« Majoresque cadunt altis de montibus umbrae, »

tandis qu'un dernier rayon de soleil vient illuminer obliquement le sommet des grands arbres? Il y a dans ce tableau le sentiment sérieux d'une nature vigoureuse, idéalisée plutôt par les effets de lumière et l'harmonieuse disposition des contours, que par un choix de détails singuliers et ingénieux. Peindre ainsi la nature, c'est l'avoir regardée sans travail d'imagination, l'avoir vue trop belle pour vouloir lui ajouter encore des embellissements; il faut en même temps que l'on se soit dérobé par le sentiment du coeur à la servitude des détails, et qu'on ait désiré faire le portrait de cette vallée, non pas pour que les moineaux pussent s'y tromper, mais bien pour retrouver soi-même dans cette peinture l'émotion que l'on avait ressentie devant ce simple et beau spectacle, the modesty of nature, comme dit Shakespeare.

«Douce mélancolie! aimable mensongère,

Des antres des forêts déesse tutélaire,

Qui vient d'une insensible et charmante langueur,

Saisir l'ami des champs et pénétrer son coeur,

Quand sorti vers le soir des grottes reculées,

Il s'égaie à pas lents au penchant des vallées,

Et voit des derniers feux le ciel se colorer,

Et sur les monts lointains un beau jour expirer.»

André Chénier se promenant le soir dans la profonde vallée, ne pensait guère aux temples grecs. Pourquoi donc M. Buttura a-t-il imaginé de gâter le fond de son tableau par le profil d'un semblable monument? Serait-ce une lointaine influence de Berlin?

M. Bidault.--Nous avions, dans un premier article, appelé l'attention publique sur le nº 89, qui recèle un paysage de M. Bidault, membre du jury d'examen. Nous devons signaler encore plus expressément le nº 88: Vue de la Vallée d'Enfer, à Subiaco. Celui-là, il faut le voir pour le croire. En 1840, M. Théophile Gautier, critique souvent fort peu révérencieux, comme chacun sait, disait des paysages de M. Bidault: «On n'en voudrait pas pour devant de cheminée dans une auberge de village.» Et, cependant, ils sont reçus à l'unanimité, et, qui plus est, on leur fait l'honneur du salon carré. Ce sont des moutons qui défilent sur un pont, tandis que de grands arbres maigres, ou plutôt de grands brins de balais, défilent du même pas, et parallèlement sur la rive. Ils s'en vont, en vérité, ils s'en vont l'un derrière l'autre, et vous penseriez être en voiture à voir ainsi marcher ces pauvres arbres. Nous croyons d'ailleurs pouvoir certifier que ces arbres sont entièrement inédits, et ne croissent qu'à Subiaco, dans la vallée d'Enfer. Les botanistes devront analyser scrupuleusement ces étranges phénomènes, que nous n'avions encore jamais rencontrés, si ce n'est peut-être dans le poëme des Saisons, de Saint-Lambert, et dans les vignettes des livres d'éducation.

«N'en riez point, Félix, il sera votre juge.»

M. Isabey.--«Vue du port de Boulogne, prise de la mer.» Ce titre est fallacieux, méfiez-vous-en; il y a là une anacoluthe manifeste; le livret devait dire: «Vue de la mer, prise du port de Boulogne.» M. Isabey n'a jamais fait de véritables marines, mais seulement des panoramas nautiques; il n'a point étudié la vague elle-même, prise absolument, comme fait M. Gudin; aussi n'a-t-il jamais peint de vagues, mais seulement de l'eau de mer; il lui manque le sentiment de Valtum mare; ses flots supposent toujours une côte voisine; M. Gudin nous donnerait, s'il voulait, dans une cuvette la profondeur et l'immensité du grand Océan; M. Isabey prendrait une toile de cent pieds carrés sans pouvoir nous faire quitter la rade; nous serions toujours en vue du phare.

A droite, une jetée avec un mule,--un bateau à vapeur traînant trois canots à la remorque;--sur le premier plan, une barque, encombrée de poissons, de barils et de cordages; --au fond, la ville et le port;--à gauche, des rochers.--On retrouve dans cette marine les qualités habituelles de M. Isabey: la richesse de la fantaisie, les tours de force du pinceau, l'esprit, je dirai presque le comique des détails, le mouvement et le vent; mais son ciel est lourd, uniformément gris, clair sans soleil; ses eaux manquent de transparence; enfin ses nuages ne marchent pas, ils occupent le haut du tableau, mais y demeurent stagnants. Aujourd'hui, les peintres de marines semblent s'inquiéter fort peu des nuages, dont Joseph Vernet a fait de si admirables études; M. Le Poillevin, pour éviter la difficulté, les rejette à l'horizon, au-dessus des terres, sous forme de flocons.--Nous reprocherons, en outre, à M. Isabey de peindre tout de la même façon, et presque de la même couleur, les hommes et les morues, les barils et les vagues; l'encombrement de sa barque est voisin de la confusion; l'ordre est entièrement sacrifié au mouvement, ce qui, d'après les lois de l'esthétique, est un défaut grave.--Les barques de M. Isabey nous semblent aussi avoir une exagération de délabrement; ce n'est pas que nous regrettions dans ses tableaux les navires neufs et coquets de M. Morel Fatio; mais, en vérité, ses carcasses sont si vieilles et si décousues, qu'elles doivent vraisemblablement faire eau de toutes parts.

M. Henri Scheffer.--Entrée de Jeanne d'Arc dans la ville d'Orléans.--Ce qui distingue surtout le talent de M. H. Scheffer, c'est la douceur d'expression et la délicatesse de sentiment: il vise à la simplicité gracieuse, ne s'exalte, ne se passionne jamais, se gardant bien de se hasarder dans les attitudes difficiles, dans les poses hardies et vigoureuses; toujours des figures droites, ne sachant ni pencher la tête, ni même lever les yeux, ayant l'air enfin de poser devant les spectateurs. Un homme d'esprit demandait un jour comment, dans un tableau de M. H. Scheffer, David pourrait regarder Goliath. Certainement David ne lèverait pas la tête, et Goliath se baisserait encore moins.

L'entrée de Jeanne d'Arc à Orléans est bien peu triomphale; personne vraiment n'y triomphe; les moines qui ouvrent la marche avec croix et bannières, ont l'air fort tranquille, comme s'il s'agissait d'une simple procession après vêpres; la foule qui s'agenouille à gauche ne se réjouit pas non plus d'une façon bien remarquable: toutes ces figures sont animées d'un sentiment pieux et délicat; elles paraissent s'attendrir, mais sans qu'on sache trop pourquoi; elles ne regarderaient pas autrement Jeanne marchant au bûcher. La simplicité exagérée des draperies semble aplatir encore les figures, et immobiliser davantage cette scène, qui pèche déjà par le défaut d'action. Quant à la Pucelle elle-même, elle ne triomphe pas non plus, c'est Dieu qui la fait triompher. Sa tête, sans être belle ni grande, a cependant une expression remarquable de sainteté et de foi chrétienne; on y lit cette secrète tristesse qui troublait le coeur de Jeanne au milieu de ses éclatantes victoires, l'avertissant que les jours de sa jeunesse seraient courts, et qu'après la gloire viendrait la passion. C'est ainsi que Schiller, que M. Michelet nous ont dépeint la Pucelle, conservant tous deux à la sainte victorieuse la tendresse mélancolique de la jeune fille. Chapelain, au contraire, en a fait une robuste virago, une fière Clorinde, qui ne rêve que plaies et bosses, et fronce toujours le sourcil. (Voir ce terrible portrait sur les enseignes de boutique.)

M. Robert Fleury.--Charles-Quint ramasse le pinceau du Titien.--Nous préférons de beaucoup les premières toiles de M. Robert Fleury, son Benvenuto et son Inquisition de l'an dernier: la couleur du nouveau tableau nous semble terreuse et bistrée, les contours sont secs, les figures manquent d'expression; celle du Titien est d'une dureté désagréable. M. Robert Fleury a habillé de rouge le peintre vénitien, et les gens bien informés ou sagaces prétendent que c'est là une allégorie pour désigner que le Titien est un coloriste; de même ce peintre naïf du Vicaire de Wakefield avait imaginé de peindre les sept Flamborough avec sept oranges, pour signifier qu'ils aimaient beaucoup ce fruit, et en mangeaient volontiers.

M. Adolphe Leleux.--Chansons à la porte d'une posada (Navarre).--M. Leleux, indépendamment de ses qualités d'exécution, nous paraît avoir une haute intelligence des conditions esthétiques de l'art; amant de la nature simple, il sait dans cette simplicité même, choisir le côté pittoresque, agréable; saisir, si l'on peut ainsi parler, l'idéal de la réalité même; il ne se consumera pas sur les brins de paille d'un vieux tabouret; il n'ira pas s'épuiser à copier servilement les mains et les pieds d'un ramoneur, pour arriver enfin à une vérité qui soulève le coeur; mais il s'arrêtera volontiers sur le seuil d'une chaumière bretonne, sur les marches d'une posada navarraise; il attendra qu'un rayon de soleil vienne égayer les figures et les costumes, que la cornemuse ou la mandoline fasse sourire les yeux des jeunes paysannes, ou soupirer leur coeur sous les corsets rouges. Il n'y a point là de prétentions bucoliques; c'est une nature naïve peinte naïvement, qui, grâce à Dieu, ne rappelle ni les bergers pomponnés de l'Idylle, ni les sots villageois de l'Opéra-Comique.

On a reproché cette année à M. Leleux d'avoir transporté en Navarre le ciel, le terrain et presque le costume breton; heureusement que les cigarettes et les mandolines sont là pour sauver la couleur locale; fussent-ils, d'ailleurs, des Bas-Bretons pur sang, ces Navarrais n'en seraient pas moins groupés d'une façon charmante, peints avec une netteté, une franchise, une gaieté vraiment admirables.

M. Belloc.--Portrait d'homme.--Henri Heine partageait en deux classes bien distinctes les peintres de portraits: «Les uns, disait-il, ont le merveilleux talent de saisir et de rendre ceux des traits qui peuvent donner même au spectateur étranger l'idée exacte de l'individu représenté, de telle sorte qu'il comprend aussitôt le caractère de figure de l'original inconnu, au point de le reconnaître tout de suite, s'il vient à le rencontrer... C'est ce rapport immédiat qui nous garantit immanquablement la ressemblance avec les originaux morts.--Nous trouvons la seconde manière de peindre le portrait, particulièrement chez les Anglais et les Français, qui n'ont en vue que cette possibilité facile de faire reconnaître l'homme que déjà nous connaissons bien. Ces peintres ne travaillent positivement qu'au profit du souvenir. Ils sont chers surtout, aux parents bien appris et aux tendres époux qui nous montrent après dîner leurs portraits.»--Le portrait de M. Belloc dément à coup sûr la spirituelle inculpation du critique allemand, et m. H Heine lui-même lui ferait l'honneur de sa première classe.

Nous regrettons que l'espace nous manque pour examiner ainsi en détail plusieurs autres tableaux du salon carré; au moins citerons-nous avec éloge le Jésus-Christ de M. Lestang-Parade, le Christophe Colomb de M. Colin, la Levée du Siège de Malte de M. Larivière, enfin, la Guirlande de Fleurs de M. Saint-Jean.



Le Rat amoureux.

CONTE

Par une belle journée du mois d'août, après six ou sept heures de chasse dans cette campagne du Maine, tellement entrecoupée de haies et de fossés qu'il en faut prendre pour ainsi dire chaque arpent à l'assaut, M. de *** entra chez un de ses métayers pour s'y reposer quelques instants. Il but une grande tasse de lait frais, et se retira dans une chambre presque nue où couchaient les enfants de la ferme. Là, il se jeta sans façon sur de la paille fraîchement étalée, pour goûter un bon et lourd sommeil d'homme fatigué.

Je ne sais depuis combien de temps il dormait, lorsqu'il se sentit la cuisse gauche fouillée comme par un museau d'animal, et sur ses guêtres de cuir comme un grattement de dents et de griffes. Il supporte d'abord ce froissement désagréable avec cette apathie somnolente, cette indécision de l'engourdissement qui ne nous laisse rien percevoir de clair et d'intelligible. Mais le contact devint plus pressant, plus répété, plus sensible; il se réveilla brusquement, en jetant avec vivacité la main à l'endroit lésé; il trouva, avec une certaine peur mêlée de dégoût, qu'il tenait un gros rat. La bête, surprise dans son opération de rongement, chercha d'abord à mordre la main qui l'avait saisi; mais M. de *** le serrait par le milieu du dos et lui pressant les flancs d'un poignet de fer; il lui ôtait presque la faculté de respirer. Le rat essaya donc vainement de se débattre et d'échapper à l'étau qui menaçait de l'étouffer. Mais voyant que son ennemi se préparait à l'écraser du pied, il eut recours à un moyen assez peu ordinaire.

Il parla.

«Je vois bien, dit-il, que je ne suis pas le plus fort, et je cède. Je renonce sincèrement à toute entreprise sur le cuir de votre équipement et le tissu de votre peau, et si vous voulez m'accorder la vie, je m'engage à vous raconter mon histoire. Elle est courte, mais assez riche en expérience, pour un rat. Acceptez-vous? Décidez vite: vie ou mort, ne me faites pas attendre.»

M. de *** ne s'étonnait de rien; il avait lu d'ailleurs beaucoup de contes fantastiques, et il répondit au rat: «Mon cher, quoique votre demande ressemble beaucoup à certains passages des Mille et une Nuits, elle m'agrée. Je ne m'inquiète pas du plagiat. Mais, avant de commencer votre histoire, veuillez, au préalable, résoudre bravement cette question: Avez-vous une âme?

--Monsieur, dit le rat en se rengorgeant, je pourrais vous demander aussi: Avez-vous une âme? Plusieurs philosophes ratapolitains s'accordent à en refuser une à l'espèce, humaine. Mais, pour la nôtre, ils l'ont démontrée par une infinité de beaux arguments; et si vous me faisiez périr en ce moment, je ne crains pas d'être anéanti: à la barbe de vos cartésiens, je m'en irais dans l'autre monde chercher la récompense des justes rats.

M. de *** se le tint pour dit, voyant que cette pauvre créature s'en faisait une affaire d'amour-propre; et, satisfait d'avoir appris que les rats avaient aussi leur psyché, il prêta l'oreille au récit du quadrupède.

Après cette courte digression, qui paraîtra inutile à beaucoup de gens, mais que M. de *** se donna uniquement pour satisfaction (car il était un peu philosophe), le rat commença en ces termes:

«J'ai beaucoup voyagé, monsieur, et tel que vous me voyez ici, près de Laval, sur les confins de la Bretagne, je suis frais arrivé de Constantinople.

--Ah! ah! dit M. de ***, c'est assez à la mode de parler de Constantinople. Les minarets de Stamboul ont défrayé bien des phrases. Je suis curieux de les regarder, mon cher, à travers vos yeux.

--Oh! monsieur, je vous fais grâce des tutedzhinns, du ciel bleu, de la grande mer, des kiosks, des djoubés, des campalores, et de toute espèce de couleur locale. Je ne suis ni poète, ni orientaliste, ni écrivain d'aucune sorte de lettres; je ne suis que philosophe, partant, n'attendez pas de style. »

Il reprit, assez satisfait de sa tirade:

«Oui, monsieur, frais arrivé de Constantinople, et de retour, pour n'en plus sortir, dans mon trou natal. Nous autres rats, nous avons comme les hommes la fureur des voyages et le mal du pays. L'une m'a fait partir et l'autre revenir; la vieillesse me fera rester. Un beau jour, j'étais jeune alors, toutes mes études terminées, tous mes degrés pris jusqu'au doctorat inclusivement, je résolus de voir du pays. La Hollande m'attira d'abord, à cause de la réputation de ses fromages; mais si la chère y est bonne, on nous y a voué une haine implacable: je partis pour les bords du Rhin. Il y a là de vieux châteaux féodaux où je pris logement; ce sont de vraies seigneuries pour les rats, tant ils offrent de sûrs asiles. Enfin, poussé par mon humeur nomade, après un séjour de quelques mois dans un couvent autrichien, je me rendis à Constantinople.

« D'abord, ma foi, comme le grand nombre des touristes, curieux observateur des auberges, je pris mauvaise opinion du pays, parce que je n'y mangeais pas bien; mais, à force de parcourir en tous sens les souterrains de la cité turque, je découvris le merveilleux éden des rats, le terrestre paradis, où je serais peut-être encore, malgré le mal du pays dont je me targuais tout à l'heure si sentimentalement, sans l'influence mauvaise de ma destinée. Figurez-vous, monsieur, un vaste palais, percé de mille corridors, commodément pourvu d'innombrables cellules, et aboutissant par toutes ses issues à un puits fermé d'une grosse pierre, et qui s'ouvrait dans les jardins du sérail. Peu de jours après mon entrée dans cette demeure de promission, un bruit se fait entendre à l'ouverture du puits; tout d'un coup la pierre se lève, et un grand jour inonde l'obscurité de nos cellules: du plus profond de leurs retraites, éveillés ou endormis, debout ou couchés, avertis comme par un sûr instinct, tous les rats se mettent au galop, et se précipitent vers la lumière. Je les suis sans savoir où; et, arrivé au rond-point du puits, je vois descendre, soutenue par des cordes, une belle créature blanche comme du lait, fraîche, rosée, grasse à point, excellente à manger. Tous mes confrères se jettent dessus, je les imite, et nous mordons, et nous déchirons, et nous mangeons, et nous buvons. On retire la belle victime, à demi morte, de la même façon qu'on nous l'avait amenée, et nous rentrons dans nos cellules pour faire la digestion.

«Ils appellent cela, en Turquie, faire un exemple. Si vous voulez me permettre une petite réflexion, en ma qualité de philosophe, je remarquerai que c'est aussi à titre d'exemple que vos législateurs exaltent et maintiennent la guillotine. Je n'empiéterai pas sur les droits de vos statisticiens, en recherchant combien de crimes ont été détournés par l'exemple de la guillotine, mais je puis certifier, par mon expérience, que l'exemple du puits aux rats ne profitait à personne. Destiné à terrifier les femmes de Sa Hautesse qui se sentiraient une velléité d'être infidèles, il ne corrigeait nullement ces dames. Tâtez mon ventre, raisonnez par analogie, et faites un discours contre la peine de mort. Je retiens une place dans ses notes.

«Cela dit, je reviens à mon sujet. Quand j'eus goûté la chair mollette, blanchette et succulente d'une douzaine de sultanes, mon estomac bien repu laissa plus de loisir à ma sensibilité. J'ai toujours été philanthrope. Je me sentis des remords; je suis sûr que le bourreau n'en ressentit jamais autant. J'avais beau me dire qu'après tout c'était de bonne prise, que vous mangiez bien d'autres animaux, et que je pouvais, en toute conscience, me venger sur vous; le cosmopolitisme commence à s'infiltrer dans Ratapolis, et je ne parvenais pas à étouffer le cri du sang versé.

« Puis, car je dois tout dire, ce qui vous montrera bien la faiblesse des philosophes,--avez-vous entendu parler de l'histoire mythologique de la belle Léda et de son cygne? Le bruit en est descendu jusqu'à nous, et je vous assure que ce n'est pas une fable.--Toutes ces beautés, qui n'avaient d'abord offert à ma voracité que de délicieux comestibles, finirent par me toucher le coeur et les yeux.--Mesdames les humaines nous traitent avec trop de sans-façon; que diable! nous avons un coeur. Je sentis de nouveaux sentiments s'agiter en moi; j'oubliai jusqu'aux heures des repas, qui seules avaient répandu quelque charme sur ma vie. La nuit, dans mes rêves, toutes ces magnifiques Géorgiennes et Circassiennes, ces épaules blanches, ces yeux et ces cheveux tout noirs, se présentaient à moi pour enivrer mes sens. Puis le sang qui les tachait, les plaies que ma dent y avait ouvertes, s'étalaient comme autant de muets vengeurs et de silencieuses exécrations de ma barbarie. Alors je quittais mon trou, et, couvert de sueur, je courais le long des corridors, rongeant les pierres, murmurant des mots confus, et sentant dans le creux de mon estomac tous les borborygmes de la passion malheureuse. »

Le gros rat suait encore à décrire son martyre amoureux.

«Bien! bien! dit M. de ***, voilà qui est tout à fait bien. M. chose, qui a un style à mille facettes, ne dirait pas mieux. Vous donnez donc aussi, chez les rats, dans le pathétique et le psychologique?

--Pourquoi pas?» dit le rat. Et il continua. «Ces dispositions, je les combattis longtemps, oh! bien longtemps. Je sentais,--voyez-vous,--que c'était une lutte à mort que j'allais engager contre la société qui m'avait accueilli, et je reculais devant cette détermination extrême. Enfin l'héroïsme l'emporta dans mon coeur, et après m'être battu les flancs, je résolus de me dévouer au salut de la première sultane qui tomberait parmi nous.

« Je mangeai pourtant encore ma part de deux ou trois; mais cela ne fit que m'affermir dans mon projet, et à la quatrième, je me grandis de toute la hauteur d'un dévouement, de toutes les coudées de la pure passion; je devins gigantesque.

« On nous descendit une jeune fille de douze ans à peine. L'amande de ses yeux, à demi cachée sous le voile de sa paupière, la draperie d'ébène que sa chevelure jetait sur ses épaules, l'abandon plein d'effroi qui détendait au hasard les muscles délicats de ce beau corps, tout en elle enflamma mon amour, décida mon courage. Aussitôt qu'elle fut à la portée de mes confrères, je me plaçai sur son coeur, dont je sentais les battements comprimés par la crainte; et là, sur ce champ de bataille qui m'inspirait encore, loin de me mettre à la curée, comme d'habitude, je montrai les crocs à mes amis, et je leur dis qu'ils me tueraient plutôt que de toucher à ma sultane.

La stupéfaction suspendit un instant leur rage carnivore. Ils me regardèrent avec des yeux où l'étonnement effaçait presque la colère; puis enfin, sentant bien toute mon impuissance, que mon audace leur avait fait oublier un instant, ils se jetèrent comme de plus belle sur leur proie, sans s'inquiéter autrement de ma chevalerie. Je me ruai alors sur leur bataillon, seul contre tous, mais animé par l'amour, tandis qu'ils ne l'étaient que par la voracité. Je déchirai l'oeil à celui-ci, j'entamai la tête à celui-là; qui perdit une patte; qui, un morceau de son râble; qui, sa queue. Je fis des prodiges; j'étais sublime; mais la gourmandise fut plus forte que l'amour. Le poil tout arraché, les oreilles en lambeaux, je ne reculais pas, quand on enleva, selon la coutume, la sultane couverte de blessures, malgré mon courage; et comme j'étais revenu sur mon premier terrain, je fus ainsi emporté avec elle.

« A peine fus-je au grand jour et dans le jardin, que je m'empressai d'échapper au kislar-aga, qui voulait me rejeter dans le puits, où j'aurais été infailliblement dévoré, et je me cachai dans le premier trou qui s'offrit. Dès que la nuit vint, je me mis en quête de ma sultane; je me hasardai dans les dortoirs du sérail, je parcourus tous les appartements sans la rencontrer, et, le désespoir dans le coeur, je fus me promener sur le rivage de la mer.

«Rien n'est favorable aux sombres pensers comme le bruit des flots, l'immensité de la vague...

--Je vous y prends, dit M. de ***; vous parlez, de la grande mer.

--Laissez-moi finir ma période, s'écria le rat impatienté. Un peu de poésie ne nuit pas, et vous en aurez: j'en fais tout comme un autre.

«Le bruit des flots, l'immensité de la vague, et ce je ne sais quoi de terrible qui s'écrie dans l'obscurité du nocturne azur; mes soupirs se mêlaient, avec une harmonie lugubre, aux sifflements du vent qui venait frapper les murs du sérail, et à l'incommensurable voix des ondes qui gémissait comme une troupe infinie d'enfants. J'allais, pauvre proscrit, l'oreille en sang, l'estomac vide, pensant à la société qui me repoussait, à ma bien-aimée perdue; je songeais à ces temps paisibles où mon existence se renfermait dans deux mots: manger! digérer!!! et je m'écriais sur la grève: Vivais-je alors? vivais-je? Et une voix de mon coeur me répondait: Non! c'est d'aujourd'hui que tu vis! c'est d'aujourd'hui seulement que tu es rat, puisque seulement d'aujourd'hui la passion te couronne de son auréole, auréole brûlante, auréole composée d'autant d'ingrédients que la foudre de Jupiter; mais sainte, mais étoilée, mais resplendissante, mais pyramidale auréole, sans laquelle, hommes ou rats, toute la nature, rien n'existe vraiment.

«Je m'épanchais ainsi, quand mon nez heurta quelque chose de satiné, de doux, mais de froid comme la mort: c'était le cadavre de ma sultane. Le grand-seigneur l'avait fait jeter à la mer, et la mer me la rendait. Je me précipitai sur elle, je la dévorai de baisers, je l'inondai de larmes, je voulais mourir près d'elle ; mais je ne sais quel lâche amour de la vie me retint, et je m'arrachai de ces lieux. Je me retournai plusieurs fois; enfin elle fut à jamais perdue pour moi...

« Un de vos philosophes confesse qu'en pleurant la mort d'un ami, il songea pourtant qu'il hériterait d'un bel habit noir fort à sa convenance. Vous avouerai-je aussi mon infamie! A peine avais-je fait quelques cent pas, que, la faim me pressant avec force, je songeai que j'aurais bien pu prendre un morceau de ma sultane. Je n'en aurais tondu que la largeur de ma langue! quel grand mal! Mais j'eus honte de me trouver si bas, après m'être élevé si haut, et l'amour-propre me condamna au jeûne.

« Je partis. Quelque viande que je rencontrai sur mon chemin servit à me refaire. J'étais déjà aux portes de Vienne, quand je fus rejoint par un des rats du puits. Je me mis d'abord en défense, croyant qu'il allait m'attaquer; mais le malheur l'avait aussi atteint, et c'est un niveau qui égalise tout. Le sultan, débarrassé des janissaires, avait commencé de réformer son empire. La férocité de la justice du sérail avait la première attiré son attention, et il l'avait abolie. De là, grande douleur au puits des rats. Ils complotèrent d'abord de dévorer le sultan dans son lit; puis voyant à cette entreprise trop d'impossibilités et de danger, la nation se débanda, et chacun fut de son côté chercher fortune. L'exilé du puits exhalait une rage aveugle contre le sultan. Otez la charogne au corbeau, au bourreau la guillotine, vous verrez ce qu'ils diront. Je l'écoutais à peine, pleurant le destin de ma pauvre sultane, qu'un retard de quelques jours aurait sauvée. Nous nous séparâmes bientôt, et, sans autres aventures, je suis revenu dans le Maine pour que vous me donniez la vie.

--Vous n'êtes point un rat ordinaire, dit M. de ***, quand le conteur eut fini. Mon métayer mettra chaque jour un morceau de viande, au bord de votre trou; c'est la rente viagère que je vous accorde. Allez en paix, mon cher; Dieu vous tire de la griffe des chats comme il vous a tiré de la mienne.»
A. S.



Industrie.

DES CLAVIERS TYPOGRAPHIQUES.

L'emploi d'organes mécaniques fonctionnant avec régularité dans une foule d'opérations matérielles exécutées naguère encore par la main de l'homme, est le caractère le plus saillant des tendances de l'industrie moderne. L'introduction des machines dans les ateliers est un bienfait qui ne mérite pas moins d'être signalé, au point de vue de la dignité humaine, que pour les conséquences matérielles qui en résultent, notamment dans l'économie des frais de production. Mais les difficultés que présentent l'invention et la mise à exécution des machines augmentent singulièrement à mesure que la part de l'intelligence de l'ouvrier est plus nécessaire pour le diriger dans l'exercice de sa profession.

Tel est le cas pour l'art typographique. On sait, en effet, que le compositeur place les lettres une à une dans le composteur, préparé d'avance pour la justification; et qu'au fur et à mesure de la lecture de la copie qu'il a sous les yeux, sa main va chercher les caractères dans les compartiments ou cassetins de la boîte ou casse, où ils sont rangés par sortes.. Il y a donc dans la composition en caractères mobiles deux opérations très-distinctes, la lecture et le placement des caractères. Quoique l'une d'elles soit purement matérielle, on conçoit toutes les difficultés qui se présentent lorsqu'il s'agit de l'assujettir à des procédés mécaniques réguliers, tout en se servant, pour la guider, de l'intelligence du compositeur.

Il n'est donc pas étonnant que la curiosité publique ait été, dans ces derniers temps, vivement excitée par l'annonce de machines typographiques. Parmi celles-ci, il y en a trois surtout qui doivent être citées d'une manière particulière, parce qu'elles sont livrées à l'industrie ou à un degré de confection déjà fort avancé.

CLAVIER DE MM. YOUNG ET DELCAMBRE.--La machine de MM. Young et Delcambre est une machine terminée et prête à prendre place dans les ateliers. Les inventeurs l'ont-ils montrée à plusieurs imprimeurs de Paris à l'état de travail, on au moins fonctionnant de manière qu'on puisse en apprécier les résultats? Elle est représentée dans notre figure 1.

La machine à composer se compose de quatre parties principales, savoir:

1º Un clavier horizontal portant autant de touches qu'il y a de lettres chaque touche porte l'empreinte de la lettre qu'elle doit faire mouvoir. A chacune correspond une tige verticale qui fait mouvoir horizontalement un couteau placé dans un plan supérieur, pour chaque mouvement imprimé à la touche. Les voyelles et les consonnes sont placées au milieu, les autres lettres, accents, capitales; etc., sont disposés sur les côtés, en rapprochant aussi du milieu les lettres les plus fines, comme le point, la virgule, afin de diminuer la longueur de la course qu'elles ont à faire sur le plateau dont nous parlons plus loin.

2º Un plan supérieur, sur lequel se meuvent les couteaux dont nous venons de parler. A gauche de chacun d'eux est une bande de cuivre presque verticale, creusée à l'intérieur. Dans ce vide se placent les caractères d'une sorte, posant sur leur frotterie, et composés tous du même sens. Chaque mouvement de touche faisant mouvoir le couteau correspondant (un peu moins épais que la lettre de la rainure voisine), une lettre sera poussée, et celle-ci tombera par le vide qui est pratiqué à côté de l'endroit où elle posait.

3º Un grand plateau en cuivre incliné à 45° placé en avant du plan sur lequel posent les caractères. Dans ce plateau sont pratiquées autant de rainures qu'il y a de lettres, et destinées: à les recevoir quand elles viennent de quitter leur composteur. Ces rainures se réunissant toujours de deux en deux successivement, viennent aboutir à une rainure unique, percée à son extrémité d'un trou par lequel vient passer la lettre pour entrer dans le composteur.

4º Un long composteur, commençant par un quart de cercle qui commence au vide dont nous venons de parler. La partie circulaire est double, afin que les lettres ne puissent tomber. Une petite roue à excentrique, placée au-dessus du vide, et qu'un enfant ou le compositeur fait mouvoir au moyen d'une pédale, pousse les lettres arrivées sur le composteur, et fait avancer la composition sur la partie horizontale. A l'extrémité se trouve un compositeur qui prend la composition, en forme des lignes qu'il justifie, place les cadres, etc.


      Le clavier typographique de MM. Young et Delcambre.

Cette machine, construite avec grand soin, fonctionne assez bien. Son mécanisme est fort simple, et, sauf quelques accidents qui arrivent à l'entrée des lettres dans le composteur et que nous croyons possible d'éviter, remplit bien son but de machine à composer.

Elle est aussi remarquable par sa bonne exécution, qui lui permet d'entrer immédiatement dans les ateliers, sans qu'il y ait trop à redouter de dérangements et de pertes de temps, comme il arrive si souvent dans les machines nouvelles; et l'emmagasinage des lettres est disposé de manière à pouvoir charger la machine d'une grande quantité à la fois, avant, ce qu'on n'avait pas encore su réaliser; enfin son prix n'en est pas fort élevé.


CLAVIERS MÉCANIQUES DU CAPITAINE ROSENBORG--Mes machines sont, dit leur auteur, supérieures de tout point celles de MM. Young et Delcambre.

MM. Young et Delcambre peuvent faire à l'heure une composition de 6.000 caractères; le capitaine Rosenborg en peut faire une au moins de 10.000; et la machine à distribuer, qui, par le procédé Young et Delcambre, occupe quatre ouvrier n'en occupe qu'un seul avec le procédé Rosenborg.

1º Machine à composer,--Le maître compositeur, assis au front de la machine, ayant la copie devant lui, touche le clavier à mesure qu'il lit. Le jeu des touches fait sortir de leurs cassetins les lettres correspondantes, qui viennent se coucher sur une chaîne sans fin, laquelle passe constamment par le milieu de la machine, de droite à gauche. Par le mouvement de cette chaîne, les caractères, une fois posés, seul très-promptement transportés vers le réceptacle, où, par l'action d'une petite excentrique qui tourne avec une vitesse considérable, les caractères sont rangés horizontalement, l'un au-dessus de l'autre dans le même ordre que les touches du clavier ont été frappées. Les lignes ainsi formées par les caractères s'ajustent sur une partie en forme de T. Un cadran à compteur et une sonnette avertissent le compositeur chaque fois qu'une ligne est complète. Alors il fait tourner une petite vis qui pousse la ligne achevée au fond du réceptacle; puis sa main droite agit sur un levier qui pousse cette ligne dans une rainure extérieur mobile autour d'un axe. Ces opérations s'accomplissent en moins d'une seconde. Alors l'aide-compositeur saisit de la main gauche, comme le représente la figure 2, l'extrémité supérieure de cette rainure, et l'ayant amenée dans une position horizontale, il lit la ligne des caractères se tenant alors dans une position verticale. Ayant corrigé les fautes qui ont pu se rencontrer dans la composition, l'ouvrier, en levant un glissoir à même le fond de la rainure, fait descendre tout d'un coup la ligne dans un compartiment où il met les espaces.


      (Clavier typographique du capitaine Rosenborg.--Fig. 2,
                              Machine à composer.)

Le trait principal d'innovation de cette machine est la chaîne sans fin sur laquelle les caractères sont déposés, et par laquelle ils sont transportés dans le réceptacle. Les avantages de cette chaîne sont que les caractères sont poussés en droite ligne par la chaîne sans risque de désordre, sans danger du moindre frottement; qu'autant de lettres pourront y être placées à la fois qu'il en peut arriver de suite dans la série non interrompue de l'alphabet; et, dans la pratique, il y a un grand nombre de mots et syllabes que le compositeur sait bientôt disposer de cette manière, par un seul coup sur les touches du clavier. Par exemple, ad, add, ail, accent, etc., sont des mots dont les lettres, se suivant dans l'ordre naturel, peuvent être composées par une seule pression sur les touches; la chaîne pousse les caractères dans l'ordre où ils y ont été déposés, et rien ne peut troubler cet ordre.--On peut expliquer par ces accords (de lettres semblables et composées d'un seul coup) la grande rapidité de la composition Rosenborg. Le mot accentuation contient douze lettres, et exigerait vingt-quatre mouvements de bras chez un compositeur ordinaire; mais avec la machine Rosenborg, le mot est composé en trois coups sur les touches: accentu-at-ion.

Machine à distribuer.--Cette machine, représentée figure 3, est entièrement détachée de la précédente et fonctionne séparément. Après le tirage, une portion de page ou de
      (Clavier typographique du capitaine Rosenborg.-- Fig. 3.
                              Machine à distribuer.
colonne de caractères est déposée dans un compartiment. Les lignes sont amenées une à une de ce compartiment dans un chariot mobile par le moyen d'un glisseur à manche. Au sortir de ce chariot, les lettres sont distribuées dans des cases particulières.

Une ligne de caractères ayant été amenée du compartiment dans ce chariot, le distributeur saisit de la main droite le manche du chariot et le meut vers la droite. Il lit alors la ligne qui est dessus, et ayant, de l'index de sa main gauche, levé la touche du clavier correspondant à la lettre la plus proche sur le devant du chariot, il meut ce chariot sur la gauche jusqu'à ce qu'il soit arrêté par l'action de la touche levée. La lettre correspondante s'échappe de la ligne, et, tombant à travers un retrait fait pour la recevoir, elle est conduite dans sa propre case sur la planche horizontale, tandis que, par l'action d'une petite excentrique ou came, elle est sans cesse poussée en avant pour faire place à la prochaine lettre qui descendra. De cette façon, les caractères sont distribués et arrangés en lignes, tous les a dans une ligne, tous les b dans une autre, etc., tout prêts à être replacés dans leurs compartiments correspondants de la machine à composer. Cette opération de replacement se fait par le moyen d'un instrument qui peut à la fois enlever deux ou trois cents lettres de la machine à distribuer, et les transporter dans la machine à composer.

Machines typographiques de M. Gaubert.--Ces machines ont été exécutées, ou au moins paraissent destinées à fonctionner, au profit de l'industrie, postérieurement à celles dont il vient d'être question. Mais elles sont dignes d'attirer au plus haut degré l'attention de toutes les personnes qui s'intéressent aux progrès de la mécanique pratique; elles donnent la solution de problèmes que les devanciers de M. Gaubert ne s'étaient même pas proposés, ou qu'ils n'avaient que très-imparfaitement résolus; enfin elles sont dues à un de nos compatriotes. Le lecteur concevra donc que nous entrions dans quelques détails en ce qui concerne ces appareils.

Nous ne pouvons mieux faire, à ce sujet, que d'emprunter textuellement à M. Séguier le rapport qu'il a fait à l'Académie des Sciences, au nom d'une commission dont MM. Arago, Coriolis, Piobert et Gambey faisaient aussi partie.

«Une curieuse, nous pourrions dire une étonnante machine a été soumise à votre examen. M. Gaubert a appelé votre attention sur son gérotype, c'est-à-dire sur son appareil à trier et classer les éléments de la typographie............ .............................................................

« La machine qui a été soumise à vos commissaires est composée de deux parties distinctes: trier et classer les caractères livrés pêle-mêle à son action, les emmagasiner en quantité suffisante et proportionnée au besoin de la composition; dans les réceptacles mobiles est la fonction difficile de la partie que l'inventeur a nommée distribueuse. La partie appelée par lui composeuse est uniquement chargée de faire revenir, suivant l'ordre déterminé par l'ouvrier compositeur et à sa volonté, les éléments typographiques, pour les assembler rapidement et sûrement dans une forme ou un simple composteur. Pendant cet appel et cet arrangement tout mécanique, aucun type ne doit être exposé à perdre la bonne position qui lui a été précédemment assignée. C'est la réunion de ces deux organes distincts, quoique solidaires, qui constitue la pensée mécanique conçue, réalisée et livrée à votre critique. «Le problème vient d'être sommairement énoncé; exposons les conditions de sa solution.

«La distribueuse doit recevoir pêle-mêle les éléments de la composition typographique, c'est-à-dire les caractères, les signes de ponctuation, les espaces, etc.; par une action inintelligente, elle doit les isoler les uns des autres, les décoller; car nous supposons la machine opérant sur les débris d'une forme rompue. Elle doit s'exercer sur chaque type séparément, s'assurer de prime-abord s'il se présente au classement dans une position normale, c'est-à-dire en termes d'imprimerie, l'oeil en l'air, le pied bien tourné; elle doit ensuite le diriger vers le réceptacle spécial qui lui est assigné; mais, comme une composition n'est pas formée de caractères répétés en nombres égaux, il importe que la machine puisse accumuler dans des réservoirs plus spacieux, ou plusieurs fois reproduits, les lettres les plus fréquemment employées. Cet emmagasinement doit être méthodique et progressif; les caractères d'une même classe ne doivent venir remplir le second ou le troisième réservoir de la série à laquelle ils appartiennent, qu'après avoir complètement occupé le premier. Pour que ce travail de classement soit vraiment utile, il faut qu'il soit rapide, sûr, par-dessus tout économique.

«La distribueuse, réduite aux proportions d'un outil auxiliaire de l'imprimeur, ne doit occuper qu'une place restreinte dans l'imprimerie.

«Les fonctions de la composeuse consistent à restituer avec célérité et fidélité, dans l'ordre assigné par la volonté de l'ouvrier compositeur, les divers éléments de composition déjà classés par la distribueuse. La composeuse a reçu le caractère dans sa position normale, c'est toujours dans cette situation qu'elle doit le rendre au compositeur ou à la forme. Une page ainsi mécaniquement composée ne doit présenter à corriger que des substitutions d'un élément à un autre dans le cas d'un faux appel.

« Essayons de faire comprendre, par une simple description orale, l'ingénieuse solution à laquelle, après un long et opiniâtre travail, M. Gaubert est enfin arrivé.

« Imaginons des masses de caractères pris et jetés au hasard sur un plan incliné, garni de petits canaux longitudinaux; un léger mouvement de sassement suffit pour ébranler les caractères, ils se désunissent, se couchent, tombent dans les canaux, les uns parallèlement à leur direction, les autres formant avec les rigoles des angles divers. Les premiers caractères, bien engagés dès le principe, continuent leur descente; les autres, heurtés par leurs extrémités contre des obstacles verticaux entre lesquels ils sont contraints à passer, prennent bientôt une position semblable aux premiers. La superposition longitudinale, et dans le sens des canaux, de plusieurs caractères tombés les uns sur les autres, peut se présenter; elle doit être détruite: il suffit pour cela de les faire passer, pendant leur descente, dans une portion de canal doublement incliné, et sur le sens longitudinal, et sur le sens transversal. Les rebords de cette partie sont plus bas que le plus mince des caractères: tous ceux qui, jusque-là, ont cheminé superposés, ne pourront éviter, en cet endroit, d'être entraînés latéralement par le seul fait de leur propre masse. Ils tombent dans un récipient spécial, d'où ils sont repris pour courir plus efficacement, une seconde fois, les chances d'un meilleur engagement dans les canaux du plan incliné.

« Par la pensée, suivons les caractères: ceux bien engagés dès le principe continuent de descendre; les autres, tombés en travers des canaux, passent entre les obstacles, se redressent, prennent des positions parallèles; ils s'engagent à leur tour; les caractères superposés s'éliminent d'eux-mêmes. Les voici tous rangés les uns à la suite des autres; ils se touchent, ils se poussent, ils vont entrer un à un dans un premier compartiment que nous pourrions comparer au sas d'écluse d'un canal de navigation; la porte d'amont s'ouvre, un caractère entre. Les dimensions de l'écluse sont réglées de façon à ce qu'un seul puisse être reçu à la fois. La porte d'amont se referme, la porte d'aval s'ouvre à son tour pour les laisser descendre; les portes manoeuvrent sans cesse, et tous les caractères franchissent l'écluse à leur rang. Expliquons le but de l'écluse; pour cela, indiquons à quel traitement le caractère y est soumis pendant son passage: chaque caractère, ainsi momentanément parqué dans le sas de l'écluse, est comme exploré dans toute sa longueur, nous pourrions dire plus exactement encore, est comme tâté dans toutes ses parties par des aiguilles verticales que des ressorts appuient sur toute sa surface. Le caractère se trouve ainsi soumis, dans toute son étendue, à l'action des aiguilles, à la façon des cartons de la jacquart, sur lesquels s'appliquent de nombreuses tiges métalliques toujours prêtes à s'engager dans les ouvertures dont ils sont convenablement percés pour opérer la levée de certains fils de chaîne, et former le dessin de l'étoffe. Comme le carton, le caractère a ses ouvertures; seulement elles ne consistent que dans de simples encoches pratiquées sur ses flancs: elles varient en nombre et en distance entre elles pour chaque espèce de type différent. Une partie des aiguilles buttent contre la masse solide du caractère, quelques-unes tombent sur le vide des encoches et s'y enfoncent. Le nombre et la situation des aiguilles pénétrantes, en assignant une position particulière à un canal mobile de raccordement entre l'écluse et les réceptacles, règle la case dans laquelle le caractère ira forcément se rendre à sa sortie de l'écluse. Le problème d'une direction spéciale et certaine à donner à de nombreux caractères vers le seul réceptacle qui leur convient, tout compliqué qu'il est, se trouve cependant ainsi résolu simplement par l'action de telle ou telle aiguille dans telle ou telle encoche.

« L'opération que nous venons de décrire suffit au caractère entré dans l'écluse dans une position normale; celui-ci, reconnu dans son espèce, est de suite dirigé sur le canal de raccordement vers son réservoir définitif. Il en est autrement de tous les caractères arrêtés dans l'écluse dans une position vicieuse, il importe de la rectifier; les aiguilles, par leurs rapports avec les encoches, s'acquittent de cette fonction avec une rigoureuse fidélité; un certain cran spécial, dit cran de retournement, est pratiqué dans tous les caractères, quelle que soit leur espèce, et à la même place. Suivant la position du caractère dans la première écluse, ce cran correspond à des aiguilles différentes; or, le caractère peut être mal tourné de trois façons: il peut être couché l'oeil en bas sur l'un ou l'autre flanc, ou bien encore l'oeil en l'air, mais sur le mauvais côté; pour détruire chacune de ces trois fausses positions, la pénétration d'une aiguille spéciale, dans chacun de ces cas particuliers, fait prendre au canal de raccordement une position telle, que le caractère, au lieu d'être dirigé de suite vers son récipient définitif, est conduit à une série de trois écluses nouvelles, toutes trois à sas mobiles, mais chacune suivant un mode particulier: le sas de la première écluse tourne sur lui-même, suivant un axe longitudinal; celui de la seconde suivant un axe vertical; le troisième pivote sur un axe transversal. Par une féconde et constante application du principe des rapports des aiguilles aux encoches, c'est le vice lui-même du caractère qui détermine le choix du sas d'écluse dans lequel il sera détruit. Le caractère, versé d'un flanc sur l'autre, tourné ou culbuté bout pour bout, sort du sas rectificateur pour continuer sa descente, et aller rejoindre dans son réceptacle propre les caractères de son espèce qu'une bonne position dans la première écluse a dispensés d'une telle épuration.

«Tous les éléments de la typographie ainsi classés et emmagasinés dans des proportions convenables, tous ramenés dans une position normale, la composition mécanique est désormais rendue possible, même facile.

« Voyons comment M. Gaubert a résolu cette seconde partie du problème.

« Sa composeuse est une machine séparée et distincte; elle puise les éléments de composition dans les réceptacles mêmes où la distribueuse les a accumulés. Ces réservoirs, convenablement chargés de caractères, sont manuellement transportés de la première machine à la deuxième. L'inventeur de ces mécanismes n'a point voulu qu'ils fussent nécessairement solidaires, la rapidité d'action de chacun d'eux étant différente. Comme nous l'avons dit, la distribueuse n'est soumise qu'à un emprunt de force mécanique inintelligente; elle peut donc être mise en relation avec un moteur qui marcherait nuit et jour et sans repos; elle pourrait ainsi trier des caractères pour plusieurs composeuses. Les fonctions de celles-ci sont, au contraire, forcément régies par le temps employé à la lecture et à l'appel des signes composant le manuscrit placé sous les yeux du compositeur. Ses fonctions se trouvent ainsi subordonnées à l'habileté de l'ouvrier. Ce n'est pas que M. Gaubert ne pût opérer mécaniquement, par le principe qu'il a adopté et suivi, plusieurs compositions simultanées d'un même manuscrit; il lui suffirait, en effet, de mettre en relation plusieurs séries de formes et de réceptacles avec une même composeuse; mais aujourd'hui nous devons vous entretenir bien moins de ce que l'esprit inventif de M. Gaubert est capable de produire que de ce qu'il a déjà exécuté et soumis à vos commissaires. Revenons donc à la description de sa composeuse.

« Pour la faire plus aisément comprendre, bien qu'elle ne forme qu'un seul tout, nous la présenterons à vos esprits comme divisée en trois parties. Le haut reçoit les réceptacles chargés de caractères; le milieu est occupé par un clavier; la forme, ou le simple composteur, a sa place assignée dans le bas. L'ouvrier compositeur s'asseoit devant la machine comme un organiste devant un orgue; il a le manuscrit devant les yeux: sous ses doigts est un clavier. Les touches en sont aussi nombreuses que les divers éléments typographiques nécessaires à la composition d'une forme. La plus légère pression des doigts suffit pour faire ouvrir une soupape dont l'extrémité inférieure de chaque récipient est munie; à chaque mouvement du doigt, un caractère s'échappe, il tombe dans un canal qui le conduit précisément à la place qu'il doit occuper dans la forme: successivement les caractères arrivent et prennent position. Pendant leur chute, ils ne sont pas abandonnés à eux-mêmes, ils sont soigneusement préservés contre toutes les chances de perdre la bonne position que la distribueuse leur a fidèlement donnée. Chaque caractère, quel que soit son poids, arrive à son rang; les plus lourds ne peuvent pas devancer les plus légers, ils conservent rigoureusement l'ordre dans lequel ils ont été appelés. Un double battement du doigt sur une même touche amène la même lettre deux fois répétée; les mots, les phrases se composent par le mouvement successif des doigts des deux mains, comme se jouerait un passage musical qui ne contiendrait pas de notes frappées ensemble; un toucher semblable à l'exécution de gammes ascendantes et descendantes ferait tomber dans la forme les lettres de l'alphabet de a en z et de z en a. »

La seule attention imposée au compositeur est donc de bien lire son manuscrit, de poser les doigts sur les seules touches convenables, pour ne pas faire tomber dans la forme une lettre au lieu d'une autre. La machine se charge de déplacer la forme à mesure qu'elle se remplit: il paraît que c'est elle qui prend le soin de la justification.

«Vos commissaires n'ont pas vu exécuter sous leurs yeux cette délicate fonction. L'assurance leur a été formellement donnée que le mécanisme destiné à ce dernier travail était non-seulement conçu, mais encore en oeuvre d'exécution. Malgré les difficultés mécaniques que cette opération présente, vos commissaires ont foi dans l'esprit inventif de M. Gaubert. La possibilité de ce qui lui reste à faire leur semble garantie par ce qu'il a déjà fait. »

Mise en pratique des machines typographiques.--On n'est pas d'accord sur l'économie qui peut résulter, pour les frais d'impression, de l'emploi des machines à composer et à distribuer. Un habile ouvrier compose douze à quinze cents et tout au plus deux mille lettres à l'heure, dans les circonstances les plus favorables. La machine de MM. Young et Delcambre n'en compose guère plus de sept mille; le capitaine Rosenborg prétend que sa machine en donne vingt-quatre mille. Un journal a même prétendu que ce nombre, pour la machine de M. Gaubert, s'élèverait à quatre-vingt-six mille lettres à l'heure. Mais ce chiffre doit être dix fois au moins trop considérable. Il ne peut pas en être, en effet, d'une machine à composer comme d'un piano, par exemple. Un artiste, en improvisant, pourra peut-être promener ses doigts sur un clavier avec une rapidité telle qu'il agitera quatre-vingt-six mille touches en une heure; mais un compositeur typographe n'improvise pas et ne possède pas dans sa mémoire ce qu'il doit composer; il a devant lui sa copie, écrite le plus souvent avec peu de soin. Il doit, avant de faire agir ses doigts, lire avec attention et bien comprendre le sens de ce qu'il a lu pour appliquer convenablement la ponctuation, l'orthographe et les règles de la grammaire. Viennent encore l'arrêter les ratures, les renvois dans les marges, etc., etc. Certes, on accordera qu'il faut deux fois plus de temps à un compositeur typographe, empêché par toutes les difficultés que l'on vient d'énumérer, pour lire un passage manuscrit que pour lire ce même passage sur de l'imprimé. Or, pour lire les douze colonnes d'un journal d'un bout à l'autre, sans en rien omettre, ainsi qu'est obligé de le faire un ouvrier compositeur, il faut plus d'une heure. Ces douze colonnes contiennent à peu près les quatre-vingt-six mille lettres dont on parle. Il aurait donc fallu au compositeur au moins deux heures seulement pour les lire sur sa copie; il n'aurait donc pas pu les composer en une heure. Ce compte de quatre-vingt-six mille lettres par heure est tellement exagéré, que, dans un rapport qu'une commission était chargée de faire à l'association des imprimeurs, le rapporteur n'accordait à une autre machine, également à clavier, d'un mécanisme très-simple et d'un jeu très-facile, celle de M. Delcambre, que quatre-vingt mille, non pas par heure, mais par jour de dix heures, ce qui ne faisait que huit mille à l'heure, et l'inventeur lui-même n'en accusait que douze. On conçoit du reste que, comme ces machines exigent un certain nombre d'ouvriers (six à huit), dont quelques-uns doivent être payés assez cher, il faudra que le nombre des lettres composées soit bien considérable pour que l'économie de temps résultant de leur emploi compose l'excédant de dépenses résultant du capital qu'il faut y consacrer et des frais d'entretien. Dans un travail intéressant, inséré au Bulletin typographique, M. C. Laboulaye évalue à un septième seulement, tout au plus, l'économie produite par la machine Young-Delcambre, non compris l'intérêt et l'amortissement du capital, ni l'entretien. Il trouve que la machine de M. Gaubert pourra donner une économie comprise entre un quart et un tiers, mais toujours abstraction faite du prix d'achat, qu'il ne cote pas à moins de 50,000 fr., et de celui de l'entretien. Quoi qu'il en soit, dès aujourd'hui, des claviers typographiques fonctionnent régulièrement en France et à l'étranger. Le London Phalanx annonçait dans le mois de juin 1842, que son numéro avait été composé par une machine, et dans la livraison suivante insérait un article dont cette machine était l'objet, et qui avait été composé par elle pour le Morning-Chronicle du 14 juin.

Le Courrier du Nord, dans son numéro du mardi 5 janvier 1843, nous apprend lui-même ainsi son système de composition:

«Comprenez-vous?--Non.--Eh bien, venez voir de vos propres yeux. Que dis-je? Venez vous exercer vous-même sur ce piano de nouvelle espèce, et vous ferez bientôt ce que je fais moi-même, car j'avais oublié de vous le dire en commençant, laissant de côté encre, papier et plume métallique, c'est tout simplement à l'aide de cette machine que je vous écris aujourd'hui. Mes mots se forment, mes phrases s'allongent sous mes yeux, elles viennent se caser d'elles-mêmes, et, sans avoir dans l'art typographique plus de connaissance que vous n'en avez, grâce à cette machine quasi intelligente, me voici compositeur. C'est comme j'ai l'honneur du vous le dire.»

De l'invention de la typographie mécanique.--M. Séguier, dans son rapport à l'Académie des Sciences, a cité MM. Ballanche et William Church comme ayant fait des essais remarquables dans ce genre avant MM. Young et Delcambre. M. Mazure a aussi travaillé de concert avec M. Gaubert, et il est arrivé de son côté, dit-on, à une solution du problème de la distribution.

Le nom d'un philosophe et d'un littérateur de la portée de M. Ballanche, placé ainsi au nombre de ceux qui se sont occupés avec succès du problème de la composition mécanique, n'a rien qui doive surprendre. M. Ballanche était imprimeur; Bélanger et Pierre Leroux ont été simples ouvriers typographes. Celui-ci, dans une lettre adressée à M. Arago et lue à l'Académie des Sciences le 2 janvier dernier, a rappelé que, le premier, il y a vingt-cinq ans, il avait eu l'idée de composer des pages d'imprimerie avec une machine, et que cette idée, il l'avait réalisée. Il avait entrepris de faire subir une modification à l'art typographique presque tout entier. Voici son idée fondamentale ; «Au lieu de fondre les lettres une à une, on en fondra des rayons entiers; au lieu de 25 millimètres environ de tiges, les lettres n'en auront que 7; au lieu de composer avec la main, on composera avec une machine; enfin, au lieu de faire des avances de papier et de tirage, on conservera les pages comme les clichés stéréotypes.»

Examinant les avantages qui doivent résulter de ce système, M. Leroux trouvait que, «sans parler de la rapidité de la composition, et en la comptant pour rien, il donne un important résultat, à savoir, que l'on stéréotype ainsi sans aucuns frais, et en avançant seulement la quantité de métal nécessaire; qu'il représente l'imprimerie mobile et le stéréotypage à la fois, avec tous leurs avantages respectifs.»


Bibliographie.

Un Million de Faits. Aide-Mémoire universel des Sciences, des Arts et des Lettres; par MM. J. Aicard, Desportes, Paul Gervais, Léon Lalanne, Ludovic Lalanne, A Le Pileur, Ch. Martins, Ch. Vergé et Young. 1 vol. grand in-18 à deux colonnes, de 24 feuilles, avec 500 gravures sur bois. Paris, 1843. (Dubochet et Comp.) Deuxième édition. 12 francs.

Le Million de Faits est une encyclopédie portative. Il doit former la hase et le complément de toutes les bibliothèques publiques ou privées, car il s'adresse en même temps à ceux qui avaient appris mais qui oublient, et à ceux qui ne savent pas encore. Ignorez-vous un fait important que vous désirez connaître, ou votre mémoire est-elle infidèle: un indice alphabétique de huit mille mots vous fournit immédiatement le moyen de vous procurer l'instruction qui vous manque. Est-ce une branche entière des connaissances humaines que vous vous proposez d'étudier: jetez un coup d'oeil rapide sur la table analytique des matières, et vous trouverez à l'instant même le traité spécial dont vous avez besoin.--En effet, ce beau volume de 24 feuilles à 2 colonnes de 79 lignes équivaut à 24 volumes in-8 de 379 pages.

Le titre et l'idée première du Million de Faits appartiennent aux Anglais, mais l'exécution en est toute française. Ainsi L'Illustration imite, sans le copier, le journal qui parait à Londres sous le titre de London Illustrated News. Le Million of Facts obtint en Angleterre un brillant succès, bien qu'une critique intelligente lui reprochât de graves défauts: le manque de méthode, l'omission de certaines sciences importantes, des erreurs nombreuses dans les faits, des hérésies incroyables dans les théories. On ne pouvait donc pas songer à le traduire; il fallut le refaire entièrement. Des écrivains déjà connus avantageusement dans les sciences et dans la littérature se chargèrent de cet immense travail, et résumèrent sous leur forme la plus concise tous les résultats de quelque importance qui sont définitivement acquis à l'esprit humain. Aussi le Million de Faits français n'est-il pas moins heureux que son rival d'outre-mer. Deux éditions épuisées en six mois ont prouvé à ses auteurs que le public savait encore--bien que des esprits chagrins affirment le contraire--apprécier les ouvrages sérieux et utiles, quand ils sont conçus avec intelligence, et rédigés avec autant de conscience que de talent.

Colonies étrangères et Haïti, résultats de l'émancipation anglaise, par Victor Schoelcher. 2 vol. in-8. Paris, 1845. (Pagnerre) 12 fr., avec une carte de Haïti.

M. Victor Schoelcher poursuit avec un zèle méritoire la grande oeuvre qu'il a entreprise.--L'année dernière il avait, dans son ouvrage sur les Colonies françaises (1 vol. in-8), décrit l'esclavage, et prouvé qu'il était nécessaire de l'abolir.--Ses Etudes des colonies étrangères, qui viennent de paraître, compléteront le tableau, en montrant la préparation à l'affranchissement dans les îles danoises, l'affranchissement dans les îles anglaises, la liberté dans Haïti. «Le lecteur, dit-il, parcourra de la sorte toutes les phases de cette haute question: le passé, le présent, le commencement de l'avenir, l'avenir réalisé; il verra à l'oeuvre ces hommes dont les planteurs ont contesté l'intelligence, la bonté, l'éducabilité, et jusqu'à la ressemblance avec l'homme; alors il pourra les juger tels qu'ils sont. Toute une race vouée depuis des siècles à la barbarie et à l'esclavage, s'essayant à la liberté et faisant ses premiers pas dans la civilisation, quel sublime tableau! »

Un voyage fait, en 1841, aux colonies anglaises et aux îles espagnoles, remplit tout le premier volume. Après avoir résumé l'histoire de l'acte mémorable du Parlement (28 août 1833), qui prononçait l'abolition de l'esclavage dans toutes les colonies de la Grande-Bretagne, M. Victor Schuleher examine quels ont été, à la Dominique, à la Jamaïque et à Antigue, les résultats de cette révolution. A Puerto-Rico et à Cuba, l'esclavage règne encore, plus impitoyable, plus horrible, plus dégradant que partout ailleurs; mais M. Schoelcher rappelle aux colons espagnols ces paroles prophétiques de M. de Humboldt: «Si la législation des Antilles et l'état de la race africaine n'éprouvent pas bientôt des changements salutaires; si l'on continue à discuter sans agir, la prépondérance politique passera entre les mains de ceux qui ont la force du travail, la volonté de s'affranchir et le courage d'endurer de longues privations. »

Les habitants des colonies danoises, Saint-Thomas et Sainte-Croix, ne veulent d'affranchissement sous aucune forme, mais le gouverneur, M. Peter von Scholten, use largement de son pouvoir absolu pour améliorer la condition des esclaves, et l'émancipation française déterminerait infailliblement celle des îles danoises.

Une intéressante histoire et une description détaillée de Haïti occupent environ les deux tiers du second volume, qui se termine par des réflexions sur le droit de visite et un coup d'oeil sur l'état de la question d'affranchissement. Le tome premier renferme, en outre, l'acte pour l'abolition de l'esclavage dans les colonies anglaises, et une histoire abrégée de la traite.

Ce nouvel ouvrage de M. Victor Schoelcher est plein de faits curieux, d'observations judicieuses et de nobles pensées. On sent en le lisant qu'il est écrit par un homme de coeur, qui exagère souvent le mal qu'il déplore comme le bien qu'il désire voir se réaliser, mais qui, du moins, alors même qu'il se trompe, ne commet jamais une erreur volontaire dans l'intérêt de la grande et sainte cause au triomphe de laquelle il a si généreusement consacré sa vie.

Voyages de la Commission scientifique du Nord en Scandinavie, en Laponie, au Spitzberg, aux Feroë, pendant les années 1838, 1839 et 1840, sur la concile la Recherche, commandée par M. Fabre, lieutenant de vaisseau, publiés par ordre du roi, sous la direction de M. Paul Gaimard, président de la Commission scientifique du Nord.--Géologie, minéralogie, métallurgie et chimie; par M. J. Durocher; première partie, première livraison. In-8 de treize feuilles trois quarts.--Paris. 1815. (Arthus Bertrand) 5 fr. 50 la livraison; 6 fr. 50 par division séparée.

Ce bel ouvrage, dont la première livraison vient de paraître, se composera de 20 volumes et de 7 atlas, contenant 316 planches. Il se divisera en neuf parties, auxquelles on peut souscrire séparément: 1º Astronomie, pendule, hydrographie, marées, 1 Vol.; --2º Météorologie, 3 vol.;--3º Magnétisme terrestre, 2 vol.;-- 4º Aurores boréales, 1 vol.;--5º Géologie, minéralogie, métallurgie et chimie, 2 vol.;--6º Botanique, géographie-botanique, géographie-physique, physiologie et médecine, 2 vol.;--7º Zoologie, 5 vol.;--8º Histoire de la Scandinavie. Histoire littéraire. Relation du voyage, 4 vol., par M. X. Maumier; Histoire et mythologie des Lapons, par M. Loestadius;--9º Statistique de la Scandinavie, de la Laponie et des Feroë, 1 vol., avec un atlas de 56 tableaux.

La France avait exploré les contrées les plus reculées des mers du Sud; elle avait confié à ses marins de vastes missions, publié de magnifiques ouvrages sur l'Asie, sur l'Amérique, sur l'Océanie; elle pénétrait, après la glorieuse conquête d'Alger, dans l'intérieur de l'Afrique, et le Nord ne nous était guère connu que par les relations des Anglais, des Hollandais, des Allemands. La publication des Voyages de la Commission scientifique du Nord, en Scandinavie, en Laponie, au Spitzberg et aux Feroë achèvera de combler cette lacune, qu'avait déjà remplie en partie le Voyage en Islande et au Groenland ( 7 vol. in-8 et 2 atlas de 246 planches).

Essais de Politique industrielle.--Souvenirs de voyages. France, République d'Andorre, Belgique, Allemagne; par Michel Chevalier. 1 vol. in-8, 446 pages. Paris, 1843. (Gosselin.) 8 fr. Les nouveaux Souvenirs de Voyage de M. Michel Chevalier contiennent la collection d'une série d'articles qui ont paru depuis 1836 jusqu'en 1842 dans le Journal des Débats, et l'auteur n'a pas expliqué pourquoi il réimprimait, sans les réunir par aucun lien, ces divers Essais de politique industrielle. Dès la première page le lecteur, qui cherche vainement une préface, se trouve transporté à Liège, en 1836. Et voyez quel est l'inconvénient de ces réimpressions textuelles: «Page 21, M. Michel Chevalier annonce que les belges sont à parlementer avec les Prussiens, pour obtenir la continuation des travaux du chemin de fer de Verviers à Cologne.» Cette nouvelle pouvait avoir de l'intérêt en 1836; mais maintenant que les négociations ont réussi, maintenant que le chemin de fer est presque achevé, à quoi bon nous répéter que les Belges sont à parlementer? M. Michel Chevalier a si bien compris la portée de cette objection, qu'il a ajouté à ses articles, beaucoup trop vieux pour l'année 1843, cinquante-deux notes de rectifications, qui font plus d'un quart du volume, c'est-à-dire cent vingt-cinq pages environ.