Le soleil, débordant d’un horizon semé de vapeurs « débraillées », – c’est le mot juste, – n’annonçait pas une importante modification dans l’état atmosphérique. Il semblait, au contraire, que le vent, tout en soufflant de l’ouest, accusait une certaine tendance à fraîchir.
Au surplus, ces nuages ne tardèrent pas à gagner le zénith, et, sans doute, le temps resterait couvert toute la journée, qui serait pluvieuse. Cette pluie aurait peut-être pour résultat d’amoindrir la brise, si elle n’engendrait quelques rafales, – ce que craignait Will Mitz.
Dans tous les cas, à louvoyer jusqu’au soir, il était présumable que l’Alert gagnerait peu en direction des Antilles. De là un retard dont on ne pouvait prévoir la durée. Il y aurait lieu de regretter que le vent ne se fût pas maintenu vingt-quatre heures de plus dans l’est.
Ainsi donc, lorsque le navire quitta la Barbade sous le commandement d’Harry Markel, les alizés avaient contrarié sa marche. Sans cette circonstance, il se fût trouvé à une centaine de milles plus au large en plein Atlantique. Et voici, maintenant, que c’était contre les vents d’ouest qu’il lui fallait louvoyer pour revenir aux Antilles.
Lorsque Louis Clodion rejoignit Will Mitz dès six heures du matin :
« Rien de nouveau ?… demanda-t-il.
– Rien, monsieur Louis…
– Vous ne prévoyez pas que le vent puisse changer ?…
– Je ne sais trop… S’il ne fraîchit pas, nous ne serons point gênés sous cette voilure…
– Cela nous retardera ?…
– Un peu… Néanmoins il n’y a pas à s’inquiéter… Nous arriverons tout de même… Et puis je compte apercevoir quelque navire…
– Vous avez bon espoir ?…
– Bon espoir !
– Ne voulez-vous pas prendre du repos ?…
– Non… je ne suis pas fatigué… Plus tard, si j’ai besoin de dormir, une ou deux heures de sommeil, il ne m’en faudra pas davantage. »
Si Will Mitz tenait ce langage, c’est qu’il ne voulait pas inquiéter les passagers. Au fond sa perspicacité de marin ne le laissait pas sans appréhension. À bien l’observer, il lui semblait que la mer « sentait quelque chose », étant plus agitée que ne le comportait la brise.
Il était possible qu’il y eût des gros temps dans l’ouest. En juin ou juillet, ils ne se fussent pas prolongés au delà de vingt-quatre ou de quarante-huit heures. Mais, en cette période de l’équinoxe, peut-être tiendraient-ils une ou deux semaines ?… N’est-ce pas l’époque à laquelle les Antilles ont subi d’effroyables désastres dus aux cyclones ?…
En admettant même que le vent n’allât pas jusqu’à la tempête, comment ces jeunes garçons résisteraient-ils à la fatigue en manœuvrant jour et nuit ?…
Vers sept heures, M. Patterson parut sur le pont, vint à Will Mitz, et lui serra la main.
« On ne voit pas encore la terre ?… demanda-t-il.
– Pas encore, monsieur Patterson.
– Elle est toujours dans cette direction ?… ajouta-t-il en désignant l’ouest.
– Toujours. »
De cette réponse, rassurante, il fallait bien que M. Patterson se contentât. Toutefois son imagination très surexcitée lui laissait entrevoir des retards considérables… Et si le navire ne parvenait point à rallier la Barbade ou toute autre île de l’Antilie, s’il était rejeté au large, si quelque tempête se déchaînait, que deviendrait-il sans capitaine, sans équipage ?… Le pauvre homme ne se voyait-il pas entraîné jusqu’aux extrêmes limites de l’Océan… jeté sur quelque rivage désert de la côte africaine… abandonné pendant des mois, et, qui sait, des années ?… Et alors, Mrs Patterson, ayant toute raison de se croire veuve, après l’avoir pleuré comme il convenait… Oui ! ces navrantes hypothèses se présentaient à son esprit, et ce n’est ni dans Horace ni dans Virgile qu’il eût trouvé une consolation à sa douleur !… Il ne songeait même plus à essayer de traduire la fameuse citation latine de Tony Renault.
La matinée n’amena aucun changement dans la direction du vent. À midi, Will Mitz résolut de courir un nouveau bord. Mais, la mer étant plus dure, l’Alert ne réussit pas à virer vent devant, et il fallut le faire lof pour lof.
La voilure établie, Will Mitz, succombant à la fatigue, s’étendit sur la dunette près de l’habitacle, tandis que Louis Clodion tenait la barre.
Après une heure de sommeil, il fut réveillé par des cris qui partaient de l’avant, où Roger Hinsdale et Axel Wickborn étaient de garde près du poste.
« Navire… navire !… » répétait le jeune Danois, la main tendue vers l’est.
Will Mitz se précipita vers le bossoir de tribord.
En effet, un bâtiment se montrait de ce côté, faisant la même route que l’Alert. C’était un steamer, dont on ne voyait encore que la fumée. Il marchait rapidement, et sa coque apparut bientôt à la ligne d’horizon. De ses deux cheminées s’échappait une fumée noire, et il devait pousser ses feux.
On s’imagine ce que fut l’émotion des jeunes passagers, tandis que ce bâtiment se rapprochait. Peut-être touchaient-ils au dénouement d’une situation si sérieusement aggravée avec cette persistance des vents contraires.
Toutes les lorgnettes étaient braquées sur ce steamer dont on ne perdait pas un mouvement.
Will Mitz se préoccupait surtout de la direction qu’il suivait en gagnant vers l’ouest. Mais, ce qu’il observa aussi, c’est qu’à continuer sa route, le steamer ne couperait pas celle de l’Alert, et on passerait au moins à quatre milles. Il décida donc de laisser porter, afin de croiser ce bâtiment, d’assez près pour que ses signaux fussent aperçus. On brassa les vergues des deux huniers et de la misaine, on mollit les écoutes de la brigantine et des focs, et l’Alert arriva de plusieurs quarts sous le vent.
Une demi-heure après, le steamer n’était plus qu’à trois milles. Ce devait être un transatlantique d’une ligne française ou anglaise à en juger par ses formes et ses dimensions. S’il ne modifiait pas sa marche en lofant, les deux navires ne pourraient entrer en communication.
Par ordre de Will Mitz, Tony Renault hissa au mât de misaine le pavillon de pilote, blanc et bleu, en même temps que le pavillon britannique se déployait à la corne du mât d’artimon.
Un quart d’heure s’écoula. L’Alert, vent arrière alors, ne pouvait faire davantage pour se rapprocher du steamer, qui lui restait à trois milles dans le nord. N’ayant pas reçu de réponse à leurs signaux, Roger Hinsdale et Louis Clodion allèrent prendre deux carabines au râtelier du carré. Plusieurs coups furent tirés. Le vent portant en cette direction, peut-être ces détonations seraient-elles entendues ?…
Nul doute que Harry Markel, John Carpenter, les autres, n’eussent compris ce qui se passait. L’allure du trois-mâts ayant changé, il roulait, n’étant plus appuyé comme sous l’allure du plus près. Puis des coups de feu éclataient à bord.
Il y avait donc un navire en vue, avec lequel l’Alert essayait de communiquer…
Ces misérables, se croyant perdus, redoublèrent leurs efforts pour s’échapper de la cale. Des coups violents retentirent sur les parois du poste, contre les panneaux du pont. Des hurlements de colère les accompagnaient. D’ailleurs, au premier qui eût paru, Will Mitz eût cassé la tête d’une balle de revolver.
Par malheur, la chance ne se déclara pas pour les passagers de l’Alert. On ne vit rien de leurs signaux, on n’entendit rien de leurs décharges. Une demi-heure plus tard, le steamer, éloigné de cinq à six milles, disparaissait à l’horizon.
Will Mitz, revenant au vent, reprit alors sa bordée vers le sud-ouest.
Pendant l’après-midi, l’Alert ne fit que louvoyer en gagnant peu. L’apparence du ciel n’était point rassurante. Les nuages s’épaississaient au couchant, le vent fraîchissait, la mer devenait très dure, et les lames commençaient à déferler au-dessus du gaillard d’avant. S’il ne survenait pas quelque accalmie, Will Mitz ne pourrait pas continuer à tenir le plus près, à moins de diminuer la voilure. Il était donc de plus en plus inquiet, tout en s’efforçant de dissimuler son inquiétude. Mais Louis Clodion, Roger Hinsdale, les plus sérieux, sentaient bien ce qui se passait en lui. Quand ils le regardaient et l’interrogeaient des yeux, Will Mitz détournait la tête.
La nuit qui s’approchait menaçait d’être mauvaise. Il devint nécessaire de prendre deux ris dans les huniers, un ris dans la misaine et la brigantine. Cette opération, difficile de jour avec cet équipage improvisé, le serait davantage dans l’ombre. Il fallait manœuvrer de manière à ne point être surpris, tout en résistant à cette violente brise mêlée de rafales.
En effet, que serait-il arrivé si l’Alert était rejeté dans l’est ?… Jusqu’où l’entraînerait une tempête qui durerait plusieurs jours ?… Aucune terre dans ces parages, si ce n’est, plus au nord-est, ces dangereuses Bermudes où le trois-mâts avait déjà essuyé des gros temps qui l’avaient obligé de fuir vent