8. LA ROUTE DE L'OR

Depuis son retour d'Espagne, Kondratiev vivait dans une sorte de vide. La réalité le fuyait. Sa chambre, au quatorzième étage de la Maison du Gouvernement n'était qu'abandon. Les livres s'empilaient sur le petit bureau, ouverts, les uns sur les autres. Les journaux dépliés encombraient le divan sur lequel il se jetait subitement, les yeux au plafond, le cerveau vide, avec une légère sensation de panique dans la poitrine. Le lit paraissait toujours défait, mais ne ressemblait plus, bizarrement, à un lit de vrai vivant, et Kondratiev n'aimait pas à le voir, n'aimait pas à se dévêtir pour s'y coucher, n'aimait plus à dormir – dire qu'il faudra se réveiller demain, revoir ce plafond blanc, ces tentures d'hôtel assez riche, ce cendrier plein de cigarettes inachevées, oubliées à peine commencées, ces photos naguère chères qui ne signifiaient plus rien en somme… Étonnant, comme les images s'éteignent. Il ne supportait que la fenêtre d'où l'on voyait les chantiers du grand Palais des Soviets, la courbe de la Moskova, les tours et les édifices superposés du Kremlin, la caserne carrée des dernières tyrannies (avant la nôtre), les bulbes des vieilles églises, la tour blanche d'Ivan le Terrible… Des gens cheminaient toujours sur le quai, une auto de fonctionnaire dépassait un vieil attelage de briquetiers des siècles précédents et ces mouvements de fourmis occupées, avec des bêtes et des moteurs, l'intriguaient. Ces fourmis s'imaginent donc qu'elles ont quelque chose à faire, qu'il y a un sens à leurs toutes petites existences ? Un sens autre que celui de la statistique ? Mais qu'est-ce que j'ai, moi, pour avoir de ces idées malades ? N'ai-je pas vécu consciemment, fermement ? Suis-je en train de devenir un névrosé ? Il savait très bien qu'il ne devenait pas un névrosé, mais il n'échappait au malaise de cette chambre qu'à cette fenêtre. Les tours pointues gardaient leur sévérité de vieilles pierres, le ciel était vaste, la sensation d'une ville immense s'imposait comme un réconfort. Rien ne saurait finir, qu'est-ce qu'un homme qui finit ? Kondratiev sortait, prenait un tram jusqu'à un terminus de faubourg où jamais ne s'égaraient les personnages de son rang, errait dans de pauvres rues bordées de terrains vagues et de maisons en bois aux volets bleus et verts. Il y avait des pompes aux carrefours. Son pas ralentissait devant des fenêtres derrière lesquelles paraissait régner une chaude intimité, parce qu'elles avaient des rideaux proprets, des fleurs sur le rebord intérieur, des petites casseroles mises entre les pots pour être au frais. S'il eût osé, il se fût arrêté là pour voir vivre les gens, – les gens vivent, c'est singulier, ils vivent simplement, ce vide n'existe pas pour eux, ils ne sauraient concevoir qu'il y a des hommes qui marchent à travers le vide, si près d'eux, dans un tout autre monde, et qui n'auront plus jamais d'autres chemins. Mais secoue-toi donc, tu deviens malade ! Il s'imposait la corvée de se montrer au trust des Combustibles, étant censé y contrôler l'exécution des plans spéciaux de la Direction centrale du ravitaillement de l'année. D'autres faisaient ce travail et ces autres le regardaient drôlement, avec le respect coutumier, mais pourquoi chez eux cette attitude distante et comme peureuse ? La secrétaire, Tamara Léontiévna entrait trop silencieusement dans le bureau vitré, elle avait des lèvres muettes dessinées d'un rouge trop dur, un regard apeuré et pourquoi baissait-elle ainsi la voix en lui répondant sans plus jamais sourire ? L'idée le traversa que peut-être était-il ainsi, lui, et que son expression, sa froideur, son angoisse à lui (c'était bien de l'angoisse) se percevaient au premier abord. Serais-je contagieux ? Il alla se regarder dans la glace du lavabo et resta devant lui-même, sans presque penser, un long moment, dans une immobilité désertique. Absurde, au fond, comme nous nous intéressons à nous-mêmes ! C'est moi cet homme fatigué, cette face jaunie, cette vilaine bouche aux lèvres d'un roux tirant sur le gris, moi, moi, moi, moi cette apparence humaine, ce fantôme charnel ! Les yeux rappelaient d'autres Kondratiev disparus qui ne laissaient pas de regrets à celui-ci. Absurde d'avoir tant vécu pour en être là. Changerai-je beaucoup quand je serai mort ? On ne prend probablement pas la peine de fermer les yeux aux fusillés, j'aurai ce regard-là fixé pour toujours, c'est-à-dire pour peu de temps, jusqu'à la décomposition des tissus ou à la crémation. Il haussa les épaules, se lava les mains en les savonnant automatiquement, trop longtemps, se peigna, alluma une cigarette, s'oublia. Qu'est-ce que je fais là ? Il fuma devant la glace, le regard absent, ne pensant à rien. Il revint à son cabinet. Tamara Léontiévna l'y attendait en affectant de relire le courrier du jour.

– Veuillez signer…

– Pourquoi ne l'appelait-elle ni « camarade » ni plus aimablement Ivan Nicolaévitch ? Elle évitait son regard, elle devait être gênée qu'il vît ses mains, la nudité de ses mains fines et simples. Les ongles n'en étaient pas teints, elle les dissimulait derrière les papiers. Ne craindrait-on pas de la sorte le regard d'un mourant ?

– Mais ne cachez donc pas vos mains, Tamara Léontiévna, dit Kondratiev avec humeur et il s'excusa aussitôt, les sourcils froncés, d'un ton bourru : Je veux dire que ça m'est égal, cachez-les si vous voulez, excusez-moi ; on ne peut pas envoyer cette lettre aux Houillères de Malachovo, ce n'est pas du tout ce que je vous avais dit, voyons !

Il n'entendit pas les explications de la secrétaire, mais répondit avec soulagement :

– C'est cela, tout à fait cela, refaites la lettre dans ce sens…

L'étonnement des yeux bruns qui étaient tout près, malignement près, interrogateurs ou effrayés, lui donna un léger choc et il signa la lettre en se donnant une allure dégagée.

– Après tout, c'est vrai, ça va… Je ne viendrai pas demain…

– C'est entendu, Ivan Nikolaévitch, répondit la secrétaire d'une voix bienfaisante, naturelle…

– C'est entendu, Tamara Léontiévna, répéta-t-il gaiement et il la congédia d'un signe de tête amical, du moins en eut-il le sentiment, car en vérité son visage demeurait affreusement triste. Seul, il alluma une cigarette qu'il regarda très attentivement se consumer entre ses doigts appuyés au bord de la table.

Les grands directeurs l'évitaient, lui-même évitait les chefs de service toujours préoccupés de choses insignifiantes. Le président du trust sortait de son cabinet au moment où Kondratiev appelait l'ascenseur. Il fallut qu'ils se fissent descendre ensemble dans cette boîte vitrée en acajou sombre et dont les glaces multipliaient leurs deux images lourdes. Ils se parlèrent presque comme de coutume, mais le directeur n'offrit pas à Kondratiev une place dans sa voiture, il s'y engouffra très vite, sur une poignée de main hâtive, si désagréable que Kondratiev, l'instant d'après, se frottait les mains pour en abolir la sensation. Comment ce gros être au cou porcin pouvait-il deviner ? Comment Kondratiev devinait-il lui-même ? Cette interrogation ne suscitait aucune réponse raisonnable, mais il savait et les autres, tous les autres qu'il rencontrait, savaient aussi. À la conférence de l'Institut d'agronomie, le conférencier, un jeune technicien très arriviste et très doué dont il était question pour la sous-direction du trust des Forêts de Transbaikalie, s'évada discrètement par la porte du fond pour ne pas devoir, de toute évidence, s'entretenir un moment avec Kondratiev qui l'avait protégé. Kondratiev s'était assis seul dans un angle de la salle et personne n'était venu prendre place près de lui et, pour éviter les petits saluts embarrassés des camarades, il s'était attardé à la sortie avec des étudiantes : seules, ces grandes fillettes ne savaient pas, évidemment, elles avaient encore pour lui des regards ordinaires, avenants, elles voyaient encore en lui un personnage important, un vieux du parti, elles l'admiraient même un peu parce que, selon la rumeur, il approchait le chef, il avait rempli une mission en Espagne, il était un homme d'une race particulière, un forçat d'autrefois, un héros de la guerre civile, avec un complet négligé, une cravate mal nouée, de bons yeux fatigués (assez bel homme en vérité), mais pourquoi cette petite de la Polytechnique que nous avons vue l'autre soir au Grand Théâtre l'a-t-elle quitté ? Les deux grandes fillettes se le demandèrent tandis qu'il s'éloignait lentement, les épaules carrées, le pas pesant.

– Il doit avoir un mauvais caractère, dit l'une, as-tu remarqué ces rides de son front et ce froncement de sourcils ? Dieu sait ce qu'il a dans la tête…

Il n'avait dans la tête que ce « comment savent-ils tous, comment suis-je moi-même, mais est-ce que je le sais vraiment, n'est-ce pas que l'on lit sur mon visage une angoisse nerveuse ? ».

Un autobus plein de gens qu'il ne voyait pas l'emporta vers le parc de Sokolniki. Il marcha dans la solitude et la nuit sous les grands arbres froids, entra dans un cabaret où des ouvriers qui ressemblaient à des vauriens et des voyous qui ressemblaient à des ouvriers buvaient de la bière en fumant, au milieu des éclats de voix d'une traînante dispute.

– T'es un salaud, vieux frère, et c'est drôle que tu veuilles pas en convenir. Te fâches pas, moi j'en conviens, j'suis un salaud, moi aussi…

D'un autre endroit de la salle, une voix jeune cria :

– Ça c'est vrai, citoyen !

Et l'homme ivre répondit :

– Sûr que c'est vrai, nous sommes tous des salauds…

Cet homme se levait, épais, dans de gros vêtements de coolie qui n'étaient pas de saison, la chevelure rousse, le front luisant, il emmenait son compagnon titubant :

– Allons-nous-en, vieux frère, on est aussi des chrétiens, aujourd'hui je ne casse la gueule à personne… Et s'ils savent pas qu'ils sont des salauds faut pas leur dire pour pas les vexer…

Il vit Kondratiev, un étranger triste et fort, au complet d'Européen, accoudé sur la table mouillée et qui regardait vaguement devant lui. L'homme ivre s'arrêta, perplexe, et se parlant à lui-même :

– Et celui-là, est-ce aussi un salaud ? Difficile à dire… Excusez-moi, citoyen, je ne cherche que la vérité.

Kondratiev lui montra les dents dans un demi-sourire amusé :

– Je suis presque pareil à toi, citoyen, mais il est malaisé de juger…

Ce fut dit d'un ton grave qui porta. Il se sentit trop regardé, se leva, s'en alla. Dans la nuit noire, un type louche, à casquette, braquant sur lui une lanterne de poche, lui demanda tout à coup ses papiers ; et, devant le laissez-passer du Comité central, recula, comme pour s'évanouir dans les ténèbres :

– Excusez-moi, camarade, le service…

– Fous le camp, bougonnait Kondratiev, et vivement !

Le type louche, au bord du noir absolu, lui fit le salut militaire, de la main portée à la hauteur d'une informe casquette. Et Kondratiev, reprenant d'un pas allégé sa marche dans l'allée noire, sut deux choses incontestables : que le doute n'était pas possible, ce n'était pas la peine de se récapituler les indices, et qu'il lutterait.

Il savait, et tous ceux qui l'approchaient devaient savoir, car cette subtile révélation émanait de lui, il savait qu'un dossier KONDRATIEV, I. N. voyageait de bureau en bureau, dans le domaine illimité du secret le plus secret, laissant partout après lui un trouble sans nom. Des messagers confidentiels déposaient ce pli cacheté sur les tables du Service secret du Secrétariat général ; des mains attentives l'y prenaient, l'ouvraient, annotaient le nouveau document joint par le haut-commissariat de la Sûreté ; le pli ouvert franchissait des portes, pareilles à toutes les portes du monde, dans l'étroite région où tous les secrets se montraient nus, silencieux, souvent mortels, mortellement simples. Le chef parcourait un moment ces papiers, il devait avoir son vieux visage de chair grise, son front bas, creusé de rides, ses petits yeux roux au regard anguleux, un regard dur d'homme abandonné. « Tu es seul, frère, absolument seul avec tous ces papiers empoisonnés que tu as fait naître. Où te mènent-ils ? Tu sais où ils nous mènent, mais tu ne peux pas savoir où ils te mènent, toi. Tu te noieras au bout du chemin, frère, j'ai pitié de toi. Des jours terribles viennent et tu seras seul avec des millions de visages menteurs, seul avec tes énormes portraits placardés sur les façades, seul avec les spectres aux crânes troués, seul au sommet de cette pyramide d'ossements, seul avec ce pays déserté de lui-même, trahi par toi qui es fidèle, comme nous, fou de fidélité, fou de soupçons, fou de jalousies rentrées depuis toute ta vie… Ta vie a été noire, toi seul tu te vois presque tel que tu es, faible, faible, faible, affolé par les problèmes, faible et fidèle, et méchant parce que tu es, sous la cuirasse que tu ne quitteras jamais, dans laquelle tu mourras, raidi de volonté, débile et nul. C'est cela ton drame. Tu voudrais détruire tous les miroirs du monde pour ne plus t'y reconnaître, et nos yeux sont tes miroirs et tu les détruits, tu as fait sauter les crânes pour détruire les yeux dans lesquels tu te voyais, tu te jugeais, tel que tu es, irrémédiablement… Est-ce que mes yeux te gênent, frère ? Regarde-moi bien en face, laisse-là tous ces papiers fabriqués par notre machine à écraser les hommes. Je ne te reproche rien, je mesure toute ta faute, mais je vois toute ta solitude et je pense à demain. Personne ne peut ressusciter les morts ni sauver ce qui a été perdu, ce qui meurt déjà, nous ne pouvons pas ralentir le glissement vers l'abîme, coincer la machine. Je suis sans haine, frère, je suis sans peur, je suis comme toi, je n'ai peur que pour toi, à cause du pays. Tu n'es ni grand ni intelligent, mais tu es fort et dévoué comme tous ceux qui valaient mieux que toi et que tu as fait disparaître. L'histoire nous joue ce mauvais tour : nous n'avons que toi. Voilà ce que mes yeux te disent, tu peux me tuer, tu n'en seras que plus désarmé, plus seul, plus nul et peut-être ne m'oublieras-tu pas, comme tu n'as pas oublié les autres… Quand tu nous auras tous tués, tu seras le dernier, frère, le dernier d'entre nous, le dernier pour toi-même et le mensonge, le danger, le poids de la machine que tu as montée t'étoufferont… »

Le chef levait lentement la tête parce que tout en lui était pesant, et il n'était pas terrible, il était vieux, les cheveux blanchissants, les paupières boursouflées, et il demandait simplement, d'un ton lourd comme la charpente de ses épaules : « Que faire ? »

« Que faire ? », répéta Kondratiev, à voix haute, dans la nuit fraîche. Il allait à grandes enjambées vers un point rouge doucement oscillant au milieu de la chaussée. Des étoiles se dégagèrent au-dessus des bâtisses en briques de la place Spartacus ; à droite, le square noir aux arbres malingres.

« Que faire, mon vieux ? je ne te demande pas d'avouer… Si tu te mettais à avouer, toi, tout s'écroulerait. C'est ta façon de tenir un monde dans tes mains : te taire… »

À quelques pas de la petite lanterne rouge, dans une cuve à goudron encore chaude sans doute, des têtes ébouriffées se serraient les unes contre les autres, avec les points dorés des cigarettes ; et de là venait un murmure de voix agitées. Kondratiev, les mains dans les poches, la tête baissée, s'arrêtait devant son problème à cause d'un câble qui lui barrait la route et de la lanterne signalant les travaux. Il voyait très bien, mais il ne regardait qu'en lui-même et bien au-delà de lui-même. Dans la cuve chaude, des têtes se haussèrent, tournées vers ce passant qui n'avait pas l'air d'un type de la milice, et l'on sait très bien que ces fainéants-là ne sont plus dehors à trois heures du matin. Un pochard alors, avec des poches à vider, dis donc, Iéromka le Malin, c'est ton tour, et c'est toi le spécialiste de ces citoyens, il a l'air costaud, méfie-toi… Iéromka se redressait tout entier, mince ainsi qu'une fille, mais tout en acier, le couteau prêt dans les haillons de la ceinture, et il regarda à travers l'obscurité cet homme de cinquante-cinq ans, carré d'épaules et du menton, bien habillé, qui continuait à se parler tout bas à lui-même.

– Hé, oncle ! dit Iéromka, d'une voix sifflante que l'on entendait bien où il fallait qu'on l'entendît, mais qui se perdait aussitôt dans la nuit.

– Qué qu't'as, oncle ? T'es soûl ?

Kondratiev aperçut le groupe d'enfants et joyeusement :

– Salut ! Pas trop froid ?

Pas soûl, bizarrement cordial, un ton assuré : alarmant. Iéromka sortit lentement de la cuve et s'approcha en boitant un peu (un truc à lui pour paraître plus débile qu'il n'était ; fil de fer, désossé, pantin détraqué aux articulations métalliques, il fait penser à tout cela). Séparés seulement par le câble et la lanterne rouge, Iéromka et Kondratiev s'interrogèrent de tout près dans un silence opaque. « Voici nos enfants, voici nos enfants abandonnés, Iossif, je te présente nos enfants », pensait Kondratiev et cela mettait sur ses lèvres noires un sourire noir. « Ils ont des couteaux dans leurs loques pouilleuses, nous n'avons rien su leur donner de plus. Je sais que ce n'est pas notre faute. Et toi, tu as tous les revolvers de tes troupes spéciales, tu n'as rien su te donner non plus, toi qui avais toutes nos richesses entre les mains… » Iéromka l'étudiait de bas en haut, de ses yeux de fille dangereuse. Il dit :

– Oncle, va-t'en, tu n'as rien perdu ici… Ici, c'est la conférence des gosses du rayon, t'as compris ? On est occupé ; va-t'en.

– C'est bon, répondit Kondratiev, je m'en vais. Salut à la conférence.

– Un lunatique, rapporta Iéromka aux copains serrés en rond dans la cuve, rien à craindre ; continue, Timocha…

Kondratiev s'en allait vers les tours des trois gares, celle d'Octobre, celle de Yaroslavl, celle de Kazan, celle de la révolution, celle de la ville où nous avons eu dix-huit fusillés, trois cent cinquante vaincus d'un seul coup, celle de Kazan où nous avons sur un brûlot, avec Trotsky et Raskolnikov, incendié la flottille blanche… C'est étonnant comme nous avons été victorieux, comme nous sommes victorieux, comme nous sommes abandonnés et vaincus (Yaroslavl ne fait plus penser qu'à une prison secrète), pareils à ces petits voyous qui conférencient peut-être sur un crime ou sur la bonne organisation de la mendicité et des vols autour des trois gares – mais ils vivent, ils luttent, ils ont raison de mendier, de tuer, de voler, de conférencier, ils luttent… Kondratiev se parlait avec chaleur, en gesticulant de la main ouverte, de même qu'à la tribune.

Quand il rentra chez lui des coqs chantaient dans les cours au lointain, ce devait être dans des rues d'aspect provincial avec de petites maisons en bois et briques, surpeuplées et encombrées, des arbres d'autrefois dans de misérables jardinets, des tas d'ordures dans les coins et dans chaque chambre dormait chaudement une famille, les enfants au pied du lit des parents, sous des couvertures bigarrées faites de morceaux de tissus voyants cousus ensemble par petits rectangles. Il y avait des icônes dans les angles du plafond et des dessins d'écoliers épinglés au papier jauni des murs, et des nourritures indigentes au bord de la fenêtre. Kondratiev envia ces gens qui dormaient le sommeil de leurs vies, l'homme et la femme l'un contre l'autre, dans l'odeur animale émanant de leurs corps confondus. Sa chambre était fraîche, propre et vide ; le cendrier, le papier à lettres, le calendrier, le téléphone, les livres de l'Institut de l'économie planifiée, tout y semblait inutile, rien n'y vivait. Il regarda son lit avec une frayeur triste. Se coucher dans des draps (les draps comme un linceul) une fois de plus, se débattre avec une pensée inutile et impuissante, savoir qu'il y aura l'heure absolument noire de la lucidité en plein vide, quand la vie n'a plus aucun sens, et si elle n'est plus que cette angoisse vaine, cette conscience vacillante de l'à quoi bon, comment se fuir ? Le regard s'apaise un moment sur le browning posé sur la table de nuit… Kondratiev revint de la fenêtre à l'alcôve, prit le browning, le soupesa avec contentement. Qu'est-ce qui se passe en nous pour qu'on se sente subitement, absurdement raffermi ? Il s'entendit murmurer : « Certainement. » L'aube grandissait à la fenêtre, le quai de la Moskova était encore désert, la baïonnette d'un factionnaire bougeait entre les créneaux sur le mur de ronde du Kremlin, une touche d'or pâle se posa sur le bulbe dédoré de la tour d'Ivan le Terrible, ce fut une lumière à peine discernable, mais déjà victorieuse, presque rose et le ciel rosissant, il n'y avait pas de limite entre le rose matinal et le bleu de la nuit finissante où les dernières étoiles allaient s'éteindre. « Ce sont les plus fortes et elles vont s'éteindre parce qu'elles sont éblouies… » Une fraîcheur extraordinaire, irradiait de ce paysage de ciel et de ville et le sentiment d'une puissance illimitée comme ce ciel venait des pierres, des trottoirs, des murailles, des chantiers, des charrettes qui apparurent et s'avancèrent sur le quai, lentement, longeant l'eau rose et bleue. Des millions d'être indestructibles, patients, infatigables allaient se dégager du sommeil et des pierres parce que le ciel rayonnait, se remettre à suivre leurs millions de chemins qui tous mènent à l'avenir. « Eh bien, eh bien, camarades, leur disait Kondratiev, ma décision est prise. Je lutte. La révolution a besoin d'une conscience propre… » Ces mots faillirent le replonger dans le désespoir. La conscience d'un homme, la sienne, usée et paralysée, mais à quoi pouvait-elle encore servir, propre ou non ? Du grand jour naquirent des idées claires. « Serais-je seul, serais-je le dernier, je n'ai que ma vie à donner, je la donne et je dis NON. C'est trop de morts dans le mensonge et la démence, je ne consens pas à démoraliser davantage ce qui nous reste du parti… Non. Il y a quelque part sur la terre des jeunes gens inconnus dont il faut tenter de sauver la conscience naissante. NON. » Quand on pense net, les choses deviennent d'une limpidité de ciel matinal ; il ne faut pas penser à la manière des intellectuels, il faut que le cerveau ait le sentiment d'agir… Il se dévêtit devant la fenêtre ouverte, bien qu'il fît assez froid, pour mieux voir monter le jour. « Je ne vais pas pouvoir dormir… » Ce fut sa dernière lueur de pensée ; déjà il s'endormait. D'énormes étoiles qui étaient de feu pur, les unes cuivrées, les autres d'un bleu transparent, d'autres encore rougeoyantes, peuplèrent la nuit de son rêve. Elles se mouvaient mystérieusement, elles se balançaient plutôt, la spirale diamantée d'une nébuleuse se dégagea des ténèbres surchargées d'une inexplicable lumière, grandit, regarde, regarde les mondes éternels – à qui disait-il cela ? Il y avait aussi une présence : mais qui était-ce donc, qui ? La nébuleuse remplissait le ciel, débordait sur la terre, ce n'était plus qu'une fleur de tournesol, énorme et resplendissante, dans une courette, sous une fenêtre close, les mains de Tamara Léontiévna firent un signe, il y eut des escaliers dallés, très larges, qu'ils gravirent en courant, et un torrent ambré glissait en sens inverse, et dans les flots du torrent de gros poissons sautaient comme les saumons lorsqu'ils remontent les fleuves…

En se rasant, vers midi, Kondratiev retrouva dans son esprit des lambeaux de ces images ; elles étaient bienfaisantes. Les bonnes femmes diraient… Mais que dirait un psychanalyste ? Je me fous des psychanalystes ! La convocation du Comité du parti ne lui causa aucune émotion. Ce n'était rien en effet, il s'agissait d'une mission de peu d'importance, une fête à présider à Serpoukhovo, à l'occasion de la remise par les ouvriers de l'usine Illitch d'un drapeau à un bataillon de chars d'assaut.

– Les gars des chars d'assaut sont épatants, Ivan Nikolaévitch, disait le secrétaire du Comité, mais il y a eu des histoires dans ce bataillon, un suicide ou deux, un instructeur politique incapable, il faut un bon discours… Parlez du chef, dites que vous l'avez vu…

On lui remit, pour éviter tout malentendu, des thèses en abrégé.

– Comptez sur moi, dit Kondratiev, pour un bon discours. Et le suicidé qui s'est manqué, je lui dirai quatre mots !

Il pensait à ce garçon inconnu avec amour et colère. À vingt-cinq ans, quand on a ce pays à servir, tu n'es pas fou, mon gars ? Il alla au buffet s'acheter les cigarettes les plus chères, luxe qu'il se permettait rarement. Une délégation d'ouvrières du Zamoskvorétchié prenait le thé avec les organisatrices de la section féminine et le directeur des Cadres de la production. Ils avaient rapproché plusieurs tables. Des géraniums posaient de belles taches rouges au-dessus des nappes ; d'autres taches rouges, plus belles, étaient celles des serre-tête sur de jeunes fronts. Plusieurs visages se tournèrent vers l'homme vieillissant qui ouvrait une boîte de cigarettes, parce que l'organisatrice venait de souffler : « C'est Kondratiev, membre suppléant du C.C… » Les mots « Comité central » firent le tour de la table. Cet homme vieillissant appartenait à la puissance, au passé, au dévouement, au secret. La rumeur des voix baissa, puis le directeur des Cadres de la production cria de sa grosse voix cordiale :

– Hé, Kondratiev, viens donc prendre le thé avec la génération montante du Zamoskvorétchié !

À ce moment entra Popov, et il vint de son pas vieillot, la casquette sur ses mèches grises, mettre ses deux mains sur les épaules de Kondratiev.

– Sacré vieux frère, ce qu'il y a des temps qu'on s'est pas vus ! Comment vas-tu ?

– Comme ça. Et toi ? Santé ?

– Pas fameuse. Surmené. Et que le diable emporte l'Institut de l'homme qui ne nous a pas encore inventé un bon truc de rajeunissement !

Les yeux dans les yeux, ils se sourirent amicalement. Ensemble, ils prirent place à la grande table des ouvrières du textile. Le remuement des chaises fut allègre. Il y avait des insignes sur les corsages, plusieurs têtes charmantes aux pommettes larges, aux yeux larges, des visages d'accueil. Une jeune femme invoqua tout de suite leur témoignage :

– Départagez-nous, camarades, nous continuons à discuter l'index de la production. Je disais que la nouvelle rationalisation n'a pas été poussée à fond…

Si pleine de ce qu'elle avait à en dire qu'elle levait les deux mains, s'empourprait, et comme elle avait le teint très clair, la bouche grande, les yeux d'un gris vert de feuillage dans le froid, le bandeau rouge sur son front bombé, devenait presque belle, n'étant que banale, une fille de la terre devenue fille de l'usine avec la passion des machines et des chiffres…

– Je vous écoute, camarade, dit Kondratiev un peu amusé, mais content tout de même.

– Ne l'écoutez pas, coupa une autre qui avait un visage mince et sévère sous des tresses brunes bien roulées.

– Efremovna, tu exagères toujours, la tâche a été remplie à 104 %, mais nous avons eu vingt-sept avaries de machines au tissage, voilà la vraie cause de l'échec…

Des visages de vieilles ouvrières décorées s'animèrent : non, non, ce n'était pas cela non plus ! Les mains de Popov, terreuses comme celles d'un vieux paysan, demandaient du silence et il expliqua que les vieux du parti – mmm… –, n'étaient pas compétents en matière d'industrie textile, hum, mmm, c'est vous la jeunesse compétente, avec les ingénieurs, seulement, mmm, les directives du plan exigent de la bonne volonté, mmm, je disais, de la résolution, hmmm, nous devons être un pays de fer, avec une volonté de fer… mmm. « Juste, Juste ! », dirent des voix jeunes et vieilles et ce fut un chœur murmuré, « volonté de fer, volonté de fer… ». Kondratiev regardait attentivement les têtes, l'une après l'autre, soupesant en lui-même ce qu'il y avait d'officiel et de sincère dans ces phrases, beaucoup plus de sincérité, certes, et la phrase conventionnelle est sincère aussi, tout au fond. La volonté de fer, oui. Il posa sur le profil gris du vieux Popov un regard durci. Nous allons voir !

L'instant suivant, Popov et Kondratiev se trouvèrent seuls dans les larges fauteuils de cuir d'un bureau.

– Bavardons un peu, Kondratiev, veux-tu ?

– Bien sûr…

L'entretien erra. Kondratiev devint soupçonneux. Qu'avait-il dans le ventre, ce vieux-là ? Où voulait-il en venir avec ces puérilités ? Il est dans la confiance du Bureau politique, il fait de certaines besognes… Est-ce vraiment par hasard que nous nous sommes rencontrés ? À la fin, Popov demanda, après avoir parlé de Paris, du P.C. français et de l'agent qui dirigeait ce parti, pas à la hauteur, mmm, je crois qu'on va le remplacer :

– … et l'impression qu'ont faite les procès à l'étranger, qu'en dis-tu ? Mmmm…

« Ah, pensa Kondratiev, c'est là que tu voulais en venir ? » Il se sentait aussi bien, aussi calme que la nuit précédente dans sa chambre baignée d'aube et de fraîcheur, le browning dans la main à trente centimètres d'une tête disponible, vigoureuse et courageuse, tandis que la lumière rose éblouissait les dernières étoiles, les plus ardentes, réduites à des points blancs presque absorbés par la nue. Drôle de question que l'on ne posait jamais, dangereuse question. Tu la poses, vieux frère ? C'est peut-être pour me la poser que tu m'attendais ici ? Et tu vas faire maintenant ton rapport, hein, vieux salaud ? Et c'est ma tête que je joue en te répondant ? Bon, ça va.

– L'impression ? Déplorable, démoralisante au possible. Personne n'y a rien compris. Personne n'y a cru… Même les plus payés de nos agents payés n'y ont pas cru…

Les petits yeux de Popov s'effarèrent.

– Chut, parle plus bas… Non, ce n'est pas possible…

– C'est ainsi, frère. Les rapports qui vous disent autre chose mentent abominablement, idiotement… J'ai envie d'adresser là-dessus un mémoire au Secrétariat général… pour compléter celui que j'ai rédigé sur quelques crimes insensés commis en Espagne…

Te voilà servi, vieux Popov ? Maintenant tu sais ce que je pense. Avec moi, rien à faire – c'est-à-dire que l'on peut toujours faire un cadavre avec moi, mais c'est tout. Je ne marche pas, le dossier peut voyager, je ne marche pas, c'est réglé. Ce qui n'était que pensé, Popov l'entendait parfaitement, grâce au ton, à la ferme mâchoire, au regard direct de Kondratiev. Popov se frottait doucement les mains en considérant le parquet :

– Alors… alors… mmm… c'est très important ce que tu me dis là… N'écris pas ce mémoire, ça vaudra mieux… Je… mmm… Je parlerai de ça… mmm (pause). On t'envoie à Serpoukhovo, pour une fête ?

– Pour une fête, oui !

Répondu avec une si sarcastique dureté que Popov réprima une grimace.

– J'aurais bien voulu y aller, moi… mmm. Sacrés rhumatismes…

Il fuyait.

Popov connaissait mieux que quiconque des initiés les chemins secrets du dossier Kondratiev, grossi depuis quelques jours de plusieurs pièces embarrassantes : rapport du médecin attaché au service secret d'Odessa sur la mort du détenu N (photo jointe) à bord du Kouban, l'avant-veille de l'arrivée de ce cargo : hémorragie cérébrale, due selon les apparences à une faiblesse constitutionnelle, au surmenage nerveux, et peut-être hâtée par des émotions. D'autres pièces livraient l'identité du prisonnier N, deux fois dissimulée de sorte que l'on finissait par douter qu'il fût bien le trotskyste Stefan Stern, ce que certifiaient pourtant deux agents revenus de Barcelone, mais on pouvait douter de leur témoignage, car ils avaient visiblement peur et se dénonçaient l'un l'autre. Stefan Stern disparaissait dans ces papiers douteux aussi complètement qu'à la morgue du Service secret d'Odessa, tandis qu'un fonctionnaire de l'hôpital militaire livrait à la préparation aux fins d'exportation « un squelette masculin en parfait état, transmis par le service des autopsies sous le numéro A 4-27. » Quel imbécile fourrait jusqu'à cette pièce-là dans le dossier K. ? Le rapport d'un agent d'origine hongroise, suspect pour avoir connu Bela Kun, contredisait les données du rapport Youvanov sur la conspiration trotskyste à Barcelone, le rôle de Stefan Stern, la trahison possible de K., puisqu'il fournissait l'identité d'un capitaine d'aviation avec lequel Stefan Stern aurait eu deux rendez-vous secrets et que les documents Youvanov confondaient avec « Roudine » (K). Une pièce annexe, introduite par erreur, mais très utile, révélait que l'agent Youvanov, tombé malade à bord, s'était fait débarquer à Marseille en abusant de ses pouvoirs et s'attardait dans une clinique d'Aix-en-Provence… Le mémoire Kondratiev, dirigé contre lui, acquérait de ce fait une valeur accusatrice, et c'était peut-être ce que soulignait un coup de crayon bleu en marge d'une prudente note de Gordéev qui ouvrait à la fois la porte à deux condamnations, l'une excluant l'autre… Il ressortait enfin inconstestablement des procès-verbaux originaux qu'il était faux que Kondratiev eût, en 1927, à la cellule du parti du Commerce extérieur, voté pour l'opposition ; sur ce point le service secret des archives s'était grossièrement trompé en confondant Kondratenko Appolon Nicolaévitch, ennemi du peuple fusillé en 1936, avec Kondratiev, Ivan Nicolaévitch ! (Pièce annexe : note dictée par le chef demandant enquête sévère sur cette « criminelle confusion de noms »…) On en pouvait inférer que le chef !… Le chef ne disait mot à Popov en lui remettant ce dossier, il ne s'engageait pas, il avait le front obscur et barré de rides horizontales, le regard fermé ; il semblait n'être point fixé, mais il tenait probablement à un bon procès démontrant la liaison des assassins de Toulaév avec les trotskystes d'Espagne, un procès dont on pourrait faire traduire les comptes rendus en plusieurs langues avec de belles préfaces écrites par ces juristes étrangers qui vous démontrent n'importe quoi sans même qu'il faille toujours les bien rétribuer. À travers ces documents pareils à des rets passait la ligne de vie d'Ivan Kondratiev, une ligne forte que ne cassaient pas le bagne d'Orel, l'exil en Yakoutie, un emprisonnement à Berlin pour détention d'explosifs, une ligne qui paraissait se perdre à la veille de la révolution dans le marécage de la vie privée, quelque part en Sibérie centrale où, marié, l'agronome Kondratiev se laissait oublier, mais non sans correspondre de loin en loin avec le Comité régional. « Pas de révolutionnaires sans révolution, disait-il alors en haussant joyeusement les épaules. Nous ne serons peut-être rien et je finirai ma vie en sélectionnant les semences des blés d'automne et en publiant de petites monographies sur les parasites du fourrage ! Si la révolution vient cependant, vous verrez si je me suis assagi ! » On le vit en effet quand il s'improvisa cavalier, à la tête des partisans du Moyen-Iénisséi, descendit avec de vieux fusils de chasse et des chevaux de labour jusqu'au Turkestan, à la poursuite des bandes nationales et impériales, remonta jusqu'au Baïkal, assaillit un train qui portait les pavillons de trois puissances, captura des officiers japonais, britanniques et tchèques, leur gagna plusieurs parties d'échecs, faillit couper la retraite à l'amiral Koltchak…

Popov dit :

– Un vieux numéro de revue m'est récemment tombé sous la main et j'ai relu tes souvenirs…

– Lesquels ? Je n'ai rien écrit.

– Mais si, l'affaire de l'archidiacre en 1919 ou 1920…

– Ah… c'est vrai. Ces numéros de la Revue d'histoire du parti sont évidemment retirés de la circulation ?

– Évidemment.

Comme il rendait coup sur coup ! Cela laissait deviner une colère rentrée ou une déconcertante décision… L'affaire de l'archidiacre Arkhangelski, en 1919 ou 1920 : fait prisonnier dans la déroute des Blancs qu'il bénissait avant les combats. Un gros vieillard barbu, chevelu, au teint vigoureux, mystique et roublard, qui portait dans ses musettes de soldat un paquet de cartes postales obscènes, les Évangiles aux pages jaunies par ses doigts encrassés de tabac, l'Apocalypse annotée en marge de signes et d'exclamations : Dieu nous pardonne ! Puisse l'ouragan nettoyer à fond cette terre infâme ! J'ai péché, j'ai péché, esclave insigne, criminel, mille fois maudit ! Seigneur, sauve-moi ! Kondratiev s'opposait devant un soviet de village à ce qu'on le fusillât : « Ils sont tous pareils… Nous sommes en pays croyant… N'exaspérons pas les croyants… Nous avons besoin d'otages pour les échanges… » Il l'emmenait sur une berge avec soixante-dix partisans dont une dizaine de femmes, pour descendre un fleuve entre de hautes forêts d'où les fusils lançaient dans le petit jour bleuissant ou le crépuscule, sur les hommes chargés de la manœuvre, des balles terriblement précises. Il fallait voyager la nuit et s'embosser le jour contre des îlots ou se poser sur des fonds bas. Les blessés s'alignaient dans la cale, ils ne cessaient ni de saigner ni de gémir, ni de jurer ni de prier, ils avaient faim, les hommes mâchaient le cuir des ceinturons, coupés en morceaux et bouillis, on n'arrivait pas à pêcher chaque nuit plus que quelques poissons qu'il fallait donner aux plus débiles et ceux-là les dévoraient crus, avec les viscères, sous les yeux ardents des autres… On approchait des rapides, il faudrait se battre, on ne pourrait pas se battre, on se sentait pendant les longues journées dans un grand cercueil empuanti, pas une tête n'osait dépasser le haut de l'échelle, Kondratiev observait les rives à travers des trous, l'implacable forêt s'érigeait sur des roches violettes ou cuivrées, ou dorées, le ciel était blanc, l'eau froide et blanche, c'était un univers mortellement hostile. La nuit apportait la délivrance du grand air et des étoiles, mais l'échelle devenait fatigante à gravir. C'est alors que se tenaient les conciliabules et Kondratiev savait ce qu'on y disait ; qu'il fallait se rendre, livrer le bolchevik, lui, eh, qu'on le fusille, ça ne fait jamais qu'un homme, un de plus ou de moins, qu'est-ce que ça changerait ? Se rendre ou nous finirons tous comme les trois qui ne gémissent plus, sous les tonneaux de l'arrière… À l'étape de l'avant-dernière nuit, avant les rapides, on entendit sur le pont le claquement en coup de fouet d'un revolver puis la chute dans l'eau, basse à cet endroit, d'un corps lourd. Personne ne se dérangea. Kondratiev descendit l'échelle, alluma une torche, dit : « Camarades, venez tous par ici… Je déclare la séance ouverte… » Des ombres titubantes se rassemblaient autour de lui, elles avaient des têtes de mort hérissées de longs poils désordonnés, des orbites noires avec un peu de feu morne dedans, elles se laissaient choir lentement sur le plancher contre lequel on entendit le clapotement de l'eau noire et glacée. « Camarades, demain à l'aube nous livrons la dernière bataille… Innokentievka est à quatre verstes, Innokentievka a du pain et du bétail… » – « Quelle bataille encore, gronda quelqu'un. Imbécile ! Tu ne vois donc pas qu'on est des cadavres ? » Kondratiev n'était que vertige nauséeux, dents claquantes, résolution. Il feignit de ne pas entendre et lâcha le pire juron qu'il sût, longuement, avec de l'écume aux lèvres, et : « Au nom du peuple insurgé, j'ai fusillé ce gredin en soutane, ce débauché, ce satan barbu, que son âme noire aille tout droit chez son maître… » Ces moribonds comprirent tous, instantanément, que nul pardon ne leur était plus possible. Un silence de tombe les accabla pendant quelques secondes, puis les geignements couvrirent un murmure de jurons, et Kondratiev vit s'avancer vers lui des ombres démentes, il pensa qu'elles allaient le broyer, mais un grand corps vacillant tomba mollement sur lui, des prunelles fiévreuses luirent tout près des siennes, des bras squelettiques étrangement forts l'embrassèrent fraternellement, une chaude haleine cadavérique lui souffla au visage : « T'as bien fait, frère ! bien fait ! Ces chiens immondes, tous, que je dis, tous ! tous ! » Kondratiev convoqua les chefs de détachement en « conseil d'état-major » pour préparer l'opération du lendemain. Il sortit de dessous sa paillasse le dernier sac de pain noir séché et fit lui-même la distribution des surprenantes rations, car il avait caché cette suprême réserve pour le moment du suprême effort : à chacun deux morceaux qui tenaient dans la main ouverte. Des mourants en voulurent, rations perdues. Pendant que les chefs délibéraient sous la torche, on n'entendit plus que le grignotement des croûtons attaqués par les dentures douloureuses… – De cet épisode d'autrefois, à cet instant, les deux hommes n'eurent qu'un souvenir documentaire. Ils continuaient à se mesurer comme à tâtons… Kondratiev dit :

– J'ai presque oublié tout cela… Je ne me doutais pas en ce temps-là que le prix de la vie humaine tomberait si bas chez nous une vingtaine d'années après la victoire.

Pas agressive, cette réflexion, la plus directe pourtant, Popov le vit bien. Kondratiev souriait.

– Oui… À l'aube, nous avons longtemps marché dans le sable mouillé… Ce fut une aube silencieuse et verte… Nous nous sentions monstrueusement forts, forts comme des morts, pensai-je, et nous n'avons pas eu à nous battre, le jour s'est levé sur des feuillages amers que nous mâchions en avançant – en avançant dans une joie folle… Oui, mon vieux.

« Maintenant que tu as passé cinquante ans, pensait Popov, qu'est-ce qui peut encore te rester de cette force-là ? »

… Kondratiev administrait ensuite les transports fluviaux quand les chalands abandonnés pourrissaient le long des rives, il haranguait dans des coins perdus des pêcheurs sournois et désolés, formait des équipes de jeunes, nommait des capitaines de dix-sept ans qu'il chargeait de commander des radeaux, créait une école de la Navigation fluviale où l'on enseignait surtout l'économie politique, devenait le grand organisateur d'une région, se brouillait avec la commission du Plan, demandait à diriger les pelleteries de l'Extrême-Nord, remplissait une mission en Chine, auprès des Dragons rouges du Sé-Tchouan… Pas homme à flancher, plutôt une psychologie de soldat que d'idéologue ; et les idéologues, sensibles à la dialectique souple et complexe de notre époque, capitulent plus facilement tandis que les militaires, on en est réduit, sept fois sur dix, une fois l'affaire engagée, à les fusiller sans histoires. Même s'ils finissent par promettre de se bien tenir devant les juges et le public, on n'en est pas sûr, et que faire d'autre alors ? Expériences, inquisitions secrètes, procès finis, procès probables, souvenirs, dossiers, ces choses et beaucoup d'autres, informes, brouillées, précises par éclairs, lorsque c'était utile, vécurent un moment dans le cerveau de Popov tandis qu'il pesait des impondérables… Kondratiev ne se souvenait pas de sa propre vie à cette heure, mais tout le reste, il le devinait presque et il gardait un demi-sourire dur, comme insultant, et il se carrait bien dans le fauteuil. Popov le sentit très agressif. On n'en tirerait rien, très embêtant ça. La mort de Ryjik jetait par terre 50 % du procès ; Kondratiev, l'accusé idéal, jetait par terre les autres 50 %, que dire au chef ? Pas moyen de ne rien dire… Se défiler, laisser la besogne au procureur Ratchevsky ? Cette mule à traîner des charrettes de condamnés accumulerait gaffe sur gaffe et qu'on l'abatte ensuite elle-même comme une vilaine bête de trait qu'elle est, cela n'arrangerait rien non plus… Popov, sentant que son silence s'était prolongé quelques secondes de trop, releva la tête, juste à point pour recevoir un coup droit.

– Tu m'as bien compris ? demandait Kondratiev sans élever la voix. Je t'ai dit bien des choses en peu de mots, il me semble… Et, tu sais, je ne me dédis jamais…

Pourquoi insistait-il ainsi ? Pouvait-il savoir ? Comment ? Impossible qu'il sût.

– Bien sûr, bien sûr, bredouilla Popov. Je… nous te connaissons, Ivan Nicolaévitch… Nous t'apprécions…

– Enchanté, dit Kondratiev tout à fait insupportable.

Et ce qu'il ne dit pas, mais pensa, Popov l'entendit : « Moi aussi je vous connais. »

– Alors, tu vas à Serpoukhovo ?

– Demain, par la route.

Popov ne trouva plus rien à dire. Il avait son sourire cordial le plus faux, son visage le plus gris, son âme la plus fripée. Un appel téléphonique le délivra.

– Au revoir, Kondratiev… Pressé… Dommage… On devrait se revoir plus souvent… Sacrée vie, mmm… C'est bon de parler un peu à cœur ouvert…

– C'est excellent !

Kondratiev le suivit jusqu'à la porte d'un regard épais. « Dis-leur que je gueulerai, que je gueulerai pour tous ceux qui n'ont pas osé gueuler, que je gueulerai seul, que je gueulerai sous terre, que je me fous d'une balle dans la tête, que je me fous de toi et de moi-même parce qu'il faut gueuler à la fin ou tout est foutu… Mais qu'est-ce qui m'arrive, d'où me vient cette énergie ? Est-ce de ma jeunesse, de l'aube d'Innokentiévka ou d'Espagne ? Eh, peu importe, je gueulerai. »

La journée de Serpoukhovo se passa dans une région de la lucidité proche du rêve. Comment Kondratiev pouvait-il éprouver la certitude qu'il ne serait arrêté ni cette nuit-là ni en cours de route, dans l'auto du Comité central conduite par un chauffeur de la Sûreté ? Il le savait et il fumait tranquillement, il admirait les bouleaux, la couleur rousse et grise des champs sous des nuages blancs qui filaient très vite dans le vent des hauteurs. Il n'alla pas au Comité local avant la solennité, comme il eût dû le faire : Voyons le moins possible de ces binettes administratives (bien qu'il doive y avoir encore de bons types parmi les bureaucrates de province). Congédia le chauffeur étonné au milieu d'une rue, s'arrêta devant des devantures d'épiceries et de papeteries coopératives, y trouva tout de suite de petits placards qui disaient : « échantillons » « boîtes vides » (ceci sur des boîtes à biscuits…), « pas de cahiers », il repartit, flânant, lut le journal affiché à l'entrée de la Commission de révision des travaux industriels, un journal exactement pareil à tous ceux des villes provinciales de cette importance, sans nul doute alimenté par les circulaires quotidiennes de la Direction de la presse régionale du C.C. Il ne parcourut que la chronique locale, sachant par avance tout le contenu des deux premières pages, et y trouva tout de suite les curiosités attendues. Le rédacteur de la rubrique rurale écrivait que « le camarade président du kolkhoze, “Le Triomphe du Socialisme”, en dépit des avertissements réitérés du Comité du parti, persévère dans sa pernicieuse déviation idéologique anti-vache, contraire aux instructions du Commissariat des kolkhozes… » Anti-vache ! Le beau néologisme ! Nom de Dieu ! Ces proses d'illettrés suscitaient une colère triste… « Le camarade Andriouchenko n'a pas permis d'atteler les vaches aux charrues pour les labours ! Faut-il lui rappeler la décision de la récente conférence, prise à l'unanimité après le rapport si convaincant du vétérinaire Trochkine ? » Kondratiev se souvint d'avoir vu quelque part, sous un immense ciel de steppe, une vache traîner une charrette sur laquelle il n'y avait qu'un cercueil blanc et des fleurs en papier ; une paysanne et deux marmots suivaient. Pourquoi, en effet, si elle peut traîner jusqu'au cimetière de l'horizon le cercueil d'un pauvre diable, la vache ne ferait-elle pas les labours ? Il n'y aura, par la suite, qu'à envoyer aux tribunaux le directeur de la laiterie si la production du lait tombe au-dessous des exigences du plan… Nous avons perdu seize à dix-sept millions de chevaux pendant la collectivisation, 50 à 52 %, tant pis pour la vache des terres russes, puisqu'on ne peut pas faire tirer les charrues par les membres du Comité central ! Le reste du journal était vide. Nicolas Ier fit dessiner par ses architectes officiels des modèles d'églises et d'écoles obligatoires pour les constructeurs dans l'Empire entier… Nous avons, nous, cette presse en uniforme, rédigée par ces pauvres bougres, inventeurs de « déviations idéologiques anti-vache ». C'est lent, la montée d'un peuple, surtout quand on lui met sur les épaules de si lourds fardeaux, et tant de liens sur le corps… Kondratiev pensa aux rapports complexes de la tradition et des erreurs dont nous sommes nous-mêmes responsables. Un grand jeune homme vêtu de l'uniforme de cuir noir de l'école de chars d'assaut, sortait vivement d'un magasin, se retournait, se trouvait soudainement face à face avec Kondratiev et une surprise hostile se révélait sur son visage imberbe et clair aux yeux froids. « Des yeux qui veulent fermement se taire… »

– Toi, Sacha ! s'exclamait doucement Kondratiev, et il sentit que, lui aussi, dès cette seconde-là s'efforcerait de se taire – profondément, se taire.

– Oui, Ivan Nicolaévitch, oui, moi, dit le jeune homme si confus qu'il rougit un peu.

Kondratiev faillit dire idiotement : « Il fait beau, n'est-ce pas ? », mais cette évasion n'était pas permise… Une tête régulière, virile, le front haut, de Grand-Russien aux narines larges, belle sous le casque de cuir…

– Tu fais un assez beau guerrier, Sacha. Ça va, le métier ?

Sacha rompit durement la glace, avec un calme inimaginable, comme s'il eût parlé de choses absolument banales :

– Je croyais qu'on me chasserait de l'école quand on a arrêté mon père… Mais non. C'est que je suis un des premiers élèves ou qu'il y a une directive prescrivant de ne pas chasser des unités spéciales les fils des fusillés ? Qu'en pensez-vous, Ivan Nicolaévitch ?

– Je ne sais pas, dit Kondratiev en baissant les yeux.

Les pointes de ses bottes étaient sales. Un ver sanguinolent, à demi écrasé, se mouvait dans l'interstice boueux de deux dalles. Il y avait aussi une épingle sur la pierre et à quelques centimètres d'elle, un crachat. Kondratiev releva les yeux et regarda Sacha bien en face :

– Et toi-même, qu'en penses-tu ?

– Je me suis dit un moment que tout le monde savait l'innocence de mon père mais, évidemment, ça ne compte pas. Et d'ailleurs, le Commissaire politique m'a conseillé de changer de nom. J'ai refusé.

– Tu as eu tort, Sacha. Ça te gênera beaucoup.

Ils n'eurent plus rien à se dire, rien.

– Aurons-nous la guerre ? demanda Sacha du même ton égal.

– Probablement.

Le visage de Sacha s'éclaira à peine d'un sourire intérieur. Kondratiev sourit tout à fait. Il pensa : Ne dis rien, mon garçon, j'ai compris. D'abord, l'ennemi.

– As-tu besoin de livres ?

– Oui, Ivan Nicolaévitch. Je voudrais des livres allemands sur la tactique du combat de chars… Nous aurons affaire à une tactique supérieure…

– Mais nous aurons un moral supérieur…

– Juste, dit sèchement Sacha.

– Je tâcherai de te procurer ces livres… Bonne chance, Sacha.

– Bonne chance à vous aussi, dit le jeune homme.

Eut-il vraiment dans les yeux ce drôle de petit éclair, dans l'intonation ce sous-entendu, dans la poignée de main cet élan retenu ? « Il aurait le droit de me détester, pensait Kondratiev, le droit de me mépriser, et pourtant il doit me comprendre, savoir que moi aussi… » Une jeune fille attendait Sacha devant les figures de cire de la coopé des coiffeurs syndiqués Schéhérazade, « permanentes à trente roubles » – un tiers de salaire mensuel d'ouvrière. Kondratiev fit des calculs plus sérieux. Nous avons éliminé jusqu'ici, d'après les statistiques vieillies des Bulletins du C.C., entre 62 et 70 % des fonctionnaires, administrateurs et officiers communistes – ceci en moins de trois ans, soit sur 200 000 hommes environ, représentant les cadres du parti, entre 124 000 et 140 000 bolcheviks. Les données fournies ne permettent pas de préciser la proportion des fusillés par rapport aux internés des camps de concentration, mais à en juger par l'expérience personnelle… Il est vrai que la proportion des fusillés est particulièrement élevée dans les cercles dirigeants, ce qui fausse sans doute ma perspective…

Il se trouva, quelques minutes avant l'heure fixée pour son discours, sous la colonnade blanche du péristyle de la Maison de l'Armée rouge. Des secrétaires inquiets accouraient à sa rencontre, le secrétaire du Comité exécutif, le secrétaire de l'état-major, le commandant de la place, d'autres encore, presque tous vêtus d'uniformes si neufs qu'ils paraissaient lustrés, avec des cuirs jaunes, des étuis à revolver luisants, des faces luisantes aussi, des poignées de main obséquieuses, et ils lui firent une suite impressionnante tandis qu'il gravissait le grand escalier de marbre et que de jeunes officiers bombaient le torse pour le saluer, magnifiquement immobiles.

– Dans combien de minutes dois-je prendre la parole ? demanda-t-il seulement.

Deux secrétaires répondirent à la fois, les deux visages rasés inclinés avec empressement :

– Dans sept minutes, camarade Kondratiev…

Une voix que le respect rendait rauque hasarda :

– Voulez-vous prendre un verre de vin ? et elle ajouta d'un ton humble et dégagé : Nous avons un Tsinondali re-mar-quable…

Kondratiev fit un signe d'assentiment en s'efforçant à sourire. C'était comme s'il eût marché entouré de mannequins parfaitement construits. Le groupe pénétra dans un salon-buffet où deux toiles lourdement encadrées se faisaient vis-à-vis sur des murs crème, des deux côtés des mangeailles : l'une représentait le maréchal Klimentii Efrémovitch Vorochilov sur un cheval de bataille à demi cabré, le sabre nu désignant un point fuligineux à l'horizon ; des drapeaux rouges entourés d'un flot de baïonnettes couraient au loin derrière lui, sous des nuages sombres. Le cheval était peint avec un soin prodigieux, les narines et l'œil noir avivé d'une pointe de lumière réussis mieux même que les détails de la selle ; le cavalier avait une tête ronde, un peu courte, d'imagerie populaire, mais les étoiles d'or de son col étincelaient. L'autre grand portrait montrait le chef, en tunique blanche, parlant à la tribune, et il était en bois peint, son sourire grimaçait, la tribune semblait un buffet vide, le chef ressemblait à un garçon de restaurant caucasien en train de vous dire avec son accent poivré : « Y reste plus rien, citoyen… » Par contre, le vrai buffet rutilait de blancheur et d'opulence, surchargé de caviars, d'esturgeons de la Volga, de saumons fumés, d'anguilles dorées, de volailles, de fruits de Crimée et du Turkestan.

– Bienfaits de la terre natale, plaisanta jovialement Kondratiev en s'approchant de ces victuailles pour recevoir des mains potelées d'une blonde éblouie le verre de Tsinondali.

Sa plaisanterie, dont personne ne devina l'amertume, déchaînait des petits rires complaisants, pas bien hauts, car nul ne savait si le rire était vraiment permis en présence d'un personnage de cette importance. Kondratiev aperçut derrière la serveuse élue pour le servir et lui sourire (photogénique, permanente à cinquante roubles ! décorée du reste de l'Insigne d'honneur du Travail) un large ruban rouge accroché sur le mur en manière de guirlande autour d'une petite photo : la sienne. Des lettres d'or disaient : Bienvenue au camarade Kondratiev membre suppléant du Comité central… Où diable ont-ils déniché ce sacré vieux portrait, tas de lèche-culs ? Kondratiev but lentement le vin du Caucase, écarta d'une main sévère les sourires et les sandwiches, se souvint qu'il n'avait jeté qu'un coup d'œil inattentif sur les thèses imprimées de son discours, fournies par la section de propagande à l'Armée.

– Vous permettez, camarades…

La suite fit instantanément autour de lui un vide de trois pas pendant qu'il sortait de la poche de son pantalon de petits papiers froissés. Un énorme esturgeon aux yeux blancs pointait vers lui ses minuscules dents carnassières. Les feux des lustres se reflétaient sur la gelée ambrée. La conférence imprimée traitait de la situation internationale, de la lutte contre les ennemis du peuple, de l'enseignement technique, de l'invincibilité de l'Armée, du sentiment patriotique, de la fidélité au chef génial, guide des peuples, stratège unique. Imbéciles ! Ils m'ont donné la conférence standard des chefs du service du moral qui ont rang de généraux… « Le chef de notre grand parti et de notre invincible armée, animé d'une volonté de fer contre les ennemis de la patrie, est en même temps pénétré d'un profond amour inégalable pour les travailleurs et tous les honnêtes citoyens. “Pensez à l'homme !” Cette parole inoubliable, il la prononçait à la XIXe Conférence et elle doit être gravée en lettres de feu dans la conscience de chaque commandant d'unité, de chaque commissaire politique, de chaque… » Kondratiev renfonça ces clichés morts dans la poche de son pantalon. Renfrogné, il chercha des yeux quelqu'un. Une dizaine de visages s'offrirent à lui en esquissant des sourires empressés, nous sommes là, à votre entière disposition, camarade membre suppléant du C.C. ! Il demanda :

– Vous avez eu des suicides ?

Un officier au crâne rasé répondit très vite :

– Un seul, raisons personnelles. Deux tentatives, les deux hommes ont reconnu leur faute et sont bien notés.

Cela se passait tout à fait à côté de la réalité, dans un monde inconsistant et superficiel comme une image aérienne. Puis la réalité s'imposa soudainement : ce fut un pupitre en bois peint sur lequel Kondratiev posa sa main épaisse aux veines bleues, aux poils courts, une main qui avait sa propre vie. Il la découvrit, la regarda pendant une longue fraction de seconde, observa aussi les infimes détails du bois et de ce bois réel, de cette main lui vint la décision d'affronter simplement toute la réalité de cet instant, trois cents visages inconnus, différents, semblables pourtant, dont chacun triomphait silencieusement de l'uniformité. Attentifs, anonymes, coulés dans une chair qui faisait penser à du métal, qu'attendaient-ils de lui ? Que leur dire d'essentiellement vrai ? Déjà, il entendait sa propre voix, avec un mécontentement tendu, car elle disait des paroles inutiles, entrevues dans le résumé de la Propagande, connues par cœur dès auparavant, mille fois lues dans les éditoriaux de la presse, de ces paroles dont Trotsky dit un jour qu'en les prononçant on croyait mâcher de la ouate… Pourquoi suis-je venu ? Pourquoi sont-ils venus ? Parce que nous sommes dressés à l'obéissance. Rien ne reste de nous que l'obéissance. Ils ne le savent pas encore. Ils ne se doutent pas que mon obéissance est mortelle. Tout ce que je leur dis, même quand c'est vrai comme la blancheur de la neige, devient spectralement faux à cause de l'obéissance. Je leur parle, ils m'écoutent, quelques-uns s'efforcent peut-être de me comprendre et nous n'existons pas : nous obéissons. Une voix intérieure répondit : Obéir, c'est encore exister, et il continua le débat : C'est exister comme les nombres et les machines… Il continuait à débiter les thèses. Il voyait des Russes aux crânes rasés, de la forte race que nous avons formée en délivrant les serfs, puis en brisant leur volonté, puis en leur apprenant à nous résister sans fin pour leur reforger malgré nous, contre nous, une autre volonté. Des premiers rangs, un Mongol, les bras croisés, la tête petite, tenue droite, regardait durement Kondratiev dans les yeux. Un regard assoiffé jusqu'à en être cruel. Il jugeait chaque mot. Ce fut comme si le Mongol eût murmuré distinctement : « Ce n'est pas cela, camarade, tout ce que vous dites ne sert à rien, je vous assure… Taisez-vous ou trouvez des paroles vivantes… Nous sommes quand même des vivants… » Kondratiev lui répondit avec une telle assurance que sa voix changea. Derrière lui, un mouvement se fit parmi les secrétaires qui formaient, avec le commandant de la garnison, le présidium. Ils ne reconnaissaient plus les phrases de ces sortes de solennités, ils en éprouvaient l'inquiétude physique d'une erreur de commandement dans la manœuvre sur le terrain… La ligne des tanks s'infléchit tout à coup, se brise, c'est la pagaille dans laquelle naît le courroux humiliant des chefs. Le commissaire politique de l'école des chars se raidit pour contenir son trouble, sortit son porte-mine et se mit à prendre des notes, si vite que les signes se chevauchaient sur le papier… Il n'arrivait pas à saisir les phrases de l'orateur du Comité central, du Comité central, du Comité central, était-ce possible ? L'orateur disait :

– … nous sommes couverts de crimes et d'erreurs, oui, nous avons oublié l'essentiel pour vivre d'une heure à l'autre, et pourtant nous avons raison devant l'univers, devant l'avenir, devant cette magnifique et misérable patrie qui n'est pas l'Union des Républiques socialistes soviétiques ni la Russie, qui est la révolution… entendez-vous, la révolution sans territoire précis… mutilée… universelle… humaine… Sachez que dans la bataille de demain, presque toute l'active périra en trois mois… C'est vous l'active… Il faut que vous sachiez pourquoi… Le monde va se casser en deux…

Fallait-il l'interrompre ? N'était-ce pas un crime que de le laisser parler ainsi ? Le commissaire politique est responsable de tout ce qui se dit à la tribune de l'école, mais a-t-il le droit d'interrompre l'orateur du Comité central ? Le chef de la garnison, cet idiot, n'y comprendrait certes goutte, n'entendant probablement qu'un murmure de périodes ; le chef de l'école, empourpré, concentrait toute son attention sur un cendrier… L'orateur disait (le commissaire n'attrapait que des bribes de cette parole ardente, sans parvenir à les rattacher les unes aux autres) :

– … les Vieux de ma génération ont tous péri… la plupart dans l'erreur, la confusion, le désespoir… servilement… Ils avaient soulevé le monde… tous au service de la vérité… Ne l'oubliez jamais… le socialisme… la révolution… demain, bataille pour l'Europe dans la crise mondiale… Hier, Barcelone, le commencement… nous sommes arrivés trop tard, trop diminués par nos erreurs… cet oubli du prolétariat international et de l'homme… trop tard, misérables que nous sommes…

L'orateur parlait du front d'Aragon, des armes qui n'arrivèrent pas, pourquoi ? Il criait ce pourquoi d'un ton de défi, sans y répondre – allusion à quoi ? Il proclamait « l'héroïsme des anarchistes… ». Il disait (et le commissaire, saisi, ne pouvait plus détacher ses yeux de lui), il disait :

– … je ne parlerai peut-être jamais plus, jeunes gens… Je ne suis pas venu vous apporter au nom du Comité central de notre grand parti, cette cohorte de fer…

Cohorte de fer ? Le mot n'était-il pas du traître Boukharine, ennemi du peuple, agent de l'Intelligence Service ?

– … les phrases apprises que Lénine appelait notre mensonge-communiste, comm-mensonge ! Je vous demande de voir la réalité, fût-elle déroutante ou basse, avec le courage de votre jeunesse, je vous dis d'y penser librement, de nous condamner en votre for intérieur, nous les Vieux qui n'avons pas su faire mieux, je vous dis de nous dépasser en nous jugeant… Je vous convie à vous sentir des hommes libres sous votre cuirasse de discipline… à tout juger, à tout penser vous-mêmes. Le socialisme n'est pas l'organisation des machines… la mécanisation des hommes… c'est l'organisation des hommes lucides et volontaires… qui savent attendre, plier, se redresser… Vous verrez alors combien nous sommes tous grands, nous les derniers, vous les premiers de demain… Vivez en avant… Il y en a parmi vous qui ont songé à déserter, car se pendre ou s'envoyer une balle dans la tête, c'est déserter… Je les comprends à fond, j'y ai songé quelquefois moi aussi – ou je n'aurais pas le droit de leur parler… Je leur dis de voir ce vaste pays devant eux, ce vaste avenir, je leur dis… Pitoyable, celui qui ne songe qu'à sa propre vie, à sa propre mort, il n'a rien compris… et qu'il s'en aille alors, c'est le mieux qu'il puisse faire, qu'il s'en aille avec notre pitié…

L'orateur continuait dans l'incohérence, avec une telle force persuasive que le commissaire politique en perdit un moment le contrôle de lui-même et ne le retrouva qu'en entendant Kondratiev parler du chef en termes étranges :

– L'homme le plus solitaire d'entre nous tous, celui qui ne peut avoir recours à personne, accablé par sa tâche surhumaine, par le poids de nos fautes communes dans ce pays arriéré où la conscience nouvelle est chétive et malade… pervertie par le soupçon…

Mais il finit par des formules rassurantes sur le « guide génial », la « main inébranlable du pilote », le « continuateur de Lénine… ». Quand il se tut, la salle flotta tout entière dans une indécision pénible. Le présidium ne donnait pas le signal des applaudissements, les trois cents têtes de l'auditoire attendaient une suite. Le jeune Mongol se leva à demi pour battre des mains avec passion et cela déclencha un tumulte d'applaudissements inégaux, comme électrisés, dans lequel il y avait des îlots de silence. Dans le fond de la salle, Kondratiev aperçut Sacha qui n'applaudissait pas, debout, les cheveux en désordre… Le commissaire politique, tourné vers la coulisse, faisait des signes, un orchestre entonna Si demain la guerre, la salle reprit en chœur ce refrain mâle, trois ouvrières décorées, sous l'uniforme de l'Aviation-Chimie, parurent au premier plan de la tribune, l'une d'elles portant le nouveau drapeau de l'école en soie rouge-feu richement brodé d'or…

Des sourires contraints étalés sur des uniformes neufs entourèrent Kondratiev pendant le bal. Le commandant de la garnison, n'ayant rien compris au discours, mais fortifié dans sa bonne humeur par une légère ivresse, avait des grâces d'ours gorgé de sucreries. Pour les sandwiches qu'il offrait, allant les chercher au buffet, à trois salles de là, il trouvait des expressions câlines dans des moues enamourées… « Goûtez-moi de ce cher petit caviar, mon cher camarade… ah, la vie, la vie ! » Quand il traversait le cercle des danseurs, un plateau à la main, la face épanouie, les bottes si luisantes qu'elles reflétaient la soie mouvante des robes, il paraissait sur le point de glisser grotesquement à la renverse, mais il progressait cependant, malgré son embonpoint, avec une légèreté extraordinaire de cavalier des plaines. Le chef de l'école, un bouledogue rougeaud dont les minuscules prunelles bleues gardaient une expression froidement acérée, ne bougeait pas, ne disait mot, figé dans une grimace souriante de potiche, les jambes croisées, à côté du délégué du Comité central, et il ruminait des lambeaux de phrases incompréhensibles, qui pouvaient être terribles, cela il le percevait nettement, qui suspendaient sur lui, quelle que fût sa loyauté, une obscure menace. « Nous sommes couverts de crimes et pourtant nous avons raison devant l'univers… Vos aînés ont presque tous péri servilement, servilement… » C'était si incroyable qu'il s'arrêtait court dans son ruminement pour guigner du coin de l'œil Kondratiev – au fait, était-ce bien l'authentique Kondratiev, membre suppléant du C.C. ou quelque ennemi du peuple abusant de la confiance des organisations, falsifiant les documents officiels avec le concours des agents de l'étranger, pour porter au cœur de l'Armée rouge une parole de trahison ? Le soupçon le tenailla si fort qu'il se leva, s'en alla à petits pas inquiets vers le buffet, voir de près la photo du camarade encadrée de rubans rouges. Elle ne permettait pas le doute, mais les artifices de l'ennemi sont inépuisables, les complots, les procès, les trahisons des maréchaux mêmes l'ont assez prouvé. Cet imposteur pouvait être grimé ; les services d'espionnage usent des ressemblances fortuites avec un art consommé ; la photo pouvait être fausse ! Le camarade Boulkine, récemment promu lieutenant-colonel, qui avait vu disparaître, probablement fusillés, trois de ses supérieurs en trois ans, s'affola tout à fait. Sa première pensée fut de faire garder les issues et d'alerter le Service secret. Quelle responsabilité ! La sueur lui en vint au front. Au travers des couples entraînés par le mouvement du tango, il aperçut le chef de la Sûreté de la ville qui s'entretenait très sérieusement avec Kondratiev – peut-être au fait le devinait-il, l'interrogeait-il sans en avoir l'air ? Le lieutenant-colonel Boulkine, charpenté en bouledogue, le front conique, barré de plis horizontaux qui exprimaient la tension de son esprit, erra par les salons, à la recherche du commissaire politique, qu'il finit par trouver, préoccupé lui aussi, à la porte de la cabine téléphonique, fil direct avec la capitale.

– Savéliev, mon ami, lui dit Boulkine en le prenant par le bras, je ne sais pas ce qui se passe… J'ose à peine le penser… Je… Êtes-vous sûr que ce soit le véritable orateur du Comité central ?

– Que dites-vous, Filon Platonovitch ?

Ce n'était pas une réponse. Ils chuchotèrent avec effroi, firent le tour de la grande salle pour observer encore Kondratiev qui, les jambes haut croisées, fumait, se sentant bien, diverti par les danseurs parmi lesquels il y avait de belles jeunes filles et des gars de bonne substance humaine… À le voir, le respect les cloua sur place. Boulkine, le moins intelligent des deux, poussa un long soupir et murmura d'un ton confidentiel :

– Ne pensez-vous pas, camarade Savéliev, que ce pourrait être l'annonce d'un tournant du C.C. ?… L'indication d'une nouvelle ligne pour l'éducation politique des cadres subalternes ?

Le commissaire Savéliev se demanda s'il n'avait pas commis une folie en téléphonant, bien qu'en termes extrêmement circonspects, au Commissariat central, un résumé du discours Kondratiev. Il faudrait en tout cas aller dire au camarade délégué du C.C. en prenant congé de lui, que « les précieuses directives contenues dans son rapport si intéressant serviraient dès demain à orienter tout notre travail d'éducation… ». À haute voix, il conclut :

– C'est possible, Filon Platonovitch, mais avant d'avoir reçu des instructions complémentaires, je crois que nous devons nous abstenir de toute initiative…

Kondratiev s'en allait, pressé de s'évader du cercle des gradés obséquieux. Il n'y réussit que pendant un très bref instant, s'étant trouvé seul, par un hasard inconcevable, à la sortie de la grande salle pleine de musique et de mouvement. Deux visages de danseurs émergèrent devant lui, l'un charmant, qui avait un rire des yeux tout à fait printanier, l'autre fermement dessiné, que l'on eût dit éclairé d'une lueur mate : Sacha. Sacha retint sa danseuse et ils tournèrent lentement sur place pour que le jeune homme pût se pencher vers Kondratiev :

– Merci, Ivan Nicolaévitch, pour ce que vous nous avez dit…

Le mouvement rythmé ramena vers Kondratiev l'autre tête, entourée de tresses châtaines nouées sur la nuque, et elle avait sous un front sans rides des sourcils dorés ; le mouvement l'écarta, ce fut Sacha, sa bouche mate, son regard intense et voilé, qui se rapprocha. Sacha dit doucement, dans le bruit de la musique, sans émotion apparente :

– Ivan Nicolaévitch, je crois que l'on vous arrêtera bientôt.

– Je le crois aussi, dit simplement Kondratiev en leur faisant de la main un petit salut affectueux.

Il avait hâte de fuir ce monde irritant, ces grosses têtes d'intelligence rudimentaire, trop bien nourries, ces insignes de commandement, ces jeunes femmes trop bien coiffées qui n'étaient que de jeunes sexes sous des soies voyantes, ces jeunes hommes inquiets malgré eux, incapables de penser vraiment parce que plusieurs disciplines le leur interdisaient et qui portaient presque joyeusement leurs vies vers des sacrifices prochains qu'ils ne comprendraient pas… C'est peut-être une chose admirable que nous ne puissions pas dominer entièrement notre cerveau et qu'il nous impose des images et des idées que nous préférerions chasser lâchement : ainsi la vérité fait son chemin malgré l'égoïsme et l'inconscience. Dans le grand salon illuminé, pendant une valse, Kondratiev s'était tout à coup souvenu d'un matin d'inspection sur le front de l'Èbre. Inspection inutile, comme tant d'autres. Les états-majors ne pouvaient déjà remédier à rien. Ils considéraient un moment, d'un air compétent, les positions de l'ennemi sur des collines rousses mouchetées de buissons comme la peau de panthère. Le matin était d'une fraîcheur de commencement du monde, des brumes bleues s'effilochaient sur les pentes de la sierra, la pureté du ciel grandissait d'instant en instant, les rayons du soleil y montèrent prodigieusement droits, prodigieusement visibles, déployés en éventail juste au-dessus de la courbe étincelante du fleuve qui divisait les armées… Kondratiev savait que les ordres ne seraient plus ni exécutés ni exécutables, que ceux qui les donneraient, ces colonels, semblables les uns à des mécaniciens fatigués par trop de veilles, les autres à de beaux messieurs (qu'ils devaient être en vérité) sortis du ministère pour un week-end au front, tout prêts à repartir pour Paris en mission secrète, avion et wagon-lit, tous ces chefs de la défaite, héroïques et méprisables, ne se faisaient plus aucune illusion sur eux-mêmes… Kondratiev leur tourna le dos et remonta seul, par un sentier de chevrier semé de cailloux blancs, vers l'abri du chef de bataillon. À un tournant, un léger bruit sourd et rythmique l'attira vers une crête proche ; des chardons poussaient au sommet, hérissés, solitaires, sur une terre rèche et leurs buissons durs, épargnés par le bombardement de la veille, entraient dans le ciel. Juste au-dessous de ce minuscule paysage de désolation, une équipe de miliciens travaillait en silence à combler une large fosse où s'alignaient des cadavres d'autres miliciens. Les vivants et les morts portaient les mêmes vêtements, ils avaient presque les mêmes visages, ceux des morts prenant la couleur de la terre, plus navrants que terribles avec leurs bouches entrouvertes, leurs lèvres parfois gonflées et sur eux le mystère de l'absence du sang ; ceux des vivants, maigres et concentrés, inclinés vers la terre, huilés de sueur, sans regard, comme ignorés de la lumière matinale. Ces hommes travaillaient vite, avec ensemble, leurs pelletées ne faisant qu'un seul jet de terre d'où montait un petit bruit assourdi. Personne ne les commandait. Pas un ne se retourna vers Kondratiev, pas un ne perçut probablement sa présence. Gêné d'être là, derrière eux, complètement inutile, Kondratiev redescendit en s'efforçant de ne pas faire glisser les cailloux sous ses pas… Maintenant, il s'esquivait ainsi du bal et personne ne se retournait sur lui, aussi lointain pour ces jeunes soldats-danseurs que pour les miliciens-fossoyeurs de là-bas. Et de même que là-bas, l'état-major le rejoignit, s'empressa autour de lui, sollicita son avis, ici, sur le grand escalier de marbre. Il dut descendre entouré des commissaires, des secrétaires, des commandants, en déclinant leurs invitations. Les plus haut gradés lui offraient de passer la nuit chez eux, d'assister le lendemain à la manœuvre, de visiter les ateliers, l'école, le casernement, la bibliothèque, la piscine, la section disciplinaire, la cavalerie motorisée, l'hôpital modèle, l'imprimerie-ambulante… Il souriait, remerciait, tutoyait des inconnus, plaisantait même, malgré sa violente envie de leur crier : « Assez ! Taisez-vous à la fin ! Je ne suis pas de la race des états-majors, peut-on se méprendre à ma figure ? » Tous ces fantoches ne se doutaient pas qu'il serait arrêté un de ces jours, lui qui ne leur apparaissait qu'à travers l'ombre géante du sceau du Comité central…

Il dormit dans la Lincoln du C.C. Quelque part sur la route, un peu avant l'aube, un choc le tira du sommeil. Le paysage commençait à se dégager des ténèbres, c'étaient des champs noirs sous des étoiles pâles. Cette désolation nocturne, Kondratiev la retrouva quelques heures plus tard sur un visage de femme, au fond des yeux de Tamara Léontiévna, venue au rapport dans son bureau du trust des Combustibles. Il se sentait de bonne humeur, il eut un geste familier d'homme sain, il lui prit le bras en souriant, et une frayeur confuse s'insinua aussitôt en lui.

– Voyons, c'est très bien réglé, cette affaire avec le syndicat du Donietz, ce sera fait en vingt-quatre heures, mais qu'avez-vous, Tamara Léontiévna, êtes-vous malade ? Il ne fallait pas venir ce matin, si vous vous sentiez mal…

– Je serais venue à tout prix, murmurait la jeune femme, de ses lèvres décolorées, excusez-moi, il faut, il faut que je vous avertisse…

Elle fut désespérée, ne sachant comment dire.

– Allez-vous-en, Ivan Nicolaévitch, partez tout de suite et ne revenez pas ! J'ai surpris sans le vouloir une conversation téléphonique entre le directeur et… je ne sais qui… je ne veux pas savoir, je n'ai pas le droit de savoir, je n'ai pas non plus le droit de vous dire, qu'est-ce que je fais, mon Dieu !

Kondratiev lui prit chaudement les deux mains, elle avait les mains glacées.

– Voyons, voyons, je sais moi-même, Tamara Léontiévna, calmez-vous… Vous croyez que je vais être arrêté ?

Elle fit oui des paupières.

– Allez-vous-en, vite, vite…

– Mais non, dit-il, nullement.

Il se détachait d'elle, redevenant le distant sous-directeur chargé du contrôle des plans spéciaux :

– Je vous remercie, Tamara Léontiévna, vous allez compléter pour deux heures le dossier des houillères de louzovka. En attendant, demandez-moi au téléphone le Secrétaire général du parti. Insister de ma part pour obtenir le cabinet du Secrétaire général… Tout de suite, je vous prie.

Cette clarté serait celle du dernier jour ? Une chance sur mille d'obtenir l'audience… Et là ? Le beau poisson de mer tout cuirassé d'écailles, dont chacune reflète la lumière entière d'un univers asphyxiant, se débat dans la nasse en plein impossible, asphyxiant, tout cela – mais je suis prêt. Il fumait rageusement, tirant deux bouffées d'une cigarette, puis l'écrasait sur le bord de la table et la jetait violemment sur le parquet. Il en rallumait une autre aussitôt et ses mâchoires se soudaient, il s'oubliait dans son fauteuil directorial, dans cet absurde cabinet de travail, antichambre d'un lieu de supplices imprévisibles. Tamara Léontiévna revint sans frapper.

– Je ne vous ai pas appelée, dit-il hargneusement, laissez-moi seul… Ah oui, vous me passerez la communication à l'appareil…

Fuir, en effet, une mince possibilité existait peut-être ?

– Quoi encore ? Les houillères de Gorlovka ?

– Non, non, disait Tamara Léontiévna, j'ai demandé l'audience pour vous, il vous attend à trois heures précises au Comité central…

– Quoi, quoi ? Vous avez fait cela ? Mais qui vous l'a permis ? Vous êtes folle, ce n'est pas vrai ! Je vous dis que vous êtes folle !

– J'ai entendu SA VOIX, continuait Tamara, IL est venu LUI-MÊME à l'appareil, je vous assure…

Elle parlait de lui avec une vénération terrifiée. Kondratiev se pétrifiait : le gros poisson de mer qui commence à crever.

– C'est bien, dit-il sèchement. Occupez-vous du rapport du Donietz… Gorlovka et cætera… Et si vous avez mal à la tête, prenez de l'aspirine.

… Trois heures moins dix, la grande salle du Secrétariat général. Deux présidents de Républiques fédérées y conversaient à voix basse. D'autres présidents de Républiques disparurent, dit-on, en sortant d'ici… Trois heures. Le vide. Des pas dans le vide.

– Veuillez entrer…

Entrer dans le vide.

Le chef était debout dans la blancheur atténuée du vaste cabinet. Ramassé sur lui-même. Il reçut Kondratiev sans un mouvement de bienvenue. Ses yeux roux avaient un regard opaque. Il murmura : « Salut ! » d'un ton indifférent. Kondratiev n'éprouvait nulle crainte : plutôt la surprise d'être presque impassible. Bon, nous voilà face à face, toi, le chef et moi qui ne sais pas si je suis à la vérité un vivant ou un mort, abstraction faite d'une certaine durée d'importance secondaire. Eh bien ?

Le chef faisait trois ou quatre pas au-devant de lui sans lui tendre la main. Le chef le regardait de la tête aux pieds, lentement, durement, Kondratiev entendit l'interrogation trop grave pour être proférée : « Ennemi ? » et il y répondit de même sans desserrer les lèvres : « Ennemi, moi ? Es-tu fou ? »

Le chef demanda tranquillement :

– Alors, tu trahis, toi aussi ?

Tranquillement, du fond d'un calme sûr, Kondratiev répondit :

– Je ne trahis pas, moi non plus.

Chaque syllabe de cette terrible phrase se détachait comme un bloc de glace dans une blancheur polaire. Sur de telles paroles, impossible de revenir. Quelques secondes encore et tout serait fini. Pour de telles paroles, ici, on devrait être anéanti sur place, instantanément, Kondratiev les acheva fermement :

– Et tu dois le savoir.

N'allait-il pas appeler, donner des ordres d'une voix si furieuse qu'elle en paraîtrait éteinte ? Les mains ballantes du chef esquissèrent plusieurs petits mouvements incohérents. Cherchaient-elles le timbre ? Faites sortir ce misérable, arrêtez-le, supprimez-le ! Ce qu'il dit est mille fois pire que la trahison ! Une tranquille résolution tout à fait désarmée fit parler Kondratiev :

– Ne te mets pas en colère. Cela ne servirait à rien. Tout ceci m'est pénible… Écoute… Tu peux me croire, tu peux ne pas me croire, cela m'est presque indifférent, la vérité restera la vérité. Et c'est que, malgré tout…

– Malgré TOUT ?

– … je te suis fidèle… Il y a beaucoup de choses qui m'échappent. Il y en a trop que je comprends. Je suis angoissé. Je pense au pays, à la révolution, à toi, oui, à toi – je pense à eux… À eux surtout, je te le dis franchement. Leur fin me laisse un regret épouvantable : quels hommes ils étaient ! Quels hommes ! L'histoire met des millénaires à en produire de si grands ! Incorruptibles, intelligents, formés par trente, quarante années décisives, et purs, purs ! Laisse-moi dire, tu sais que j'ai raison. Tu es pareil à eux, toi, c'est ton mérite essentiel…

(Ainsi Caïn et Abel issus des mêmes entrailles sous les mêmes étoiles…)

Le chef écarta des deux mains des obstacles invisibles. Sans émotion apparente, en regardant ailleurs et même en se donnant une expression détachée, il dit :

– Pas un mot de plus sur ce thème, Kondratiev. Il fallait ce qu'il fallait. Le parti et le pays m'ont suivi… Pas à toi d'en juger… Tu es un intellectuel, toi… (un sourire malveillant s'indiqua sur sa face terne). Moi, tu sais, je ne l'ai jamais été…

Kondratiev haussait les épaules.

– Qu'est-ce que ça peut bien nous faire… Ce n'est pas le moment de discuter les travers de l'intelligentsia… Elle a rudement servi, tout de même, hein ?… Nous aurons bientôt la guerre… Les comptes se régleront, tous les sales vieux comptes, tu le sais mieux que moi… Nous périrons peut-être jusqu'au dernier en t'entraînant avec nous. Mettons les choses au mieux : tu seras le dernier d'entre les derniers. Tu tiendras une heure de plus que nous, grâce à nous, sur nos ossements. La Russie manque d'hommes, d'hommes qui aient dans la tête ce que nous avons, nous, ce qu'ils avaient, eux… Qui aient étudié Marx, connu Lénine, fait Octobre, accompli tout le reste, le meilleur et le pire ! Combien restons-nous ? Tu sais le compte, tu y figures toi-même… Et la terre va se mettre à trembler comme quand les volcans se réveillent tous à la fois, d'un continent à l'autre. Nous serons sous terre, nous, à l'heure noire et toi, tu seras seul, Voilà.

Kondratiev continua sur ce ton tristement persuasif :

– Tu seras seul sous l'avalanche, avec le pays crevant de souffrance derrière toi, une foule d'ennemis autour de toi… Personne ne nous pardonnera d'avoir commencé le socialisme même avec tant de barbarie stupide… Que tes épaules soient solides, je n'en doute pas… Solides comme les nôtres : les nôtres t'ont porté… Seulement, nous avons la place de l'individu dans l'histoire : pas très grande, cette place, surtout quand l'homme s'est isolé au sommet du pouvoir… J'espère que tes portraits, grands comme les édifices, ne te font pas illusion là-dessus ?

La simplicité de cette parole accomplissait un miracle. Ils marchèrent côte à côte sur le tapis blanc. Lequel emmenait l'autre ? Ils s'arrêtèrent devant la mappemonde : des océans, des continents, des frontières, des industries, des étendues vertes, notre sixième partie du monde, primitive, puissante et menacée… Un intense trait rouge indiquait, dans la région des banquises, la grande route de l'Arctique… Le chef s'intéressa au relief des monts Ourals : Magnitogorsk, notre nouvel orgueil, des hauts fourneaux aussi bien outillés que ceux de Pittsburgh ! C'est ça qui compte ! Le chef se retourna à demi vers Kondratiev, le geste plus distinct, la voix détendue. L'opacité de son regard se dissipait :

– Littérateur, va ! Tu devrais faire de la psychologie…

Un mouvement amusé du doigt compléta le mot : emmêler et démêler un écheveau imaginaire… Le chef sourit :

– De nos jours, mon vieux, Tchékhov et Tolstoï seraient d'authentiques contre-révolutionnaires… J'aime bien les littérateurs pourtant, sans avoir le temps de lire… Il y en a qui sont utiles… Je les fais payer très cher… Un roman leur rapporte parfois plus que plusieurs vies de prolétaires. Est-ce juste ou pas juste ? Nous avons besoin de ça… Mais je n'ai pas besoin de ta psychologie, Kondratiev.

Une pause un peu bizarre suivit. Le chef bourrait sa pipe. Kondratiev contemplait la mappemonde. Les morts ne peuvent plus bourrer leurs pipes ni s'enorgueillir de Magnitogorsk qu'ils ont construit ! Plus rien à ajouter, tout était mis au point sous une clarté impersonnelle qui ne permettait ni la manœuvre ni la crainte. Les conséquences en seraient ce qu'elles devaient être : irrévocables.

Le chef dit :

– Sais-tu que l'on t'a dénoncé ? Que l'on t'accuse de trahison ?

– Naturellement ! Comment tous ces salauds ne me dénonceraient-ils pas ? Ils ne vivent que de ça. Ils bouffent des dénonciations matin et soir…

– Ce qu'ils affirment ne semble pas invraisemblable…

– Parbleu ! Ils savent cuisiner ça. À notre époque, quoi de plus facile ? Mais quel que soit le puant galimatias qu'ils t'envoient…

– Je sais. J'ai étudié l'affaire. Une histoire espagnole plus qu'idiote… Tu as eu tort de t'en mêler, c'est certain… Qu'on en ait fait là-bas, des saletés et des bêtises, je le sais mieux que quiconque… Ce stupide procureur voulait te faire arrêter… Une fois en chemin, ils arrêteraient tout Moscou. C'est une brute dont il faudra nous débarrasser un jour. Une sorte de maniaque.

« Passons. Ma décision est prise. Tu pars pour la Sibérie orientale, on t'apportera ta nomination demain matin. Ne perds pas un jour… Zolotaya Dolina, la Vallée de l'Or, tu sais ce que c'est ? Notre Klondyke, une production augmentée chaque année de 40 à 50 %… Des techniciens admirables, plusieurs affaires de sabotage comme il se doit… »

Content de lui-même, le chef se mit à rire. La plaisanterie ne lui réussissant pas, le rendait parfois agressif. Il se voulait jovial. Son rire était toujours un peu forcé.

– Il nous faut là un homme de caractère ; des nerfs, de l'enthousiasme, l'instinct marxiste de l'or…

– Je déteste l'or, dit Kondratiev avec une sorte d'emportement.

La vie ? L'exil dans les montagnes de Yakoutie, dans la brousse blanche, au milieu des placers secrets, inconnus de l'univers ? Son être entier s'était préparé à une catastrophe, endurci à l'attendre, accoutumé à la souhaiter amèrement comme l'homme pris de vertige au-dessus d'un précipice sait qu'un double en lui aspire au soulagement de la chute. Alors quoi ? Tu me fais grâce après ce que je suis venu te dire ? Te joues-tu de moi ? Ne vais-je pas, sortant d'ici disparaître à un coin de rue ? Il est trop tard pour nous rendre confiance, tu nous as trop massacrés, je ne crois plus en toi, je ne veux pas de tes missions qui sont des pièges ! Tu n'oublieras jamais ce que je t'ai dit et si tu me fais grâce aujourd'hui, c'est pour ordonner mon arrestation dans six mois, quand le remords et le soupçon te monteront à la tête…

– Non, Iossif, je te remercie de m'accorder la vie, je crois en toi, je venais chercher ici mon salut, tu es grand quand même, toi, tu es parfois aveugle lorsque tu frappes, tu es perfide, tu es dévoré de sanglantes jalousies, mais tu es encore le chef de la révolution, nous n'avons que toi, je te remercie.

Kondratiev contint l'effusion comme la protestation. Il n'y eut pas de pause. Le chef riait de nouveau :

– Littérateur, je le disais bien. Moi, l'or, je m'en moque… Excuse-moi, c'est jour d'audience. Tu prendras le dossier de l'Or au secrétariat, étudie-le. Les rapports, tu me les enverras directement. Je compte sur toi. Bon voyage, frère !

– Entendu. Porte-toi bien. Au revoir.

L'audience avait duré quatorze minutes… Kondratiev reçut des mains d'un secrétaire une serviette de cuir sur laquelle se détachaient en lettres dorées ces mots magiques : Trust de l'Or de la Sibérie orientale. Il passa sans les voir devant des uniformes bleus. La clarté du jour lui parut transparente. Il marcha un moment parmi les passants sans penser à rien. Une joie physique montait en lui, à laquelle son esprit demeurait étranger. Il éprouvait aussi une tristesse pareille à un sentiment d'inutilité. Il alla s'asseoir sur un banc de square devant des arbres déshérités et des pelouses d'un vert insignifiant. Des enfants surveillés par une grand-mère faisaient des pâtés avec la terre fangeuse. Les longs tramways jaunes roulaient un peu plus loin ; le grondement de leurs ferrailles se répercutait contre la façade d'un building de construction récente, en verre, fer et ciment armé. Huit étages de bureaux ; cent quarante compartiments contenant les mêmes portraits du chef, les mêmes appareils à calculer, les mêmes verres de thé sur les tables des directeurs et des comptables, les mêmes existences soucieuses… Une mendiante passa, traînant des marmots après elle. « Pour l'amour du Christ… », disait-elle en tendant une jolie main brune, pure de lignes. Kondratiev y mit une poignée de menue monnaie. Sur chacune de ces piécettes, se souvint-il, on pouvait lire : Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! Il se passa la main sur le front. Ce cauchemar serait fini ? Oui, fini, pour un temps au moins, mon petit cauchemar personnel – mais tout le reste continue, rien n'est éclairci, aucune aube ne point sur les tombes, aucun espoir véritable n'est permis pour demain, il faut encore que nous cheminions à travers les ténèbres, la glace, le feu… Stefan Stern est sans doute mort, il faut le souhaiter pour lui. Kiril Roublev a disparu ; avec lui s'éteint la lignée de nos théoriciens de la grande époque… Il ne reste plus dans nos écoles supérieures que de plates canailles armées d'une dialectique inquisitoriale aux trois quarts morte. Les noms et les visages se pressaient dans sa mémoire comme de coutume. Quel paisible mouvement, celui des miliciens de l'Èbre qui couvraient de terre, à lourdes pelletées, leurs camarades couchés dans la fosse commune ! Les mêmes hommes dans la fosse, au bord de la fosse, enterrés, fossoyeurs, les mêmes ! Ils se couvraient de terre eux-mêmes sans se décourager de vivre et de combattre. Il faut continuer, camarades, évidemment. Laver les sables aurifères. Kondratiev ouvrit la serviette du trust de l'Or. Les cartes seules l'y intéressèrent, à cause de leur magie propre, ce reflet algébrique de la terre. Celle de la région du Vitim dépliée sur le genou, Kondratiev contempla les hachures qui signifiaient des hauteurs, des teintes vertes qui indiquaient les forêts, le bleu des cours d'eau… Pas de villages, des solitudes sévères, de la brousse sur du roc, des eaux froides nuancées par le ciel et la pierre, des mousses lumineuses étalées sur les roches, la végétation basse et tenace de la taïga, des ciels indifférents. L'homme, parmi ces splendeurs décharnées de la terre, se sent abandonné à une glaciale liberté dépourvue de sens humain. Les nuits scintillent, elles ont un sens inhumain, il arrive que leur scintillement endorme à jamais le dormeur fatigué. Bodaïbo n'est sans doute qu'une bourgade administrative entourée de défrichements, en plein désert boisé, dans une clarté métallique d'éclair fixe. « J'emmènerai Tamara Léontiévna, pensa Kondratiev, elle consentira. Je lui dirai : Tu es droite comme les jeunes bouleaux de ces montagnes, tu es jeune, j'ai besoin de toi, nous allons nous battre pour l'or, entends-tu ? » Le regard de Kondratiev se détacha de la carte pour suivre une joie au-delà des choses visibles. Et il découvrit des chaussures éreintées, lacées par des ficelles, un bord de pantalon poussiéreux. L'homme ne portait qu'une chaussette, tombée comme un chiffon sale. Ses pieds exprimaient la violence et la résignation, un acharnement à quoi ? À parcourir la ville ainsi qu'une jungle pour y chercher la pitance, le savoir, les idées dont on vivra le lendemain sans apercevoir les étoiles refoulées dans leur immensité par les enseignes lumineuses. Kondratiev tourna lentement la tête pour examiner son voisin, un jeune homme dont les mains se nouaient sur un cahier ouvert rempli d'équations. Il avait cessé de lire, ses yeux gris exploraient le square avec une attention aiguë et désœuvrée. En chasse, toujours en proie à la même âpreté désolée ? « Dans cette détresse et cet ennui, personne à qui serrer la main », dit le poète, mais le vagabond Maxim l'Amer, Gorki, transcrit : « Personne à qui casser la gueule… » Un front obstiné sous la visière de la casquette relevée à la mode des voyous. Des traits irréguliers, travaillés à l'intérieur par une violence anémiée, le grain de la peau blafard. Des yeux nets : pas alcoolique. Le mouvement du corps du jeune homme sur le banc gardait un élan flexible. Ce dormeur-là, couché sur la terre nue des Sibéries, aucun scintillement d'étoiles ne le tuerait, car son acharnement ne s'endormait jamais. Kondratiev l'oublia un moment.

… Tels devaient être les rôdeurs de la taïga du Haut-Angara, du Vitim, de la Tchara, de la Zolotaya Dolina, Vallée de l'Or. Ils suivent à d'invisibles traces les bêtes des bois, ils devinent l'orage, ils craignent l'ours, ils le tutoient comme un frère aîné qu'il est sage de respecter. Ce sont eux qui apportent aux comptoirs de la solitude les fourrures argentées et des bourses de cuir rebondies, pleines de grains d'or – pour le trésor de guerre de la République socialiste. Un petit fonctionnaire silencieux parce qu'il a perdu l'habitude de la parole, qui vit seul avec sa femme, son chien, sa mitraillette et les oiseaux du ciel, dans une isba en gros rondins noircis, pèse les grains d'or, compte les roubles, vend la vodka, les allumettes, la poudre, le tabac, la précieuse bouteille vide, fait des inscriptions au livret de travail de l'Équipe coopérative des chercheurs d'or. Il avale en souriant un verre d'eau-de-vie, il établit un calcul, il dit à l'homme de la taïga : « Camarade, ce n'est pas assez. Tu n'as rempli la tâche prévue par le plan de la production qu'à raison de 92 %… Ça ne va pas. Rattrape-toi ou je ne pourrai plus te vendre de l'alcool… » Il le dit d'une voix éteinte, et il ajoute : « Palmyra, apporte-nous du thé… », car sa femme s'appelle Palmyra, mais il ignore que c'est un nom merveilleux de cité disparue dans un autre monde, sous les sables, les palmes, le soleil… Ces chasseurs, ces prospecteurs, ces laveurs d'or, ces jeunes géologues, ces ingénieurs yakoutes, bouriates, mongols, toungouses, oryates, grands-russiens des capitales, jeunes communistes, membres du parti, initiés à la sorcellerie des shamans, ces commis demi-fous de solitude, leurs femmes, leurs petites Yakoutes des hameaux perdus, qui se vendent dans l'angle obscur de l'habitation, pour une pincée de grains blonds ou pour un paquet de cigarettes, les contrôleurs du trust, guettés sur les pistes par des fusils sciés, les ingénieurs qui connaissent les dernières statistiques du Transvaal et les méthodes nouvelles du forage hydraulique pour l'exploitation des couches aurifères profondes, tous, tous, ils vivent une vie magnifique sous le double signe du Plan et des nuits scintillantes, à l'avant-garde des hommes en marche, en tête à tête avec la Voie lactée ! – Le préambule du Rapport sur l'émulation socialiste et le sabotage dans les placers d'or de la Zolotaya Dolina contenait ces lignes : « … Comme le disait naguère notre grand camarade Toulaév traîtreusement assassiné par les terroristes trotskystes-fascistes au service de l'impérialisme mondial, les travailleurs de l'or forment un contingent d'élite à la pointe de l'arfilée socialiste. Ils battent Wall Street et la City avec les armes mêmes du capitalisme… » Ah, Toulaév, ce gros imbécile, et ce rabâchage de procureurs ivres de bassesse… Platement dit, pour l'or, vrai tout de même… Les vents glacés du Nord roulent vers cette contrée des nuages violacés chargés de neige. Derrière eux, la blancheur recouvre l'univers rendu à une sorte de néant. Devant eux fuient de telles multitudes d'oiseaux que le ciel en est couvert. Au couchant, certaines volées lointaines d'oiseaux blancs déroulent avec lenteur dans la nue de légers serpents dorés. Le plan doit être accompli avant l'hiver.

Kondratiev redécouvrit les chaussures lacées de ficelles du marcheur en détresse.

– Étudiant ?

– Technologie, troisième année.

Kondratiev pensait à trop de choses à la fois. À l'hiver, à Tamara Léontiévna qui viendrait, à la vie recommencée, aux enfermés de la prison intérieure où il avait cru finir cette journée, aux morts, à Moscou, à la Vallée de l'Or. Sans regarder le jeune homme – et que lui importait après tout ce maigre visage amer ? –, il dit :

– Veux-tu te battre avec l'hiver, avec le désert, avec la solitude, avec la terre, avec les nuits ? Te battre, entends-tu ? Je suis chef d'entreprise. Je t'offre du travail dans la brousse sibérienne.

L'étudiant répondit sans prendre le temps de réfléchir :

– Si c'est sérieux, j'accepte, Je n'ai rien à perdre, moi.

– Moi non plus, murmura allégrement Kondratiev.