L'Illustration, No. 0042, 16 Décembre 1843

                 Nº 42. Vol. II.--SAMEDI 16 DECEMBRE 1843.
                       Bureaux, rue de Seine, 33.

        Ab. pour Paris.--3 mois, 8 fr.--6 mois, 16 fr.--Un an, 30 fr.
        Prix de chaque N° 75 c.--La collection mensuelle br., 2 fr. 75.

        Ab. pour les Dép.--3 mois, 9 fr.--6 mais, 17 fr.--Un an, 32 fr.
        pour l'étranger      --   10         --   20       --    40

SOMMAIRE

Histoire de la Semaine. Portrait de M. Nothomb; État actuel des bâtiments de la fabrique incendiée à Rouen; Portrait de M. Tyrrell. --Courrier de Paris, L'Acropédestre; Foyer de la Danse, à l'Opéra.--Ouverture des Cours de l'École Polytechnique. Costumes des élèves de l'École Polytechnique; Porte de l'École; Cour intérieure de l'École; Salle de Dessin, à l'École.--Révolutions du Mexique. Portrait de don Lucas Alaman. (Suite et fin.)--L'Horloge qui chante, nouvelle, par Albert Aubert.--Les Enfants Trouvés. Quatre Gravures.--Correspondance.--Voyages en Zigzag, par M, Topffer. Quinze Gravures.--Annonces.--Modes. Une Gravure. Amusement des Sciences.--Rébus.


Histoire de la Semaine.

L'histoire de la semaine ne découvre à l'intérieur aucun fait de quelque importance. Dans les départements, les nouvellistes vivent sur les événements locaux; à Rouen, on va visiter les ruines qu'a faites un incendie considérable, qui, comme tous ceux qui éclatent dans cette ville aux rues étroites et aux maisons vermoulues, a menacé de réduire tout un quartier en cendres; à Saint-Etienne, on suit avec sollicitude l'enquête commencée sur un accident arrivé sur le chemin de fer et causé par une malveillance qui pouvait faire de nombreuses victimes. A Paris, on regarde le télégraphe se mouvoir et on lit avec curiosité les comptes-rendus des séances législatives de Madrid, d'Athènes et de Bruxelles, en attendant qu'on puisse assister à celles du palais Bourbon.


M. Nothomb, ministre de l'intérieur,
                        en Belgique.

A Bruxelles donc, dans la Chambre des Députés, la question des rapports commerciaux entre la France et la Belgique a été soulevée par M. Castiau, un des nouveaux députés du Hainaut. Il a fait ressortir ce qu'il y avait eu d'impolitique et d'injuste de gratifier l'Allemagne d'avantages dont la France avait payé assez chèrement la jouissance par les concessions qu'elle avait faites, pour qu'on ne les transportât pas à une autre nation sans compensation aucune, sans espoir même d'en obtenir, à titre purement gratuit et uniquement, en quelque sorte, pour donner à la France le droit d'accuser la diplomatie belge de déloyauté et de duplicité. Nous n'aggravons ni n'affaiblissons le reproche: nous reproduisons les termes mêmes dans lesquels il a été formulé. Le ministre de l'intérieur, M. Nothomb, a cherché à y répondre; mais ce ministre, dont nous ne contestons pas l'habileté, cet orateur dont nous reconnaissons le talent, n'est pas arrivé à justifier la mesure incriminée. Le dialogue qui s'est engagé entre M. Castiau et lui à la tribune a même prouvé que ce n'était pas la justesse du reproche que M. Nothomb espérait combattre avec succès, mais plutôt son opportunité. «Vos paroles sont imprudentes, a dit M. le ministre de l'intérieur. --Il n'y a jamais d'imprudence à dire la vérité.--Si fait,» a répliqué M. Nothomb, dont l'aveu est bon à enregistrer.


     État actuel des bâtiments de la fabrique incendiée à
                          Rouen, le mardi 28 novembre.

A Madrid, l'intrigue se complique de plus en plus, et il est toujours difficile de bien comprendre les dépêches télégraphiques avant que les correspondances et les journaux en soient venus donner le commentaire. M. Gonzalès Bravo a rempli la mission que la reine lui avait confiée de composer un cabinet. Le général Mazarredo, le marquis de Pena-Florida, M. Mayans et M. Portillo ont été nommés ministres de la guerre, de l'intérieur, de la justice et de la marine. Tous sont à la dévotion du général Narvaez. Il n'a pas encore été disposé du portefeuille des finances. Le jury a fort bien senti que la lutte ne pouvait être entre un journal et M. Olozaga, et le Heraldo contre lequel l'ex-Ministre avait porté plainte le premier jour où la fable des violences qu'il avait exercées contre la reine fut mise un circulation, le Heraldo n'a pas été mis en accusation, parce que l'accusation a été reproduite partout et doit se juger ailleurs qu'en Cour d'assises. Les explications de M. Olozaga ont produit beaucoup d'impression sur la Chambre; aussi a-t-elle, pour l'élection des deux vice-présidents du congrès appelés à remplacer MM. Gonzalès Bravo et Mazarredo, devenus ministres, donné la majorité aux amis du ministre révoqué; MM. Madoz et Canica ont été nommés, le premier par 70 voix contre 75, le second par 77 voix contre 73. C'est après ces résultats de scrutin que le télégraphe nous a appris qu'une proposition de mise en accusation de M. Olozaga, présentée par sept députés, avait été prise en considération par 81 voix contre 66. Il y a dans ce déplacement apparent et brusque de la majorité quelque chose d'inexplicable avant que les termes de la proposition nous soient connus, et qu'on nous ait dit si nul progressiste n'a voulu on votant pour sa prise en considération, amener l'intrigue à l'épreuve d'un débat public. L'émotion populaire a été vive à Madrid, et des coups de feu ont été tirés par la troupe sur le peuple. Il nous paraît difficile de croire au bruit qu'on a fait courir à Paris des préparatifs de départ de la reine Christine pour l'Espagne. Personne ne doit être tenté d'y aller en ce moment. Puisse la crise actuelle ne pas nécessiter au contraire dans la Péninsule des émigrations nouvelles!

--A Athènes l'assemblée nationale se livre à la vérification des pouvoirs. Après cette opération, elle s'occupera de la Constitution. On entrevoit un germe de division. Une fraction extrême, mais en faible minorité, demande le système d'une Chambre unique. La majorité, à la vérité, est bien prononcée pour le système de deux Chambres; mais elle se subdivise elle-même en une fraction qui vont abandonner au roi la nomination des sénateurs et c'est la plus faible; une autre qui voudrait la réserver à la nation ou à la Chambre des Députés, et une troisième qui veut y faire participer tout à la fois, et pour moitié, le roi et la nation. Les ambassadeurs étrangers ont déclaré ne vouloir se mêler en rien des affaires intérieures.

--Le congrès des États-Unis a dû ouvrir sa session le 4 décembre. On dit que le président Tyler, voulant répondre par un coup d'État à certaines intrigues de l'Angleterre, aura proposé dans son message d'admettre le Texas dans l'Union américaine. Ce bruit a acquis une assez grande consistance. Toutefois, il règne depuis quelque temps une si grande incertitude dans toutes les nouvelles qui nous viennent d'Amérique, qu'il est prudent d'attendre des faits positifs. Il est constant du reste que le Texas, le territoire d'Orégon, l'esclavage, le tarif et le droit de visite paraissent devoir être longtemps encore des causes permanentes d'hostilité entre les deux nations.--La Gazette des Postes de Francfort nous a appris par sa correspondance ce Saint-Pétersbourg que, dans les premiers jours de septembre, un combat sanglant a eu lieu entre les Avares et les troupes russes. Les Avares habitent la partie septentrionale du Lesgnistan. Ils avaient attaqué un village ami. Le colonel Weselowski se rendit immédiatement sur les lieux; mais l'ennemi comptait de huit à dix mille hommes. Les Russes étaient inférieurs en nombre; cependant ils se battirent avec courage. Ils ont perdu mille hommes; on croit même que le colonel est resté sur le champ de bataille. La Gazette d'Augsbourg parle également d'un rude échec que les Russes auraient éprouvé dans le Daghestan, où une division russe aurait été attaquée à l'improviste et mise un déroute par les montagnards circassiens.--A la Nouvelle-Zélande des collisions sanglantes ont eu lieu entre les Anglais et les naturels de Cloudy-Bay. Des nouvelles récentes annoncent que la plupart des principaux résidents anglais ont trouvé la mort dans les combats successifs qu'ils ont eus à soutenir contre les insulaires.--A la Havane a éclaté également une révolte d'un certain nombre de nègres. Des lanciers espagnols et des colons ont marché contre eux. Les révoltés ont eu une cinquantaine de morts; on leur a fait soixante-sept prisonniers; le reste a pris la fuite. Ces soulèvements deviennent de plus en plus fréquents, et demandent qu'on y réfléchisse. Beaucoup de lettres on été publiées cette semaine à l'occasion du séjour à Londres de M. le duc de Bordeaux et de ses réceptions. On a vu paraître les épîtres de ceux qui croyaient avoir à expliquer pourquoi ils avaient tardé à s'y rendre, et de ceux qui ne s'y rendent pas du tout. Ou a lu aussi une lettre du prince, portant pour suscription à M. de Chateaubriand mais qui, bien plus probablement, était adressée à la France. C'est toutefois Chateaubriand qui y a répondu, et, comme toujours, il a parlé de son pays en homme qui a concouru à sa gloire, et de la liberté en écrivain qui a su parfois la servir. Cette correspondance demeurera comme document historique. On annonce du reste que le ministère anglais aurait fait signifier à M. le duc de Bordeaux l'ordre de quitter l'Angleterre. N'oublions pas une lettre adressée par l'organe du Sun aux partisans du duc de Bordeaux, et renfermant un défi en forme que leur adresse M. le comte Grignan de Labarre. «Vous croyez, leur dit-il, rendre hommage au toi de France dans la personne du petit-fils de Charles X; eh bien! vous êtes dans l'erreur. Le fils de l'infortuné Louis XVI est vivant, il est maintenant en prison pour dettes: c'est M. le duc de Normandie, expulsé de France au moment où il allait démontrer ses droits, reconnus par le duc de Berri lui-même au moment de sa mort.» En conséquence M. le comte de Grignan de Labarre propose aux chefs de la noblesse française réunis en ce moment à Londres de se former en cour d'enquête sous la présidence de M. le duc de Bordeaux, afin de résoudre la question depuis si longtemps pendante de l'existence du dauphin de France, «S'il ne s'agît, dit-il, que d'une imposture grossière, comme on a osé le soutenir, elle sera solennellement confondue. Si le duc de Normandie est réellement ce qu'il prétend être, le duc de Bordeaux est trop loyal pour ne pas rendre lui-même hommage à son souverain légitime.» Le défi, comme on le voit, est nettement posé; mais nous n'avons pas appris encore qu'il ait été accepté. Un certain nombre de lecteurs anglais paraissent cependant l'avoir pris au sérieux.--Cela a fait presque autant de bruit à Londres qu'une explosion qui a eu lieu dans le quartier de Clerkenwell, par suite de fuites survenues à des conduits de gaz traversant un égout. Au dire du Times, plus du quarante maisons auraient sérieusement souffert; des façades entières auraient été ébranlées, des marchandises, des meubles déplacés, brisés et jetés çà et là; d'énormes grilles de fer lancées à plus du trente mètres; des pavés, des dalles en quelque sorte déracinés et projetés au loin à des distances considérables; mais, parmi bonheur providentiel, personne n'a péri au milieu de ce désastre, qui un instant a pu faire croire à une secousse volcanique. L'enquête faite à ce sujet établit que l'explosion a eu lieu dans un grand égout commun, et qu'elle a été déterminée par un morceau de papier allumé qu'un fumeur avait laissé tomber par la grille de l'égout.

O'Connell a obtenu, ce qui était si important pour lui, de n'être jugé que par le jury de 1844, dont la liste est dressée sous l'active surveillance des repealers. En attendant le jour de sa comparution, il est allé présider à Limerick un grand banquet en l'honneur de M. O'Brien, qui s'est rallié à la cause du rappel. Le libérateur a déclaré
M. Tyrrell, coaccusé d'O'Connell,
                       décédé.
qu'on lui avait offert de renoncer aux poursuites ou de ne pas faire exécuter la condamnation qui pourrait être prononcée, s'il voulait abandonner le rappel. «Ai-je besoin de dire, s'est-il écrié, que j'ai repoussé cette proposition? Non, non, tant qu'il me restera un souffle de vie, je ne transigerai pas sur la cause du repeal. Tant que je vivrai, je soutiendrai que l'Irlande a le droit d'avoir son Parlement; et si l'on me jette en prison, eh bien! j'aurai encore ma plume pour communiquer mes pensées à mes concitoyens..... Malgré l'intervention et les préventions officielles, la paix subsiste; la paix donc, voilà mon ordre! la paix, voilà ma prière! la paix toujours, et l'Irlande sera libre.»--La mort vient de frapper un des coïnculpés du grand agitateur. Le révérend M. Tyrrell, prêtre de l'Église catholique d'Irlande, renvoyé, ainsi qu'O'Connell, devant le jury, a été enlevé à ses paroissiens et à ses juges. C'était un nomme qu'entourait l'estime publique, et dont la présence dans l'association avait dû attirer bon nombre d'adhésions. Son portrait est donné par plusieurs feuilles anglaises d'après lesquelles nous le reproduisons.

On a dressé l'état civil des souverains de l'Europe et fixé l'âge qu'ils auront au 1er janvier prochain. Le roi de Suède aura 80 ans; le pape, 78 ans, le roi des Français, 70 ans; le roi de Wurtemberg, 62 ans; le roi de Bavière, 57 ans; le roi de Danemark, 57 ans; le roi des Belges, 51 ans; l'empereur d'Autriche, 50 ans; le roi de Prusse, 50 ans; l'empereur de Russie, 47 ans; le roi de Saxe, 16 ans; le roi de Sardaigne, 15 ans; le roi de Naples, 31 ans; le roi des Grecs, 26 ans; la reine de Portugal, 25 ans; la reine d'Angleterre, 21 ans; le sultan. 20 ans; enfin Isabelle d'Espagne, 13 ans.--Les reliques de Charlemagne, qui comptent à peu près autant de siècles que l'innocente Isabelle a d'années, et que nous avions dit avoir été égarées et retrouvées dans la cathédrale d'Aix-la-Chapelle, donnent lieu aujourd'hui à une réclamation rectificative qui n'est pas sans intérêt. Suivant cette, version nouvelle, ces reliques n'ont jamais été égarées dans la basilique, qui les honore comme celles d'un fondateur et d'un saint. On a toujours su qu'elles étaient conservées dans la grande châsse d'argent doré qui a été évidemment faite pour les recevoir, et que la tradition attribue, sans que l'archéologie s'y oppose, à Frédéric Barberousse, le grand admirateur de Charlemagne et le grand bienfaiteur de sa basilique. Il ne s'agissait donc nullement de trouver l'auguste dépouille, mais de constater son état et d'étudier sur toutes ses faces le monument qui la protégeait, admirable morceau d'orfèvrerie romane couvert de bas-reliefs, de gravures, d'émaux et d'inscriptions dont une partie reste habituellement cachée contre la muraille. M. Arthur Martin, l'auteur, avec M. Cabier, de la Monographie de Bourges, se proposant de faire connaître par une nouvelle publication le trésor d'Aix-la-Chapelle, obtint sans peine de la bienveillance du chapitre la faveur insigne de faire descendre la pesante châsse du lieu élevé on elle était placée, et le privilège plus grand encore de la faire ouvrir. Il fallut quelques heures de recherches pour découvrir, pour trouver le système de sa construction: on reconnut enfin les joints des portes sous les plaques de métal qui couvrent les versants du toit, et l'on n'eut plus que quelques clous à enlever pour découvrir l'intérieur. Il ne renfermait qu'un seul corps, bien que, d'après la tradition et les historiens du quinzième siècle, Frédéric eût enseveli les reliques de saint Léopard avec celles de Charlemagne. Le squelette était à peu près entier, et les ossements qui manquaient étaient précisément ceux une l'on vénère à part depuis plusieurs siècles dans la même église. On sait en effet que le chapitre et la ville d'Aix-la-Chapelle ont toujours été tellement jaloux de leur possession, qu'ils en ont refusé des parcelles et à des rois de France et à des empereurs. Ces ossements supposent une stature élevée: la fémur est de 52 centimètres.--Auprès des ossements se trouvaient une feuille de parchemin et deux riches étoffes. A la vue du parchemin, l'on avait espéré rencontrer quelque précieux document historique; mais cette pièce n'était datée que de la fin du quinzième siècle, et constatait seulement que les os de l'avant-bras avait été extrait de la châsse par le chapitre pour être offert à la vénération publique dans un bras d'argent doré donné par Louis XI. L'une des étoffes, tissue en soie, semblait appartenir au quinzième siècle; l'autre, de soie et de fil, présentait dans toute sa pompe l'ornementation du douzième. Un circonstance de grand intérêt pour l'archéologie fut la découverte, sur cette dernière étoffe, d'une inscription grecque faisant partie du tissu. Ou a su par là que ce magnifique travail, que l'on eut pu croire un produit de la fusion du byzantin, du latin et de l'arabe, qui s'opérait en Sicile et dans la grande Grèce à la fin du douzième siècle, provenait directement des manufactures impériales de Constantinople. Les deux étoffes, après avoir été calquées, ont de nouveau recouvert la dépouille du grand homme; un nouveau procès-verbal a été déposé à côté de celui du quinzième siècle, et la châsse, refermée, a repris sa place accoutumée sur le haut rayon où les innombrables visiteurs du trésor devront, comme auparavant, se contenter d'entrevoir une partie de ses merveilles.--Nous avions promis de faire connaître le jugement qui serait définitivement porté sur le cœur trouvé à la Sainte-Chapelle. Mais la discussion s'est, cette semaine, continuée entre M. Taylor et M. Letronne, l'un plaidant pour saint Louis, l'autre contre, et elle ne paraît pas toucher encore à sa conclusion.--On a placé au Louvre, au milieu de la salle dite de Henri IV, contenant les agates, les émaux, les vases précieux, etc., sur un piédestal en marbre vert, un grand bassin entièrement couvert de ciselures représentant une multitude de sujets et timbré aux armes fleurdelisées. C'est le bassin qui était à la Sainte-Chapelle de Vincennes, et qui a servi aux baptêmes de Philippe Auguste et du comte de Paris.--De glorieux restes encore plus dignes de nos respects, ce sont les vieux soldats qui forment l'effectif du l'hôtel royal des Invalides. On vient de publier un état de ces braves dans lequel on trouve 11 chevaliers de Saint-Louis, 208 membres de la Légion-d'Honneur, 10 militaires privés des deux jambes, 5 de deux bras, 180 aveugles, 365 privés d'une jambe, 255 d'un bras, 151 affligés de blessures diverses. Il y a dans le nombre 667 vieillards âgés de plus de soixante-dix ans.

Les journaux allemands ont eu cette semaine une annonce qui a obtenu un grand succès et une large publicité. Ils nous ont appris qu'un souper à la viande de cheval, qui a eu lieu le 17 novembre à Koenigbade, près de Stuttgard, avait réuni plus de cent cinquante personnes de toutes les conditions de la ville et des environs. Le service consistait en potage au riz, en viande salée et en cheval à la mode. Tous les convives oui été d'accord sur ce point, que la viande était non seulement tendre et d'un goût agréable, mais qu'on ne pouvait la distinguer du bœuf, et que la soupe au bouillon de cheval était agréable et sans aucun goût particulier. Ce qui prouve que le préjugé contre ces mets était très-faible et qu'il a disparu promptement, c'est que tous les plats n'ont pas tardé à être consommés, et qu'il a fallu en préparer d'autres pour les convives retardataires. On a aussi exprimé le désir de se réunir prochainement pour un autre repas du même genre.--De leur côté, tous les journaux de Paris ont reçu, avec invitation de l'insérer, la note suivante: «Un ancien officier, qui a été sept fois maire d'une grande commune, se trouvant, à défaut de fortune, dans l'impossibilité de tirer parti d'un immeuble qui, dans d'autres mains, pourrait être l'origine d'une fortune colossale, désirerait aliéner les belles ruines de l'antique château de la Perrière, situé sur la rive gauche de la rivière de Bram, dans la commune d'Oradour-Saint-Genest, à dix kilomètres de la ville du Dorat, arrondissement de Bellac. Au seizème siècle, sous le règne de François Ier, et du temps du chevalier Bayard, ce château, d'après la tradition, appartenait au connétable de Bourbon, comte de la Marche, qui y faisait battre monnaie. Il y a, assure-t-on, à la suite des caves, de vastes souterrains dans lesquels le prince avait déposé d'immenses trésors; on porte sans y comprendre les objets d'art et d'antiquité, à plus de quatre-vingt millions les valeurs contenues dans des tonnes qui furent aperçues, par un effet du hasard, il y a environ cent vingt-cinq ans, à travers une énorme grille de fer, laquelle ne put être enlevée, parce que la mauvaise qualité de l'air empêcha de conserver la lumière; ce qui fit dire aux crédules villageois qui se trouvaient là: «que le diable s'était emparé du trésor, et qu'il fallait y renoncer.» Tout cela est raconté journellement par les vieux habitants du voisinage qui l'avaient entendu dire à leurs pères.--Actuellement les fouilles et les recherches pourraient être faites avantageusement par une société ou un homme riche.--Le propriétaire, n'étant pas en position d'en faire les frais, offre de vendre le fonds moyennant cinquante mille francs et la centième partie de ce qui aura été trouvé. S'adresser, franco, à Me Lesterpt, notaire à Darnac (Haute-Vienne). MM. les directeurs des journaux, de toutes les opinions, sont priés de vouloir bien reproduire, gratuitement, l'article ci-dessus, et lui donner la plus grande publicité. Ceux qui auront cette obligeance feront une bonne œuvre, car il est de l'intérêt public que des capitaux considérables ne demeurent pas plus longtemps enfouis.» C'est donc une bonne œuvre que nous venons de faire, et qui nous donne au prix Monthyon des droits sans partage, les journalistes quotidiens ayant probablement voulu faire leur profit particulier d'un avis aussi important.

M. Feuillet, membre libre de l'Académie des Sciences morales et publiques, et conservateur de la Bibliothèque de l'Institut, vient de mourir à l'âge de soixante-quinze ans. C'était un homme d'une instruction étendue, qui s'était concilié l'affection et l'estime de tous les savants, avec lesquels il était depuis si longtemps en rapports quotidiens.--Nous avons lu dans plusieurs feuilles qu'un neveu de Lavoisier, une des gloires de la France, venait de mourir à Bicètre. On ne nous a pas dit s'il fallait le reprocher au pays, et si c'était un injuste abandon qui avait fait franchir à ce malheureux la porte de ce triste séjour.



L'album et le keepsake triomphent; le renouvellement de l'année est la saison de leurs victoires et conquêtes. Dans quinze jours, le boudoir et le salon étaleront leur récolte de keepsakes et d'albums pour 1844 négligemment abandonnés sur le marbre de la cheminée, sur la table de palissandre, sur l'acajou, sur le velours: agréables refuges pour le désœuvrement de la soirée, jouets brillants qui empêchent la satiété et l'ennui; les charmantes fantaisies de Grandville et de Tony Jobannot, les douces romances de Loïsa Puget et de Labarre sont d'un merveilleux secours pour rompre la monotonie d'un long tête-à-tête, ou ranimer une conversation qui se meurt d'inanition.--Vous êtes à bout de paroles, vous vous sentez la bouche sèche et le cerveau malade; cette crise de nerfs qui s'appelle un bâillement vous saisit à la mâchoire et à la gorge; que devenir et que faire? Si vous restez court, vous passez pour un sot, et pour un manant si vous cédez à la crise nerveuse: l'album et le keepsake viennent heureusement à votre aide et vous sauvent de ce double affront. Oh! quel charmant livre! dites-vous en vous levant; quel délicieux recueil de romances! Et vous allez droit au bienheureux spécifique; tandis que vous en parcourez les pages une à une, vous reprenez haleine, la salive vous revient, et, si peu que vous soyez un bâilleur exercé vous glissez adroitement votre bâillement entre deux feuillets.--Il ne faut donc pas s'étonner du grand nombre de keepsakes et d'albums que le 1er de l'an consomme; l'étrenne, comme on voit, en est utile et agréable.--A tout commencement d'année, on doit s'attendre à être visité, pendant douze mois, par une quantité d'ennuyés, d'ennuyeux et de niais; il est sage de se précautionner et de faire ses provisions: l'album distrait ces gens-là, et le keepsake leur donne une contenance.

L'occasion est bonne: je pourrais vous recommander des albums et des keepsakes par douzaines; il en pleut de toutes les couleurs, tous plus ou moins satinés, veloutés, illustrés et dorés sur tranche; mais dans cette multitude, j'ai une préférence que je vais vous confier ingénument; de tous ces albums, c'est l'album de Frédéric Bérat que j'aime le mieux; ma première raison, c'est que Frédéric Bérat est mon ami; vous me pourriez dispenser d'en donner une autre, mais je suis homme de conscience: si Frédéric Bérat n'était qu'un bon compagnon, je le darderais pour moi seul; mais vraiment il a du goût, de l'esprit, du cœur, et je suis assez généreux pour vous en faire part. Prenez donc le nouvel album de Bérat, prenez-le, croyez-moi: vous y trouverez tout ce que je vous annonce là, de tendres mélodies, des chants naïfs et spirituels. Frédéric Bérat n'est pas de ces gens qui font grand étalage d'une science souvent stérile; il chante avec ses émotions, et aussi émeut-il souvent ou fait-il sourire. Poète et compositeur tout à la fois, Bérat écrit la rime et la note de la même plume; de tous ses gracieux enfants, lui seul est le père, musique et paroles.--Mais quelle simplicité de vous parler ainsi de Frédéric Bérat! comme si vous ne connaissiez pas mieux que moi l'auteur de la douce romance: Je vais revoir ma Normandie! qu'on a tant chantée et que vous chantez peut-être encore au moment où je vous parle. Heureux Bérat! qui se recommande si bien lui-même!

Nous représentons, page 211, des demoiselles qui ne se contenteraient certainement pas d'une romance de Bérat pour leurs épaves du jour de l'an: ce sont ces demoiselles de l'Opéra, surtout ces demoiselles de la danse, espèce médiocrement bucolique de sa nature, et fort peu disposée à regretter le lait pur, le simple galoubet et les pâturages de sa Normandie. Le cachemire, entre nous, le divan aux moelleux coussins, et le Champagne glacé, leur semblent d'une qualité préférable. Amaryllis et Tityre n'ont pas élu domicile dans les coulisses de l'Académie royale de Musique, et ne font pas encore partie du corps des ballets.

Que viendraient-ils chercher, je vous le demande, l'un avec sa blanche brebis, l'autre avec sa flûte champêtre, au milieu de ces jambes légères et de ces cœurs fragiles? Figurez-vous Mélibée entrant au foyer de la danse, dans ce foyer tout plein de sourires faciles, de regards indulgents, de pieds mutins et de mains étourdies, dans ce damné foyer que vous avez là sous les yeux.

La toile vient de se baisser; nous sommes au moment de l'entr'acte. C'est l'heure où le lion se met en chasse; s'élançant de l'orchestre et de l'avant-scène dans les coulisses, il y rôde un instant, flaire à droite et à gauche, et gagne le loyer de la danse; le foyer de la danse est son antre préféré. Là, le lion secoue fièrement sa crinière, aiguise ses griffes, se met en arrêt et attend sa proie.

En ce moment le lion, ainsi que vous le pouvez voir, est dans son quart d'heure de repos et d'humanité; il ne mord pas, il roucoule comme s'il était une modeste colombe.--Sur le premier plan, vous voyez un lion d'un âge mûr, dans l'altitude mélancolique du bipède qui se sent devenir vieux; plus loin, trois lionceaux debout, se confondant en douceurs et en politesses pour une des gazelles de l'endroit; ce sont des lions à peine émancipés, des lions à leur premier coup de dent, si j'en crois leur mine respectueuse et guindée; la gazelle s'en aperçoit et les écoute d'un air légèrement maussade; la gazelle n'aime pas les lions conscrits. Parlez-moi du lion qui est là-bas, assis négligemment sur un canapé, les pattes croisées; celui-là est un beau jeune lion rompu aux armes; j'en atteste cet air penché, ce sourire satisfait et victorieux. Cependant, au fond de l'autre, lion et gazelles se cherchent et se confondent; c'est un bruit mêlé de rugissements et de soupirs. Les propos y sont lestes comme cette péri, cette sylphide ou cette wili au jupon court qui s'élance, bondit, et provoque le parquet de son pied agaçant... mais, hélas! le foyer des danseuses a beaucoup dégénéré depuis que le prince russe y est devenu rare, et que l'ambassadeur a fait place au commis banquier et au maître clerc!

Passons de l'entrechat au poignard, de Terpsychore à Melpomène (vieux style). Or, Melpomène est un peu consolée; après six semaines d'abandon, elle a retrouvé sa chère Rachel, son trésor, son orgueil. Qu'étiez-vous devenue, ô Roxane? Pourquoi nous délaisser, Hermione? Sans vous, Camille, que faire? Chimène, si vous nous quittez ainsi, que dira Rodrigue?

N'accusez ni Roxane, ni Hermione, ni Camille, ni Chimène de désertion et d'infidélité; le mal les avait vaincues. Au lieu du diadème d'or et du manteau de pourpre, ces belles reines, ces princesses passionnées avaient pris la camisole et le bonnet de malade; Curiace et Bajazet, Rodrigue et Pyrrhus ne les visitaient plus que sous un habit de médecin. Adieu, jalousies et tendres fureurs! adieu, rimes brûlantes! Phèdre, voyons votre pouls! Eryphile, suivez cette ordonnance! qu'on apprête cette tisane pour Esther!

Mais enfin voici mademoiselle Rachel debout, grâce au ciel! Après cette longue maladie, il était prudent de ne pas se jeter, pour premier essai, dans l'emportement des ardeurs tragiques; ainsi mademoiselle Rachel a commencé par la douce et simple Monime: Phèdre, Roxane, Hermione, exigent toute la vigueur d'un talent plein de santé; Monime convient à une convalescente: c'est la continuation d'un régime adoucissant.

Elle s'est donc montrée un peu pâle encore, un peu chancelante; on a pu entrevoir les traces de la souffrance au milieu même des plus heureux élans de son inspiration; le parterre s'est ému de cette pâleur et de cette faiblesse de Monime; que pouvait-il faire? Lui administrer le seul spécifique qu'il possède, les vivât, et les applaudissements, et il ne s'en est point montré avare. Mademoiselle Rachel aura bientôt recouvré la force et la santé, si toutefois les bravos sont un remède souverain.

A peine est-elle revenue, que les poètes se tournent vers elle comme vers leur unique espoir et leur refuge; plus d'un frappe à sa porte, une tragédie à la main: mademoiselle Rachel leur sourit et les accueille, mais elle, n'a encore choisi personne; les tragédies infortunées attendent sur le seuil qu'elle dise à l'une ou l'autre: «C'est toi que je préfère!» Cependant, le bruit court que la jeune souveraine commence à ressentir une curiosité et un penchant secret pour une certaine Catherine II, que le comité du Théâtre-Français vient de recevoir avec tous les honneurs dus à une impératrice de toutes les Russies, et à une telle, impératrice. L'auteur est M. Romand, à qui la scène française doit déjà un drame plein d'imagination et d'intérêt, le Bourgeois de Gand; le talent du poète et le nom de l'héroïne expliquent aisément le désir qu'éprouve, dit-on, mademoiselle Rache! de se mesurer avec Catherine et l'empire russe. Aux grands talents, les hautes entreprises!

On avait annoncé que les Bâtons Flottants ne se hasarderaient pas sur l'océan du parterre. L'auteur, blessé de l'indiscrétion qui avait prématurément livré son nom au vent et à l'orage, avait fièrement retiré ses Bâtons, voilà du moins ce qu'on racontait; mais M. Liadières a démenti ce bruit par une lettre catégorique. Les Bâtons ne sont pas retirés, ils ne sont qu'ajournés; M. Liadières attend que la grande rumeur qui s'est faite à propos de... bâtons soit un peu apaisée; il désire que sa comédie fasse son entrée en public avec modestie et en temps utile. Ces éloges prématurés, cette admiration imprudemment proclamée, ont inquiété M. Liadières; il veut donner à sa comédie le temps de faire oublier, par quelques mois d'abstinence et de retraite, cette ovation de prôneurs, qui pourraient bien, à l'heure qu'il est, compromettre le succès réel, celui que M. Liadières compte demander définitivement au public, son juge naturel. Jusque-là les Bâtons de M. Liadières continueront à flotter entre l'arrêt admiratif du comité de lecture et l'arrêt que tôt ou tard le parterre doit rendre.

A défaut de M. Liadières, on nous donnera M. Bayard et son Ménage parisien; M. Bayard n'était connu jusqu'ici que par une veine féconde de vaudevilliste; le théâtre du Palais-Royal et le Gymnase attestent, depuis vingt ans, que si M. Scribe pouvait avoir un rival, c'est dans M. Bayard qu'il le trouverait; mais on se lasse de tout: l'auteur du Gamin de Paris s'est donc lassé de moduler depuis si longtemps le même air sur ses légers pipeaux. Paulo majora canamus, s'est-il écrié un matin en s'éveillant; et quelques mois après, il offrait à MM. les comédiens du roi une comédie en cinq actes et en vers, ni plus ni moins, le Ménage parisien! Avant un mois, nous saurons si M. Bayard a fait sagement de quitter pour la comédie le vaudeville, ses premières et longues amours, et si ce divorce a produit un bon ménage.

Les pèlerins de Belgrave-square sont définitivement revenus au bercail; les dernières nouvelles d'Angleterre annoncent que M. le duc de Bordeaux lui-même ne tardera pas à quitter Londres; M. Berner a donné le signal de la rentrée en France, puis, après M. Berryer, M. de Chateaubriand; les autres devaient naturellement suivre ces deux noms fameux, pour le retour comme au départ. Parmi les revenants, on cite M. le marquis de P....., qui passe pour un des fidèles de la petite cour de Belgrave-square; cependant il ne faudrait pas trop s'y fier. M. le marquis, si l'on en croit les langues indiscrètes, ressemble à la chauve-souris de la fable, oiseau ou souris, suivant les circonstances, tenant pour le roi ou la ligue. Voici un trait à l'appui de cette ressemblance.

On raconte qu'en effet M. le marquis s'est rendu à Londres il y a quelque temps; à peine arrivé, il sollicita la faveur d'être présenté à M. le duc de Bordeaux; son désir fut bientôt satisfait: dès le lendemain, M. le marquis eut l'honneur de saluer le prince et de lui offrir son dévouement et sa fidélité. Jusque-là, rien de mieux; mais nous n'avons vu que la souris; voici l'oiseau qui déploie ses ailes.

En sortant de Belgrave-square M. le marquis s'inscrivit à l'hôtel de M. le comte de Saint-Aulaire, ambassadeur de S. M. Louis-Philippe. Le lendemain, il rendit visite à Son Excellence, et la pria de vouloir bien le présenter à M. le duc de Nemours, alors en Angleterre. M. de Saint-Aulaire, assure-t-on, exprima au marquis son étonnement de le voir aller ainsi le même jour de la branche aînée à la branche cadette. Le marquis répondit ingénument qu'il croyait prudent de se préparer à tout événement; M. le marquis de P.... est de l'espèce de ces oiseaux sauteurs qui voltigent de branche en branche.

Au besoin il remplirait l'emploi d'acropédestre au profit de M. de Bordeaux ou de M. de Nemours, selon la couleur du ciel blanc ou tricolore; mais je doute, tout souple et tout agile qu'il est, que notre marquis pût en remontrer à l'acropédestre dont je vous offre ici l'image dessinée d'après nature; le modèle fait ses merveilleux exercices au Cirque-Olympique.


            L'Acropédestre.

Jusqu'ici on a cru que les pieds étaient faits pour marcher, et pas pour autre chose; erreur! Les pieds sont destinés à jouer à la balle, au bilboquet et autres fantaisies. M. Ducornet avait déjà attaqué les mains dans leur amour-propre et dans leur position sociale, en peignant avec son pied. Chaque salon nous offre tableau du pied de M. Ducornet. M. Richard, l'acropédestre, ne fera pas moins de tort à la réputation des mains que M. Ducornet. Quand on a vu M. Richard, on prend ses mains et ses bras en pitié, et l'on se dit: «A quoi cela sert-il?»

M. Richard se couche sur un canapé, les jambes en l'air; après quoi, il prend dans ses pieds un long balancier d'une pesanteur de quarante livres. Vous avez vu des jongleurs indiens faisant pirouetter avec leurs mains de petits bâtons blancs autour de leur tête; avec leurs mains? la belle affaire! c'est avec ses pieds que M. Richard fait aller et venir son pesant balancier, comme une plume légère; il tourne, il glisse, il s'envole, il retombe; il voltige dans tous les sens, il exécute mille évolutions capricieuses; puis, tout à coup, l'acropédestre, le retenant dans la paume de son talon, lui imprime un mouvement de rotation prodigieux; le plus habile bâtonniste n'en ferait pas autant avec ses mains; cela n'empêche pas M. Richard de marcher sur ses pieds une minute après, comme vous et moi; d'où il est tout simple de conclure que les mains sont une superfluité, et qu'on ferait bien de les supprimer à l'avenir. Quelle économie de paires de gants.


Foyer de la danse, à l'Opéra.

Madame de B... est revenue de son voyage d'Italie; elle a passé six mois à Florence; la fashion parisienne est ravie du retour de madame de B..., et la fashion a raison: madame de B... est une des plus jolies et des plus spirituelles femmes de Paris. Aussi son salon est-il des plus recherchés; on se dispute le plaisir d'y être admis; c'est à qui pourra y entrer; et une fois entré, on a de la peine à sortir: madame de B... est si aimable! Elle aime tout le monde, y compris elle-même; il est si naturel de commencer par soi! Un jour, madame de B... se mirait dans sa psyché avec une complaisance toute affectueuse; quelqu'un qui s'était glissé là, sans en être vu, l'entendit s'écrier; «Ma foi, je m'épouserais volontiers!»

Il y a eu, l'autre jour, un magnifique dîner chez M. Salvi, ténor du Théâtre-Italien; la littérature et les arts s'y sont mesurés la fourchette à la main; le dîner a eu la durée d'un opéra en cinq actes; les duos de champagne, les quatuors de truffes, les chœurs de romance et de johannisberg se sont succédé dans un accord partait; Meyer-Beer et Donizetti, placés face à face, conduisaient l'orchestre.



Ouverture des Cours de l'École Polytechnique.

L'école Polytechnique a été fondée en frimaire an III (décembre 1794), sur le modèle, au plusieurs points, de l'ancienne école de Mézières, d'après le plan et les idées de l'ingénieur Lamblardie et du savant Monge, qui furent appuyés vivement, dans le Comité de salut public, par Carnot et Prieur (de la Côte-d'Or), tous deux élèves de Monge, à Mézières.


Costumes des Élèves de l'École
              Polytechnique.

L'illustre Fourcroy fut chargé du rapport: son travail est digne de sa science et de sa réputation. On vota la fondation de l'École, et Lamblardie en fut le premier directeur.

On confia le soin de former le cabinet de physique à Barruel; celui de recueillir les modèles pour le dessin d'imitation à Neveu; celui de rassembler les dessins et modèles d'architecture à Lesage, assisté de Lomet et Ballard; celui de fonder le laboratoire de chimie à Carny, etc.

La commission des travaux publics désigna, pour y établir l'École, quelques dépendances du palais Bourbon, telles que les écuries, les remises, la salle de spectacle et l'orangerie. Lamblardie et Gasser eurent la direction des travaux jugés indispensables pour approprier ces localités à leur nouvelle destination. Chacun s'acquitta avec zèle, promptitude et succès des travaux qu'on lui avait confiés. Il est à regretter que le désir d'arriver vite au but ait rendu le gouvernement d'alors peu scrupuleux sur les moyens de se procurer les objets nécessaires. On mit bien à contribution les propriétés de l'État, mais on ne respecta pas toujours les propriétés des particuliers. «Le sentiment pénible excité par de pareils souvenirs, dit M. Fourey, auteur d'une bonne histoire de l'École, est à peine adouci par la pensée qu'en cette occasion ce fut la science, la patrie, et non la cupidité, qui profita de ces tristes dépouilles.»

On ne tarda pas à régler par des lois les conditions d'entrée et de sortie, les cours, l'administration, les examens, les avantages réservés aux élèves, etc. Des améliorations partielles ont été successivement introduites, mais le plan général est resté le même.

La première ouverture des cours ordinaires eut lieu le 21 mai 1795, et Lagrange ajouta beaucoup à cette solennité en y faisant sa première leçon en présence de la totalité des élèves et des instituteurs eux-mêmes, qui s'empressèrent de se ranger parmi ses auditeurs.

La translation de l'École Polytechnique dans les bâtiments du collège de Navarre, où elle est encore, s'effectua le 11 novembre 1805. Il a fallu d'assez grands frais pour approprier ces anciens bâtiments de leur nouvelle destination. L'hôtel du général-gouverneur de l'École, où sont aussi les appartements du colonel-sous-gouverneur, ceux du directeur des études, les bureaux de l'administration, etc., est d'une construction récente; la porte d'entrée des élèves, dont nous donnons le dessin, a été bâtie, il y a seulement quelques années, par M. Ballard, architecte de l'École. De nombreuses critiques, à notre avis fort justes, ont été faites de ce travail. La statue de Minerve, appliquée à la clef de voûte, est du plus mauvais effet; les médaillons de Bertholet, de Lagrange, de Monge, de Laplace, de Fourcroy, ont été confiés à des mains inhabiles.

La rentrée a eu lieu, cette année, le mercredi 15 novembre; et la nouvelle promotion, composée de 166 élèves, est l'une des plus nombreuses qu'on ait vues depuis longtemps. C'est un grand jour pour tous ces jeunes gens studieux, qui ont eu besoin de tant de courage et de tant de persévérance pour arriver à ce point qui doit leur procurer une position honorable dans le monde, et qui leur donne le titre d'élève de l'École Polytechnique dont ils s'honoreront toute leur vie.

Parmi ces 166, il en est 24 au moins qui sont sans doute animés d'une joie plus vive. La fortune ne les a pas fait naître dans des familles en état de leur ouvrir une carrière; ils ont su, par leur intelligence et leurs travaux, se conquérir les faveurs du gouvernement, qui leur a concédé des bourses ou des demi-bourses dont il dispose. De ces concessions gratuites, huit sont distribuées par le ministre de l'intérieur, quatre par le ministre de la marine, et douze par le ministre de la guerre. Honneur au grand peuple qui sait ainsi encourager le mérite dès la jeunesse! honneur surtout à ces enfants studieux qui attirent sur eux la faveur publique! Nul ne peut obtenir une place gratuite ou demi-gratuite s'il ne fait partie des deux premiers tiers de la liste générale d'admission. Tous les gouvernements, depuis la fondation de l'École, l'ont couverte d'une protection plus on moins éclairée, mais toujours puissante. Le peuple la protège à sa manière, en témoignant aux élèves son admiration et ses sympathies. L'infortuné duc d'Orléans, qui avait suivi les cours en qualité de stante (externe), aimait l'École et payait même chaque année la pension de quelques élèves pauvres. Les élèves ne manquent jamais de placer leur carrière sous la protection d'une charité mutuelle; des fonds sont faits par les élèves pour acquitter la pension de quelques camarades pauvres que leur mérite a fait admettre, mais que le peu de fortune de leurs familles empêcherait de rester à l'École. Les élèves ne connaissent pas leurs pensionnaires; c'est un secret entre ceux-ci et deux caissiers choisis parmi eux dans la masse. Le secret est toujours fidèlement gardé. Il est arrivé dans ces derniers temps qu'un officier adopté ainsi par ses camarades, a économisé sur ses très-faibles appointements pendant douze ou quinze années, la somme qu'on avait dépensée pour lui, et l'a remise aux deux caisses sans se faire connaître, pour qu'elle servit à la pension d'un élève comme lui sans fortune. C'est une imitation de la fameuse pièce d'or de Franklin, qui mérite de trouver à son tour des imitateurs. Avec quel saisissement et quel noble orgueil les élèves se présentent pour la première fois à l'École! C'est le but qu'ils ont sous les yeux depuis leur enfance; c'est là ce qui leur a donné le courage nécessaire pour vaincre les énormes difficultés d'études longues et sérieuses. En parcourant le programme d'admission, on s'étonne que des jeunes gens puissent se livrer à des travaux si graves et si divers; et ce qui rehausse l'honneur du succès, c'est qu'on voit, par la liste des concurrents, que deux sur trois succombent dans des examens de jour en jour plus difficiles.

Il n'est pas besoin de dire que la direction des études et les cours de l'École Polytechnique ont toujours été confiés à l'élite des savants. Il suffira de nommer, parmi ceux qui ne sont plus, les Monge, les Lagrange, les Fourcroy, les Laplace, les Malus, les Prony, les Poisson, les Ampère, les Bertholet, les Petit, les Dulong, les Regnaud, les Andrieux, etc. Les professeurs actuels sont dignes de leurs devanciers, dont ils ont été les plus brillants élèves.


Porte de l'École Polytechnique.


Cour intérieure de l'École Polytechnique.


Salle de Dessin, à l'École Polytechnique.

De vastes amphithéâtres, de beaux laboratoires, des cabinets curieux, une riche bibliothèque, fournissent aux jeunes gens tous les moyens de s'instruire, et d'habiles répétiteurs servent d'utiles intermédiaires entre les laborieux élèves et leurs savants professeurs.

On ne dessine à l'École que le soir. La salle, qui faisait partie d'une ancienne chapelle, et dont nous donnons un croquis, est parfaitement disposée pour dessiner à la lumière. Une des préoccupations des élèves qui entrent est celle du triple uniforme, si élégant et si populaire. On ne se sent véritablement élève que quand on a ceint l'épée et porté le petit chapeau historique. C est comme la consécration extérieure, et il semble bien naturel que la brillante jeunesse de l'École s'y montre sensible et soit fière d'un costume qu'ont revêtu tant d'hommes illustres, et qui s'est fait honorablement remarquer dans plusieurs circonstances glorieuses, notamment en 1814, à l'affaire de la barrière du Trône, et en 1830, aux journées de Juillet.

Aussitôt que l'uniforme est prêt, et cela n'arrive jamais assez vite au gré des nouveaux, une revue solennelle dans la grande cour de l'École est passée par le général, accompagné de son état-major. La même revue se renouvelle de temps en temps dans le cours de l'année. C'est, avec l'uniforme, et, en quelques cas fort rares, les honneurs de l'Abbaye, à peu près tout ce qui reste de militaire dans cette École, qui a eu longtemps des exercices, des fusils et même des pièces de canon.

Il existe néanmoins encore des grades parmi les élèves. Ces grades s'obtiennent selon le rang de chacun: les deux premiers de chaque promotion sont sergents-majors, les douze qui suivent, sergents. Il peut y en avoir un nombre plus considérable quand les salles sont plus nombreuses. Les sergents-majors et sergents portent des signes distinctifs analogues à ceux du même grade dans l'armée. Ces sous-officiers sont les intermédiaires naturels entre l'autorité et les élèves. Ils perdent leur grade s'ils perdent leur rang dans la promotion. Cette méthode entretient l'émulation, et tourne au profit des études.

Il en est de même de ce qui se passe à la sortie: les premiers choisissent dans toutes les places mises à la disposition de l'École. Les carrières préférées changent et varient selon les temps. Sous l'Empire, les élèves choisissaient les carrières militaires préférablement aux carrières civiles; aujourd'hui c'est le contraire. Voici, en général, l'ordre des choix qu'on remarque actuellement: mines, Ponts et Chaussées, constructions maritimes, état-major, génie militaire, artillerie, marine, artillerie de marine, tabacs. Cet ordre est parfois interverti; mais c'est une exception à la règle, qu'il faut attribuer à des convenances personnelles ou a des goûts particuliers.

Il est deux catégories d'élèves malheureux dont nous devons dire quelques mots: 1° ceux qui, sortis dans les derniers rangs et trouvant toutes les positions prises, n'emportent de l'École que le titre honorable d'élève et un utile brevet de capacité; 2° ceux qui, sans une excuse suffisante, comme, maladies, etc., n'ayant pas satisfait aux exigences des examens de fin de première année et de sortie, ne sont jugés dignes ni du titre d'élève, ni du brevet de capacité. Le nom pittoresque que l'École donne à ces derniers, et qui leur reste, est celui de fruits secs.

Il y aurait peut-être un curieux chapitre à faire sur la vie intime des élèves, sur leur esprit, leurs jeux caractéristiques, les absorptions fréquentes, les rares bascules, la fête du jour de l'an, où les nouveaux cessent d'être conscrits et ne sont pas encore anciens, la position de problèmes insolubles, le bal des fruits secs avant les derniers examens, etc., etc. Mais ce n'est point par ce petit côté de la vie des élèves de l'École qu'il faut les juger, pas plus qu'on ne juge les artistes par les plaisanteries de l'atelier. L'étude constante, la discipline sévère, le travail assidu, la dignité personnelle, la conduite régulière, voilà le bon, le grand rôle de la vie des élèves. C'est par là qu'ils arrivent, en cultivant leur intelligence, en se formant aux solides vertus sociales, à soutenir dignement la réputation de cette brillante et féconde École Polytechnique que l'Empereur, dans son style énergique, nommait sa Poule aux œufs d'or.



Révolutions du Mexique.

(Voir, sur Santa-Anna, t. 1er, pages 337 et 403; sur
Bustamante, t. II, pages 81 et 123; suite et fin.--V. page 226)

D. LUCAS ALAMAN.

Alaman entra au ministère des relations extérieures avec l'idée fortement arrêtée de faire marcher de pair la réforme politique et financière; l'exécution de la seconde devait lui fournir les moyens d'opérer la première, et, pour y parvenir, il ne s'agissait que d'appeler aux emplois les hommes les plus probes. Telle était la corruption apparente, qu'il semblait impossible de pouvoir les trouver. S'il n'en trouva pas en effet un nombre suffisant en qui la capacité se joignit à la probité, il sut du moins, en utilisant ceux qu'il rencontra, réprimer les concessions des employés qu'il maintint, par ce moyen, la contrebande fut comprimée, le trésor vit ses coffres se remplir du produit des droits qui, avant lui, ne servaient qu'à enrichir les administrateurs des douanes; et les troupes, bien payées, bien habillées, purent devenir un appui pour le gouvernement. Les dépenses ne dépassant plus les recettes, l'économie présida aux dépenses du trésor, confié au ministre Maugino; en un mot, sous l'administration d'Alaman, le Mexique se vit organisé en véritable gouvernement, et ce fut lu première fois depuis l'Indépendance.


               Dom Lucas Alaman.

Le brigandage des grandes routes, du moins entre Vera-Cruz et Mexico, subit le même sort que la contrebande. Des détachements de cavalerie vinrent occuper les principaux repaires; quelques voleurs signalés par leurs exploits furent étranglés (garrotados) ou fusillés; les autres suspendirent aux murs de leur maison leur carabine et leur lacet jusqu'à des temps plus prospères, tandis que la contrebande, traquée à Vera-Cruz, s'allait réfugier à Tuxpam. Les voyageurs purent circuler sans crainte que quelque rencontre, fâcheuse ajoutai une croix de plus aux croix de meurtres des chemins, et les douaniers préposés au déchargement des navires s'armèrent, bien à contre-cœur, d'une incorruptible sévérité.

Des perturbateurs politiques restaient encore à châtier, et, dans leur état permanent de récidive, leur châtiment ne devait être rien moins que la mort. Malheureusement pour la tranquillité future du Mexique, un homme de cabinet avait à lutter contre des généraux; il est vrai que cet homme avait pour lui l'argent nécessaire pour les atteindre partout où leur cri de guerre retentissait. Santa-Anna était en tête; mais, à cette époque, sa vie inactive dans son hacienda de Manga de Clavo fut son salut, car l'œil d'Alaman était ouvert sur lui, prêt à faire un signe pour le faire arrêter. Les plages brûlantes de l'océan Pacifique furent, comme on l'a vu, d'un faible secours pour Guerrero, qu'on fusillait à Puerto-Escondido en 1831; Codallos et Victoria partagèrent le même sort sans que le premier pût être sauvé par son frère, alors gouverneur de Mexico, et sans que la qualité de frère de l'ancien président de la république, D. Guadalupe Victoria, pût servir de sauvegarde au second. A propos de Guerrero et de Picaluga, qui le vendit, nous devons rectifier ici une inexactitude dont nous avons été involontairement coupables. Des renseignements authentiques nous apprennent d'abord que la somme qui lui lui comptée, inscrite de la main même d'Alaman sur les registres de la trésorerie, fut de deux cent mille francs, et en second lieu que Picaluga n'est point mort. On le raya de la liste des citoyens génois, et après s'être fait renégat de sa religion, comme il l'avait été de son honneur il alla porter son infamie au service de Mahomet. Tels étaient les importants changements qui avaient eu lieu au Mexique dans le cours des années 1830 et 1831.

De ce moment commença pour le pays une ère nouvelle. Jusqu'alors il n'était arrivé qu'au second degré de civilisation, c'est-à-dire que ses ressources ne consistaient que dans l'agriculture et la vente des bestiaux. Alaman voulut mettre le peuple qu'il gouvernait au niveau des peuples d'Europe, en le faisant manufacturier, industriel. L'industrie ne fleurit qu'au sein de la paix, et la paix était faite. Cette grande question si nécessaire à la prospérité nationale avait été appréciée et mûrement pesée par Alaman.

La nature, qui s'est complu à doter le Mexique de trois climats différents, brûlant, tiède et froid (par comparaison), qui adonné aux terres de ces trois latitudes une fertilité inépuisable, un ciel toujours pur, des chaînes de montagnes du haut desquelles les eaux pluviales font rouler l'or dans les plaines, où l'argent est plus commun que la houille; la nature, qui a circonscrit entre deux océans son immense territoire, qui l'a rendu propre à toutes les cultures, a oublié de lui donner des fleuves navigables. Elle a aussi tellement accidenté le sol qu'on ne peut prévoir comment les chemins de fer pourront le traverser; en un mot, le Mexique est privé des voies de communications naturelles qui ont été données comme compensations aux pays moins favorisés. La question industrielle est donc pour lui plus vitale encore que pour tout autre, puisqu'il ne peut exporter ses matières premières jusqu'au littoral de ses deux mers.

Sur la demande du président du conseil Alaman, pour encourager les essais d'industrie, une partie des fonds provenant des droits de douanes fut appliquée sous le nom de banque de secours (banco de avio) a des prêts aux diverses industries du coton, du fer, de la soie, de la laine et du papier. Une autre partie de ces fonds était destinée également à l'achat en Europe des machines nécessaires qu'il livrait gratis aux manufacturiers. Ce fut à cette époque qu'il en vint quelques-uns de France, qu'Alaman accueillit comme les autres, et mieux que n'auraient pu le faire supposer son antipathie pour nous et la froideur avec laquelle il accueillit notre révolution de Juillet, son parti représentant l'aristocratie au Mexique. Cependant, comme il n'avait, en vue que le bien de son pays, il ne fut pas exclusif, ainsi que nous l'avons déjà dit. L'industrie allait donc prendre son essor, la paix était rétablie, les arsenaux étaient garnis de munitions, les droits de douanes régulièrement perçus, les chemins réparés, entretenus, purgés des bandes qui les infestaient; un seul homme encore debout menaçait de jeter au milieu de ce calme général une épée toujours au service de ses caprices, et au moment même où les mesures allaient être prises pour faire expier à Santa-Anna ses perturbations passées, le révolution de Vera-Cruz (V. Santa-Anna) éclata; celui-ci s'empara des fonds que la sage prévoyance d'Alaman avait amassés à Vera-Cruz: (2,500,000 fr.) et qui malheureusement servirent à renverser l'homme le plus nécessaire à la prospérité du Mexique, en élevant celui qui fut toujours le plus acharné à sa ruine.

Dans la lutte qui s'engagea entre le général Santa-Anna et le gouvernement, et dont on a vu le résultat, en janvier 1832, ce fut en vain qu'Alaman donna aux généraux qu'il employa les instructions les plus précises, de l'argent, des troupes aguerries, leur impéritie fit échouer tous les plans qu'il avait tracés dans la méditation du cabinet. Le ministre de la guerre, le général Facio, ne fut pas plus heureux; Alaman ne put monter à cheval pour réparer leurs fautes, et après la capitulation faite par Bustamante, il disparut subitement de la scène politique, sans que personne pût savoir où il s'était réfugié, ni quel mystérieux asile le mettait à l'abri de l'animadversion du parti victorieux.....................

Quinze mois après, pendant la présidence de Santa-Anna, qui n'ignorait cependant pas les projets avortés d'Alaman à son égard, celui-ci reparut dans Mexico aussi inopinément qu'il l'avait quitté. Tout ce qu'on put savoir, c'est que, craignant pour sa vie, à tort ou à raison, il avait été s'enfermer dans un couvent qui lui avait prêté l'ombre et le silence de son cloître. Ce fut dans cette retraite inaccessible qu'il laissa s'amortir le ressentiment des passions politiques, et le secret fut si bien gardé qu'un ignore encore aujourd'hui le couvent qui lui servit d'asile. Isolé complètement des affaires publiques jusqu'en 1837, il recommença à y prendre part quand Bustamante devint président pour la seconde fois. Nous devons dire ici que Alaman obtint dans cette élection le plus de voix après Bustamante, et qu'il ne s'en fallut que de peu qu'il ne fût nommé président lui-même. Son habileté ordinaire sut du reste, dans le partage de l'autorité, lui réserver la plus large part, et, l'on peut citer comme modèle du genre la position suprême qu'il eut le talent de se créer.

La constitution centrale, dite constitution de Tagle, du nom du sénateur qui en avait proposé le plan, avait créé, comme troisième pouvoir, un consul du gouvernement (consejo de gobierno), et lui avait assigné de singulières attributions. Ce conseil avait, entre autres droits, celui de donner son opinion sur toutes les lois proposées par les Chambres avant que le président n'y donnât sa sanction pour les décider. Il avait encore la faculté d'examiner les lois, soit qu'elles fussent discutées et adoptées par les Chambres, soit qu'elles fussent présentées aux Chambres par le président ou ses ministres, et de prendre comme eux l'initiative en cas de besoin. Ses discussions, en outre, étaient secrètes, et rien ne transpirait au dehors de ce qui s'y était passé. La présidence de ce Conseil d'État fut offerte à Alaman, qui trouva ce poste trop en évidence encore, et qui fit nommer le général Moran à sa place, en se réservant pour lui la vice-présidence. Il fut président de fait, et par l'influence qu'il avait sur le général, et par la mauvaise santé de ce dernier, qui lui permettait rarement d'assister aux délibérations. Il résulta donc de tout ceci qu'Alaman, qui se rappelait encore avec effroi l'insomnie de ses nuits et l'agitation de ses jours quand il était ministre responsable, se trouvait sans responsabilité aucune par le secret des discussions, libre de prendre telle mesure qui lui plairait, et investi d'une autorité plus influente dans le gouvernement que les ministres eux-mêmes, qui avaient tout le dégoût, toute la responsabilité des affaires. Ce coup d'éclat fut la lin de la carrière politique d'Alaman, qui se vit encore, en 1840, arraché par les turbulences de Santa-Anna à la position élevée qu'il occupait, la constitution ayant été anéantie, et le consejo de gobierno naturellement dissous lors de l'abdication du président Bustamante.

Lorsque Santa-Anna reconquit pour la seconde fois l'autorité suprême dans Mexico, encore encombré des débris de quelques-uns de ses plus beaux monuments, les bons citoyens durent su voiler le visage; Bustamante s'en vint demander à l'Italie déchue des consolations au malheur de son pays, Alaman ne put se dissimuler que de bien longtempa il ne devait plus y jouer de rôle public, et il résolut de réaliser par lui-même l'idée de la grande création industrielle qu'il avait cherché à encourager par le banco de avio. Il établit donc à Orizava, ville de l'État de Vera-Cruz, un immense atelier de filature et de tissage de coton. Cet établissement, situé dans un pays délicieux et fertile, le plus avancé dans la culture de la matière première qu'on voulait utiliser, put, au bout de quelque temps, par l'élégance de sa construction, par le luxe de ses machines, par l'importance de ses produits, rivaliser avec les fabriques les plus remarquables d'Europe. Cette nouvelle industrie, créée à grands frais, avait malheureusement pour rivale, presque vis-à-vis de son berceau, à une distance qu'une goélette bonne voilière peut franchir en deux jours, à la Nouvelle-Orléans en un mot, une industrie semblable, mais forte, mais puissante, et qui, par le travail des esclaves, l'ancienneté de ses ateliers, pouvait livrer ses produits à un prix infiniment plus bas. Le petit port de Tuxpam, alternativement fermé et réouvert, dans lequel la contrebande, expulsée de Vera-Cruz par Alaman, s'était à diverses reprises réfugiée, offrait, par sa position, un excitant irrésistible au désir d'importer au Mexique ces produits des États-Unis, les toiles de coton, unique vêtement du peuple mexicain. Ce n'était pas asses pour protéger les premiers pas de l'industrie cotonnière à Orizava d'avoir prohibé l'importation de ses produits, le gouvernement devait encore établir sur toute la côte du golfe une ligne formidable de douaniers. Il n'en fut rien. Le gouvernement de Santa-Anna, semblable au prodigue et au dissipateur qui a dilapidé un riche héritage, un semblable encore au riche malaisé qui contracte des emprunts onéreux, fruits de son désordre, tolérait encore parfois le commerce interlope, selon les offres qui lui étaient faites.

Tuxpam alors, comme un volcan mal éteint, vomissant sur le littoral des milliers de ballots de mantas, que des muletiers apostés enlevaient pendant la nuit, tandis que les goélettes qui les avaient apportées ne paraissaient déjà plus à l'horizon que comme une bande d'oiseaux qui s'envolent.

Le résultat de cette tolérance coupable fut de placer, tant à Mexico qu'à Orizava et partout, les industriels découragés dans une situation désastreuse; la filature d'Orizava fut la première à ressentir les cruels effets de celle concurrence des États-Unis, et cette société, dont Alaman était le chef, fut obligée de suspendre le paiement de nombreux effets mis en circulation pour effectuer les capitaux nécessaires à son exploitation. Cette somme s'élevait à 1,200,000 piastres, soit 7,000,000 de francs. La faillite d'Alaman jeta la consternation dans le commerce mexicain, et les journaux d'Europe s'en préoccupèrent en lui donnant le nom du Cockenil américain. Il supporta cette position fâcheuse avec un sang-froid et une indifférence qui furent loin de lui faire honneur dans l'esprit public. Les arrangements furent désastreux pour les créanciers, et la cession de ses biens une fois faite, Alaman ne s'occupa plus de cette affaire.

Il n'est plus aujourd'hui que simple administrateur des biens du duc de Monteleone. Santa-Anna, qui, comme nous l'avons dit, n'ignore pas qu'Alaman l'eût fait fusiller sans pitié s'il avait pu mettre la main sur lui aux jours de sa puissance, n'a gardé, avec sa bénignité accoutumée, aucun ressentiment de ses terribles intentions; il le consulte même souvent, et il n'y aurait rien de bien étonnant à ce que, par ses conseils, il ait procédé aux incroyables mesures fiscales qu'il vient de prendre, et qui sont le prélude d'une expulsion générale des étrangers, des Français surtout.

En terminant, disons qu'on ne peut s'empêcher de reconnaître dans l'homme dont nous avons esquissé la vie à grands traits, des talents politiques de premier ordre, une capacité d'homme d'État peu ordinaire, une incroyable activité au travail. Ou doit regretter pour lui que la nature ne l'ait pas jeté dans un moule plus héroïque, ou qu'elle ne l'ait pas fait naître au moins dans une société plus civilisée, où la force du corps ne fasse pas pour ainsi dire tout le mérite; il aurait pu, au besoin, exécuter, les armes à la main, ses savantes combinaisons de cabinet, et le Mexique n'en serait pas aujourd'hui réduit à l'état de caducité précoce où il est tombé. Au reste, le principal défaut du parti qu'Alaman représentait a été de n'avoir pu trouver un général capable de commander avec fruit les forces militaires mises à sa disposition, et cette pénurie d'hommes de guerre a été bien fatale au pays. La politique d'Alaman ne s'est jamais distinguée par sa droiture, et l'on ne peut manquer, en comparant avec sa conduite dans les affaires commerciales, de faire la réflexion que l'improbité publique marche plus souvent qu'on ne pense de front avec l'improbité privée.