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Will Mitz expliqua ce dont il s’agissait. Alors que les voiles détonaient comme des pièces d’artillerie, on s’occuperait d’abord du petit hunier, puis du grand hunier, Magnus Anders, Tony Renault, Louis Clodion, Axel Wickborn suivraient Will Mitz sur les vergues, ayant soin de ne pas lâcher la main, et, après avoir ramené la toile à eux, ils amarreraient les garcettes.
Quand ils seraient redescendus, tous se mettraient sur les drisses et hisseraient les vergues à bloc.
Albertus Leuwen, Hubert Perkins, se tiendraient à la roue du gouvernail, et Will Mitz leur indiqua comment ils devaient la manœuvrer.
L’opération commença. Après de grands efforts, deux ris étaient pris dans le petit hunier, lequel, une fois solidement étarqué d’en bas, fut orienté au plus près.
Il en fut de même pour le grand hunier. Quant à la brigantine, il n’y eut point à monter aux barres d’artimon, mais seulement à enrouler la partie inférieure de la voile sur le gui.
En ce qui concerne la misaine, on se contenta de la carguer, quitte à la rétablir si le vent mollissait aux approches du jour.
Et, maintenant, l’Alert, sous cette voilure, courait à la surface de l’océan. Il donnait parfois une bande effrayante, recevant des paquets de mer qui inondaient le pont jusqu’à la dunette. Will Mitz, debout à la barre, le redressait d’un bras vigoureux avec l’aide de l’un ou de l’autre des jeunes garçons.
Cette allure put être conservée toute la nuit, et Will Mitz ne crut même pas devoir virer de bord avant le lever du soleil. La bordée vers le nord-est, qu’il avait prise après avoir diminué de toile, se continua jusqu’au jour.
Lorsque l’aube reparut, si Will Mitz n’avait pas quitté le pont, les jeunes garçons, après s’être relayés de quatre heures en quatre heures, s’étaient reposés quelques heures.
Dès que l’horizon fut dégagé du côté du vent, Will Mitz le parcourut du regard. C’était de là que pouvait venir le danger. L’aspect du ciel n’avait rien de satisfaisant. Si le vent n’avait pas fraîchi pendant la nuit, s’il se tenait à l’état de grande brise, aucun symptôme n’indiquait un prochain apaisement. Il fallait aussi craindre des pluies violentes et des rafales contre lesquelles il y aurait certaines précautions à prendre. Peut-être serait-il nécessaire de tenir la cape afin de mieux résister en présentant le navire debout à la lame. Au lieu de faire bonne route, l’Alert perdrait alors plus qu’il ne gagnerait en direction des Antilles.
Bientôt les rafales se déchaînaient, faisant claquer les huniers et menaçant de les mettre en lambeaux. Si M. Patterson ne put sortir du carré, les autres, vêtus de capotes cirées, coiffés de surouets, restèrent sur le pont à la disposition de Will Mitz. Cette eau qui tombait à torrents, ils la recueillirent dans des bailles pour n’en point manquer, dans le cas où l’Alert serait entraîné plus au large en fuyant devant la tempête.
Dans la matinée, au prix d’efforts inouïs, Will Mitz parvint à courir une bordée au sud-ouest, ce qui le maintenait en latitude des Antilles, et, suivant son estime, à la hauteur de la Barbade, dans la partie médiane de l’archipel.
Il espérait donc pouvoir garder ses huniers à deux ris, sa brigantine et son grand foc, lorsque, l’après-midi, le vent prit plus de force, en halant un peu le nord-ouest.
La bande que donnait l’Alert était parfois si considérable que l’extrémité de la grande vergue affleurait la crête des lames, et des coups de mer le couvraient en grand.
Ils devaient se dire, en bas, Harry Markel et ses compagnons, que les choses allaient mal en haut, que le bâtiment était aux prises avec la tourmente, que Will Mitz ne pourrait gouverner… Lorsqu’il serait en perdition, peut-être faudrait-il recourir à eux ?…
Ils se trompaient, et l’Alert sombrerait sous voiles, se perdrait corps et biens, plutôt que de retomber entre les mains de ces bandits !…
Will Mitz ne défaillit pas en ces terribles circonstances, et, d’autre part, il semblait que les jeunes passagers ne voulussent pas voir le péril. Aux ordres qui leur furent donnés, ils obéirent avec autant de courage que d’adresse, lorsqu’il devint indispensable de diminuer la voilure.
Le grand hunier fut amené et serré ; la brigantine également. L’Alert resta sous son petit hunier au bas ris, – opération que facilitait le système des doubles vergues dont le navire était pourvu. À l’avant, Will Mitz fit hisser un des focs, et, à l’arrière, au mât d’artimon, un tourmentin triangulaire, assez solide pour résister à la violence de l’ouragan.
Et toujours l’immensité déserte !… Pas une voile au large !… Et, d’ailleurs, eût-il été possible d’accoster un navire, de mettre une embarcation à la mer ?…
Will Mitz vit bientôt qu’il faudrait renoncer à lutter contre le vent. Impossible de se maintenir ni au plus près, ni à la cape. Mais l’Alert avait « de la fuite », comme disent les marins, et ne risquait pas de s’affaler sur une côte d’où il n’aurait pu se relever. Il est vrai, c’était tout l’Atlantique qui s’ouvrait devant lui, et, en peu de temps, un millier de milles le sépareraient des Indes occidentales.
La barre dessous, le navire pivota, horriblement secoué, et, après avoir été assailli de lames déferlantes, risquant d’embarder sur un bord ou sur l’autre, il courut vent arrière.
Cette allure est des plus dangereuses, lorsque le bâtiment ne parvient pas à devancer les lames, lorsque sa poupe est menacée de coups de mer. La barre est extrêmement difficile et il faut se faire attacher pour ne point partir par-dessus bord.
Will Mitz obligea, malgré eux, les jeunes garçons à se réfugier à l’intérieur de la dunette. S’il avait besoin de leur aide il les appellerait.
Et là, dans ce carré, dont les cloisons craquaient, accrochés aux bancs, parfois inondés de l’eau du pont qui pénétrait au dedans, réduits à se nourrir de biscuit et de conserves, cette journée du 25 septembre fut la plus épouvantable qu’ils eussent passée jusqu’alors !
Et quelle nuit, terrible, obscure, tumultueuse ! L’ouragan se déchaînait avec une incomparable violence. Lui résister vingt-quatre heures, l’Alert le pourrait-il ?… Ne finirait-il pas par engager, et si, pour le relever, il fallait couper sa mâture, y réussirait-on ?… Le navire ne serait-il pas entraîné dans l’abîme ?…
Will Mitz était seul à la barre. Son énergie domptant sa fatigue, il soutenait l’Alert contre les embardées qui menaçaient de le mettre en travers des lames.
Vers minuit, un coup de mer, montant de cinq à six pieds au-dessus du couronnement, retomba sur la dunette avec une telle violence qu’il faillit la défoncer. Puis, précipité sur le pont, après avoir enlevé le petit canot suspendu à l’arrière, il brisa tout sur son passage, les cages à poules, les deux barils d’eau douce amarrés au pied du grand mât ; puis, arrachant la seconde embarcation de ses pistolets, il l’entraîna par-dessus bord.
Il ne restait plus qu’un seul canot, celui dans lequel les passagers avaient tenté de fuir une première fois. D’ailleurs, il n’aurait pu leur servir, et cette mer démontée l’eût englouti en un instant.
Au fracas qui fit trembler le navire jusque dans l’emplanture des mâts, Louis Clodion et quelques autres s’élancèrent hors de la dunette.
Alors la voix de Will Mitz se fit entendre au milieu du sifflement des rafales.
« Rentrez… rentrez !… criait-il.
– N’y a-t-il plus d’espoir de salut ?… demanda Roger Hinsdale.
– Si… avec l’aide de Dieu, répondit Will Mitz. Lui seul peut nous sauver… »
En ce moment un horrible déchirement se fit entendre. Une masse blanchâtre passa entre la mâture comme un énorme oiseau que l’ouragan emporte. Le petit hunier venait d’être arraché de sa vergue et il n’en restait plus que les ralingues.
L’Alert était pour ainsi dire à sec de toile et, sa barre n’ayant plus d’action, devenu le jouet des vents et de la mer, il fut déhalé vers l’est avec une épouvantable vitesse.
L’aube revenue, à quelle distance l’Alert se trouvait-il des Antilles ?… Depuis qu’il avait été obligé de fuir, n’était-ce pas à plusieurs centaines de milles qu’il fallait évaluer cette distance ?… Et, en admettant que le vent repassât dans l’est, que l’on pût installer des voiles de rechange, combien de jours faudrait-il pour la regagner ?…
Cependant la tempête parut diminuer. Le vent ne tarda pas à changer avec cette brusquerie si fréquente dans les parages des Tropiques.
Will Mitz fut tout d’abord frappé de l’état du ciel. Durant les dernières heures, l’horizon de l’est s’était dégagé des énormes nuages qui l’obstruaient depuis la veille.
Louis Clodion et ses camarades reparurent sur le pont. Il semblait que cette tempête allait prendre fin. La mer était extrêmement dure, il est vrai, et une journée suffirait à peine à calmer les lames qui déferlaient toutes blanches d’écume.
« Oui… oui… c’est la fin ! » répétait Will Mitz.
Et il levait les bras vers le ciel dans un mouvement de confiance et d’espoir auquel s’associèrent les jeunes passagers.
Il s’agissait maintenant de revenir franchement vers l’ouest. La terre, on la trouverait de ce côté, si éloignée fût-elle.
D’ailleurs, la distance ne s’était accrue qu’à partir du moment où l’Alert, ne pouvant plus louvoyer, avait dû fuir devant la tempête.
Vers midi, la force du vent avait diminué à ce point qu’un navire eût pu larguer ses ris et naviguer sous ses huniers et ses voiles basses.
Puis, à mesure qu’elle mollissait, la brise halait le sud, et l’Alert n’aurait qu’à tenir le largue pour faire bonne route.
Il convenait donc de remplacer le petit hunier, puis d’établir le grand hunier, la misaine, la brigantine et les focs.
Cette besogne se prolongea jusqu’à cinq heures du soir, et ce ne fut pas sans peine que l’on parvint à enverguer une voile nouvelle, retirée de la soute d’arrière.
À ce moment, des cris retentirent au fond de la cale, puis des coups contre les panneaux et les parois du poste. Harry Markel et ses compagnons tentaient-ils une dernière fois de se frayer quelque issue au dehors ?…
Les jeunes garçons sautèrent sur leurs armes et se tinrent prêts à en faire usage contre le premier qui se montrerait.
Mais, presque aussitôt, Louis Clodion de crier :
« Le feu est au navire !… »
En effet, une fumée qui venait de l’intérieur commençait à envahir le pont.
Nul doute, – probablement par imprudence, – quelques-uns des prisonniers, ivres de brandy et de gin, avaient laissé le feu se communiquer aux caisses de la cargaison. Déjà on entendait les fûts de la cale qui éclataient avec violence.
Cet incendie, eût-il été possible de l’éteindre ?… Peut-être, à la condition d’ouvrir les panneaux pour inonder la cale… Il est vrai, c’eût été rendre libres Harry Markel et sa bande… C’eût été permettre la reprise de l’Alert… Avant même de chercher à éteindre l’incendie, les misérables auraient massacré et jeté à la mer les passagers.
Cependant, au milieu des cris qui redoublaient, les volutes plus épaisses couraient à la surface du pont dont les coutures goudronnées commençaient à se disjoindre.
En même temps, d’autres détonations retentissaient, plus particulièrement à l’avant, où étaient rangés les barils d’alcool. Les prisonniers devaient être à moitié asphyxiés dans cette cale où l’air pénétrait à peine.
« Will… Will ! » s’écrièrent John Howard, Tony Renault, Albertus Leuwen, en tendant leurs bras vers lui…
Et ne semblaient-ils pas lui demander quelque pitié pour Harry Markel et ses compagnons ?…
Non ! Le salut commun interdirait toute faiblesse, toute humanité !…
D’ailleurs, il n’y avait pas un instant à perdre en présence d’un incendie qu’on ne pouvait éteindre, et qui aurait bientôt dévoré tout entier le navire !… Il fallait abandonner l’Alert, avec son équipage qui périrait avec lui !
Le second canot et la yole de l’arrière ayant disparu pendant la tempête, il ne restait plus que le grand canot de tribord.
Will Mitz regarda la mer, moins furieuse alors… Il regarda l’Alert enveloppé déjà d’un rideau de flammes… Il regarda les jeunes garçons épouvantés, et il cria :
« Embarque ! »