, facilement maintenue, d'ailleurs, par un service d'ordre courtois et bien dirigé, une masse compacte et vibrante.
Second jour de présidence: M. Poincaré visite
l'hôpital
Saint-Antoine. En silhouette, au premier plan, M. Lépine,
préfet
de police.
Dans la cour d'honneur du monument municipal, transformée en jardin d'hiver, les personnalités officielles, Sénat, Chambre, Cour de cassation, attendent M. Raymond Poincaré. Le maître de la maison, M. Henri Galli, président du Conseil municipal, va de l'un à l'autre, accueillant et grave. Cuirassé d'argent, magnifique et bronzé, M. Delanney, préfet de la Seine, domine les groupes de sa haute taille.
Mais il est près de 4 heures. Chacun prend sa place, et voici, au premier rang, le profil aux arêtes coupantes, le visage en ivoire luisant et teinté, de M. Antonin Dubost. Voici tout auprès la silhouette élégante de M. Paul Deschanel, qui, malgré des fils de neige dans les cheveux et la moustache courte, conserve une sveltesse de jeune sous-préfet; et voici, après les deux présidents de Chambre, une figure connue et toujours sympathique, la physionomie blanche, fine, souriante, de M. Émile Loubet, qui est là, lui aussi, seul avec le grand cordon rouge des chefs d'État.
L'adjudant de sapeurs-pompiers Lemaire,
blessé au feu avec onze de ses hommes et
qui a reçu, à l'hôpital Saint-Martin,
la première visite de M. le président
Poincaré.--Phot.
Rodrick.
4 heures! Une sonnerie de trompette. Une acclamation gigantesque au dehors. Ce sont les présidents. Le cortège fait son entrée, précédé des huissiers en argent et du protocole en or. M. Fallières conduit M. Poincaré, un peu pâle, très grave, très recueilli, avec sur son visage le reflet d'une profonde émotion intérieure, autour du salon, devant les personnalités et les groupes qui s'inclinent. De brefs discours de bienvenue, une réponse en termes heureux, sont échangés. Tous les présidents signent sur une feuille de parchemin enluminée qui prendra place dans le Livre d'or de l'Hôtel de Ville. Puis l'on se dirige en cortège dans les salons où sont massés les invités du Conseil municipal... Alors, dominant les applaudissements et les vivats, chantée superbement par les choeurs du Conservatoire qu'accompagne la musique de la garde républicaine, s'élève, grandiose, vibrante, la Marseillaise, qui nous étreint tous à cette minute, et qui nous paraît toute neuve et toute jeune...
DÉBUTS DE PRÉSIDENCE
En quittant l'Hôtel de Ville, M. Poincaré et M. Fallières se sont rendus rue François-Ier, au nouveau domicile de l'ancien président de la République, où les deux chefs d'État se sont séparés en se donnant, sur le trottoir, une cordiale accolade, aux applaudissements de la foule. Puis M. Poincaré est rentré à l'Elysée, chez lui. Il y a tenu, à 6 heures, son premier conseil des ministres, séance de pure forme, au cours de laquelle le ministère, après avoir démissionné, selon la tradition constitutionnelle, a été maintenu dans ses fonctions par le président de la République. Cette journée, si bien remplie, n'était cependant point achevée pour M. Poincaré, qui a voulu se rendre, à 7 heures du soir, au chevet des douze pompiers parisiens grièvement blessés la veille dans l'explosion d'une fonderie d'aluminium à la Roquette, et soignés à l'hôpital militaire Saint-Martin. Ce geste spontané et touchant a plu infiniment aux Parisiens, dont les acclamations, encore plus chaleureuses, si possible, accueillirent M. Poincaré lorsqu'il arriva, dans ce quartier populeux, en automobile et sans escorte. Le chef de l'État s'inclina au chevet des blessés et leur dit des paroles réconfortantes. Pourquoi fallut-il qu'à ce moment un photographe, trop exclusivement soucieux d'augmenter sa collection de clichés de cette journée historique, jetât brutalement son étincelle de magnésium, sans songer que cette déflagration soudaine était de nature à provoquer une impression douloureuse sur les blessés? M. Poincaré protesta lui-même avec quelque vivacité: «Soyez indiscret avec le président, soit. Mais respectez au moins ceux qui souffrent ici...» Le retour s'effectua au milieu du même grand mouvement populaire, et toute la joie de Paris continua de s'exprimer longtemps dans la soirée par l'activité exceptionnelle des rues, l'animation des groupes et le succès des ténors populaires qui, en l'honneur du nouveau chef de l'État, chantaient leurs couplets ingénus.
Ajoutons que, le lendemain, M. Poincaré, qui s'était promis d'inaugurer sa haute magistrature par des visites aux hôpitaux, a visité l'hôpital Saint-Antoine où a été pris--mais sans magnésium et sans effrayer les malades--le cliché que nous publions ci-contre.--A. C.
Ici viennent s'intercaler quatre pages (149 à 152) sur LA TRANSMISSION DES POUVOIRS PRESIDENTIELS.
A LA RÉCEPTION DE L'HOTEL DE VILLE.--L'arrivée de Madame Raymond
Poincaré.
Les Parisiens, qui, pendant la durée du septennat, auront tout loisir de voir, aux occasions officielles, Mme Raymond Poincaré, n'ont guère pu, cette semaine, lui manifester cette déférente sympathie dont l'entouré, déjà, le sentiment populaire: elle n'a pris qu'une part discrète aux cérémonies qui ont marqué la transmission des pouvoirs. Quelques instants avant l'arrivée du cortège présidentiel, une automobile la déposa, mardi dernier, devant l'Hôtel de Ville, Délicieusement habillée d'une robe souple, aux plis harmonieux, que faisait valoir encore la blancheur de l'étole et du manchon, elle apparut un moment, souriante, un peu émue sans doute. Et ce fut une rapide vision de grâce et d'élégance, pas assez brève cependant pour qu'elle ne fût point fixée par l'objectif.
Conduite directement à la salle des fêtes, en compagnie de Mme Fallières et de Mme Loubet, Mme Poincaré y fut reçue par M. Galli, président du Conseil municipal, qui lui offrit une gerbe de roses.
CONSTANTINOPLE ET LA REPRISE DE LA GUERRE
La seconde campagne qui s'est ouverte après la dénonciation de l'armistice se poursuit dans des conditions particulièrement défavorables pour les correspondants de guerre, non autorisés, du côté bulgare comme du côté turc, à suivre les opérations. Notre envoyé spécial Georges Rémond n'a cependant point abandonné le projet de se rendre sur le front, «sachant par conviction et par expérience qu'il n'y a jamais rien d'impossible ni d'absolu en Turquie». Il nous adresse, en attendant, des lettres fort intéressantes sur l'état d'esprit à Constantinople, les difficultés et les incertitudes du nouveau gouvernement pendant la première semaine qui a suivi la reprise des hostilités. En voici des extraits:
... On peut nettement démentir aujourd'hui les bruits, qui ont couru ici, après la révolution, de rixes, de batailles même entre officiers et soldats vieux et jeunes Turcs à Tchataldja: ils sont contredits de partout. Les divers articles parus à ce sujet dans plusieurs journaux sont puisés aux sources les plus douteuses. D'après les officiers du parti de Nazim, que je connais personnellement, et qui me l'ont assuré, toute l'agitation s'est bornée à des discussions de café. Et quant à la marche qu'on avait annoncée d'Ahmed Abouk sur Constantinople, c'était une pure légende forgée de toutes pièces.
Les Asiatiques appelés par la Turquie à
la défense
suprême de son empire d'Europe: cavaliers
kurdes
traversant
Constantinople.
Il faut le constater une fois de plus: l'âme musulmane n'a pas de réactions; la victoire de l'adversaire lui paraît une sorte de fatalité divine devant laquelle il convient de s'incliner. Un Turc est infiniment lent à se ressaisir. Ou plutôt, il ne se ressaisit point, mais dit simplement: «Allons! voilà que je me suis cassé le cou, voyons un peu si celui-ci réussira mieux. Il ne tardera guère, lui non plus, de se rompre les os à si dur jeu; je reprendrai alors ma place.»
... J'ai rendu visite à Noradounghian effendi, le ministre d'hier, très étonnante tête au nez démesuré, aux yeux brillants de vieil oiseau qui se serait coiffé d'un fez; il parle des événements avec une tranquillité, une objectivité étonnantes, sans amertume. Il nous reçoit familièrement entre sa femme, sa fille, qui, lorsqu'il était ministre et se trouvait absent, répondait à sa place aux journalistes. Il est tout petit, disparaît dans un grand fauteuil au milieu de son vaste salon meublé à la façon de celui d'un dentiste de première classe, et s'exprime avec une voix douce aux inflexions subtiles. «Oh! nous dit-il, ce n'est pas un si grand changement! Mon successeur sera tout d'abord obligé d'étudier le dossier des diverses communications faites aux alliés et aux puissances par la voie de nos représentants à Londres, et notre correspondance avec ceux-ci; après quoi ses conclusions ne différeront pas très sensiblement de celles auxquelles nous étions arrivés.» Et cela est vrai, ou du moins possible, et en tout cas assez mélancolique. Les révolutions ne servent de rien ou presque: on supprime des individus, on ne change pas le cours des événements.
... De la guerre, peu ou point de nouvelles. Les comptes rendus des opérations de ces derniers jours sont nuls, ou absurdes, ou contradictoires. Tandis que les Bulgares, eux, ont un plan de campagne fort simple: s'emparer d'Andrinople et s'établir de façon inexpugnable sur la ligne de l'Ergène, embouteiller les troupes de Gallipoli et attendre une offensive possible du côté de Rodosto, --les forces turques se trouvent bien dispersées et incertaines de ce qu'elles doivent faire. Elles comprennent aujourd'hui un corps d'armée de débarquement, le 10e, commandé par Kourchid pacha et Enver bey; un corps d'armée de 50.000 hommes, à Gallipoli, commandé par Fakri pacha et Pethi bey; et enfin six corps d'armée, dont trois de réserve, soit environ 150.000 hommes, à Tchataldja. Il y aurait là 300 canons venus d'Allemagne par la voie roumaine, en plus de ceux qui s'y trouvaient déjà.
C'est Enver bey qui pousse à la guerre à outrance, voulant, dit-il, sauver l'honneur de la patrie. Et, m'assure-t-on de très bonne source, Mahmoud Chefket, anxieux de l'insuccès, inquiet de ce que deviendront le gouvernement, la ville de Constantinople, après une défaite, des désordres terribles qui peuvent éclater, répond à Enver: «Mais vous prenez la responsabilité de tout!» Et Enver: «Je la prends, je la prends tout entière et sur moi seul; il n'y a pour le moment nulle raison de désespérer.»
Tel est l'état d'âme des uns et des autres. Mais la foi populaire manque; l'indifférence est complète à Stamboul presque autant qu'à Péra. Sur le passage des soldats, pas un cri d'enthousiasme, pas un mot; à peine tourne-t-on la tête. D'où tire-t-on encore tous ces hommes qu'on embarque pour les ports de la Marmara ou qu'on dirige vers Tchataldja? Ils ont assez bonne mine; ce sont de beaux hommes, seulement un peu lourds (ils fondront d'ici peu), bien armés, bien vêtus, bien chaussés; mais avec quoi seront-ils nourris, avec quoi paiera-t-on les vivres? Il n'y a plus un sou dans les caisses. Les tentatives d'emprunt aux banques étrangères ont échoué; on va faire une émission de papier monnaie, pressurer encore les provinces d'Anatolie. Cela durera quinze jours, un mois. Mais après? Ce sera la famine, car les terres n'ont pas été ensemencées. Et qu'arrivera-t-il quand ce grand-nombre de soldats volontaires, kurdes, arabes, tcherkesses, venus avec leurs chevaux dans l'espoir d'un gain, d'un pillage quelconque, se verront battus, frustrés de tout profit et ayant sous les yeux la tentation d'un grande ville regorgeant de tous les biens du monde?
Pour le présent, il n'est pas douteux que le nouveau gouvernement ait fait de grands efforts afin de secouer et de réveiller ce peuple. On a trouvé des chevaux, de l'argent même, réorganisé l'intendance, levé des contributions, cherché de toute façon à exciter l'enthousiasme de la foule. Les femmes turques se réunissent, font des meetings, offrent leurs bijoux, adressent des lettres aux souveraines d'Europe. Enfin on travaille, on s'efforce de toutes façons, en tous sens... Trop tard?--Sans doute, mais, quoi qu'on en ait dit et sans le moindre parti pris, je crois que les Jeunes-Turcs sont tout de même moins incapables et moins apathiques que les vieux, et que, s'ils avaient eu, au début de la guerre, les affaires en mains, la défaite n'eût peut-être pas été si rapide, ni si complète.
... Je ne sais si nous assistons aux derniers jours de
Constantinople, mais jamais ce paysage de pierre, d'eau, de maisons
de bois, de vaisseaux, de collines, de cimetières et de jardins à
l'abandon n'a été plus beau. L'autre soir, au crépuscule, le
spectacle semblait tenir de quelque magie, et à l'entrée du pont de
Galata on s'arrêtait presque de respirer pour ne pas briser d'un
souffle une vision si rare et trop précieuse pour demeurer. Pas une
brise, pas un petit nuage, pas un pli d'eau, pas une brume; la
silhouette des minarets, des dômes, des petites maisons, des bois
de cyprès, était intaillée dans l'immense pierre verte du ciel,
dont l'émeraude se transformait en saphir vers le zénith. C'était
le plus merveilleux camée qu'on pût voir. Et je pensais que, malgré
tout, Loti avait raison: que c'est là une oeuvre d'art turque; que
ces barbares ont marqué ce pays au point que, sans eux, on ne le
reconnaîtra plus.
Georges
Rémond.
Le premier échantillon connu de l'art du
modelage préhistorique,--Groupe de bisons en argile,
découvert par M. le comte Begouen et ses fils dans la Caverne du
Tuc d'Audoubert (Ariège).--Photographie de M. Begouen (1/10e
environ de grandeur naturelle).
STATUES D'ARGILE PRÉHISTORIQUES
Les documents préhistoriques mis au jour en ces dernières années nous ont appris bien des choses inattendues sur la vie de nos premiers ancêtres. Le crâne de la Chapelle-aux-Saints et le squelette du Moutier nous ont révélé un homme des cavernes beaucoup moins éloigné de certaines races actuelles qu'on se le figurait jusqu'alors; les dessins gravés sur des os de rennes ou sur les parois des grottes aux Eyzies et en divers points de la France nous ont fait connaître un art préhistorique souvent rudimentaire, mais parfois assez avancé, et qui se manifeste avec une perfection déconcertante dans les dessins en noir et à l'ocre que, grâce à la générosité éclairée du prince de Monaco, M. l'abbé Breuil a pu relever minutieusement dans les cavernes espagnoles; il y a quelques mois, enfin, nous présentions à nos lecteurs les premiers bas-reliefs connus de l'âge de pierre, découverts aux environs de Bordeaux par le docteur Lalanne.
Boudins d'argile
trouvés dans la grotte et,
sans doute,
préparés par l'artiste pour
achever
son modelage.
Aujourd'hui M. le comte Begouen nous montre dans une grotte de l'Ariège des statues, non plus taillées dans la pierre, mais modelées dans l'argile. Ces sculptures, les premières du genre que l'on trouve, sont dans un état de conservation remarquable.
C'est dans la caverne du Tue d'Audoubert, sise sur la commune de Montesquieu Avantès (Ariège), que le comte Begouen et ses fils ont trouvé les bisons d'argile, tels que les représente la photographie présentée à l'Académie des inscriptions et belles-lettres par M. Salomon Reinach, et qui nous a été communiquée par M. Boule, professeur au Muséum, directeur de l'Anthropologie.
M. le comte Begouen, un des plus actifs et des plus érudits de nos archéologues, a déjà fait nombre de découvertes intéressantes dans le domaine préhistorique. Il nous conte lui-même, dans l'Anthropologie, l'histoire de sa dernière trouvaille.
C'est tout à fait au fond d'un des couloirs élevés de la caverne, à 700 mètres au moins de l'entrée, que reposent les statues. L'entrée même est défendue par un bief que forme la résurgence du Volp. Il faut pénétrer en barque sous terre sur une longueur d'environ 60 mètres avant de trouver des galeries parsemées de flaques d'eau, où l'on peut à la rigueur, au temps des basses eaux, passer à pied sec.
La grotte comprend trois étages. Le premier est au niveau de l'eau; on accède au second en escaladant une falaise de 2 mètres de haut; pour atteindre le troisième, il faut s'engager dans une cheminée et escalader un à-pic de 12 m. 50.
Une des escalades nécessaires pour accéder à
la salle des bisons, dans la grotte d'Audoubert.
Au bout d'un couloir accidenté, aux parois ornées de quelques gravures, on rencontre une salle basse dont le fond est obstrué par des piliers de stalactite. Après avoir brisé trois colonnes, de façon à pratiquer une ouverture mesurant 28 centimètres de hauteur sur 65 de largeur, M. Begouen et ses fils purent pénétrer en rampant dans un second couloir où l'argile du sol a conservé des empreintes de talons humains, de griffes et de poils d'ours, et qui mène à la salle des bisons.
«Les deux statues sont appuyées contre un bloc de rocher tombé de la voûte au milieu de la salle. L'animal qui se trouve en avant est une femelle, il mesure 61 centimètres de longueur et 29 centimètres du ventre au sommet de la bosse; le mâle donne 63 et 31 centimètres. Le côté droit seul est achevé; le côté appuyé au rocher n'a pas été travaillé. Quoique la salle soit assez humide pour que la terre ait conservé toute sa plasticité, l'argile en se desséchant un peu a provoqué de profondes fissures, traversant parfois tout le corps des animaux, mais sans causer de dégât, parce que les statues sont appuyées contre la roche. Comme pour le second bison le rocher n'était pas assez long, l'arrière-train a été calé par des pierres rapportées. La surface du corps est lisse, on y distingue fort bien les traces du lissage fait par la main de l'artiste... L'oeil est marqué chez la femelle par une sorte de bille de terre avec un renfoncement au milieu. Ce procédé simulant la prunelle et le regard donne de la vie et de la physionomie à cette tête, tandis que le mâle a l'air atone et sans vie avec son gros oeil tout rond. La barbe qui arrive jusque sous le ventre a été indiquée par des stries faites avec une spatule mince en bois ou en os, tandis que, pour représenter la crinière plus laineuse, l'artiste s'est contenté de son pouce dont l'empreinte est bien nette.»
Sur le sol, on aperçoit deux ébauches et une esquisse de bison très sommairement tracée sur l'argile, mais où le modelage de la tête est commencé.
«Cette esquisse, ajoute le comte Begouen, permettrait de supposer que les artistes de l'époque, après avoir dessiné sur le sol la silhouette de l'animal, enlevaient de la terre tout autour, puis soulevaient le gâteau ainsi préparé avant de le finir sur place (en utilisant, sans doute, des boudins d'argile comme ceux que l'on a retrouvés non loin des bisons). Le côté non terminé des statues, d'épaisseur variable, présente bien l'aspect d'une plaque d'argile arrachée du sol. De plus, nous avons remarqué plusieurs cuvettes arrondies, dont les bords portent encore des empreintes de doigts et qui pourraient bien avoir été formées de la sorte.»
Ces statues, qui constituent un document unique, n'ont pas été
déplacées, et le comte Begouen hésite à risquer un transport qui
présente de grandes difficultés.
F. Honoré.
Le cuirassé autrichien type Viribus unitis. 22.000
tonnes; 21 noeuds; armé de 12 canons de 30cm en 4 tourelles
triples. (Prêt à entrer en ligne.) Similaires: Amiral
Tegethof, printemps 1914; Kaiser Franz Josef, 1915-1916;
X, juillet 1917.
Le cuirassé italien type Conte di Cavour. (Similaires:
Leonardo da Vinci, Giulio Cæsare.) 22.500 tonnes; 22 noeuds
1/2; armés de 13 canons de 30cm en 3 tourelles triples et 2
tourelles doubles. Entrée en service probable: de juillet 1913 à
janvier 1914. Tous les cuirassés dreadnoughts italiens seront munis
de filets pare-torpilles.
LES FUTURS SUPERDREADNOUGHTS DE LA MÉDITERRANÉE: AUTRICHIENS ET ITALIENS
Le cuirassé français type Bretagne. (Similaires:
Provence et Lorraine.) 23.500 tonnes; 21 noeuds;
armés de 10 canons de 34cm en 5 tourelles axiales. Entrée en
service en 1915.
LES FUTURS SUPERDREADNOUGHTS DE LA MÉDITERRANÉE
Les flots bleus de la Méditerranée, portent ou porteront dans un avenir peu éloigné des spécimens nouveaux de ces formidables machines de guerre auxquelles le nom générique de dreadnoughts ne suffit déjà plus et qui seront des superdreadnoughts.
Ces cuirassés arboreront les pavillons de la France, de l'Italie, de l'Autriche-Hongrie.
Italie.--Nous trouvons en achèvement à flot 3 cuirassés de 22.500 tonnes: Conte di Cavour, Giulio Cæsare, Leonardo da Vinci. Les deux derniers seront prêts vraisemblablement en juillet 1913, le premier en janvier 1914. Ils sont identiques et portent comme armement principal 13 canons de 30 centimètres répartis en 5 tourelles axiales. Les tourelles de l'avant et de l'arrière renferment chacune 3 canons, les autres 2. La défense contre les torpilleurs est assurée par 18 pièces de 12 centimètres. On trouve encore à leur bord 3 tubes lance-torpilles sous-marins. La vitesse prévue est de 22,5 noeuds.
L'Andréa Doria et le Duilio, qui constitueront la série suivante, sont encore sur les chantiers. Ils seront armés en grosse artillerie comme les précédents, mais posséderont une artillerie moyenne de 16 pièces de 15 centimètres. Ceci et un léger accroissement de la protection porteront leur déplacement à 25.000 tonnes.
Enfin, le Conseil des Amiraux qui s'est réuni à Rome le 11 février a dû se prononcer sur les caractéristiques de 4 nouveaux superdreadnoughts à mettre en construction. Le Conseil avait à choisir entre deux types: le premier de 28.000 tonnes, armé de 9 pièces de 38 centimètres, en 3 tourelles triples; le second de 35.000 tonnes, portant 12 pièces de 38 centimètres, en 4 tourelles triples. On ne connaît pas la décision intervenue; mais, quel que soit le modèle adopté, la vitesse sera de 24 noeuds.
Autriche.--Le type dreadnought sera représenté dans la marine autrichienne par 4 unités; le Viribus unitis prêt à entrer en ligne, le Kaiser Franz Josef et le Tegethof, qui paraîtront en 1914 ou 1915, et un quatrième non encore baptisé. Ces bâtiments déplaceront 22.000 tonnes; ils seront armés de 12 pièces de 30 centimètres en 4 tourelles triples et de 12 pièces de 15 centimètres. Leur vitesse sera de 21 noeuds. Les projets du gouvernement austro-hongrois relativement à un accroissement ultérieur de sa flotte ne sont pas connus.
Schéma des futurs cuirassés français type Normandie
à tourelles quadruples.(Voir le dessin des deux pages
suivantes.)
France.--Le Jean-Bart et le Courbet entreront en Méditerranée, prêts à combattre, à la fin de l'été 1913. En 1914, ce sera le tour du Paris et de la France. Ces quatre navires sont, on le sait, identiques avec 23.500 tonnes, 21 noeuds de vitesse, 12 pièces de 30 centimètres en 6 tourelles, 22 pièces de 14 centimètres, 4 tubes lance-torpilles sous-marins. Puis viendront, en 1915, les trois Provence, Lorraine et Bretagne, qui, ne déplaçant pas davantage, seront armés de 10 pièces de 34 centimètres en 5 tourelles axiales, 22 pièces de 14 centimètres et 4 tubes lance-torpilles sous-marins; vitesse: 21 noeuds. Enfin, au mois de mai 1913, on mettra en chantier quatre nouvelles unités de 25.300 tonnes nommées Flandre, Gascogne, Normandie, Languedoc, à bord desquelles sera innovée la fameuse tourelle quadruple que montre plus loin le dessin de Sébille. Dans chacun de ces énormes forts blindés et tournants, 4 canons de 34 centimètres seront placés parallèlement. Une forte cloison cuirassée coupera la tourelle en deux compartiments égaux renfermant chacun 2 pièces, ainsi mises à l'abri des avaries par éclats de projectiles qui pourraient pénétrer dans le compartiment voisin.
D'intéressantes discussions se sont produites autour de ce système nouveau auquel la marine est allée avec une décision qui n'est pas toujours dans ses habitudes. Elle estime, en effet, que la tourelle à 4 canons donne un maximum de puissance offensive pour un minimum de poids de cuirasse protectrice, et c'est là un argument des plus sérieux.
Il est bon de noter que, grâce à l'adoption de la tourelle quadruple, les Normandie, avec un déplacement supérieur seulement de 2.000 tonnes à celui des Provence, porteront 2 pièces de 34 centimètres de plus. En outre, leur flottaison, leur tourelle et le blockhaus seront protégés par une tranche d'acier de 32 centimètres, maximum employé sur les bâtiments étrangers. Ces cuirassés seront mus par quatre hélices, dont deux actionnées par des turbines, les deux autres par des machines alternatives du type ordinaire; ils fileront 22 noeuds.
En résumé, les quatre Normandie seront des bâtiments
extrêmement puissants, rapides et très bien défendus. Ces qualités
maîtresses les rendront plus redoutables qu'aucun des navires
étrangers conçus à la même époque.
S. P.
LA TOURELLE QUADRUPLE (AVANT) D'UN DE NOS FUTURS CUIRASSÉS TYPE
«NORMANDIE» Dessin d'Albert
Sébille.--Voir l'article à la page
précédente.]
En arrière et au-dessus de la tourelle, devant le projecteur et les cheminées, le blockhaus avec ses deux étages; l'étage inférieur pour le commandement; l'étage supérieur, surmonté des supports de télémètres d'exercices, pour le directeur de l'artillerie. Entre les deux paires de canons de 34, dans l'axe de la tourelle, le capot à deux ouvertures, qui protège le poste de télémétrie spécialement aménagé pour le combat. A gauche, à l'arrière-plan, la gueule, des quatre canons de la tourelle centrale (la troisième tourelle quadruple est à l'arrière). La petite artillerie, à un niveau inférieur, est, elle aussi, entièrement protégée. On parait avoir ainsi donné à ces «superdreadnoughts» le maximum, de puissance et de simplicité, et par conséquent de rendement militaire.
LA FLOTTE TURQUE
LA FLOTTE GRECQUE
Les deux flottes en présence dans le conflit balkanique.
Un petit cuirassé turc, le Feth-I-Bulend, semblable au Mouïn-I-Zaffer, a été coulé, le 1er novembre, dans la baie de Salonique; un autre, l'Assar-I-Tevfik, s'est échoué ces jours derniers.]
LES OPÉRATIONS NAVALES DANS LA GUERRE DES BALKANS
Je n'ai point la prétention d'écrire ici l'histoire maritime de la guerre balkanique. N'est pas historien qui veut, tout d'abord, puis le recul manque encore vraiment trop pour porter, sur ces événements, des jugements définitifs.
Je me contenterai donc de retracer la série des faits qui se sont produits tant dans la mer Egée que dans la mer Noire, faits dont je me suis efforcé de contrôler l'exactitude dans la plus grande mesure possible.
Au moment où les hostilités ont commencé dans la presqu'île balkanique, la situation maritime des belligérants était la suivante:
Du côté turc, on trouvait:
3 cuirassés d'escadre:
1° Le Messoudieh (9.000 tonnes), construit en 1874, mais refondu en 1904, vitesse, 16 noeuds; armement: 2 canons de 24cm, 14 de 15cm; 14 de 75mm, 10 de 57mm;
2° Haireddin Barbarossa et Torghout Reiss, ex Kurjùrst Friedrich Wilhelm, vendus il y a trois ans par l'Allemagne; déplacement: 10.000 tonnes; vitesse: 16 noeuds; armement: 6 canons de 28cm, 8 de 10cm, 8 de 90mm.
3 petits cuirassés anciens: Mouïn-I-Zaffer, Feth-I-Bulend, lancés en 1867-1870, refondus en 1907; 3.000 tonnes, 12 noeuds, 4 canons de 15cm; et Assar-I-Tevfik, 5.000 tonneaux, 3 canons de 15cm, 7 de 12cm, 6 de 57mm.
4 vieux cuirassés (Azizieh, etc.) sans valeur militaire.»
2 croiseurs protégés modernes: Hamidieh et Medjidieh, lancés en 1903; 4.000 tonnes, 22 noeuds, 2 canons de 15cm, 8 de 12cm.
16 contre-torpilleurs dont 11 seulement en état de combattre; une trentaine de torpilleurs; enfin 10 transports.
Du côté grec:
3 cuirassés identiques: Hydra, Psara, Spetzai, construits en 1890, refondus en 1901; 5.000 tonnes, 17 noeuds, 3 canons de 27cm, 5 de 15cm.
Un très puissant croiseur cuirassé: Georgios-Averof, offert à la marine hellène par un généreux patriote de ce nom; construit en Italie en 1910; 10.200 tonnes, 24 noeuds, 4 pièces de 23cm, 8 de 19cm, 3 tubes lance-torpilles.
8 excellents contre-torpilleurs, dont 4 de 1.100 tonnes, achetés en Angleterre peu avant la déclaration de guerre; 30 torpilleurs.
1 submersible, Delphin, de 310 tonnes en surface, 460 en plongée, 5 tubes lance-torpilles, construit par le Creusot (1).
(1) Le Delphin a pris une part active aux opérations; il appuyait les contre-torpilleurs qui tenaient, devant Tenedos, le blocus de l'entrée des Dardanelles.
Une division auxiliaire comprenant: 3 transports de charbon, un de munitions, un navire-hôpital, un navire porte-mines, 2 navires-citernes.
Une division de paquebots armés en guerre, composée de: 2 paquebots de 1.000 tonneaux et 15 noeuds, 2 de 9.000 tonneaux et 19 noeuds, un de 9.000 tonneaux et 21 noeuds.
60 paquebots grecs réquisitionnés pour les transports de troupes.
Gardons-nous d'oublier, dans cette énumération des forces navales balkaniques, la petite flottille des 6 torpilleurs bulgares, qui a brillamment fait parler d'elle comme nous le verrons plus loin. Cet embryon de marine est l'oeuvre du tsar Ferdinand qui en a confié la réalisation, il y a une dizaine d'années, à un officier de la marine française, M. Pichon.
LES HOSTILITÉS DANS LA MER NOIRE
La première opération navale fut à l'actif de la flotte turque. Le 19 octobre et les jours suivants, elle se livra sur les ports bulgares de Varna et de Kavarna (mer Noire) à un bombardement qui ne paraît avoir produit aucun effet, sérieux.
Pour en terminer avec ce qui s'est passé dans la mer Noire, nous noterons de suite le brillant fait d'armes accompli dans la nuit du 21 au 22 décembre par 4 petits torpilleurs bulgares, au large de Varna. Partis à la découverte, ils tombent sur le croiseur turc Hamidieh qui paraît garder l'aile droite de la division placée en surveillance à l'aboutissement sur la mer Noire des lignes de Tchataldja. Deux contre-torpilleurs avaient été donnés au Hamidieh pour se garder. Mais, de crainte de méprise, le commandant du croiseur turc leur avait enjoint de s'écarter de lut pendant la nuit. En cas de rencontre inopinée on avait convenu d'un signal de reconnaissance. A un feu vert montré par le Hamidieh les contre-torpilleurs devaient répondre par un feu rouge, moyennant quoi ils pourraient se rapprocher de leur chef sans crainte d'en être mal reçus.
Les contre torpilleurs turcs disparus, ce sont les torpilleurs bulgares qui se montrent. Du pont du Hamidieh on les a découverts, on fait le signal convenu, un feu vert est allumé. Les Bulgares, à tout hasard, répondent par un feu également vert... Ceci suffit pour créer une terrible perplexité à bord du croiseur ottoman. Faut-il tirer? Et si ce sont les contre-torpilleurs amis qui ont commis une erreur?
Bref, on tergiverse, et, pendant ce temps, les braves petits Bulgares foncent sur l'ennemi, décochent leurs torpilles. L'un d'eux s'est approché à 50 mètres Sa torpille seule a atteint le but. Elle touche le Hamidieh à l'avant, éclate et produit une brèche énorme de 4 mètres sur 5, le pont cuirassé est rabattu sur lui-même, la coque défoncée des deux bords, 10 hommes sont tués ou blessés.
Une canonnade furieuse éclate; mais, leur coup fait, les quatre moucherons ont fui à toute vitesse et ils disparaissent dans la nuit. Ils sont indemnes. Un seul projectile turc a porté, il a traversé la cheminée avant d'un des torpilleurs.
A ce moment, les contre-torpilleurs turcs entrent en scène. Ils accourent au bruit du canon, et font leur signal de reconnaissance, mais l'émoi est tel à bord du Hamidieh qu'on n'en tient aucun compte et un feu terrible accueille les amis après les ennemis. Ce feu, heureusement mal dirigé, ne les atteint pas.
Pendant ce temps, le Hamidieh se remplit par l'avant.
A grand'peine on le remorque jusqu'à la Corne d'Or où on réussit à le faire entrer au bassin. Il faut dire, à la louange des ingénieurs et ouvriers turcs, qu'un mois après les réparations de ses graves avaries étaient terminées et le croiseur reprenait son rang dans la flotte (2).
(2) La coque était réparée, mais le pont cuirassé n'a pas été remis en place.
Il faut noter encore pendant que nous sommes dans la mer Noire l'aide efficace apportée par la flotte turque dans la défense des lignes de Tchataldja dont elle a tenu les deux extrémités.
DANS LA MER EGÉE
Le croiseur cuirassé hellène Georgios-Averof, le seul
navire vraiment moderne ayant participé à la guerre navale dans la
mer Egée.
LA GUERRE NAVALE GRÉCO-TURQUE.--L'état-major du
Georgios-Averof: au centre, le contre-amiral Coundouriotis,
commandant en chef de l'escadre grecque. Photographies
Gaziadès.
Dans la mer Egée, la flotte grecque, sous le commandement du contre-amiral Coundouriotis, avait pris, dès la déclaration de guerre, l'attitude la plus résolue. Une division grecque, postée devant Smyrne, rendit impossible le transport par mer du puissant corps d'armée de cette région, si bien que ces troupes durent user du chemin de fer d'Anatolie dont le débit était seulement de 1.500 hommes par jour. Il en résulta que le corps de Smyrne mit trente et un jours pour s'écouler vers la Thrace où il arriva trop tard pour combattre à Kirk-Kilissé.
Si la voie de mer avait été libre, il n'aurait pas fallu plus d'une semaine pour le mettre en territoire européen.
Dès le 2 octobre, l'escadre grecque occupe l'île de Lemnos et y installe, dans la baie de Moudros, une excellente base navale avec un arsenal provisoire.
Les torpilleurs logés à Tenedos, à proximité des Dardanelles, surveillent l'entrée du détroit et font de nombreuses prises. La voie de mer est fermée aux ravitaillements militaires et 180 canons de campagne achetés en Allemagne par le gouvernement turc, qui devaient être livrés par mer à Constantinople le 15 octobre doivent être acheminés via Constanza et ne parviennent à destination qu'après l'armistice. Le mouvement maritime à l'entrée des Dardanelles diminue de 50%.
Les autres îles de l'archipel, Thasos, Strati, Imbros, Samothrace, sont successivement occupées par les marins grecs.
Pendant ce temps, le 1er novembre, dans la nuit, le petit torpilleur grec, n° 12, commandé par le lieutenant de vaisseau Votsis, pénètre dans la baie de Salonique en rangeant les bancs dangereux du Vardar. Il arrive devant les quais mêmes de la ville, lance deux torpilles contre le petit cuirassé turc Feth-I-Bulend et le coule.
Le 10 novembre, un autre torpilleur grec pénètre de nuit dans le petit port d'Aïvali et détruit aussi une canonnière turque. A la prise de Preveza, les bâtiments grecs capturent encore deux torpilleurs turcs. Il se produisit là un incident tragique. L'équipage d'un des torpilleurs ottomans quitta le navire après avoir ouvert les prises d'eau, laissant son commandant enfermé et bloqué dans sa chambre. Lorsque les marins grecs arrivèrent à bord, le torpilleur coulait et on entendait les cris du malheureux officier. On n'eut pas le temps de le délivrer et il fut noyé.
Antérieurement, le 12 octobre, une division complète de l'armée de Salonique, avec tout son matériel de train et 3.000 chevaux, embarquée sur 27 transports grecs, avait atteint en une journée Dédéagatch sous la protection de la flotte. Le temps était affreux, une pluie violente obscurcissait l'atmosphère. C'étaient, là, dans cette rade ouverte, de belles circonstances pour une attaque des torpilleurs turcs: ils n'en ont tenté aucune.
Le Makedonia
coulé dans le port de Syra.
--Phot.
Sven Risom.
C'est seulement pendant l'armistice conclu avec les Bulgares et les Serbes que la Turquie envoie sa flotte au combat.
Le 16 décembre, l'escadre turque quitte son mouillage de Nagara, sort des Dardanelles, et ouvre le feu à 12.000 mètres environ sur les bâtiments grecs qui se sont aussitôt portés à sa rencontre. Lorsque la distance est tombée à 7.000 mètres, ceux-ci ripostent, l'Averof, à qui sa grande vitesse donnera dans tous ces engagements le rôle principal, n'hésite pas à se séparer des siens et cherche à couper l'escadre turque du détroit. Cette manoeuvre provoque la retraite de la force ottomane qui rentre dans les Dardanelles. En réalité, elle n'a pas quitté la zone où la couvrent les canons des forteresses de l'entrée.
Cette escarmouche n'a duré que quelques minutes, l'Averof a un sous-officier tué, un officier (3) et 8 marins blessés; le Spetzai un blessé. A bord des bâtiments turcs il y a 14 tués et 57 hommes blessés. Le Barbarossa a reçu 7 projectiles dont un a traversé le pont cuirassé; le Messoudieh a été touché trois fois.
(3) Cet officier est mort de ses blessures.
Le
Hamidieh à Port-Saïd.--Phot. Jean Auzias.
Le 22 décembre, le croiseur turc Medjidieh et quelques contre-torpilleurs apparaissent à l'entrée du détroit et viennent lancer quelques obus sur la ville de Tenedos. A l'apparition des fumées des navires grecs qui accourent de Lemnos à tonte vapeur, croiseur et torpilleurs se retirent.
Nous voici au 15 janvier. Par brume, toute l'escadre turque sort à 3 heures du matin. Le Hamidieh, dont les réparations sont terminées, est en tête. Mais le temps est très mauvais et le gros de l'armée rentre aussitôt dans le détroit. Le Hamidieh, qui semble avoir perdu le contact des autres navires et s'être égaré, continue sa route et atteint Syra où il découvre le paquebot grec Makedonia, armé de 3 canons de 75mm, en réparation. Il le canonne ainsi que quelques établissements de la ville. Le capitaine du Makedonia ouvre les prises d'eau et coule le bâtiment. Deux hommes sont tués à terre dans ce bombardement, qui cause en Grèce une vive émotion. De Syra, le Hamidieh se dirige sur Beyrouth et y mouille; mais, à la vue de navires de guerre apparus à l'horizon, il file ses chaînes, abandonne ses ancres et court à Suez, d'où, après avoir reçu la quantité de charbon, accordée par les règlements internationaux de neutralité, il franchit le canal et entre dans la mer Rouge. Là, il fait sans doute le plein de ses soutes; le 10 février il franchit de nouveau le canal, relâche à Malte, en repart le 16 février...
Dans la nuit du 17 au 18 janvier, le conseil des ministres ottomans décide de demander à la flotte un nouvel effort. Il s'agit sans doute de chercher un succès qui donnera aux plénipotentiaires de Londres une raison d'espérer des conditions de paix meilleures. Le croiseur Medjidieh et 4 contre-torpilleurs partent en avant et tentent d'entraîner la flotte grecque au large, ou tout au moins de diviser ses forces. C'est un plan ingénieux auquel, malheureusement, l'amiral Coundouriotis ne se prête pas. Il attend, pour se mettre en mouvement à 9 h. 15 le 18, d'avoir en vue, entre Lemnos et Tenedos, l'escadre turque composée des cuirassés Barbarossa, Torghout, Messoudieh, Assar-I-Tevfik, et de 8 contre-torpilleurs. Le combat s'engage à 8.000 mètres, à 11 h. 1/2, à 18 milles du cap Baba, au nord du canal de Mytilène, et prend aussitôt la même tournure qu'au 16 décembre.
----- Escadre turque. ---> Escadre grecque.
Le combat naval du 18 janvier.
Croquis de M. E. Labranche, correspondant
du Temps.
Après quelques coups de canon, les Turcs virent de bord et se dirigent sur Tenedos, poursuivis par l'escadre grecque, qui fait feu de toute son artillerie, à laquelle les canons de retraite seuls des navires ottomans peuvent répondre. A ce moment, vers midi 15, un grand désordre règne dans la ligne turque. Comme précédemment encore, l'Averof fonce sur l'ennemi et le canonne à bonne portée, 4.000 mètres. A 2 heures, les Turcs rentrent dans le détroit; l'Averof, qui est engagé dans la zone de feu des forts, se retire, et le combat prend fin à 2 h. 30.