4. BÂTIR, C'EST PÉRIR
Makéev possédait à un degré exceptionnel le don d'oublier pour grandir. Du petit paysan d'Akimovka par Klioutchévo, La Source, gouvernement de Toula, campagnes vallonnées, vertes et rousses, semées de toits de chaume, il ne lui restait qu'assez de souvenirs élémentaires pour l'enorgueillir d'avoir changé. Petit gars roux pareil à des millions d'autres, promis comme eux au destin de la glèbe, les filles du village n'en avaient pas voulu ; elles l'appelaient avec une nuance de moquerie Artiomka le Grêlé. Le rachitisme infantile donnait à ses jambes une courbe disgracieuse. À dix-sept ans, dans les batailles du dimanche soir, entre ceux de la rue Verte et ceux de la rue Puante, il assommait pourtant son adversaire d'un coup de poing de son invention, placé quelque part entre cou et oreille pour faire naître un vertige instantané… Ces rudes batailles finies, pas une fille ne voulant encore de lui, il se rongeait les ongles, assis sur le seuil délabré de sa maison, en regardant bouger dans la poussière les gros orteils puissants de ses pieds. S'il avait su qu'il y a des mots pour exprimer la méchante torpeur de ces instants-là, il eût murmuré, comme à son âge Maxime Gorki : « Quel ennui, quelle solitude et quelle envie de casser la gueule à quelqu'un ! » – pas pour le plaisir de vaincre, cette fois, mais pour s'évader de soi-même et d'un monde pire. L'Empire fit d'Artème Makéev, en 1917, sous les aigles bicéphales, un soldat passif, aussi sale, aussi désœuvré que tout autre, dans des tranchées de Volhynie. Il passa son temps à marauder dans une contrée visitée avant lui par cent mille maraudeurs pareils à lui ; à s'épouiller laborieusement au crépuscule ; à rêver le viol de rares jeunes paysannes attardées sur ces routes, maintes fois violées, du reste, par beaucoup d'autres… Lui n'osa pas. Il les suivait dans des paysages de craie aux arbres cassés, aux terres évasées en entonnoir ; et l'on y voyait tout à coup jaillir du sol une main recroquevillée, un genou, un casque, une boîte de conserve déchirée en dents de scie. Il suivait ces femmes, la gorge sèche, les muscles lamentablement assoiffés de violence, mais jamais il n'osa.
Une force bizarre, qui l'inquiéta d'abord lui-même, s'éveilla en lui quand il apprit que les paysans prenaient la terre. Il n'eut plus devant les yeux que le domaine seigneurial d'Akimovka, la résidence au fronton bas posé sur quatre colonnes blanches, la statue d'une nymphe au bord de l'étang, les jachères, les bois, le marais, les prés… Il sentit qu'il haïssait inexprimablement les possesseurs inconnus de cet univers, le sien en vérité, de toute éternité, de toute justice, mais qu'on lui avait ravi par un crime sans nom bien antérieur à sa naissance, un crime immense commis contre tous les paysans du monde. C'était ainsi depuis toujours sans qu'il le sût ; et il y avait toujours eu en lui cette haine endormie. Les souffles du vent, passant le soir sur les terres déshéritées de la guerre, lui apportèrent avec des propos inintelligibles des mots révélateurs. On appelait les seigneurs, les messieurs-dames de la résidence, des « buveurs-de-sang ». Le soldat Artème Makéev ne les ayant jamais vus, aucune image humaine ne troubla celle qui naissait de la sorte en lui ; le sang de ses camarades, il l'avait par contre maintes fois contemplé après des éclatements de shrapnel, quand la terre et l'herbe jaunie le buvaient : très rouge d'abord, à vous donner la nausée, bientôt noir ensuite et les mouches s'y mettaient.
Vers ce temps-là, Makéev pensa pour la première fois de sa vie. Ce fut comme s'il se fût mis à parler avec lui-même et il faillit rire, se trouvant comique, eh, je fais l'idiot ! Mais les paroles qui s'agençaient dans sa cervelle étaient si sérieuses qu'elles tuaient le rire et qu'il grimaça comme un homme qui soulève un poids trop lourd pour ses forces. Il se disait qu'il fallait partir, emporter des grenades sous sa capote, revenir au village, mettre le feu à la résidence, prendre la terre. D'où lui vint l'idée du feu ? La forêt s'allume parfois l'été sans que l'on sache comment. Les villages flambent sans que l'on sache où la flamme est née. L'idée du feu l'obligea à penser davantage. Pénible, en effet, de flamber la belle résidence dont on pourrait faire quoi ? Qu'en faire pour les paysans ? Les culs-terreux là-dedans, ça n'était vraiment pas possible… Le nid brûlé, chassé l'oiseau. Brûlé le nid des seigneurs, un fossé plein de terreur et de feu séparerait le passé du présent, on serait des incendiaires, et les incendiaires sont bons pour le bagne ou la potence, il faudrait donc être les plus forts, mais ceci dépassait l'intelligence formelle de Makéev, il sentit ces choses plus qu'il ne les pensa. Il se mit en route seul, en quittant la tranchée pouilleuse par les feuillées. Dans les trains, il rencontra des hommes pareils à lui, partis comme lui ; son cœur en les voyant se gonfla de force. Il ne leur dit rien cependant, car le silence le rendait fort. La résidence flamba. Un escadron de cosaques marcha vers l'insurrection paysanne par les routes vertes : les guêpes bourdonnaient sur la croupe en sueur des chevaux ; des papillons moirés fuyaient l'âcre odeur de cette troupe en marche. Avant qu'elle n'arrivât au village criminel, Akimovka par Klioutchévo, La Source, des télégrammes parvenus au district répandirent mystérieusement la bonne nouvelle : Décret sur la prise des terres, signé des Commissaires du Peuple. Les cosaques l'apprirent d'un vieux tout blanc qui surgit d'entre les arbustes au bord du chemin, sous les bouleaux écaillés d'argent. « C'est la loi, mes fils, la loi, vous ne pouvez plus rien contre la loi. » La terre, la terre ! La loi ! Ce murmure étonné monta au-dessus des cosaques et ils se mirent à délibérer. Les papillons stupéfaits se posèrent dans l'herbe, tandis que la troupe, stoppée par l'invisible décret, faisait halte, ne sachant plus où aller. Quelle terre ? À qui la terre ? Celle des seigneurs ? La nôtre ? À qui ? À qui ? L'officier consterné prit tout à coup peur de ses hommes ; mais personne ne songea à l'empêcher de fuir. Dans l'unique rue d'Akimovka, dont les maisons en rondins et torchis s'espacent, chacune penchée à sa façon au milieu d'un petit enclos feuillu, les femmes aux seins lourds faisaient des signes de croix. N'était-il pas venu pour de bon, cette fois, le temps de l'Antéchrist ? Makéev qui ne se séparait pas de sa ceinture de grenades, sortit alors, le mufle cramoisi, sur le perron de sa maison, une isba croulante au toit percé, pour leur crier, à ces sorcières, de se taire, nom de Dieu ! ou elles verraient bien, nom de Dieu de nom de… Le premier conseil des paysans pauvres de l'endroit l'élut président de son comité exécutif. Le premier arrêté que dicta Makéev à son scribe (celui de la justice de paix du district) ordonnait la fustigation des commères qui parleraient en public de l'Antéchrist, et ce texte, calligraphié en ronde, fut affiché dans la grande rue.
Makéev commençait une carrière assez vertigineuse. Il fut Artème Artémitch, président de l'Exécutif, sans savoir au juste ce qu'était l'Exécutif, mais les yeux bien enfoncés sous l'arcade sourcilière, la bouche serrée, le crâne tondu, la chemise nettoyée de bêtes et, dans l'âme, une volonté nouée comme des racines dans une fente de roche. Il fit chasser de leurs demeures des gens qui regrettaient la police de naguère, il en fit arrêter d'autres que l'on envoya au district et qui ne revinrent plus. On disait de lui qu'il était juste. Il le répéta avec un éclair mat dans le regard, du plus profond de lui-même : juste. S'il avait eu le temps de se regarder vivre, il se fût étonné d'une nouvelle découverte. De même que la faculté de penser s'était révélée à lui avec soudaineté, pour qu'il prît la terre, une autre faculté plus obscure, inexplicablement née quelque part dans sa nuque, ses reins, ses muscles, l'entraînait, le soulevait, le fortifiait. Il n'en savait pas le nom. Les intellectuels eussent appelé cette faculté la volonté. Avant d'apprendre à dire je veux, ce qui ne lui arriva qu'au bout de plusieurs années, quand il se fut accoutumé à haranguer les assemblées, il sut d'instinct ce qu'il fallait faire pour obtenir, imposer, ordonner, réussir, puis éprouver un contentement calme presque aussi bon que celui qui suit la possession d'une femme. Il ne parlait que rarement à la première personne, préférant dire Nous. Ce n'est pas moi qui veux, c'est nous qui voulons, frères. Il parla ses premières fois à des soldats rouges, dans un wagon de marchandises ; il fallait que sa voix dominât le bruit des ferrailles remuées du train en marche. Sa faculté de comprendre s'élargissait d'événement en événement, par illuminations : il voyait très bien les causes, les effets probables, les mobiles des gens, il sentait comment agir, réagir ; il eut beaucoup de mal à réduire tout cela à des mots dans sa tête, puis, ces mots à des idées, à des souvenirs, et jamais il n'y parvint tout à fait bien.
Les Blancs envahirent la contrée. Les Makéev, ces galonnés les pendaient haut et court, avec un écriteau infamant sur la poitrine Brigand ou Bolchevik, ou les deux à la fois. Makéev rejoignit les camarades dans les bois, s'empara d'un train avec eux, en descendit dans une ville de la steppe qui lui plut extraordinairement, car c'était la première grande ville de sa vie et elle vivait doucement sous un soleil torride. On y vendait au marché de grosses pastèques juteuses pour quelques kopecks. Les chameaux s'en allaient lentement par les rues ensablées. À trois kilomètres de là, couché sous des roseaux au bord d'un fleuve chaud scintillant sur les sables, Makéev tira si bien sur des cavaliers enturbannés de blanc que l'on fit de lui un sous-chef. Un peu après, en 1919, il adhéra au parti. La réunion se tenait autour d'un brasier en plein champ, sous des constellations éblouissantes. Les quinze hommes du parti, groupés autour du bureau des Trois, et les Trois, accroupis, des calepins sur les genoux, dans la lueur du feu. Après le rapport sur la situation internationale débité par une voix rugueuse qui donnait à d'étranges noms européens une consonance asiatique – Klé-man-sso, Lloy-Djorge, Guermania, Liebknecht ! –, le commissaire Kasparov demanda « si personne n'élevait d'objection à l'admission du candidat Makéev, Artème Artémiévitch, au sein du parti de la révolution prolétarienne ? – Lève-toi, Makéev », dit-il impérieusement. Makéev était déjà debout, tendu tout droit dans la lueur rougeoyante du feu, aveuglé par elle et par tous les regards fixés sur lui pour cette consécration : aveuglé aussi par une pluie d'étoiles, pourtant immobiles… « Paysan, fils de paysans travailleurs… », Makéev rectifia fièrement : « Fils de paysan sans terre ! » Plusieurs voix approuvèrent hautement son affiliation. « Adopté », dit le commissaire.
À Pérékop, quand il fallut, pour gagner la dernière bataille de cette guerre maudite, entrer dans la mer perfide de Sivach, y marcher, de l'eau jusqu'au ventre, de l'eau jusqu'aux épaules, dans les mauvais endroits – et que serait-ce dix pas plus loin, si ce n'était pas tout à coup le bouillon final ? –, Makéev, sous-commissaire du 4e bataillon, donna plusieurs fois sa vie en la disputant âprement à la peur et à la fureur. Quels trous mortels recelait cette eau blafarde sous le ciel blanc de l'aube ? Est-ce que l'on n'était pas trahi par quelque technicien du commandement ? Les mâchoires soudées, frissonnant tout entier, mais fou de résolution, fou de sang-froid, il portait son fusil à deux mains, élevé au-dessus de sa tête, donnant l'exemple. Le premier, il sortit de la mer, gravit une dune de sable, s'y coucha, le ventre doucement réchauffé, épaula, se mit à tirer, invisible, sur des hommes pris à revers qu'il voyait distinctement s'agiter autour d'un petit canon… Le soir de l'exténuante victoire, un chef, habillé de kaki neuf, se hissa sur l'avant du canon pour lire à la troupe un message du komandarm-commandant de l'armée – que Makéev n'écouta pas, ayant les reins cassés de courbatures et les paupières engluées de sommeil. À la fin, des paroles sévèrement scandées, parvinrent pourtant à son entendement :
– Quel est le valeureux combattant de la glorieuse division des steppes, qui…
Makéev se demanda, lui aussi, mécaniquement, quel pouvait être le valeureux combattant et ce qu'il pouvait bien avoir fait, mais que le diable l'emporte et toutes ces cérémonies avec ou je vais tomber de sommeil, j'en peux plus. Le commissaire Kasparov, à ce moment, arrêta sur Makéev un si drôle de regard vrillé que Makéev se crut en défaut. « Faut croire que j'ai l'air d'un ivrogne », se dit-il en faisant un gros effort pour ne pas laisser ses yeux se fermer. Kasparov cria :
– Makéev !
Et Makéev, titubant, sortit du rang, désigné par un murmure. Lui, lui, lui, Artémitch ! L'Artiomka autrefois méprisé des filles entrait dans la gloire, couvert de boue sèche jusqu'aux épaules, ivre de fatigue, ne désirant plus au monde qu'un peu d'herbe ou de paille pour s'y étendre. Le chef l'embrassa, bouche à bouche. Le chef était mal rasé, il sentait l'oignon cru, la sueur refroidie, le cheval. Puis, ils se regardèrent un court moment, à travers une brume, ainsi que s'abordent des chevaux fourbus, les yeux mouillés. Et Makéev se réveilla en reconnaissant le partisan de l'Oural, le vainqueur de Krassny-Yar, le vainqueur de l'Oufa, le vainqueur de la retraite la plus désespérée, Blücher.
– Camarade Blücher, dit-il pâteusement, je suis… je suis content de te voir… Tu es… Tu es un homme, toi…
Il lui sembla que le chef titubait comme lui, de sommeil.
– Toi aussi, répondit Blücher en souriant, tu es un homme, un vrai… Viens boire le thé, demain matin, à l'état-major de la division.
Blücher avait un visage tanné, tiré en lignes perpendiculaires, et de lourdes poches sous les yeux. De ce jour data entre eux une amitié d'hommes de la même trempe qui se voyaient une petite heure deux fois l'an, dans les camps, les solennités, les grandes conférences du parti.
En 1922, Makéev revint à Akimovka dans une Ford cahotante portant les initiales du C.C. du PC (b) de la RSFSR. Les gosses du village entourèrent la voiture. Makéev les considéra pendant quelques secondes avec une terrible intensité d'émotion : en réalité, il se cherchait parmi eux, mais trop maladroitement pour voir combien plusieurs lui ressemblaient. Il leur jeta toute sa provision de sucre et de monnaie, tapota les joues aux fillettes, plus timides, plaisanta les femmes, coucha avec la plus rieuse de celles qui avaient les seins mûrs, les dents larges, les yeux larges – et s'installa au district, dans la meilleure maison du bourg, en qualité de secrétaire de l'organisation du parti. « Quel pays arriéré !, disait-il. Tout à faire. Les ténèbres, quoi ! » Envoyé de là en Sibérie occidentale pour y présider un exécutif régional. Élu membre suppléant du C.C. dans l'année qui suivit la mort de Wladimir Illitch… Chaque année, des mentions nouvelles s'ajoutaient à la feuille de service de son dossier personnel de membre du parti appartenant à la catégorie des plus responsables. Il gravissait d'un pas sûr, honnêtement, patiemment, les échelons du pouvoir. L'oubli effaçait cependant en lui le souvenir précis de l'enfance et de l'adolescence misérables, de la guerre subie dans l'humiliation, d'un passé sans fierté et sans puissance, si bien que Makéev se sentait supérieur à tous ceux qu'il rencontrait – exception faite des hommes investis par le C.C. d'un plus haut pouvoir. Ceux-là, il les vénérait sans jalousie comme des êtres d'une essence qui n'était pas encore la sienne, mais qui serait un jour la sienne. Avec eux, il se sentait détenteur d'une autorité légitime, intégré à la dictature du prolétariat tout comme une vis en bon acier mise à sa place dans quelque admirable machine souple et compliquée.
Secrétaire de Comité régional, Makéev gouvernait Kourgansk, la ville et la contrée, depuis plusieurs années, avec l'orgueilleuse arrière-pensée de leur donner son nom : Makéevgorod ou Makéevgrad, pourquoi pas ? Le plus simple, Makéevo, lui rappelait trop le langage paysan. La proposition, émise dans les couloirs d'une conférence régionale du parti allait passer – votée à l'unanimité selon l'usage – quand, saisi d'un doute, Makéev lui-même se ravisa au dernier moment.
– Tout l'honneur de mon œuvre, s'exclamait-il à la tribune, sous la grande image de Lénine, revient au parti ! Le parti m'a fait, le parti a tout fait !
Les applaudissements éclatèrent. Makéev effrayé se demandait déjà quelles allusions malheureuses ses paroles pouvaient paraître receler à l'adresse des membres du Bureau politique. Il remonta à la tribune une heure plus tard, ayant consulté les deux récents numéros de la revue théorique Le Bolchevik pour y trouver quelques phrases qu'il lança à l'auditoire avec de courts gestes du poing en avant.
– La plus haute personnification du parti, c'est notre grand, notre génial chef ! Je propose de donner son nom magnifique à la nouvelle école que nous allons construire !
On applaudit de confiance comme on eût voté Makéevgrad, Makéevo, Makéev-City. Il descendit de la tribune en s'épongeant le front, content d'avoir été habile en repoussant la gloire, pour le moment. Cela viendrait. Son nom figurerait sur les cartes, entre les courbes des fleuves, les taches vertes des forêts, les hachures des collines, les souples lignes noires des chemins de fer. Car il avait foi en lui-même autant qu'au socialisme triomphant : et sans doute était-ce la même foi.
Il ne se séparait plus, dans le présent, seul réel, de ce pays, aussi grand que la vieille Angleterre, aux trois quarts étendu sur l'Europe, débordant pour le quatrième sur des plaines et des déserts d'Asie encore sillonnés par les pistes des caravanes. Pays sans histoire : ici passèrent les Khazares au Ve siècle, pareils, sur leurs petits chevaux au poil long, aux Scythes qui les avaient précédés dans les siècles ; ils allaient fonder un empire sur la Volga. D'où venaient-ils ? Quels étaient-ils ? Ici passèrent les Petchenègues, les cavaliers de Gengis, les archers de Khoulagou-Khan, les administrateurs aux yeux bridés et les méthodiques coupeurs de têtes de la Horde d'Or, les Tatares Nogais. Plaines, plaines, les migrations de peuples s'y perdent ainsi que l'eau dans les sables. De cette légende immémoriale, Makéev ne savait que quelques noms, quelques images, mais il aimait, il comprenait les chevaux comme le Petchenègue, comme le Nogai, comme eux il déchiffrait le vol des oiseaux, comme eux des indices indiscernables aux hommes des autres races le guidaient à travers les bourrasques de neige. L'arc des siècles révolus se fût-il, par miracle, retrouvé dans ses mains qu'il s'en fût servi aussi habilement que ces inconnus divers qui avaient vécu de cette terre, y étaient morts, s'y étaient résorbés… « Tout est à nous ! », disait-il sincèrement dans les réunions publiques du club des cheminots et il eût facilement transcrit : « Tout est à moi ! », ne sachant pas bien où finissait le moi, où commençait le nous. (Le moi appartient au parti, le moi ne vaut que parce qu'il incarne, par le parti, la collectivité nouvelle ; seulement, comme il l'incarne puissamment et consciemment, le moi, au nom du nous, possède le monde.) Makéev ne s'y fût pas retrouvé en théorie. Dans la pratique, aucun doute ne l'effleurait. « J'ai quarante mille moutons, cette année, dans le district de Tatarovka ! », jetait-il allègrement à la conférence régionale de la production. « J'aurai l'année prochaine trois briqueteries en activité. Je dis à la Commission du Plan : Camarade, tu dois me donner les trois cents chevaux avant l'automne – ou tu mets en échec le plan pour l'année ! Vous voudriez rattacher au Centre ma seule station électrique ? Je ne marche pas, c'est à moi, j'épuiserai tous les recours, le C.C. en décidera. » Il disait instances pour recours, et croyant dire instances disait insistances.
Deux Narychkine successivement exilés à Kourgansk, à la fin du XVIIIe siècle et au début du XIXe , l'un pour des dilapidations jugées excessives quand il déplut à une impératrice obèse et vieillissante, l'autre pour des propos spirituels qu'il tint sur le jacobinisme de M. Bonaparte, bâtirent dans cette ville un petit palais rectiligne, en style empire néogrec, orné d'un péristyle à colonnes. Sur ce palais s'alignèrent les maisons en bois des commerçants, le caravansérail aux murs bas, les jardins des hôtels particuliers. Makéev installa son cabinet dans l'un des salons des gouverneurs-généraux de l'ancien régime, celui précisément où le Narychkine libéral, servi par des serves indolentes, s'était plu à relire Voltaire. Un érudit local le raconta au camarade Artème Artémiévitch. Franc-maçon, ce Narychkine, de la même loge que les décembristes, sincèrement libéral… « Vous croyez vraiment, demanda Makéev, que cette canaille féodale pouvait être sincèrement libérale ? Qu'est-ce que ça veut dire, libéral ? » Un cahier du journal de famille, des tomes dépareillés de Voltaire, un exemplaire de L'Esprit des lois portant des notes marginales de la main de ce grand seigneur traînaient encore au grenier, parmi des vieux meubles dépouillés et des portraits de famille dont l'un, signé de madame Vigée-Lebrun, une émigrée de la Révolution française, représentait un dignitaire gras d'une cinquantaine d'années, au regard châtain, très vif, à la bouche ironique et gourmande… Makéev se le fit montrer, regarda Narychkine bien en face, fit la moue à la vue d'une croix brillante qu'il portait sous le menton, toucha de la pointe de sa botte la bordure du cadre, et laissa tomber : « Pas mal. Vraie gueule de seigneur. À envoyer au musée régional. » On lui traduisit le titre du livre de Montesquieu. Il ricana : « Esprit d'exploiteur… Envoyer à la Bibliothèque… » – « Plutôt au musée… », objecta l'érudit. Makéev se retourna vers lui et d'un ton écrasant (parce qu'il ne comprenait pas) : « Pourquoi ? » L'érudit intimidé ne répondit rien. Sur la porte en acajou à deux battants on mit un écriteau : Cabinet du secrétaire régional. À l'intérieur, grand bureau ; quatre téléphones, dont un fil direct avec Moscou. C.C. et Exécutif central ; des palmiers nains entre les hautes fenêtres, quatre profonds fauteuils de cuir – les seuls que possédât la ville ; sur le mur de droite, carte de la région spécialement dessinée par un ex-officier déporté, sur le mur de gauche, carte de la Commission du plan économique, indiquant l'emplacement des usines futures, des voies ferrées à construire, d'un canal à creuser, de trois cités ouvrières à bâtir, des bains, des écoles, des stades à créer dans la ville… Derrière le confortable fauteuil du secrétaire régional, grand portrait à l'huile du secrétaire général, acheté huit cents roubles aux Magasins universels de la capitale ; lustré, luisant, ce portrait où la tunique verte du chef paraissait découpée dans du gros carton peint, où le demi-sourire du chef s'égarait dans une nullité absolue. – L'aménagement du cabinet fini, Makéev rentra chez lui plein d'une joie sourde.
– Épatant, ce portrait du Chef. Ça, c'est de l'art prolétarien ! dit-il épanoui.
Mais qu'est-ce qui manquait ici ? Quel vide bizarre, irritant, inconvenant, inconcevable ? Il tourna sur ses talons, vaguement mécontent, et les gens autour de lui, l'architecte, le secrétaire du Comité de la ville, le commandant de l'édifice, l'économe, la secrétaire privée éprouvèrent tous le même malaise. Makéev cherchait.
– Et Lénine ? dit-il enfin.
Il reprit avec un reproche presque tonnant :
– Vous avez oublié Lénine, camarades ! Ha ha ha !
On l'entendit rire avec insolence au milieu de la confusion générale. Le secrétaire du Comité de la ville se ressaisit le premier :
– Mais non, camarade Makéev, du tout. On s'est dépêchés de finir ce matin, on n'a pas eu le temps de le placer ici, tenez, la bibliothèque : Œuvres complètes d'Illitch, édition de l'Institut ; au-dessus le même petit buste que chez moi, vous savez.
– Ah bien, dit Makéev, les yeux encore pleins de petites étincelles railleuses.
Et avant de congédier son monde, il énonça d'un ton sentencieux :
– Ne jamais oublier Lénine, camarades, c'est la loi du communiste.
Les gens sortis du cabinet, Makéev se carra dans son fauteuil mobile, le fit joyeusement tourner en plusieurs sens, trempa la plume neuve dans l'encre rouge et, sur le bloc-notes à en-tête (P.C. de L'U.R.S.S. Comité régional de Kourgansk. Le secrétaire régional) mit une grande signature paraphée : A. A. Makéev, qu'il admira un peu. Ensuite, apercevant les téléphones, il leur sourit de ses joues pleines. « Allô, la ville. 76. » D'une voix radoucie : « Alia, c'est toi ? (Rieur, presque câlin.) Rien, rien. Ça va chez toi ? Oui, bon, à tout à l'heure. » Prit le deuxième appareil : « Allô, Sûreté, cabinet du chef. Bonjour, Tikhone Alexéitch, viens donc vers quatre heures. Ta femme va mieux ? Oui, bon, bon. » Merveilleux, tout ça. Il jeta un long regard de convoitise sur le fil direct de Moscou, mais ne trouva rien à dire d'urgent aux hommes du Kremlin ; mit pourtant la main sur l'appareil (si j'appelais la Commission centrale du Plan, au sujet des transperts routiers ?), n'osa pas. Le téléphone, autrefois, l'émerveillait, instrument magique ; maladroit à s'en servir, il le redouta longtemps, perdant beaucoup trop de son assurance devant le petit cornet noir de l'écouteur. Cette magie redoutable, mise tout entière à son service, lui paraissait maintenant un signe de puissance. On craignit, dans les petits comités locaux, ses appels directs. Sa voix impérieuse éclatait dans l'appareil : « Ici, Makéev. (On entendait seulement un Eev surgi.) C'est vous, Ivanov ? Encore des scandales, hein ?… Tolérerai pas… sanctions immédiates… Vous donne vingt-quatre heures !… » Il jouait de préférence ces scènes en présence de quelques collaborateurs déférents. Le sang affluait à sa face massive, à son crâne rasé, large et conique. La semonce terminée, il déposait brusquement le cornet acoustique, levait dans le vague un visage de carnassier mécontent, feignait de ne voir personne, ouvrait un dossier, pour se calmer en apparence. (Mais tout cela n'était qu'un rite intérieur.) Malheur au membre du parti, traduit devant une commission de contrôle, dont le dossier personnel lui tombait à cet instant-là sous la main ! Makéev, d'un œil infaillible, trouvait en quarante secondes le point faible de l'affaire : « s'est prétendu fils de paysans pauvres, en réalité fils d'un diacre ». Le vrai fils de paysans sans terre ricanait durement et, dans la colonne des décisions proposées, mettait : « excl. » (exclure) suivi d'un M implacable, le tout au gros crayon bleu. De ces dossiers-là, il gardait une mémoire déconcertante, capable de les repérer entre cent autres pour maintenir sa décision dix-huit mois plus tard, quand la chemise, grossie d'une douzaine de notes, reviendrait de Moscou. Capable même, si la Commission centrale de Contrôle émettait un avis favorable au maintien du pauvre bougre dans le parti, « avec avertissement grave », de s'y opposer de nouveau avec une habileté machiavélique. Ces affaires-là on les connaissait à la C.C.C., on pensait avec indulgence que Makéev y réglait des comptes personnels, personne au monde ne se doutant du désintéressement absolu de ses colères jouées pour le prestige. Un seul des secrétaires de la C.C.C. se permit parfois de réviser ces décisions : Toulaév. « Échec à Makéev », murmurait Toulaév dans ses grosses moustaches en faisant réintégrer l'exclu que ni lui ni Makéev n'avaient vu, ne verraient jamais. Lors de leurs rares rencontres de Moscou, Toulaév, plus grand personnage que Makéev, tutoyait familièrement ce dernier, mais en lui disant « camarade » pour marquer les distances entre bolcheviks. Toulaév appréciait le caractère de Makéev. Les deux hommes, au fond, se ressemblaient, Toulaév étant plus instruit, plus souple, plus blasé sur l'exercice quotidien du pouvoir (il avait suivi les cours d'une école commerciale en qualité de premier commis chez un gros négociant de la Volga). Toulaév faisait une plus grande carrière. Il lui arriva de plonger Makéev dans une confusion intolérable en relatant devant une assemblée qu'à la manifestation du 1er mai on avait pu compter dans le cortège, à Kourgansk, cent trente-sept portraits, de diverses dimensions, du camarade Makéev, secrétaire régional ; en racontant aussi l'inauguration d'une pouponnière Makéev dans un village kazak qui avait depuis émigré tout entier vers de nouveaux pâturages… ; Makéev, effondré sous les rires, eut des larmes aux yeux, une toux s'étrangla dans sa gorge tandis que, debout, congestionné au-dessus des faces hilares, il demandait la parole… Il ne l'eut pas, car un membre du Bureau politique entrait, vêtu d'une élégante tunique de cheminot, et la salle se levait tout entière pour l'ovation rituelle de sept à huit minutes. Toulaév aborda Makéev en fin de séance.
– Je t'ai bien bourré les côtes ; hein, frère ? Ne te fâche pas pour si peu. Si l'occasion s'en présente, tape-moi dessus sans te gêner. Tu prends un verre ?
C'était le bon temps de la rude fraternité.
En ce temps-là le parti faisait peau neuve. Finis les héros, il fallait de bons administrateurs, des hommes pratiques et non point romantiques. Finis, les élans aventureux de la révolution internationale, planétaire et cætera, pensons à nous-mêmes, bâtissons le socialisme chez nous, pour nous. Le renouvellement des cadres, faisant place aux hommes de second rang, rajeunissait la République. Makéev contribua aux épurations, se fit une renommée d'homme pratique dévoué à la « ligne générale », apprit à répéter pendant une heure d'horloge les phrases officielles qui mettent l'âme en repos. Il éprouva une étrange émotion à recevoir un jour Kasparov. L'ancien commissaire de la division des steppes, le chef des jours brûlants de la guerre civile, entra doucement dans le cabinet du secrétaire régional, sans frapper ni se faire annoncer, vers trois heures de l'après-midi, un jour d'été torride. Un Kasparov vieilli, maigri, rapetissé, en blouse et casquette blanches. « Toi ! », s'exclama Makéev, et il se jeta au-devant du visiteur, l'embrassa, le serra sur sa poitrine. Kasparov paraissait léger. Ils s'assirent face à face dans les fauteuils profonds et le malaise naquit, éteignant la joie.
– Eh bien, dit Makéev, qui ne savait que dire, où vas-tu comme cela ?
Kasparov avait son visage tendu, au regard sévère, des bivouacs dans les steppes d'Orenbourg, de la campagne de Crimée, de Pérékop… Il considérait énigmatiquement Makéev, le jugeant peut-être. Makéev en éprouva une gêne.
– Nommé par le C.C., dit Kasparov, à la direction des transports fluviaux d'Extrême-Orient…
Makéev supputa immédiatement l'étendue significative de cette disgrâce : lointain exil, fonction purement économique, alors qu'un Kasparov eût pu gouverner Vladivostok ou Irkoutsk – pour le moins.
– Et toi ? dit Kasparov, avec une sorte de tristesse dans l'intonation. Pour dissiper le malaise, Makéev se leva, herculéen, massif, la tête glabre. Des taches de sueur parurent sur sa blouse.
– Moi, je bâtis, dit-il joyeusement. Viens voir.
Il conduisit Kasparov devant la carte de la Commission du Plan, irrigations, briqueteries, dépôts de chemins de fer, écoles, bains, haras ; regarde, vieux, comme le pays croît à vue d'œil, nous rattraperons en vingt ans les États-Unis d'Amérique, moi, j'y crois parce que je suis à pied d'œuvre. Sa voix sonnait un peu faux, il s'en aperçut. C'était celle des entretiens officiels… Kasparov écarta d'un geste à peine esquissé les vaines paroles, les plans économiques, la fausse joie du vieux camarade – et c'était bien ce que craignait confusément Makéev. Kasparov dit :
– Tout ça, c'est très bien, mais le parti est au carrefour. C'est le destin de la révolution qui se décide, frère.
Chance inouïe, le téléphone émit à cet instant un grincement aigrelet. Makéev donna des ordres pour le secteur étatisé du commerce. Puis, écartant à son tour ce qu'il préférait ignorer, l'air ingénu, ses larges mains charnues bien ouvertes en un mouvement de démonstration :
– Dans cette contrée-ci, mon vieux, tout est décidé sans retour. La ligne générale, je ne vois que ça. Je vais de l'avant ! Repasse d'ici trois ou quatre ans, tu ne reconnaîtras ni la ville ni les campagnes. Un monde neuf, mon vieux, une nouvelle Amérique ! Un parti jeune, inaccessible à la panique, plein de confiance. Veux-tu présider avec moi ce soir, le défilé sportif des Jeunesses ? Tu verras.
Kasparov hocha évasivement la tête. Encore un thermidorien fini, belle brute administrative connaissant par cœur les quatre cents phrases d'idéologie courante qui dispensent de penser, de voir, de sentir – et même de se souvenir, et même d'éprouver le moindre remords quand on fait les plus sales choses. Il y eut de l'ironie et aussi du désespoir dans le petit sourire dont s'éclaira le visage creusé de Kasparov. Makéev se hérissa sous les effluves de ces sentiments tout à fait étrangers à sa nature, qu'il devina pourtant.
– Oui, oui, bien sûr, disait Kasparov, d'une voix singulière.
Il parut se mettre à l'aise, fit sauter les boutons du col de sa blouse, jeta sa casquette dans l'un des fauteuils, s'assit commodément, les jambes croisées sur le dossier de l'autre.
– Pour un beau cabinet, c'est un beau cabinet, ça. Méfie-toi, Artémitch, du confort bureaucratique, C'est de la vase ; on s'y noie.
Entendait-il être délibérément désagréable ? Makéev en perdit un peu contenance. Kasparov le regardait posément de ses drôles d'yeux gris, calmes dans le danger, calmes dans la passion.
– Artémitch, j'ai fait d'autres réflexions. Nos plans sont irréalisables dans la mesure de 50 à 60 %. Pour les réaliser dans la mesure des 40 % restants, il faudra abaisser les salaires réels de la classe ouvrière au-dessous du niveau qu'ils atteignaient sous le régime impérial – bien au-dessous du niveau actuel des pays capitalistes même arriérés… As-tu réfléchi à cela ? Permets-moi d'en douter. Il faudra dans six mois tout au plus déclarer la guerre aux paysans et se mettre à les fusiller, c'est certain comme deux et deux font quatre. Pénurie de marchandises industrielles plus dépréciation du rouble, disons franchement : inflation cachée, bas prix des céréales imposés par l'État, résistance naturelle des possesseurs des grains, tu connais la chanson. As-tu songé aux suites ?
Makéev avait trop le sentiment du réel pour se permettre une objection, mais il eut peur qu'on entendît, du corridor, de telles paroles prononcées dans son cabinet (sacrilèges ; attentatoires à la doctrine du chef, à tout). Elles le cinglaient, elles le troublaient : il se rendit compte qu'il employait le plus clair de ses efforts à ne pas se tenir lui-même ce terrible langage. Kasparov continuait :
– Je ne suis ni un lâche ni un bureaucrate, je sais le devoir envers le parti. Ce que je te dis, je l'ai écrit au Bureau politique, chiffres à l'appui. Nous avons été trente à signer, tous des rescapés des vieilles prisons, du Taman, du Pérékop, de Cronstadt… Devine comment l'on nous a répondu ? Pour moi, l'on m'a d'abord envoyé inspecter les écoles du Kazakstan, qui n'ont ni maîtres ni locaux, ni livres ni cahiers… On m'envoie maintenant compter les chalands à Krassnoyarsk, ce dont je me contrefous, tu t'en rends compte. Mais que les criminelles sottises continuent pour le plaisir de cent mille bureaucrates trop fainéants pour comprendre qu'ils vont au-devant de leur propre perte et qu'ils entraînent la révolution avec eux, de cela je ne me fous pas du tout. Et toi, mon vieux, tu tiens une place honorable dans la hiérarchie de ces cent mille. Je m'en doutais un peu. Je me demandais quelquefois : qu'est-ce qu'il va devenir ce Makéitch, s'il n'est pas déjà un ivrogne fini ?
Makéev allait et venait nerveusement d'une carte murale à l'autre. Ces mots, ces idées, la présence même de Kasparov lui devenaient intolérablement pénibles, comme s'il se fût senti tout à coup sale, des pieds à la tête, à cause de ces mots, de ces idées, de Kasparov. Les quatre téléphones, les moindres détails du cabinet revêtaient des tonalités odieuses. Et pas d'issue dans les voies de la colère possible, pourquoi ? Il répondit d'un ton las :
– Laissons ces sujets. Tu sais que je ne suis pas un économiste. J'exécute les directives du Parti, voilà tout, maintenant comme autrefois à l'armée avec toi. Et tu m'apprenais à obéir pour la révolution. Qu'est-ce que je peux de plus ? Viens dîner à la maison tout à l'heure. Tu sais, j'ai une nouvelle femme, Alia Saïdovna, une Tatare. Tu viendras ?
Kasparov perçut, sous le ton dégagé, une imploration. Montre-moi que tu m'estimes encore assez pour t'asseoir à ma table, avec ma nouvelle femme, c'est tout ce que je te demande. Kasparov remit sa casquette, sifflota devant la fenêtre ouverte sur le jardin public (disque de gravier rutilant de soleil ; petit buste en bronze noir, juste au milieu).
– Bon, à ce soir, Artémitch ; tu as une jolie ville…
– N'est-ce pas ? reprit vivement Makéev, soulagé.
En bas, le crâne en bronze de Lénine luisait, d'un éclat de pierre polie. Le dîner fut bon, servi par Alia, qui était petite et potelée, de formes arrondies, avec une grâce de bête mate, propre, bien nourrie, des tresses d'un noir bleuté enroulées sur les tempes, des yeux de biche, un profil en courbes douces, toutes les lignes du visage et du corps fondues. De vieilles monnaies d'or de l'Iran lui pendaient aux oreilles, ses ongles étaient passés au rouge grenat. Elle offrit à Kasparov le pilaf, la pastèque juteuse, le vrai thé « comme on n'en trouve plus nulle part », dit-elle gentiment. Kasparov s'abstint d'avouer qu'il n'avait pas, depuis six mois, fait un repas aussi bon. Il garda son masque le plus aimable, raconta les trois seules anecdotes qu'il connût et qu'en lui-même il appelait « les trois petites histoires pour soirées idiotes », s'exaspéra sans rien en laisser paraître à voir le joli rire des dents blanches et des seins ronds d'Alia, le gros rire satisfait de Makéev ; poussa la complaisance jusqu'à les féliciter de leur bonheur.
– Il vous faudrait un serin, dans une jolie cage assez grande, ça fait bien dans un intérieur intime…
Makéev faillit deviner le sarcasme, mais Alia explosait :
– Je l'ai déjà dit, camarade. Demandez donc à Artème si je ne le lui ai pas déjà dit !
Les deux hommes sentirent en se quittant qu'ils ne se reverraient plus – sinon en ennemis.
Visite de mauvais augure : les embêtements commencèrent un peu après. Les épurations du parti et des administrations venaient de finir, énergiquement conduites par Makéev. Il ne restait plus à Kourgansk, dans les bureaux, qu'un faible pourcentage d'anciens, c'est-à-dire d'hommes formés dans les tourmentes des dix années écoulées ; les tendances de gauche (trotskyste), de droite (Rykov-Tomski-Boukharine) et de faux loyalisme (Zinoviev-Kaménev) paraissaient bien anéanties, sans l'être tout à fait en réalité, car la sagesse commandait de réserver l'avenir. Mais les blés rentraient mal. Makéev, conformément aux messages du C.C., visita les villages, y prodigua les promesses et les menaces, se fit photographier entouré de moujiks, de femmes et de gosses ; organisa plusieurs cortèges de cultivateurs enthousiastes qui livraient tout leur blé à l'État. On se rendait à la ville en long convoi de charrettes chargées de sacs, avec des drapeaux rouges, des transparents proclamant un dévouement unanime au parti, des portraits du chef et d'autres du camarade Makéev, portés comme des étendards par les jeunes gens. Un grand air de fête régnait sur ces manifestations. L'Exécutif du soviet régional envoyait à la rencontre de ces cortèges l'orchestre du club des cheminots ; des opérateurs de cinéma appelés de Moscou par téléphone arrivèrent en avion pour filmer l'un de ces convois rouges que l'U.R.S.S. entière vit ensuite défiler sur l'écran. Makéev l'accueillait, debout sur un camion, en criant d'une voix retentissante : « Honneur aux laboureurs d'une terre heureuse ! » Le soir de ce même jour, il veilla tard, dans son cabinet, en compagnie du chef de la Sûreté, du président de l'Exécutif du Soviet et d'un envoyé extraordinaire du C.C., parce que la situation se révélait grave : stocks insuffisants, rentrées insuffisantes, diminution certaine des emblavures, hausse illicite des prix sur les marchés, essor de la spéculation. L'envoyé extraordinaire du C.C. annonça des mesures draconiennes qu'il faudrait appliquer « d'une main de fer ». « Assurément », dit Makéev, craignant de comprendre.
Ainsi s'ouvrirent les années noires. Sept pour cent environ des cultivateurs expropriés puis déportés quittèrent la contrée dans des wagons à bestiaux, sous les clameurs, les pleurs, les malédictions des mioches, des femmes échevelées, des vieillards fous de fureur. Des terres tombèrent en friche, le bétail disparut, on mangea les tourteaux destinés à nourrir les bêtes, il n'y eut plus ni sucre ni pétrole, ni cuir ni chaussures, ni tissu ni papier, il y eut partout la faim aux visages faux et blafards, les chapardages, les combines, la maladie ; la Sûreté décima en vain les services de l'élevage, de l'agriculture, des transports, du ravitaillement, de l'industrie sucrière, de la répartition… Le C.C. recommanda l'élevage du lapin. Makéev fit placarder que « le lapin sera la pierre angulaire de l'alimentation prolétarienne », et les lapins du gouvernement local – les siens – furent les seuls dans la région qui ne crevèrent pas tout au début de l'élevage, parce qu'ils furent les seuls nourris. « Or le lapin même a besoin de manger avant d'être mangé », constatait ironiquement Makéev. La collectivisation de l'agriculture embrassa 82 % des foyers… « Si grand l'enthousiasme socialiste des paysans de la région », écrivit la Pravda qui publia à cette occasion le portrait du camarade Makéev, « organisateur combatif de cette marée montante ». Ne demeuraient en dehors des kolkhozes que des paysans isolés dont les maisons sommeillaient à l'écart des routes, quelques hameaux peuplés de Mennonites, un village où résistait un ancien partisan de l'Irtych, deux fois décoré de l'ordre du Drapeau rouge, qui avait connu Lénine et que l'on n'arrêtait pas pour cette raison… Une fabrique de conserves de viande se construisait cependant, pourvue d'un outillage américain du dernier modèle, et complétée par une tannerie, une cordonnerie, une manufacture de cuirs spéciaux pour l'armée : elle fut achevée dans l'année où la viande et le cuir disparurent. On construisit aussi des habitations confortables pour les dirigeants du parti et les techniciens, une cité ouvrière non loin de la fabrique morte… Makéev faisait face à tout, guerroyait à la vérité « sur trois fronts » pour exécuter les ordres du C.C., accomplir le plan d'industrialisation, ne pas laisser mourir la terre. Où prendre le bois sec pour les constructions, les clous, le cuir, les vêtements de travail, les briques, le ciment ? À chaque instant les matériaux faisaient défaut, les hommes affamés volaient ou se sauvaient, il ne restait entre les mains du grand bâtisseur que des papiers, circulaires, rapports, ordres, thèses, prévisions officielles, textes de discours comminatoires, motions votées par les brigades de choc. Makéev téléphonait, se jetait dans sa Ford, maintenant usée comme une vieille voiture d'état-major d'autrefois, arrivait à l'improviste sur un chantier, comptait lui-même, les sourcils terriblement froncés, les tonneaux de ciment, les sacs de chaux, interrogeait les ingénieurs : les uns mentaient en jurant de construire même sans bois ni briques, les autres mentaient en démontrant l'impossibilité de construire avec ce ciment-là. Makéev se demandait s'ils ne conspiraient pas tous la perte de l'Union et la sienne. D'abord, Makéev sentait, savait qu'ils disaient en tout la vérité ; Makéev, sa serviette sous le bras, la casquette sur la nuque, se faisait conduire à toute allure, à travers les taillis et les plaines vers le kolkhoze « Gloire à l'Industrialisation ! » qui n'avait plus un cheval, où les dernières vaches allaient mourir faute de fourrage, où l'on venait de voler nuitamment trente bottes de foin, peut-être pour nourrir des chevaux portés morts, mais cachés en réalité dans la forêt dormante de Tchertov-Rog. La Corne du Diable. Le kolkhoze semblait désert, deux jeunes communistes venus de la ville y demeuraient au milieu de l'hostilité et de l'hypocrisie générales, le président, si désemparé qu'il en bafouillait, expliquait au camarade secrétaire du Comité régional que les enfants étaient tous malades de faim, qu'il fallait tout de suite au moins un camion de pommes de terre pour que l'on puisse reprendre le travail des champs, les rations allouées par l'État à la fin de l'année écoulée (une année de disette) ayant été insuffisantes de deux mois, nous le disions bien, vous en souvenez-vous ? Makéev se fâchait, promettait, menaçait inutilement, gagné par un désespoir stupide… Vieilles histoires sans fin répétées, archiconnues, il en perdait le sommeil. La terre dépérissait, les bêtes crevaient, les gens crevaient, le parti souffrait d'une sorte de scorbut, Makéev voyait mourir jusqu'aux routes où les charrois ne passaient plus, envahies par l'herbe…
Tellement haï, lui-même, par les gens, qu'il ne sortait plus en ville à pied que par nécessité, se faisant alors accompagner d'un agent civil qui le suivait à un mètre, la main sur la poche-revolver ; lui-même marchait avec une canne, prêt à parer l'agression. Sa maison, il la fit entourer de clôtures et garder par des miliciens. Le drame se corsa tout à coup dans la troisième année de disette, le jour où il reçut par le téléphone de Moscou l'ordre confidentiel de procéder avant les semailles d'automne à une nouvelle épuration des kolkhozes afin de réduire les résistances cachées.
– Qui a signé cette décision ?
– Le camarade Toulaév, troisième secrétaire du C.C.
Makéev remercia sèchement, coupa la communication, asséna un coup de poing mou sur la table.
– C'est positivement fou…
Une bouffée de haine lui monta à la tête contre Toulaév, les longues moustaches de Toulaév, la face large de Toulaév, le bureaucrate sans cœur Toulaév, l'affameur Toulaév… Alia Saïdovna vit rentrer ce soir-là un Makéev mauvais, ressemblant à un bouledogue. Il ne l'entretenait que très rarement des affaires ; il se parlait davantage à lui-même car, sous le coup de l'émotion, penser en silence lui devenait difficile. Alia au doux profil mat, des monnaies d'or sous les lobes de ses jolies oreilles, l'entendit gronder :
– Je ne veux pas d'une nouvelle famine, moi. Nous avons payé notre écot, mon vieux, ça suffit. Je ne marche plus. La région n'en peut plus. Les routes meurent ! Non, non, non, non. J'écris au C.C.
Il le fit, après une nuit blanche, une nuit d'angoisse. La première fois de sa vie, Makéev refusait d'exécuter un ordre du C.C., y dénonçait l'erreur, la folie, le crime. Tantôt c'était trop fort, tantôt pas assez : à se relire, terrifié de sa propre audace, il se disait qu'il eût réclamé lui-même l'exclusion et l'arrestation de quiconque se fût permis de commenter en ces termes une directive du parti. Mais les labours envahis par l'ivraie, les pistes mangées par l'herbe, les enfants aux ventres ballonnés par la faim, les échoppes vides du commerce-détail étatisé, les regards noirs des paysans étaient là, réellement là. Il déchira coup sur coup plusieurs brouillons. Alia, chaude et inquiète, se retournait, fiévreuse, dans le grand lit ; elle ne l'attirait plus que rarement – petite femelle qui ne comprendrait jamais. Le mémoire sur la nécessité de différer ou annuler la circulaire Toulaév concernant la nouvelle épuration des kolkhozes partit le lendemain. Makéev eut la migraine, traîna dans les chambres, en pantoufles, débraillé, derrière les volets clos à la grande chaleur. Alia lui apportait, sur un plateau, des petits verres de vodka, des concombres salés, de grands verres d'eau si fraîche que la buée les endiamentait. L'insomnie lui laissait les yeux rouges, il avait les joues velues, ne s'étant pas rasé, il sentait la sueur…
– Tu devrais faire un voyage, Artème, suggéra Alia, ça te ferait du bien.
Il l'aperçut : la chaleur hallucinante de trois heures embrasait la ville, les plaines, les steppes environnantes, transperçait les parois de la demeure, brasillait dans les veines alourdies. Trois pas à peine le séparaient d'Alia qui recula, chancela au bord du divan, renversée, violemment pétrie du cou aux genoux par les mains sèches d'Artème, la bouche écrasée par sa bouche suffocante ; déchiré le kaftan de soie qui ne cédait pas assez vite, meurtries les jambes insuffisamment promptes à s'ouvrir…
– Alia, tu es veloutée comme une pêche, dit Makéev en se relevant, rafraîchi. Le C.C. va voir maintenant si c'est cet imbécile de Toulaév qui a raison – ou moi !
La possession de la femme lui procurait pour un moment le sentiment d'une victoire sur l'univers.
Sa bataille contre Toulaév, Makéev ne pouvait que la perdre en quinze jours. Accusé par son puissant adversaire de verser dans la « déviation opportuniste de droite », il se vit au bord de l'abîme. Des chiffres et plusieurs lignes du mémoire Makéev cités pour dénoncer « les incohérences de la politique agraire du Bureau politique » et « le funeste aveuglement de certains dirigeants », se retrouvaient dans un document probablement rédigé par Boukharine et livré à la Commission de Contrôle par un indicateur. Makéev, se voyant perdu, se renia sur l'heure avec passion. Le Politbureau et l'Orgbureau – bureau d'organisation – décidèrent de le maintenir à son poste puisqu'il abjurait ses erreurs et procédait avec une énergie exemplaire à la nouvelle épuration des kolkhozes. Loin d'épargner ses propres protégés, il se montra si soupçonneux envers eux que plusieurs prirent le chemin des camps de concentration. Rejetant sur eux ses propres responsabilités, il refusait durement de les voir ou d'intercéder pour eux. Du fond des prisons, certains écrivirent qu'ils n'avaient fait qu'exécuter ses ordres.
– L'insouciance contre-révolutionnaire de ces éléments démoralisés, dit alors Makéev, ne mérite aucune indulgence. Ils ne visent qu'à discréditer la direction du parti.
Lui-même finissait par le croire.
N'allait-on pas se souvenir de son désaccord avec Toulaév lors de l'élection du Conseil suprême ? Un flottement dans les comités du parti inquiéta Makéev. En maint endroit on préférait aux candidatures de dirigeants communistes celles des hauts fonctionnaires de la Sûreté ou des généraux. Jour de joie ! La rumeur officielle rapporta ce propos d'un membre du Bureau politique : « La candidature Makéev est la seule possible dans la région de Kourgansk… Makéev est un bâtisseur. » Les transparents surgirent aussitôt en travers des rues, clamant : Votez pour le bâtisseur Makéev ! – candidat unique, du reste. À la première session du Conseil suprême, à Moscou, Makéev, à l'apogée de son destin, rencontra dans les couloirs Blücher.
– Salut, Artème ! lui dit le commandant en chef de la valeureuse Armée spéciale du Drapeau rouge de l'Extrême-Orient.
Makéev, enivré, répondit :
– Salut, maréchal ! Comment vas-tu ?
Ils allèrent ensemble au buffet, bras dessus, bras dessous comme de vieux copains qu'ils étaient. Épaissis tous les deux, les visages pleins et soignés, des poches de fatigue sous les yeux, habillés de drap fin bien coupé, décorés : Blücher portait sur le sein droit quatre plaques éclatantes, trois de l'ordre du Drapeau rouge, une de l'ordre de Lénine ; Makéev, moins héroïque, n'avait qu'un Drapeau rouge et l'insigne du Travail… L'étrange fut qu'ils n'eurent rien à se dire. Ils échangèrent avec une joie sincère des phrases de journal :
– Alors, tu bâtis, mon cher vieux ? Ça va ? Heureux, solide ?
– Alors, maréchal, tu les tiens en respect les petits Japs ?
– Ça oui, ils peuvent toujours venir !
Des députés du Nord sibérien, de l'Asie centrale, du Caucase, en costumes nationaux s'attroupaient pour les considérer. Makéev, sur qui rejaillissait la gloire de l'homme de guerre, s'admirait lui-même. Il pensa : « Nous ferions un beau cliché. » Le souvenir de cet instant mémorable lui devint amer à quelques mois de là, après les combats de Tchang-Kou-Feng où l'armée d'Extrême-Orient reconquit sur les Japonais deux hauteurs contestées dominant la baie de Possiet, dont l'importance stratégique jusqu'alors ignorée se révélait énorme. Le message d'information du C.C., consacré à ces événements glorieux, ne fit pas mention du nom de Blücher. Makéev comprit et fut glacé. Il se sentit compromis. Blücher, Blücher descendait à son tour aux ténèbres souterraines ! Inconcevable !… Quelle chance que nul cliché n'ait fixé l'image de leur dernier entretien !
Makéev vivait assez calmement au milieu des proscriptions parce qu'elles ravageaient surtout des cercles dirigeants d'autrefois et de la veille auxquels il n'appartenait plus. « En gros, socialement, la vieille génération est usée… Tant pis pour elle, l'époque n'est pas aux sentiments… Héros d'hier, déchets d'aujourd'hui, c'est la dialectique de l'histoire… » Ses arrière-pensées lui disaient que sa génération à lui montait, par contre, pour remplacer celle qui succombait. Des hommes moyens devenaient grands, leur jour venu, n'était-ce point justice ? Bien qu'il eût connu et admiré au pouvoir bon nombre des accusés des grands procès, il acceptait leur fin avec une sorte de zèle. Ne comprenant que l'argument épais, l'énormité des accusations ne lui déplaisait pas – nous ne sommes pas des subtils, nous autres, et quoi de plus naturel que d'accabler sous le mensonge l'ennemi qu'il faut supprimer ? Exigence de la psychologie des masses d'un pays arriéré. Appelé au pouvoir par les sous-ordres du chef unique, incorporé à la puissance des proscripteurs, Makéev ne s'était jamais senti menacé. En abattant Blücher, une invisible faux l'effleurait. Le maréchal avait-il été relevé de son commandement ? Arrêté ? Allait-il reparaître ? Si on ne le jugeait pas, c'était peut-être que tout n'était pas encore fini pour lui ; quoi qu'il en fût, on ne prononçait plus son nom… Makéev eût voulu l'oublier, mais ce nom, cette ombre le poursuivaient dans son travail, dans son silence, dans son sommeil, il eut peur, en prenant la parole devant des fonctionnaires de la région, de tout à coup jeter ce nom obsédant au travers d'une période. Et plus il le chassait de son âme, plus ce nom revenait sur ses lèvres, au point qu'il crut l'avoir mêlé, dans un message lu à haute voix, à ceux des membres du Bureau politique…
– La langue ne m'a-t-elle pas fourché ? demanda-t-il d'un ton négligent, à l'un des membres du Comité régional.
Et une angoisse folle le tenaillait.
– Mais non, répondit le camarade interrogé. C'est singulier. Vous l'avez cru ?
Makéev le regarda, saisi d'une vague terreur. « Il se joue de moi… » Les deux hommes rougirent, embarrassés.
– Vous avez été très éloquent, Artème Artémiévitch, dit le membre du Comité, pour rompre la gêne. Vous avez lu l'adresse au Bureau politique avec un magnifique élan…
Makéev acheva de se troubler. Ses grosses lèvres remuaient en silence. Il faisait un effort insensé pour ne pas dire : « Blücher, Blücher, Blücher, vous entendez ? J'ai nommé Blücher, Blücher… » Son interlocuteur s'inquiéta :
– Vous vous sentez mal, camarade Makéev ?
– Un étourdissement, dit Makéev, qui avalait sa salive.
Il surmonta cette crise, il vainquit l'obsession, Blücher ne reparut pas, ce fut un peu plus fini chaque jour. D'autres disparitions, de moindre importance, continuaient. Makéev décida fermement de les ignorer. « Les hommes tels que moi ont besoin d'un cœur de pierre. Nous bâtissons sur des cadavres, mais nous bâtissons. »
Cette année-là, les épurations et les mutations de personnel ne prirent fin, dans la région de Kourgansk, qu'au milieu de l'hiver. À la veille du printemps, par une nuit de février, Toulaév fut tué à Moscou. Makéev, en apprenant cette nouvelle, poussa un cri de joie. Alia, le corps moulé dans de la soie, faisait des patiences. Makéev jeta devant lui l'enveloppe rouge des messages confidentiels.
– En voilà un qui ne l'a pas volé ! Tête de pierre ! Ça l'attendait depuis longtemps. Un attentat ? Simplement quelque type dont il empoisonnait l'existence lui aura flanqué une brique sur la gueule… Il l'a bien cherché, avec son caractère de chien hargneux…
– Qui ? demanda Alia sans lever la tête parce qu'entre elle et le roi de cœur les cartes faisaient pour la deuxième fois surgir la dame de carreau.
– Toulaév. On m'écrit de Moscou qu'il vient d'être assassiné…
– Mon Dieu, dit Alia, préoccupée par la dame de carreau, sans doute une femme blonde.
Makéev reprit avec irritation :
– Je t'ai déjà dit cent fois de ne pas invoquer Dieu comme une paysanne.
Les cartes claquèrent sous les jolis doigts aux ongles rouge sang. Agacement. La dame de carreau confirmait les allusions perfides de la femme du président du soviet, Dorothéya Guermanovna, une Allemande au grand corps mou, qui savait toutes les histoires de la ville depuis dix ans… et les réticences habiles de la manucure et les données mortellement précises de la lettre anonyme laborieusement composée en gros caractères découpés dans les journaux, il y en avait bien quatre cents collés un à un pour dénoncer la caissière du cinéma L'Aurore qui couchait auparavant avec le directeur des services communaux, devenue depuis plus d'un an la maîtresse d'Artème Artémiévitch, à preuve qu'elle avait fait l'hiver passé un avortement à la clinique du Guépeou, reçue sur recommandation personnelle, puis avait eu un congé payé d'un mois, passé à la maison de repos des travailleurs de l'Enseignement, sur recommandation spéciale, à preuve que le camarade Makéev s'était alors rendu deux fois à la maison de repos et même y avait passé la nuit… L'épître continuait ainsi plusieurs pages durant, tout en lettres chevauchantes, inégales, formant des dessins saugrenus. Alia leva sur Makéev des yeux chargés d'une attention tellement intense qu'ils en devenaient cruels.
– Qu'est-ce qu'il y a ? demanda l'homme vaguement inquiet.
– Qui est-ce que l'on a tué ? demanda la femme, défigurée par l'attention et la détresse.
– Mais Toulaév, Toulaév, es-tu sourde ?
Alia s'approcha de lui à le toucher, pâle, droite, les épaules durcies, les lèvres tremblantes :
– Et cette caissière blonde, qui est-ce qui la tuera, dis-le-moi, traître et menteur ?
Makéev commençait à saisir la gravité du choc pour le parti : remaniement du C.C., règlement des comptes dans les bureaux, attaques de fond contre la droite, accusations mortelles contre la gauche exclue, ripostes, quelles ripostes ? Un vent nocturne, énorme et tournoyant, chassait de cette chambre la calme lumière du jour, l'enveloppait, lui faisait courir jusque dans ses moelles des frissons froids… À travers ces terribles souffles noirs, la pauvre apostrophe tremblée d'Alia, le pauvre masque brouillé d'Alia lui parvenaient mal.
– Fous-moi la paix ! cria-t-il, hors de lui.
Il ne savait pas penser à la fois aux grandes choses et aux petites. Il s'enferma avec son secrétaire privé pour préparer le discours qu'il prononcerait le soir à l'assemblée extraordinaire des fonctionnaires du parti, un discours massue, crié du fond de la poitrine, ponctué du poing fermé. Il parla comme s'il se fût battu là, en combat singulier, avec les ennemis du parti. Ceux des Ténèbres, la contre-révolution mondiale, le trotskysme au groin de métal marqué d'une croix gammée, le fascisme, le Mikado… « Malheur à la vermine puante qui a osé lever une main armée contre notre grand parti ! Nous l'anéantirons à jamais, jusque dans sa descendance ! Éternelle mémoire à notre grand, à notre sage camarade Toulaév, bolchevik de fer, disciple inébranlable de notre chef bien-aimé, le plus grand des hommes de tous les siècles !… » À cinq heures du matin, trempé de sueur, entouré de secrétaires éreintés, Makéev corrigeait encore le texte sténographique de son discours qu'un courrier spécial, partant deux heures plus tard, apporterait à Moscou. Quand il se coucha, le grand jour régnait lumineusement sur la ville, les plaines, les chantiers, les pistes des caravanes. Alia venait de s'assoupir après une nuit de tourments. Percevant la présence du mari, voici qu'elle ouvrit les yeux sur la blancheur du plafond, la réalité, sa souffrance. Et elle descendit doucement du lit, presque nue, s'entrevit dans le miroir, les cheveux défaits, les seins tombants, blême, enlaidie, délaissée, humiliée, pareille à une vieille femme – à cause de la caissière blonde du cinéma L'Aurore. Se rendait-elle compte de ce qu'elle faisait ? Qu'allait-elle chercher dans le tiroir à colifichets ? Elle y trouva un petit couteau de chasse à manche de corne, qu'elle prit. Elle revint vers le lit. Les draps écartés, la robe de chambre ouverte, Artème dormait profondément, la bouche close, le bord des narines ourlé de gouttelettes, son grand corps nu, couvert de poils fauves, abandonné… Alia le contempla un moment comme étonnée de le reconnaître, plus étonnée encore d'y découvrir quelque chose de tout à fait inconnu, quelque chose qui lui échappait sans rémission, peut-être une présence étrangère, une âme de sommeil, pareille à une lueur secrète que le réveil dissipait. « Mon Dieu, mon Dieu, mon Dieu », se répétait mentalement Alia pressentant qu'en elle-même une force allait lever le couteau, ramasser un élan, frapper ce corps mâle étendu, ce corps mâle aimé jusqu'au fond de la haine. Où frapper ? Chercher le cœur, bien protégé par une cuirasse d'os et de chair, difficile à atteindre en profondeur, trouer le ventre offert, où les blessures sont facilement mortelles, déchirer le sexe couché dans sa toison, chair molle, exécrable et attendrissante ? Cette idée, mais ce n'était pas une idée, c'était déjà l'ébauche d'un acte, chemina ténébreusement dans les centres nerveux… Ce sombre flux en croisa un autre, d'inquiétude. Alia tourna la tête et vit que Makéev, les yeux grands ouverts, la regardait avec une sagacité terrifiante.
– Alia, dit-il simplement, jette ce couteau.
Elle fut paralysée. Redressé d'un bond, Artème lui serrait le poignet, ouvrait sa petite main débile, jetait au loin le couteau à manche de corne. Alia s'affaissait dans la honte et le désespoir, de grosses larmes étincelantes suspendues aux cils. Elle se sentait une enfant mauvaise prise en faute, sans secours concevable, et maintenant il la rejetterait loin de lui ainsi qu'une chienne malade – à noyer.
– Tu voulais me tuer ? dit-il. Tuer Makéev, secrétaire du Comité régional, toi, membre du parti ? Tuer le bâtisseur Makéev, misérable ? Me tuer pour une caissière blonde, sotte que tu es ?
La colère montait en lui, au travers de ces paroles claires.
– Oui, dit Alia, faiblement.
– Imbécile, imbécile ! On t'aurait gardée six mois dans une cave, y as-tu pensé ? Puis une nuit, vers deux heures du matin, on t'aurait emmenée derrière la gare et envoyé une balle là, tiens, là (il lui plaça une dure chiquenaude sur la nuque), comprends-tu ? Veux-tu qu'on divorce ce matin même ?
Elle dit rageusement :
– Oui.
Et en même temps plus bas, ses longs cils abaissés :
– Non. Tu es un menteur et un traître, répétait-elle avec une sorte d'automatisme en essayant de rassembler ses idées.
Elle continua :
– On a tué Toulaév pour moins et tu t'en es réjoui. Tu l'avais pourtant aidé à organiser la famine, tu le disais assez souvent ! Mais lui n'a peut-être pas menti à une femme, comme toi !
C'était de si terribles propos que Makéev ouvrit sur sa femme des yeux affolés. Il se sentit désespérément débile. La fureur seule l'empêcha de défaillir. Il éclata :
– Jamais ! Jamais je n'ai dit ni pensé ton criminel galimatias… Tu es indigne du parti… Saleté !
Il erra dans la chambre en tous sens, en gesticulant comme un dément. Alia, allongée sur le divan, le visage dans les coussins, ne bougeait pas. Il revint tout à coup vers elle, une ceinture de cuir à la main, lui écrasa la nuque de sa main gauche, et de la droite frappa, fouetta, fouetta à en perdre haleine le corps à peine couvert de soie qui se convulsait doucement sous sa poigne… Quand ce corps cessa de bouger, quand le souffle gémissant d'Alia parut s'éteindre, Makéev, apaisé, se retourna, s'écarta, revint essuyer doucement avec un tampon imbibé d'eau de Cologne le visage de sa femme devenue en quelques instants laide, d'une laideur pitoyable de petite fille… Il alla chercher de l'ammoniaque, mouilla des essuie-mains, fut diligent et habile ainsi qu'un bon infirmier… Et, reprenant ses sens, Alia vit penchés sur elle les yeux verts de Makéev, aux prunelles rétrécies, pareils à des yeux de chat… Artème lui embrassa lourdement, chaudement le visage, puis se détourna d'elle.
– Repose-toi, petite sotte, je vais travailler.
La vie normale reprit pour Makéev, entre Alia silencieuse et la dame de carreau, envoyée par précaution aux chantiers de la nouvelle usine électrique, entre plaine et forêt, où elle dirigeait l'enregistrement du courrier. Ces chantiers travaillaient vingt-quatre heures par jour. Le secrétaire du Comité régional y faisait de fréquentes apparitions afin de stimuler l'effort des brigades d'élite, de suivre lui-même l'exécution des plans hebdomadaires, de recevoir les rapports du personnel technique, de contresigner les télégrammes adressés chaque jour au Centre… Il en revenait épuisé, sous les étoiles limpides. (Pendant ce temps, quelque part dans la ville, des mains inconnues, travaillant au cœur du mystère, découpaient obstinément dans des journaux des lettres d'alphabet de toutes dimensions, les collectionnaient, les alignaient sur des feuilles de cahier ; il en faudrait bien cinq cents pour l'épître méditée. Ce patient travail s'accomplissait dans la solitude, le mutisme, l'éveil de tous les sens ; les journaux mutilés, alourdis d'une pierre, descendaient au fond d'un puits, car les brûler eût fait de la fumée – pas de fumée sans feu n'est-il pas vrai ? Les mains secrètes apprêtaient l'alphabet démoniaque, l'esprit ignoré du monde réunissait les traits, les indices épars, les éléments infinitésimaux de plusieurs certitudes cachées, inavouables…)
Makéev projetait de se rendre à Moscou pour y débattre avec les dirigeants de l'électrification la question des matériaux déficitaires ; par la même occasion, il informerait le C.C. et l'Exécutif central des progrès réalisés au cours du semestre dans l'aménagement des routes et l'irrigation (grâce à la main-d'œuvre pénitentiaire à bon marché) ; peut-être ces progrès compenseraient-ils le dépérissement de l'artisanat, la crise de l'élevage, le mauvais état des cultures industrielles, le ralentissement du travail aux ateliers du chemin de fer… Il reçut avec plaisir le bref message – confidentiel, urgent – du C.C. l'invitant à assister à une conférence des secrétaires régionaux du Sud-Ouest. Parti deux jours d'avance, Makéev dépouilla allègrement dans le coupé bleu du wagon-lit les rapports du Conseil économique de la région. Les spécialistes de la commission centrale du Plan trouveraient à lui parler ! Des champs de neige illimités, semés de pauvres toits, fuyaient dans les glaces ; l'horizon des bois était triste sous les ciels plombés, la lumière remplissait les espaces blancs d'une immense attente. Makéev contempla les belles terres noires qu'un dégel prématuré couvrait par endroits de flaques dans lesquelles se poursuivaient les nuages. « Indigente Russie, opulente Russie ! », murmurait-il parce que Lénine, en 1918, cita ces deux vers de Nekrassov. Les Makéev, à force de labourer ces terres, y faisaient surgir de l'indigence l'opulence.
À la gare de Moscou, Makéev obtint sans peine qu'on lui envoyât une auto du C.C. et ce fut une grande voiture américaine d'une forme singulière, arrondie, allongée, « aérodynamique », expliqua le chauffeur, vêtu à peu près comme les chauffeurs des millionnaires dans les films d'importation. Makéev trouva qu'en sept mois bien des choses s'étaient améliorées dans la capitale. La vie s'y poursuivait au milieu d'une transparence grise, sur le nouvel asphalte, tous les jours nettoyé des neiges, avec acharnement. Les étalages avaient bonne mine. À la commission centrale du Plan, dans un building en ciment armé, verre et acier, de deux à trois cents bureaux, Makéev, reçu en très gros personnage, selon son rang, par des fonctionnaires élégants, à grosses lunettes et complets d'allure britannique, obtint sans effort ce qu'il souhaitait : matériaux, supplément de crédits, renvoi d'un dossier au service des projets, création d'une route hors plan. Comment eût-il pu deviner que les matériaux n'existaient pas et que toutes ces compétences impressionnantes n'avaient plus elles-mêmes qu'une existence spectrale, le B.P. venant de décider en principe l'épuration et la réorganisation complète des bureaux du grand plan ? Makéev, content, fut plus important que jamais. Sa pelisse carrée, sa simple casquette fourrée, contrastaient avec la mise parfaite des techniciens et faisaient ressortir en lui le bâtisseur provincial. « Nous autres, défricheurs des terres vierges… » Il plaçait de petites phrases comme celle-ci dans l'entretien, et elles ne sonnaient pas faux.
Des rares vieux camarades qu'il tenta de rechercher le deuxième jour, pas un ne se trouva à sa portée. L'un était malade dans une clinique de la grande banlieue, trop loin ; sur deux autres, il n'obtint, par le téléphone, que des réponses évasives, Makéev, la seconde fois, se fâcha. « Ici Makéev, vous dis-je. Makéev du C.C., vous m'entendez ? Je vous demande où est Foma, on peut bien me le dire à moi, je pense… » L'incertaine voix d'homme, au bout du fil, baissa de ton comme si elle eût voulu se dérober, et murmura : « Il est arrêté… » Arrêté, Foma, bolchevik de 1904, fidèle à la ligne générale, ex-membre de la commission centrale de contrôle, membre du collège spécial de la Sûreté ? Makéev suffoqua, grimaça, perdit un moment sa contenance. Que se passait-il encore ?
Il décida de passer la soirée seul, à l'Opéra. Entré dans la grande loge gouvernementale, autrefois celle de la famille impériale, un peu après le lever du rideau, il n'y trouva qu'un couple de vieilles gens installé au premier rang vers la gauche. Makéev salua discrètement Popov, l'un des directeurs de conscience du parti, petit vieux négligé au teint gris, au profil mou, à la barbiche jaunâtre, vêtu d'une tunique grise déformée aux poches ; sa compagne lui ressemblait étonnamment. Il parut à Makéev qu'elle lui rendait à peine son salut, évitant même de tourner la tête vers lui. Popov croisa les bras sur le velours de l'appui, toussota, fit la moue, tout à fait absorbé par le spectacle. Makéev prit place à l'autre bout du rang. Les fauteuils vides agrandissaient la distance entre lui et eux ; même rapprochés, la vaste loge les eût environnés de solitude. Makéev ne parvint à s'intéresser ni à la scène ni à la musique – qui le soûlait comme une drogue, remplissant tout son être d'émoi, sa tête d'images sans suite, tantôt violentes, tantôt plaintives, sa gorge de cris prêts à naître ou de soupirs, ou d'une sorte de lamentation. Il se répéta que tout allait très bien, que c'était un des plus beaux spectacles du monde, encore qu'appartenant à la culture de l'ancien régime, mais de cette culture nous sommes les héritiers légitimes, les conquérants, Et puis, ces danseuses, ces jolies danseuses, pourquoi ne pas les oublier ? (Désirer était encore une de ses façons d'oublier.)
À l'entracte, les Popov s'en allèrent si discrètement qu'il ne s'aperçut de leur départ qu'à l'accroissement de sa solitude dans la vaste loge. Un moment il contempla debout l'amphithéâtre constellé de feux, de toilettes et d'uniformes. « Notre Moscou, capitale du monde. » Makéev sourit. Sur le chemin du foyer, un officier à lunettes biseautées, qui avait au-dessus d'une moustache habilement découpée en carré, un petit nez recourbé, en bec de chouette, le salua très respectueusement. Makéev, en lui rendant son salut, l'arrêta d'un mouvement du menton. L'autre se présenta :
– Capitaine Pakhomov, commandant du service d'ordre, heureux de vous servir, camarade Makéev.
Flatté d'être reconnu, Makéev l'eût volontiers embrassé. L'insolite solitude s'évanouissait. Makéev s'accrocha.
– Ah, vous venez d'arriver, camarade Makéev, disait Pakhomov, lentement, comme s'il réfléchissait à des choses ; alors vous ne connaissez pas nos nouvelles installations de décors, achetées à New York et montées en novembre ? Vous devriez les voir, elles ont émerveillé Meyerhold… Voulez-vous que je vous attende à l'entracte du III pour vous piloter ?
Avant de répondre, Makéev plaça d'un ton dégagé :
– Dites-moi, capitaine Pakhomov, cette petite actrice au turban vert, si gracieuse, qui est-ce ?
Le nez en bec de chouette et les yeux nocturnes de Pakhomov s'éclairèrent un peu :
– Un beau talent, camarade Makéev. Très remarquée. Paulina Ananieva. Je vous la présenterai dans sa loge, elle sera très heureuse, camarade Makéev, très heureuse, n'en doutez pas…
Et maintenant je me fous de toi, vieux moraliste, vieux renfrogné de Popov – de toi et de ta vieille femme, pareille à une vieille dinde déplumée. Que comprenez-vous à la vie des êtres forts, des constructeurs, des hommes de grand air, des hommes de combat ? Sous les planchers, au fond des caves, les rats rongent d'obscures nourritures – vous, vous dévorez les dossiers, les plaintes, les circulaires, les thèses que le grand parti vous jette dans les bureaux, et ce sera comme cela jusqu'au jour où l'on vous enterrera avec plus d'honneurs que vous n'en aurez connus de toute votre morne existence ! – Makéev s'accouda de trois quarts pour presque tourner le dos à ce couple déplaisant. Où inviter Paulina ? Au bar du Métropole ? Paulina, beau nom de maîtresse. Paulina… Se laisserait-elle entraîner ce soir ? Paulina… Makéev, envahi par une sorte de félicité, attendit l'entracte.
Le capitaine Pakhomov le guettait au tournant du grand escalier.
– Je vous montre d'abord, camarade Makéev, les nouvelles machines ; ensuite, nous passons chez Ananieva qui vous attend…
– Bien, très bien…
Makéev suivit l'officier dans un dédale de corridors de plus en plus éclairés. Une portière poussée à sa gauche lui montra des machinistes occupés autour d'un treuil ; des jeunes gens en blouse bleue balayaient la scène ; un mécanicien se jeta parmi eux, poussant devant lui une sorte de petit projecteur bas sur roues.
– C'est passionnant, n'est-ce pas ? dit l'officier à la tête de chouette.
Makéev, le cerveau plein de l'attente d'une femme, répondit :
– Magie du théâtre, cher camarade…
Ils passèrent, une porte métallique céda devant eux, se referma derrière eux, ils se trouvèrent dans l'obscurité.
– Voyons, qu'est-ce qu'il y a ? s'exclama l'officier.
– Ne bougez pas, permettez camarade Makéev, je…
Il faisait froid. L'obscurité ne dura que quelques secondes, mais quand se refit une pauvre lumière brumeuse de coulisses, de salle d'attente abandonnée, ou d'antichambre d'un enfer misérable, Pakhomov n'était plus là ; de la muraille du fond, par contre, se détachèrent plusieurs pardessus noirs, quelqu'un se rapprocha rapidement de Makéev, un type à carrure épaisse, le collet du pardessus relevé, la casquette sur les yeux, les mains dans les poches. La voix de cet inconnu murmura tout près, distinctement :
– Artème Artémiévitch, pas de scandale, je vous en prie. Vous êtes arrêté.
Plusieurs pardessus l'entouraient, se collaient à lui ; des mains habiles couraient sur lui, lui faisaient violence, repéraient son revolver… Makéev eut un haut-le-corps violent qui faillit l'arracher à toutes ces mains, à toutes ces épaules, mais elles s'alourdirent, le clouèrent sur place :
– Pas de scandale, camarade Makéev, répétait la voix persuasive. Tout s'arrangera sans doute, ce ne doit être qu'un malentendu, obéissez aux ordres… Pas de bruit, hein ! vous autres !
Makéev se laissait entraîner, presque emporter. On lui passa sa pelisse, deux hommes le prirent par les bras, d'autres le précédaient et le suivaient, ils marchaient ainsi à travers des pénombres agglomérées, comme un seul être, remuant maladroitement des jambes multipliées. L'étroit couloir les écrasa, trébuchant les uns sur les autres. Derrière une légère cloison voisine, l'orchestre éclata, avec une prodigieuse douceur. Quelque part dans les prairies, au bord d'un lac argenté, des milliers d'oiseaux saluaient l'aurore, la lumière montait de seconde en seconde, un chant s'y mêla, une pure voix de femme s'avança à travers ce matin d'outre-monde…
– Doucement, faites attention aux marches, souffla quelqu'un à l'oreille de Makéev, et il n'y eut plus ni matin, ni chant, ni rien, mais la nuit froide, une voiture noire, l'inimaginable…