Écrit en 1855

 

J’ajoute un post-scriptum après neuf ans. J’écoute ;

Êtes-vous toujours là ? Vous êtes mort sans doute,

Marquis ; mais d’où je suis on peut parler aux morts.

Ah ! votre cercueil s’ouvre : – Où donc es-tu ? – Dehors.

Comme vous. – Es-tu mort ? – Presque. J’habite l’ombre ;

Je suis sur un rocher qu’environne l’eau sombre,

Écueil rongé des flots, de ténèbres chargé,

Où s’assied, ruisselant, le blême naufragé.

– Eh bien, me dites-vous, après ? – La solitude

Autour de moi toujours a la même attitude ;

Je ne vois que l’abîme, et la mer, et les cieux,

Et les nuages noirs qui vont silencieux ;

Mon toit, la nuit, frissonne, et l’ouragan le mêle

Aux souffles effrénés de l’onde et de la grêle ;

Quelqu’un semble clouer un crêpe à l’horizon ;

L’insulte bat de loin le seuil de ma maison ;

Le roc croule sous moi dès que mon pied s’y pose ;

Le vent semble avoir peur de m’approcher, et n’ose

Me dire qu’en baissant la voix et qu’à demi

L’adieu mystérieux que me jette un ami.

La rumeur des vivants s’éteint diminuée.

Tout ce que j’ai rêvé s’est envolé, nuée !

Sur mes jours devenus fantômes, pâle et seul,

Je regarde tomber l’infini, ce linceul. –

Et vous dites : – Après ? – Sous un mont qui surplombe,

Près des flots, j’ai marqué la place de ma tombe ;

Ici, le bruit du gouffre est tout ce qu’on entend ;

Tout est horreur et nuit. – Après ? – Je suis content.

Jersey, janvier 1855.

IV.

 

La source tombait du rocher

Goutte à goutte à la mer affreuse.

L’Océan, fatal au nocher,

Lui dit : « Que me veux-tu, pleureuse ?

Je suis la tempête et l’effroi ;

Je finis où le ciel commence.

Est-ce que j’ai besoin de toi,

Petite, moi qui suis l’immense ? »

La source dit au gouffre amer :

« Je te donne, sans bruit ni gloire,

Ce qui te manque, ô vaste mer !

Une goutte d’eau qu’on peut boire. »

Avril 1854.

V. – À mademoiselle Louise B.

 

Ô vous l’âme profonde ! ô vous la sainte lyre !

Vous souvient-il des temps d’extase et de délire,

Et des jeux triomphants,

Et du soir qui tombait des collines prochaines ?

Vous souvient-il des jours ? vous souvient-il des chênes

Et des petits enfants ?

Et vous rappelez-vous les amis, et la table,

Et le rire éclatant du père respectable,

Et nos cris querelleurs,

Le pré, l’étang, la barque, et la lune, et la brise,

Et les chants qui sortaient de votre cœur, Louise,

En attendant les pleurs !

Le parc avait des fleurs et n’avait pas de marbres.

Oh ! comme il était beau, le vieillard, sous les arbres !

Je le voyais parfois

Dès l’aube sur un banc s’asseoir tenant un livre ;

Je sentais, j’entendais l’ombre autour de lui vivre

Et chanter dans les bois !

Il lisait, puis dormait au baiser de l’aurore ;

Et je le regardais dormir, plus calme encore

Que ce paisible lieu,

Avec son front serein d’où sortait une flamme,

Son livre ouvert devant le soleil, et son âme

Ouverte devant Dieu !

Et du fond de leur nid, sous l’orme et sous l’érable,

Les oiseaux admiraient sa tête vénérable,

Et, gais chanteurs tremblants,

Ils guettaient, s’approchaient, et souhaitaient dans l’ombre

D’avoir, pour augmenter la douceur du nid sombre,

Un de ses cheveux blancs !

Puis il se réveillait, s’en allait vers la grille,

S’arrêtait pour parler à ma petite fille,

Et ces temps sont passés !

Le vieillard et l’enfant jasaient de mille choses…

Vous ne voyiez donc pas ces deux êtres, ô roses,

Que vous refleurissez !

Avez-vous bien le cœur, ô roses, de renaître

Dans le même bosquet, sous la même fenêtre ?

Où sont-ils, ces fronts purs ?

N’était-ce pas vos sœurs, ces deux âmes perdues

Qui vivaient, et se sont si vite confondues

Aux éternels azurs !

Est-ce que leur sourire, est-ce que leurs paroles,

Ô roses, n’allaient pas réjouir vos corolles

Dans l’air silencieux,

Et ne s’ajoutaient pas à vos chastes délices,

Et ne devenaient pas parfums dans vos calices,

Et rayons dans vos cieux ?

Ingrates ! vous n’avez ni regrets, ni mémoire.

Vous vous réjouissez dans toute votre gloire ;

Vous n’avez point pâli.

Ah ! je ne suis qu’un homme et qu’un roseau qui ploie,

Mais je ne voudrais pas, quant à moi, d’une joie

Faite de tant d’oubli !

Oh ! qu’est-ce que le sort a fait de tout ce rêve ?

Où donc a-t-il jeté l’humble cœur qui s’élève,

Le foyer réchauffant,

Ô Louise, et la vierge, et le vieillard prospère,

Et tous ces vœux profonds, de moi pour votre père,

De vous pour mon enfant !

Où sont-ils, les amis de ce temps que j’adore ?

Ceux qu’a pris l’ombre, et ceux qui ne sont pas encore

Tombés au flot sans bords ;

Eux, les évanouis, qu’un autre ciel réclame,

Et vous, les demeurés, qui vivez dans mon âme,

Mais pas plus que les morts !

Quelquefois, je voyais, de la colline en face,

Mes quatre enfants jouer, tableau que rien n’efface !

Et j’entendais leurs chants ;

Ému, je contemplais ces aubes de moi-même

Qui se levaient là-bas dans la douceur suprême

Des vallons et des champs !

Ils couraient, s’appelaient dans les fleurs ; et les femmes

Se mêlaient à leurs jeux comme de blanches âmes ;

Et tu riais, Armand !

Et, dans l’hymen obscur qui sans fin se consomme,

La nature sentait que ce qui sort de l’homme

Est divin et charmant !

Où sont-ils ? Mère, frère, à son tour chacun sombre.

Je saigne et vous saignez. Mêmes douleurs ! même ombre !

Ô jours trop tôt décrus !

Ils vont se marier ; faites venir un prêtre ;

Qu’il revienne ! ils sont morts. Et, le temps d’apparaître,

Les voilà disparus !

Nous vivons tous penchés sur un océan triste.

L’onde est sombre. Qui donc survit ? qui donc existe ?

Ce bruit sourd, c’est le glas.

Chaque flot est une âme ; et tout fuit. Rien ne brille.

Un sanglot dit : Mon père ! un sanglot dit : Ma fille !

Un sanglot dit : Hélas !

Marine-Terrace, juin 1855.

VI. – À vous qui êtes là

 

Vous, qui l’avez suivi dans sa blême vallée,

Au bord de cette mer d’écueils noirs constellée,

Sous la pâle nuée éternelle qui sort

Des flots, de l’horizon, de l’orage et du sort ;

Vous qui l’avez suivi dans cette Thébaïde,

Sur cette grève nue, aigre, isolée et vide,

Où l’on ne voit qu’espace âpre et silencieux,

Solitude sur terre et solitude aux cieux ;

Vous qui l’avez suivi dans ce brouillard qu’épanche

Sur le roc, sur la vague et sur l’écume blanche,

La profonde tempête aux souffles inconnus,

Recevez, dans la nuit où vous êtes venus,

Ô chers êtres ! cœurs vrais, lierres de ses décombres,

La bénédiction de tous ces déserts sombres !

Ces désolations vous aiment ; ces horreurs,

Ces brisants, cette mer où les vents laboureurs

Tirent sans fin le soc monstrueux des nuages,

Ces houles revenant comme de grands rouages,

Vous aiment ; ces exils sont joyeux de vous voir ;

Recevez la caresse immense du lieu noir !

Ô forçats de l’amour ! ô compagnons, compagnes,

Qui l’aidez à traîner son boulet dans ces bagnes,

Ô groupe indestructible et fidèle entre tous

D’âmes et de bons cœurs et d’esprits fiers et doux,

Mère, fille, et vous, fils, vous ami, vous encore,

Recevez le soupir du soir vague et sonore,

Recevez le sourire et les pleurs du matin,

Recevez la chanson des mers, l’adieu lointain

Du pauvre mât penché parmi les lames brunes !

Soyez les bienvenus pour l’âpre fleur des dunes,

Et pour l’aigle qui fuit les hommes importuns,

Âmes, et que les champs vous rendent vos parfums,

Et que, votre clarté, les astres vous la rendent !

Et qu’en vous admirant, les vastes flots demandent :

Qu’est-ce donc que ces cœurs qui n’ont pas de reflux !

Ô tendres survivants de tout ce qui n’est plus !

Rayonnements masquant la grande éclipse à l’âme !

Sourires éclairant, comme une douce flamme,

L’abîme qui se fait, hélas ! dans le songeur !

Gaîtés saintes chassant le souvenir rongeur !

Quand le proscrit saignant se tourne, âme meurtrie

Vers l’horizon, et crie en pleurant : « La patrie ! »

La famille, mensonge auguste, dit : « C’est moi ! »

Oh ! suivre hors du jour, suivre hors de la loi,

Hors du monde, au delà de la dernière porte,

L’être mystérieux qu’un vent fatal emporte,

C’est beau. C’est beau de suivre un exilé ! le jour

Où ce banni sortit de France, plein d’amour

Et d’angoisse, au moment de quitter cette mère,

Il s’arrêta longtemps sur la limite amère ;

Il voyait, de sa course à venir déjà las,

Que dans l’œil des passants il n’était plus, hélas !

Qu’une ombre, et qu’il allait entrer au sourd royaume

Où l’homme qui s’en va flotte et devient fantôme ;

Il disait aux ruisseaux : « Retiendrez-vous mon nom,

Ruisseaux ? » Et les ruisseaux coulaient en disant : « Non. »

Il disait aux oiseaux de France : « Je vous quitte,

Doux oiseaux ; je m’en vais aux lieux où l’on meurt vite,

Au noir pays d’exil où le ciel est étroit ;

Vous viendrez, n’est-ce pas, vous nicher dans mon toit ? »

Et les oiseaux fuyaient au fond des brumes grises.

Il disait aux forêts : « M’enverrez-vous vos brises ? »

Les arbres lui faisaient des signes de refus.

Car le proscrit est seul ; la foule aux pas confus

Ne comprend que plus tard, d’un rayon éclairée,

Cet habitant du gouffre et de l’ombre sacrée.

Marine-Terrace, janvier 1855.

VII.

 

Pour l’erreur, éclairer, c’est apostasier.

Aujourd’hui ne naît pas impunément d’hier.

L’aube sort de la nuit, qui la déclare ingrate.

Anitus criait : « Mort à l’apostat Socrate ! »

Caïphe disait : « Mort au renégat Jésus ! »

Courbant son front pendant que l’on crache dessus,

Galilée, apostat à la terre immobile,

Songe et la sent frémir sous son genou débile.

Destin ! sinistre éclat de rire ! En vérité,

J’admire, ô cieux profonds ! que ç’ait toujours été

La volonté de Dieu qu’en ce monde où nous sommes

On donnât sa pensée et son labeur aux hommes,

Ses entrailles, ses jours et ses nuits, sa sueur,

Son sommeil, ce qu’on a dans les yeux de lueur,

Et son cœur et son âme, et tout ce qu’on en tire,

Sans reculer devant n’importe quel martyre,

Et qu’on se répandît, et qu’on se prodiguât,

Pour être au fond du gouffre appelé renégat !

Marine-Terrace, novembre 1854.

VIII. – À Jules J.

 

Je dormais en effet, et tu me réveillas.

Je te criai : « Salut ! » et tu me dis : « Hélas ! »

Et cet instant fut doux, et nous nous embrassâmes ;

Nous mêlâmes tes pleurs, mon sourire et nos âmes.

Ces temps sont déjà loin ; où donc alors roulait

Ma vie ? et ce destin sévère qui me plaît,

Qu’est-ce donc qu’il faisait de cette feuille morte

Que je suis, et qu’un vent pousse, et qu’un vent remporte ?

J’habitais au milieu des hauts pignons flamands ;

Tout le jour, dans l’azur, sur les vieux toits fumants,

Je regardais voler les grands nuages ivres ;

Tandis que je songeais, le coude sur mes livres,

De moments en moments, ce noir passant ailé,

Le temps, ce sourd tonnerre à nos rumeurs mêlé,

D’où les heures s’en vont en sombres étincelles,

Ébranlait sur mon front le beffroi de Bruxelles.

Tout ce qui peut tenter un cœur ambitieux

Était là, devant moi, sur terre et dans les cieux ;

Sous mes yeux, dans l’austère et gigantesque place,

J’avais les quatre points cardinaux de l’espace,

Qui font songer à l’aigle, à l’astre, au flot, au mont,

Et les quatre pavés de l’échafaud d’Egmont.

Aujourd’hui, dans une île, en butte aux eaux sans nombre,

Où l’on ne me voit plus, tant j’y suis couvert d’ombre,

Au milieu de la vaste aventure des flots,

Des rocs, des mers, brisant barques et matelots,

Debout, échevelé sur le cap ou le môle

Par le souffle qui sort de la bouche du pôle,

Parmi les chocs, les bruits, les naufrages profonds,

Morne histoire d’écueils, de gouffres, de typhons,

Dont le vent est la plume et la nuit le registre,

J’erre, et de l’horizon je suis la voix sinistre.

Et voilà qu’à travers ces brumes et ces eaux,

Tes volumes exquis m’arrivent, blancs oiseaux,

M’apportant le rameau qu’apportent les colombes

Aux arches, et le chant que le cygne offre aux tombes,

Et jetant à mes rocs tout l’éblouissement

De Paris glorieux et de Paris charmant !

Et je lis, et mon front s’éclaire, et je savoure

Ton style, ta gaîté, ta douleur, ta bravoure.

Merci, toi dont le cœur aima, sentit, comprit !

Merci, devin ! merci, frère, poëte, esprit,

Qui viens chanter cet hymne à côté de ma vie !

Qui vois mon destin sombre et qui n’as pas d’envie !

Et qui dans cette épreuve où je marche, portant

L’abandon à chaque heure et l’ombre à chaque instant,

M’as vu boire le fiel sans y mêler la haine !

Tu changes en blancheur la nuit de ma géhenne,

Et tu fais un autel de lumière inondé

Du tas de pierres noir dont on m’a lapidé.

Je ne suis rien ; je viens et je m’en vais ; mais gloire

À ceux qui n’ont pas peur des vaincus de l’histoire

Et des contagions du malheur toujours fui !

Gloire aux fermes penseurs inclinés sur celui

Que le sort, geôlier triste, au fond de l’exil pousse !

Ils ressemblent à l’aube, ils ont la force douce,

Ils sont grands ; leur esprit parfois, avec un mot,

Dore en arc triomphal la voûte du cachot !

Le ciel s’est éclairci sur mon île sonore,

Et ton livre en venant a fait venir l’aurore ;

Seul aux bois avec toi, je lis, et me souviens,

Et je songe, oubliant les monts diluviens,

L’onde, et l’aigle de mer qui plane sur mon aire ;

Et, pendant que je lis, mon œil visionnaire,

À qui tout apparaît comme dans un réveil,

Dans les ombres que font les feuilles au soleil,

Sur tes pages où rit l’idée, où vit la grâce,

Croit voir se dessiner le pur profil d’Horace,

Comme si, se mirant au livre où je te voi,

Ce doux songeur ravi lisait derrière moi !

Marine-Terrace, décembre 1854.

IX. – Le mendiant

 

Un pauvre homme passait dans le givre et le vent.

Je cognai sur ma vitre ; il s’arrêta devant

Ma porte, que j’ouvris d’une façon civile.

Les ânes revenaient du marché de la ville,

Portant les paysans accroupis sur leurs bâts.

C’était le vieux qui vit dans une niche au bas

De la montée, et rêve, attendant, solitaire,

Un rayon du ciel triste, un liard de la terre,

Tendant les mains pour l’homme et les joignant pour Dieu.

Je lui criai : « Venez vous réchauffer un peu.

Comment vous nommez-vous ? » Il me dit : « Je me nomme

Le pauvre. – Je lui pris la main : « Entrez, brave homme. »

Et je lui fis donner une jatte de lait.

Le vieillard grelottait de froid ; il me parlait,

Et je lui répondais, pensif et sans l’entendre.

« Vos habits sont mouillés », dis-je, « il faut les étendre

Devant la cheminée. » Il s’approcha du feu.

Son manteau, tout mangé des vers, et jadis bleu,

Étalé largement sur la chaude fournaise,

Piqué de mille trous par la lueur de braise,

Couvrait l’âtre, et semblait un ciel noir étoilé.

Et, pendant qu’il séchait ce haillon désolé

D’où ruisselaient la pluie et l’eau des fondrières,

Je songeais que cet homme était plein de prières,

Et je regardais, sourd à ce que nous disions,

Sa bure où je voyais des constellations.

Décembre 1834.

X. – Aux feuillantines

 

Mes deux frères et moi, nous étions tout enfants.

Notre mère disait : « Jouez, mais je défends

Qu’on marche dans les fleurs et qu’on monte aux échelles. »

Abel était l’aîné, j’étais le plus petit.

Nous mangions notre pain de si bon appétit,

Que les femmes riaient quand nous passions près d’elles.

Nous montions pour jouer au grenier du couvent.

Et, là, tout en jouant, nous regardions souvent,

Sur le haut d’une armoire, un livre inaccessible.

Nous grimpâmes un jour jusqu’à ce livre noir ;

Je ne sais pas comment nous fîmes pour l’avoir,

Mais je me souviens bien que c’était une Bible.

Ce vieux livre sentait une odeur d’encensoir.

Nous allâmes ravis dans un coin nous asseoir ;

Des estampes partout ! quel bonheur ! quel délire !

Nous l’ouvrîmes alors tout grand sur nos genoux,

Et, dès le premier mot, il nous parut si doux,

Qu’oubliant de jouer, nous nous mîmes à lire.

Nous lûmes tous les trois ainsi tout le matin,

Joseph, Ruth et Booz, le bon Samaritain,

Et, toujours plus charmés, le soir nous le relûmes.

Tels des enfants, s’ils ont pris un oiseau des cieux,

S’appellent en riant et s’étonnent, joyeux,

De sentir dans leur main la douceur de ses plumes.

Marine-Terrace, août 1855.

XI. – Ponto

 

Je dis à mon chien noir : « Viens, Ponto, viens-nous-en ! »

Et je vais dans les bois, mis comme un paysan ;

Je vais dans les grands bois, lisant dans les vieux livres.

L’hiver, quand la ramée est un écrin de givres,

Ou l’été, quand tout rit, même l’aurore en pleurs,

Quand toute l’herbe n’est qu’un triomphe de fleurs,

Je prends Froissart, Montluc, Tacite, quelque histoire,

Et je marche, effaré des crimes de la gloire.

Hélas ! l’horreur partout, même chez les meilleurs !

Toujours l’homme en sa nuit trahi par ses veilleurs !

Toutes les grandes mains, hélas ! de sang rougies !

Alexandre ivre et fou, César perdu d’orgies,

Et, le poing sur Didier, le pied sur Vitikind,

Charlemagne souvent semblable à Charles-Quint ;

Caton de chair humaine engraissant la murène ;

Titus crucifiant Jérusalem ; Turenne,

Héros, comme Bayard et comme Catinat,

À Nordlingue, bandit dans le Palatinat ;

Le duel de Jarnac, le duel de Carrouge ;

Louis Neuf tenaillant les langues d’un fer rouge ;

Cromwell trompant Milton, Calvin brûlant Servet.

Que de spectres, ô gloire ! autour de ton chevet !

Ô triste humanité, je fuis dans la nature !

Et, pendant que je dis : « Tout est leurre, imposture,

Mensonge, iniquité, mal de splendeur vêtu ! »

Mon chien Ponto me suit. Le chien, c’est la vertu

Qui, ne pouvant se faire homme, s’est faite bête.

Et Ponto me regarde avec son œil honnête.

Marine-Terrace, mars 1855.

XII. – Dolorosæ

 

Mère, voilà douze ans que notre fille est morte ;

Et depuis, moi le père et vous la femme forte,

Nous n’avons pas été, Dieu le sait, un seul jour

Sans parfumer son nom de prière et d’amour.

Nous avons pris la sombre et charmante habitude

De voir son ombre vivre en notre solitude,

De la sentir passer et de l’entendre errer,

Et nous sommes restés à genoux à pleurer.

Nous avons persisté dans cette douleur douce,

Et nous vivons penchés sur ce cher nid de mousse

Emporté dans l’orage avec les deux oiseaux.

Mère, nous n’avons pas plié, quoique roseaux,

Ni perdu la bonté vis-à-vis l’un de l’autre,

Ni demandé la fin de mon deuil et du vôtre

À cette lâcheté qu’on appelle l’oubli.

Oui, depuis ce jour triste où pour nous ont pâli

Les cieux, les champs, les fleurs, l’étoile, l’aube pure,

Et toutes les splendeurs de la sombre nature,

Avec les trois enfants qui nous restent, trésor

De courage et d’amour que Dieu nous laisse encor,

Nous avons essuyé des fortunes diverses,

Ce qu’on nomme malheur, adversité, traverses,

Sans trembler, sans fléchir, sans haïr les écueils,

Donnant aux deuils du cœur, à l’absence, aux cercueils,

Aux souffrances dont saigne ou l’âme ou la famille,

Aux êtres chers enfuis ou morts, à notre fille,

Aux vieux parents repris par un monde meilleur,

Nos pleurs, et le sourire à toute autre douleur.

Marine-Terrace, août 1855.

XIII. – Paroles sur la dune

 

Maintenant que mon temps décroît comme un flambeau,

Que mes tâches sont terminées ;

Maintenant que voici que je touche au tombeau

Par les deuils et par les années,

Et qu’au fond de ce ciel que mon essor rêva,

Je vois fuir, vers l’ombre entraînées,

Comme le tourbillon du passé qui s’en va,

Tant de belles heures sonnées ;

Maintenant que je dis : – Un jour, nous triomphons ;

Le lendemain, tout est mensonge ! –

Je suis triste, et je marche au bord des flots profonds,

Courbé comme celui qui songe.

Je regarde, au-dessus du mont et du vallon,

Et des mers sans fin remuées,

S’envoler sous le bec du vautour aquilon,

Toute la toison des nuées ;

J’entends le vent dans l’air, la mer sur le récif,

L’homme liant la gerbe mûre ;

J’écoute, et je confronte en mon esprit pensif

Ce qui parle à ce qui murmure ;

Et je reste parfois couché sans me lever

Sur l’herbe rare de la dune,

Jusqu’à l’heure où l’on voit apparaître et rêver

Les yeux sinistres de la lune.

Elle monte, elle jette un long rayon dormant

À l’espace, au mystère, au gouffre ;

Et nous nous regardons tous les deux fixement,

Elle qui brille et moi qui souffre.

Où donc s’en sont allés mes jours évanouis ?

Est-il quelqu’un qui me connaisse ?

Ai-je encor quelque chose en mes yeux éblouis,

De la clarté de ma jeunesse ?

Tout s’est-il envolé ? Je suis seul, je suis las ;

J’appelle sans qu’on me réponde ;

Ô vents ! ô flots ! ne suis-je aussi qu’un souffle, hélas !

Hélas ! ne suis-je aussi qu’une onde ?

Ne verrai-je plus rien de tout ce que j’aimais ?

Au dedans de moi le soir tombe.

Ô terre, dont la brume efface les sommets,

Suis-je le spectre, et toi la tombe ?

Ai-je donc vidé tout, vie, amour, joie, espoir ?

J’attends, je demande, j’implore ;

Je penche tour à tour mes urnes pour avoir

De chacune une goutte encore !

Comme le souvenir est voisin du remord !

Comme à pleurer tout nous ramène !

Et que je te sens froide en te touchant, ô mort,

Noir verrou de la porte humaine !

Et je pense, écoutant gémir le vent amer,

Et l’onde aux plis infranchissables ;

L’été rit, et l’on voit sur le bord de la mer

Fleurir le chardon bleu des sables.

5 août 1854, anniversaire de mon arrivée à Jersey.

XIV. – Claire P.

 

Quel âge hier ? Vingt ans. Et quel âge aujourd’hui ?

L’éternité. Ce front pendant une heure a lui.

Elle avait les doux chants et les grâces superbes ;

Elle semblait porter de radieuses gerbes ;

Rien qu’à la voir passer, on lui disait : Merci !

Qu’est-ce donc que la vie, hélas ! pour mettre ainsi

Les êtres les plus purs et les meilleurs en fuite ?

Et, moi, je l’avais vue encor toute petite.

Elle me disait vous, et je lui disais tu.

Son accent ineffable avait cette vertu

De faire en mon esprit, douces voix éloignées,

Chanter le vague chœur de mes jeunes années.

Il n’a brillé qu’un jour, ce beau front ingénu.

Elle était fiancée à l’hymen inconnu.

À qui mariez-vous, mon Dieu, toutes ces vierges ?

Un vague et pur reflet de la lueur des cierges

Flottait dans son regard céleste et rayonnant ;

Elle était grande et blanche et gaie ; et, maintenant,

Allez à Saint-Mandé, cherchez dans le champ sombre,

Vous trouverez le lit de sa noce avec l’ombre ;

Vous trouverez la tombe où gît ce lys vermeil ;

Et c’est là que tu fais ton éternel sommeil,

Toi qui, dans ta beauté naïve et recueillie,

Mêlais à la madone auguste d’Italie

La Flamande qui rit à travers les houblons,

Douce Claire aux yeux noirs avec des cheveux blonds.

Elle s’en est allée avant d’être une femme ;

N’étant qu’un ange encor ; le ciel a pris son âme

Pour la rendre en rayons à nos regards en pleurs,

Et l’herbe, sa beauté, pour nous la rendre en fleurs.

Les êtres étoilés que nous nommons archanges

La bercent dans leurs bras au milieu des louanges,

Et, parmi les clartés, les lyres, les chansons,

D’en haut elle sourit à nous qui gémissons.

Elle sourit, et dit aux anges sous leurs voiles :

Est-ce qu’il est permis de cueillir des étoiles ?

Et chante, et, se voyant elle-même flambeau,

Murmure dans l’azur : Comme le ciel est beau !

Mais cela ne fait rien à sa mère qui pleure ;

La mère ne veut pas que son doux enfant meure

Et s’en aille, laissant ses fleurs sur le gazon,

Hélas ! et le silence au seuil de la maison !

Son père, le sculpteur, s’écriait : – Qu’elle est belle !

Je ferai sa statue aussi charmante qu’elle.

C’est pour elle qu’avril fleurit les verts sentiers.

Je la contemplerai pendant des mois entiers

Et je ferai venir du marbre de Carrare.

Ce bloc prendra sa forme éblouissante et rare ;

Elle restera chaste et candide à côté.

On dira : « Le sculpteur a deux filles : Beauté

« Et Pudeur ; Ombre et Jour ; la Vierge et la Déesse ;

« Quel est cet ouvrier de Rome ou de la Grèce

« Qui, trouvant dans son art des secrets inconnus,

« En copiant Marie, a su faire Vénus ? »

Le marbre restera dans la montagne blanche,

Hélas ! car c’est à l’heure où tout rit, que tout penche ;

Car nos mains gardent mal tout ce qui nous est cher ;

Car celle qu’on croyait d’azur était de chair ;

Et celui qui taillait le marbre était de verre ;

Et voilà que le vent a soufflé, Dieu sévère,

Sur la vierge au front pur, sur le maître au bras fort ;

Et que la fille est morte, et que le père est mort !

Claire, tu dors. Ta mère, assise sur ta fosse,

Dit : – Le parfum des fleurs est faux, l’aurore est fausse,

L’oiseau qui chante au bois ment, et le cygne ment,

L’étoile n’est pas vraie au fond du firmament,

Le ciel n’est pas le ciel et là-haut rien ne brille,

Puisque, lorsque je crie à ma fille : « Ma fille,

Je suis là. Lève-toi ! » quelqu’un le lui défend ;

Et que je ne puis pas réveiller mon enfant ! –

Juin 1854.

XV. – À Alexandre D.

(Réponse à la dédicace de son drame La Conscience)

Merci du bord des mers à celui qui se tourne

Vers la rive où le deuil, tranquille et noir, séjourne,

Qui défait de sa tête, où le rayon descend,

La couronne, et la jette au spectre de l’absent,

Et qui, dans le triomphe et la rumeur, dédie

Son drame à l’immobile et pâle tragédie !

Je n’ai pas oublié le quai d’Anvers, ami,

Ni le groupe vaillant, toujours plus raffermi,

D’amis chers, de fronts purs, ni toi, ni cette foule.

Le canot du steamer soulevé par la houle

Vint me prendre, et ce fut un long embrassement.

Je montai sur l’avant du paquebot fumant,

La roue ouvrit la vague, et nous nous appelâmes :

– Adieu ! – Puis, dans les vents, dans les flots, dans les lames,

Toi debout sur le quai, moi debout sur le pont,

Vibrant comme deux luths dont la voix se répond,

Aussi longtemps qu’on put se voir, nous regardâmes

L’un vers l’autre, faisant comme un échange d’âmes ;

Et le vaisseau fuyait, et la terre décrut ;

L’horizon entre nous monta, tout disparut ;

Une brume couvrit l’onde incommensurable ;

Tu rentras dans ton œuvre éclatante, innombrable,

Multiple, éblouissante, heureuse, où le jour luit ;

Et, moi, dans l’unité sinistre de la nuit.

Marine-Terrace, décembre 1854.

XVI. – Lueur au couchant

 

Lorsque j’étais en France, et que le peuple en fête

Répandait dans Paris sa grande joie honnête,

Si c’était un des jours glorieux et vainqueurs

Où les fiers souvenirs, désaltérant les cœurs,

S’offrent à notre soif comme de larges coupes,

J’allais errer tout seul parmi les riants groupes,

Ne parlant à personne et pourtant calme et doux,

Trouvant ainsi moyen d’être un et d’être tous,

Et d’accorder en moi, pour une double étude,

L’amour du peuple avec mon goût de solitude.

Rêveur, j’étais heureux ; muet, j’étais présent.

Parfois je m’asseyais un livre en main, lisant.

Virgile, Horace, Eschyle, ou bien Dante, leur frère ;

Puis je m’interrompais, et, me laissant distraire

Des poëtes par toi, poésie, et content,

Je savourais l’azur, le soleil éclatant,

Paris, les seuils sacrés, et la Seine qui coule,

Et cette auguste paix qui sortait de la foule.

Dès lors pourtant des voix murmuraient : Anankè.

Je passais ; et partout, sur le pont, sur le quai,

Et jusque dans les champs, étincelait le rire,

Haillon d’or que la joie en bondissant déchire.

Le Panthéon brillait comme une vision.

La gaîté d’une altière et libre nation

Dansait sous le ciel bleu dans les places publiques ;

Un rayon qui semblait venir des temps bibliques

Illuminait Paris calme et patriarcal ;

Ce lion dont l’œil met en fuite le chacal,

Le peuple des faubourgs se promenait tranquille.

Le soir, je revenais ; et dans toute la ville,

Les passants, éclatant en strophes, en refrains,

Ayant leurs doux instincts de liberté pour freins,

Du Louvre au Champ-de-Mars, de Chaillot à la Grève,

Fourmillaient ; et, pendant que mon esprit, qui rêve

Dans la sereine nuit des penseurs étoilés,

Et dresse ses rameaux à leurs lueurs mêlés,

S’ouvrait à tous ces cris charmants comme l’aurore,

À toute cette ivresse innocente et sonore,

Paisibles, se penchant, noirs et tout semés d’yeux,

Sous le ciel constellé, sur le peuple joyeux,

Les grands arbres pensifs des vieux Champs-Élysées,

Pleins d’astres, consentaient à s’emplir de fusées.

Et j’allais, et mon cœur chantait ; et les enfants

Embarrassaient mes pas de leurs jeux triomphants,

Où s’épanouissaient les mères de famille ;

Le frère avec la sœur, le père avec la fille,

Causaient ; je contemplais tous ces hauts monuments

Qui semblent au songeur rayonnants ou fumants,

Et qui font de Paris la deuxième des Romes ;

J’entendais près de moi rire les jeunes hommes

Et les graves vieillards dire : « Je me souviens. »

Ô patrie ! ô concorde entre les citoyens !

Marine-Terrace, juillet 1855.

XVII. – Mugitusque Boum

 

Mugissement des bœufs, au temps du doux Virgile,

Comme aujourd’hui, le soir, quand fuit la nuit agile,

Ou, le matin, quand l’aube aux champs extasiés

Verse à flots la rosée et le jour, vous disiez :

« Mûrissez, blés mouvants ! prés, emplissez-vous d’herbes !

« Que la terre, agitant son panache de gerbes,

« Chante dans l’onde d’or d’une riche moisson !

« Vis, bête ; vis, caillou ; vis, homme ; vis, buisson ;

« À l’heure où le soleil se couche, où l’herbe est pleine

« Des grands fantômes noirs des arbres de la plaine

« Jusqu’aux lointains coteaux rampant et grandissant,

« Quand le brun laboureur des collines descend

« Et retourne à son toit d’où sort une fumée,

« Que la soif de revoir sa femme bien-aimée

« Et l’enfant qu’en ses bras hier il réchauffait,

« Que ce désir, croissant à chaque pas qu’il fait,

« Imite dans son cœur l’allongement de l’ombre !

« Êtres ! choses ! vivez ! sans peur, sans deuil, sans nombre !

« Que tout s’épanouisse en sourire vermeil !

« Que l’homme ait le repos et le bœuf le sommeil !

« Vivez ! croissez ! semez le grain à l’aventure !

« Qu’on sent frissonner dans toute la nature,

« Sous la feuille des nids, au seuil blanc des maisons,

« Dans l’obscur tremblement des profonds horizons,

« Un vaste emportement d’aimer, dans l’herbe verte,

« Dans l’antre, dans l’étang, dans la clairière ouverte,

« D’aimer sans fin, d’aimer toujours, d’aimer encor,

« Sous la sérénité des sombres astres d’or !

« Faites tressaillir l’air, le flot, l’aile, la bouche,

« Ô palpitations du grand amour farouche !

« Qu’on sente le baiser de l’être illimité !

« Et, paix, vertu, bonheur, espérance, bonté,

« Ô fruits divins, tombez des branches éternelles ! »

Ainsi vous parliez, voix, grandes voix solennelles ;

Et Virgile écoutait comme j’écoute, et l’eau

Voyait passer le cygne auguste, et le bouleau

Le vent, et le rocher l’écume, et le ciel sombre

L’homme… Ô nature ! abîme ! immensité de l’ombre !

Marine-Terrace, juillet 1855.

XVIII. – Apparition

 

Je vis un ange blanc qui passait sur ma tête ;

Son vol éblouissant apaisait la tempête,

Et faisait taire au loin la mer pleine de bruit.

– Qu’est-ce que tu viens faire, ange, dans cette nuit ?

Lui dis-je. Il répondit : – Je viens prendre ton âme.

Et j’eus peur, car je vis que c’était une femme ;

Et je lui dis, tremblant et lui tendant les bras :

– Que me restera-t-il ? car tu t’envoleras.

Il ne répondit pas ; le ciel que l’ombre assiège

S’éteignait… – Si tu prends mon âme, m’écriai-je,

Où l’emporteras-tu ? montre-moi dans quel lieu.

Il se taisait toujours. – Ô passant du ciel bleu,

Es-tu la mort ? lui dis-je, ou bien es-tu la vie ?

Et la nuit augmentait sur mon âme ravie,

Et l’ange devint noir, et dit : – Je suis l’amour.

Mais son front sombre était plus charmant que le jour,

Et je voyais, dans l’ombre où brillaient ses prunelles,

Les astres à travers les plumes de ses ailes.

Jersey, septembre 1855.

XIX. – Au poëte qui m’envoie une plume d’aigle

 

Oui, c’est une heure solennelle !

Mon esprit en ce jour serein

Croit qu’un peu de gloire éternelle

Se mêle au bruit contemporain,

Puisque, dans mon humble retraite,

Je ramasse, sans me courber,

Ce qu’y laisse choir le poëte,

Ce que l’aigle y laisse tomber !

Puisque sur ma tête fidèle

Ils ont jeté, couple vainqueur,

L’un, une plume de son aile,

L’autre, une strophe de son cœur !

Oh ! soyez donc les bienvenues,

Plume ! strophe ! envoi glorieux !

Vous avez erré dans les nues,

Vous avez plané dans les cieux !

11 décembre.

XX. – Cérigo

 

I

 

Tout homme qui vieillit est ce roc solitaire

Et triste, Cérigo, qui fut jadis Cythère,

Cythère aux nids charmants, Cythère aux myrtes verts,

La conque de Cypris sacrée au sein des mers.

La vie auguste, goutte à goutte, heure par heure,

S’épand sur ce qui passe et sur ce qui demeure ;

Là-bas, la Grèce brille agonisante, et l’œil

S’emplit en la voyant de lumière et de deuil ;

La terre luit ; la nue est de l’encens qui fume ;

Des vols d’oiseaux de mer se mêlent à l’écume ;

L’azur frissonne ; l’eau palpite ; et les rumeurs

Sortent des vents, des flots, des barques, des rameurs ;

Au loin court quelque voile hellène ou candiote.

Cythère est là, lugubre, épuisée, idiote,

Tête de mort du rêve amour, et crâne nu

Du plaisir, ce chanteur masqué, spectre inconnu.

C’est toi ? qu’as-tu donc fait de ta blanche tunique ?

Cache ta gorge impure et ta laideur cynique,

Ô sirène ridée et dont l’hymne s’est tu !

Où donc êtes-vous, âme ? étoile, où donc es-tu ?

L’île qu’on adorait de Lemnos à Lépante,

Où se tordait d’amour la chimère rampante,

Où la brise baisait les arbres frémissants,

Où l’ombre disait : J’aime ! où l’herbe avait des sens,

Qu’en a-t-on fait ? où donc sont-ils, où donc sont-elles,

Eux, les olympiens, elles, les immortelles ?

Où donc est Mars ? où donc Éros ? où donc Psyché ?

Où donc le doux oiseau bonheur, effarouché ?

Qu’en as-tu fait, rocher, et qu’as-tu fait des roses ?

Qu’as-tu fait des chansons dans les soupirs écloses,

Des danses, des gazons, des bois mélodieux,

De l’ombre que faisait le passage des dieux ?

Plus d’autels ; ô passé ! splendeurs évanouies !

Plus de vierges au seuil des antres éblouies ;

Plus d’abeilles buvant la rosée et le thym.

Mais toujours le ciel bleu. C’est-à-dire, ô destin !

Sur l’homme, jeune ou vieux, harmonie ou souffrance,

Toujours la même mort et la même espérance.

Cérigo, qu’as-tu fait de Cythère ? Nuit ! deuil !

L’éden s’est éclipsé, laissant à nu l’écueil.

Ô naufragée, hélas ! c’est donc là que tu tombes !

Les hiboux même ont peur de l’île des colombes.

Île, ô toi qu’on cherchait ! ô toi que nous fuyons,

Ô spectre des baisers, masure des rayons,

Tu t’appelles oubli ! tu meurs, sombre captive !

Et, tandis qu’abritant quelque yole furtive,

Ton cap, où rayonnaient les temples fabuleux,

Voit passer à son ombre et sur les grands flots bleus

Le pirate qui guette ou le pêcheur d’éponges

Qui rôde, à l’horizon Vénus fuit dans les songes.

II

 

Vénus ! Que parles-tu de Vénus ? elle est là.

Lève les yeux. Le jour où Dieu la dévoila

Pour la première fois dans l’aube universelle,

Elle ne brillait pas plus qu’elle n’étincelle.

Si tu veux voir l’étoile, homme, lève les yeux.

L’île des mers s’éteint, mais non l’île des cieux ;

Les astres sont vivants et ne sont pas des choses

Qui s’effeuillent, un soir d’été, comme les roses.

Oui, meurs, plaisir, mais vis, amour ! ô vision,

Flambeau, nid de l’azur dont l’ange est l’alcyon,

Beauté de l’âme humaine et de l’âme divine,

Amour, l’adolescent dans l’ombre te devine,

Ô splendeur ! et tu fais le vieillard lumineux.

Chacun de tes rayons tient un homme en ses nœuds.

Oh ! vivez et brillez dans la brume qui tremble,

Hymens mystérieux, cœurs vieillissant ensemble,

Malheurs de l’un par l’autre avec joie adoptés,

Dévouement, sacrifice, austères voluptés,

Car vous êtes l’amour, la lueur éternelle !

L’astre sacré que voit l’âme, sainte prunelle,

Le phare de toute heure, et, sur l’horizon noir,

L’étoile du matin et l’étoile du soir !

Ce monde inférieur, où tout rampe et s’altère,

À ce qui disparaît et s’efface, Cythère,

Le jardin qui se change en rocher aux flancs nus ;

La terre a Cérigo ; mais le ciel a Vénus.

Juin 1855.

XXI. – À Paul M.

Auteur du drame Paris

Tu graves au fronton sévère de ton œuvre

Un nom proscrit que mord en sifflant la couleuvre ;

Au malheur, dont le flanc saigne et dont l’œil sourit, noire

À la proscription, et non pas au proscrit,

– Car le proscrit n’est rien que de l’ombre, moins

Que l’autre ombre qu’on nomme éclat, bonheur, victoire ; –

À l’exil pâle et nu, cloué sur des débris,

Tu donnes ton grand drame où vit le grand Paris,

Cette cité de feu, de nuit, d’airain, de verre,

Et tu fais saluer par Rome le Calvaire.

Sois loué, doux penseur, toi qui prends dans ta main

Le passé, l’avenir, tout le progrès humain,

La lumière, l’histoire, et la ville, et la France,

Tous les dictames saints qui calment la souffrance,

Raison, justice, espoir, vertu, foi, vérité,

Le parfum poésie et le vin liberté,

Et qui sur le vaincu, cœur meurtri, noir fantôme,

Te penches, et répands l’idéal comme un baume !

Paul, il me semble, grâce à ce fier souvenir

Dont tu viens nous bercer, nous sacrer, nous bénir,

Que dans ma plaie, où dort la douleur, ô poëte !

Je sens de la charpie avec un drapeau faite.

Marine-Terrace, août 1855.

XXII.

 

Je payai le pêcheur qui passa son chemin,

Et je pris cette bête horrible dans ma main ;

C’était un être obscur comme l’onde en apporte,

Qui, plus grand, serait hydre, et, plus petit, cloporte ;

Sans forme comme l’ombre, et, comme Dieu, sans nom.

Il ouvrait une bouche affreuse, un noir moignon

Sortait de son écaille ; il tâchait de me mordre ;

Dieu, dans l’immensité formidable de l’ordre,

Donne une place sombre à ces spectres hideux ;

Il tâchait de me mordre, et nous luttions tous deux ;

Ses dents cherchaient mes doigts qu’effrayait leur approche ;

L’homme qui me l’avait vendu tourna la roche ;

Comme il disparaissait, le crabe me mordit ;

Je lui dis : « Vis ! et sois béni, pauvre maudit ! »

Et je le rejetai dans la vague profonde,

Afin qu’il allât dire à l’océan qui gronde,

Et qui sert au soleil de vase baptismal,

Que l’homme rend le bien au monstre pour le mal.

Jersey, grève d’Azette, juillet 1855.

XXIII. – Pasteurs et troupeaux

À Madame Louise C.

Le vallon où je vais tous les jours est charmant,

Serein, abandonné, seul sous le firmament,

Plein de ronces en fleurs ; c’est un sourire triste.

Il vous fait oublier que quelque chose existe,

Et, sans le bruit des champs remplis de travailleurs,

On ne saurait plus là si quelqu’un vit ailleurs.

Là, l’ombre fait l’amour ; l’idylle naturelle

Rit ; le bouvreuil avec le verdier s’y querelle,

Et la fauvette y met de travers son bonnet ;

C’est tantôt l’aubépine et tantôt le genêt ;

De noirs granits bourrus, puis des mousses riantes ;

Car Dieu fait un poëme avec des variantes ;

Comme le vieil Homère, il rabâche parfois,

Mais c’est avec les fleurs, les monts, l’onde et les bois !

Une petite mare est là, ridant sa face,

Prenant des airs de flot pour la fourmi qui passe,

Ironie étalée au milieu du gazon,

Qu’ignore l’océan grondant à l’horizon.

J’y rencontre parfois sur la roche hideuse

Un doux être ; quinze ans, yeux bleus, pieds nus, gardeuse

De chèvres, habitant, au fond d’un ravin noir,

Un vieux chaume croulant qui s’étoile le soir ;

Ses sœurs sont au logis et filent leur quenouille ;

Elle essuie aux roseaux ses pieds que l’étang mouille ;

Chèvres, brebis, béliers, paissent ; quand, sombre esprit,

J’apparais, le pauvre ange a peur, et me sourit ;

Et moi, je la salue, elle étant l’innocence.

Ses agneaux, dans le pré plein de fleurs qui l’encense,

Bondissent, et chacun, au soleil s’empourprant,

Laisse aux buissons, à qui la bise le reprend,

Un peu de sa toison, comme un flocon d’écume.

Je passe ; enfant, troupeau, s’effacent dans la brume ;

Le crépuscule étend sur les longs sillons gris

Ses ailes de fantôme et de chauve-souris ;

J’entends encore au loin dans la plaine ouvrière

Chanter derrière moi la douce chevrière,

Et, là-bas, devant moi, le vieux gardien pensif

De l’écume, du flot, de l’algue, du récif,

Et des vagues sans trêve et sans fin remuées,

Le pâtre promontoire au chapeau de nuées,

S’accoude et rêve au bruit de tous les infinis,

Et, dans l’ascension des nuages bénis,

Regarde se lever la lune triomphale,

Pendant que l’ombre tremble, et que l’âpre rafale

Disperse à tous les vents avec son souffle amer

La laine des moutons sinistres de la mer.

Jersey, Grouville, avril 1855.

XXIV.

 

J’ai cueilli cette fleur pour toi sur la colline.

Dans l’âpre escarpement qui sur le flot s’incline,

Que l’aigle connaît seul et seul peut approcher,

Paisible, elle croissait aux fentes du rocher.

L’ombre baignait les flancs du morne promontoire ;

Je voyais, comme on dresse au lieu d’une victoire

Un grand arc de triomphe éclatant et vermeil,

À l’endroit où s’était englouti le soleil,

La sombre nuit bâtir un porche de nuées.

Des voiles s’enfuyaient, au loin diminuées ;

Quelques toits, s’éclairant au fond d’un entonnoir,

Semblaient craindre de luire et de se laisser voir.

J’ai cueilli cette fleur pour toi, ma bien-aimée.

Elle est pâle et n’a pas de corolle embaumée.

Sa racine n’a pris sur la crête des monts

Que l’amère senteur des glauques goémons ;

Moi, j’ai dit : « Pauvre fleur, du haut de cette cime,

Tu devais t’en aller dans cet immense abîme

Où l’algue et le nuage et les voiles s’en vont.

Va mourir sur un cœur, abîme plus profond.

Fane-toi sur ce sein en qui palpite un monde.

Le ciel, qui te créa pour t’effeuiller dans l’onde,

Te fit pour l’océan, je te donne à l’amour. »

Le vent mêlait les flots ; il ne restait du jour

Qu’une vague lueur, lentement effacée.

Oh ! comme j’étais triste au fond de ma pensée

Tandis que je songeais, et que le gouffre noir

M’entrait dans l’âme avec tous les frissons du soir !

Île de Serk, août 1855.

XXV.

 

Ô strophe du poëte, autrefois, dans les fleurs,

Jetant mille baisers à leurs mille couleurs,

Tu jouais, et d’avril tu pillais la corbeille ;

Papillon pour la rose et pour la ruche abeille,

Tu semais de l’amour et tu faisais du miel ;

Ton âme bleue était presque mêlée au ciel ;

Ta robe était d’azur et ton œil de lumière ;

Tu criais aux chansons, tes sœurs : « Venez ! chaumière,

Hameau, ruisseau, forêt, tout chante. L’aube a lui ! »

Et, douce, tu courais et tu riais. Mais lui,

Le sévère habitant de la blême caverne

Qu’en haut le jour blanchit, qu’en bas rougit l’Averne,

Le poëte qu’ont fait avant l’heure vieillard

La douleur dans la vie et le drame dans l’art,

Lui, le chercheur du gouffre obscur, le chasseur d’ombres,

Il a levé la tête un jour hors des décombres,

Et t’a saisie au vol dans l’herbe et dans les blés,

Et, malgré tes effrois et tes cris redoublés,

Toute en pleurs, il t’a prise à l’idylle joyeuse ;

Il t’a ravie aux champs, à la source, à l’yeuse,

Aux amours dans les bois près des nids palpitants ;

Et maintenant, captive et reine en même temps,

Prisonnière au plus noir de son âme profonde,

Parmi les visions qui flottent comme l’onde,

Sous son crâne à la fois céleste et souterrain,

Assise, et t’accoudant sur un trône d’airain,

Voyant dans ta mémoire, ainsi qu’une ombre vaine,

Fuir l’éblouissement du jour et de la plaine,

Par le maître gardée, et calme, et sans espoir,

Tandis que, près de toi, les drames, groupe noir,

Des sombres passions feuillettent le registre,

Tu rêves dans sa nuit, Proserpine sinistre.

Jersey, novembre 1854.

XXVI. – Les malheureux

À mes enfants

Puisque déjà l’épreuve aux luttes vous convie,

Ô mes enfants ! parlons un peu de cette vie.

Je me souviens qu’un jour, marchant dans un bois noir

Où des ravins creusaient un farouche entonnoir,

Dans un de ces endroits où sous l’herbe et la ronce

Le chemin disparaît et le ruisseau s’enfonce,

Je vis, parmi les grès, les houx, les sauvageons,

Fumer un toit bâti de chaumes et de joncs.

La fumée avait peine à monter dans les branches ;

Les fenêtres étaient les crevasses des planches ;

On eût dit que les rocs cachaient avec ennui

Ce logis tremblant, triste, humble ; et que c’était lui

Que les petits oiseaux, sous le hêtre et l’érable,

Plaignaient, tant il était chétif et misérable !

Pensif, dans les buissons j’en cherchais le sentier.

Comme je regardais ce chaume, un muletier

Passa, chantant, fouettant quelques bêtes de somme.

« Qui donc demeure là ? » demandai-je à cet homme.

L’homme, tout en chantant, me dit : « Un malheureux. »

J’allai vers la masure au fond du ravin creux ;

Un arbre, de sa branche où brillait une goutte,

Sembla se faire un doigt pour m’en montrer la route,

Et le vent m’en ouvrit la porte ; et j’y trouvai

Un vieux, vêtu de bure, assis sur un pavé.

Ce vieillard, près d’un âtre où séchaient quelques toiles,

Dans ce bouge aux passants ouvert, comme aux étoiles,

Vivait, seul jour et nuit, sans clôture, sans chien,

Sans clef ; la pauvreté garde ceux qui n’ont rien.

J’entrai ; le vieux soupait d’un peu d’eau, d’une pomme ;

Sans pain ; et je me mis à plaindre ce pauvre homme.

– Comment pouvait-il vivre ainsi ? Qu’il était dur

De n’avoir même pas un volet à son mur ;

L’hiver doit être affreux dans ce lieu solitaire ;

Et pas même un grabat ! il couchait donc à terre ?

Là ! sur ce tas de paille, et dans ce coin étroit !

Vous devez être mal, vous devez avoir froid,

Bon père, et c’est un sort bien triste que le vôtre !

« – Fils », dit-il doucement, « allez en plaindre un autre.

« Je suis dans ces grands bois et sous le ciel vermeil,

« Et je n’ai pas de lit, fils, mais j’ai le sommeil.

« Quand l’aube luit pour moi, quand je regarde vivre

« Toute cette forêt dont la senteur m’enivre,

« Ces sources et ces fleurs, je n’ai pas de raison

« De me plaindre, je suis le fils de la maison.

« Je n’ai point fait de mal. Calme, avec l’indigence

« Et les haillons, je vis en bonne intelligence,

« Et je fais bon ménage avec Dieu mon voisin.

« Je le sens près de moi dans le nid, dans l’essaim,

« Dans les arbres profonds où parle une voix douce,

« Dans l’azur où la vie à chaque instant nous pousse,

« Et dans cette ombre vaste et sainte où je suis né.

« Je ne demande à Dieu rien de trop, car je n’ai

« Pas grande ambition, et, pourvu que j’atteigne

« Jusqu’à la branche où pend la mûre ou la châtaigne,

« Il est content de moi, je suis content de lui.

« Je suis heureux. »

*

J’étais jadis, comme aujourd’hui,

Le passant qui regarde en bas, l’homme des songes.

Mes enfants, à travers les brumes, les mensonges,

Les lueurs des tombeaux, les spectres des chevets,

Les apparences d’ombre et de clarté, je vais

Méditant, et toujours un instinct me ramène

À connaître le fond de la souffrance humaine.

L’abîme des douleurs m’attire. D’autres sont

Les sondeurs frémissants de l’océan profond ;

Ils fouillent, vent des cieux, l’onde que tu balaies ;

Ils plongent dans les mers ; je plonge dans les plaies.

Leur gouffre est effrayant, mais pas plus que le mien.

Je descends plus bas qu’eux, ne leur enviant rien,

Sachant qu’à tout chercheur Dieu garde une largesse,

Content s’ils ont la perle et si j’ai la sagesse.

Or, il semble, à qui voit tout ce gouffre en rêvant,

Que les justes, parmi la nuée et le vent,

Sont un vol frissonnant d’aigles et de colombes.

*

J’ai souvent, à genoux que je suis sur les tombes,

La grande vision du sort ; et par moment

Le destin m’apparaît, ainsi qu’un firmament

Où l’on verrait, au lieu des étoiles, des âmes.

Tout ce qu’on nomme angoisse, adversité, les flammes,

Les brasiers, les billots, bien souvent tout cela

Dans mon noir crépuscule, enfants, étincela.

J’ai vu, dans cette obscure et morne transparence,

Passer l’homme de Rome et l’homme de Florence,

Caton au manteau blanc, et Dante au fier sourcil,

L’un ayant le poignard au flanc, l’autre l’exil ;

Caton était joyeux et Dante était tranquille.

J’ai vu Jeanne au poteau qu’on brûlait dans la ville,

Et j’ai dit : Jeanne d’Arc, ton noir bûcher fumant

À moins de flamboiement que de rayonnement.

J’ai vu Campanella songer dans la torture,

Et faire à sa pensée une âpre nourriture

Des chevalets, des crocs, des pinces, des réchauds,

Et de l’horreur qui flotte au plafond des cachots.

J’ai vu Thomas Morus, Lavoisier, Loiserolle,

Jane Grey, bouche ouverte ainsi qu’une corolle,

Toi, Charlotte Corday, vous, madame Roland,

Camille Desmoulins, saignant et contemplant,

Robespierre à l’œil froid, Danton aux cris superbes ;

J’ai vu Jean qui parlait au désert, Malesherbes,

Egmont, André Chénier, rêveur des purs sommets ;

Et mes yeux resteront éblouis à jamais

Du sourire serein de ces têtes coupées.

Coligny, sous l’éclair farouche des épées,

Resplendissait devant mon regard éperdu.

Livide et radieux, Socrate m’a tendu

Sa coupe en me disant : – As-tu soif ? bois la vie.

Huss, me voyant pleurer, m’a dit : – Est-ce d’envie ?

Et Thraséas, s’ouvrant les veines dans son bain,

Chantait : – Rome est le fruit du vieux rameau sabin ;

Le soleil est le fruit de ces branches funèbres

Que la nuit sur nous croise et qu’on nomme ténèbres,

Et la joie est le fruit du grand arbre douleur. –

Colomb, l’envahisseur des vagues, l’oiseleur

Du sombre aigle Amérique, et l’homme que Dieu mène,

Celui qui donne un monde et reçoit une chaîne,

Colomb aux fers criait : – Tout est bien. En avant !

Saint-Just sanglant m’a dit : – Je suis libre et vivant.

Phocion m’a jeté, mourant, cette parole :

– Je crois, et je rends grâce aux Dieux ! – Savonarole,

Comme je m’approchais du brasier d’où sa main

Sortait, brûlée et noire et montrant le chemin,

M’a dit, en faisant signe aux flammes de se taire :

– Ne crains pas de mourir. Qu’est-ce que cette terre ?

Est-ce ton corps qui fait ta joie et qui t’est cher ?

La véritable vie est où n’est plus la chair.

Ne crains pas de mourir. Créature plaintive,

Ne sens-tu pas en toi comme une aile captive ?

Sous ton crâne, caveau muré, ne sens-tu pas

Comme un ange enfermé qui sanglote tout bas ?

Qui meurt, grandit. Le corps, époux impur de l’âme,

Plein des vils appétits d’où naît le vice infâme,

Pesant, fétide, abject, malade à tous moments,

Branlant sur sa charpente affreuse d’ossements,

Gonflé d’humeurs, couvert d’une peau qui se ride,

Souffrant le froid, le chaud, la faim, la soif aride,

Traîne un ventre hideux, s’assouvit, mange et dort.

Mais il vieillit enfin, et, lorsque vient la mort,

L’âme, vers la lumière éclatante et dorée,

S’envole, de ce monstre horrible délivrée. –

Une nuit que j’avais, devant mes yeux obscurs,

Un fantôme de ville et des spectres de murs,

J’ai, comme au fond d’un rêve où rien n’a plus de forme,

Entendu, près des tours d’un temple au dôme énorme,

Une voix qui sortait de dessous un monceau

De blocs noirs d’où le sang coulait en long ruisseau ;

Cette voix murmurait des chants et des prières.

C’était le lapidé qui bénissait les pierres ;

Etienne le martyr, qui disait : – Ô mon front,

Rayonne ! Désormais les hommes s’aimeront ;

Jésus règne. Ô mon Dieu, récompensez les hommes !

Ce sont eux qui nous font les élus que nous sommes.

Joie ! amour ! pierre à pierre, ô Dieu, je vous le dis,

Mes frères m’ont jeté le seuil du paradis ! –

*

Elle était là debout, la mère douloureuse.

L’obscurité farouche, aveugle, sourde, affreuse,

Pleurait de toutes parts autour du Golgotha.

Christ, le jour devint noir quand on vous en ôta,

Et votre dernier souffle emporta la lumière.

Elle était là debout près du gibet, la mère !

Et je me dis : Voilà la douleur ! et je vins.

– Qu’avez-vous donc, lui dis-je, entre vos doigts divins ?

Alors, aux pieds du fils saignant du coup de lance,

Elle leva sa droite et l’ouvrit en silence,

Et je vis dans sa main l’étoile du matin.

Quoi ! ce deuil-là, Seigneur, n’est pas même certain !

Et la mère, qui râle au bas de la croix sombre,

Est consolée, ayant les soleils dans son ombre,

Et, tandis que ses yeux hagards pleurent du sang,

Elle sent une joie immense en se disant :

– Mon fils est Dieu ! mon fils sauve la vie au monde ! –

Et pourtant où trouver plus d’épouvante immonde,

Plus d’effroi ; plus d’angoisse et plus de désespoir

Que dans ce temps lugubre où le genre humain noir,

Frissonnant du banquet autant que du martyre,

Entend pleurer Marie et Trimalcion rire !

*

Mais la foule s’écrie : – Oui, sans doute, c’est beau,

Le martyre, la mort, quand c’est un grand tombeau !

Quand on est un Socrate, un Jean Huss, un Messie !

Quand on s’appelle vie, avenir, prophétie !

Quand l’encensoir s’allume au feu qui vous brûla,

Quand les siècles, les temps et les peuples sont là

Qui vous dressent, parmi leurs brumes et leurs voiles,

Un cénotaphe énorme au milieu des étoiles,

Si bien que la nuit semble être le drap du deuil,

Et que les astres sont les cierges du cercueil !

Le billot tenterait même le plus timide

Si sa bière dormait sous une pyramide.

Quand on marche à la mort, recueillant en chemin

La bénédiction de tout le genre humain,

Quand des groupes en pleurs baisent vos traces fières,

Quand on s’entend crier par les murs, par les pierres,

Et jusque par les gonds du seuil de sa prison :

« Tu vas de ta mémoire éclairer l’horizon ;

Fantôme éblouissant, tu vas dorer l’histoire,

Et, vêtu de ta mort comme d’une victoire,

T’asseoir au fronton bleu des hommes immortels ! »

Lorsque les échafauds ont des aspects d’autels,

Qu’on se sent admiré du bourreau qui vous tue,

Que le cadavre va se relever statue,

Mourant plein de clarté, d’aube, de firmament,

D’éclat, d’honneur, de gloire, on meurt facilement !

L’homme est si vaniteux, qu’il rit à la torture

Quand c’est une royale et tragique aventure,

Quand c’est une tenaille immense qui le mord.

Quand les durs instruments d’agonie et de mort

Sortent de quelque forge inouïe et géante,

Notre orgueil, oubliant la blessure béante,

Se console des clous en voyant le marteau.

Avoir une montagne auguste pour poteau,

Être battu des flots ou battu des nuées,

Entendre l’univers plein de vagues huées

Murmurer : – Regardez ce colosse ! les nœuds,

Les fers et les carcans le font plus lumineux !

C’est le vaincu Rayon, le damné Météore !

Il a volé la foudre et dérobé l’aurore ! –

Être un supplicié du gouffre illimité,

Être un titan cloué sur une énormité,

Cela plaît. On veut bien des maux qui sont sublimes ;

Et l’on se dit : Souffrons, mais souffrons sur les cimes !

Eh bien, non ! – Le sublime est en bas. Le grand choix,

C’est de choisir l’affront. De même que parfois

La pourpre est déshonneur, souvent la fange est lustre.

La boue imméritée atteignant l’âme illustre,

L’opprobre, ce cachot d’où l’auréole sort,

Le cul de basse-fosse où nous jette le sort,

Le fond noir de l’épreuve où le malheur nous traîne,

Sont le comble éclatant de la grandeur sereine.

Et, quand, dans le supplice où nous devons lutter,

Le lâche destin va jusqu’à nous insulter,

Quand sur nous il entasse outrage, rire, blâme,

Et tant de contre-sens entre le sort et l’âme

Que notre vie arrive à la difformité,

La laideur de l’épreuve en devient la beauté.

C’est Samson à Gaza, c’est Épictète à Rome ;

L’abjection du sort fait la gloire de l’homme.

Plus de brume ne fait que couvrir plus d’azur.

Ce que l’homme ici-bas peut avoir de plus pur,

De plus beau, de plus noble en ce monde où l’on pleure,

C’est chute, abaissement, misère extérieure,

Acceptés pour garder la grandeur du dedans.

Oui, tous les chiens de l’ombre autour de vous grondants,

Le blâme ingrat, la haine aux fureurs coutumière ;

Oui, tomber dans la nuit quand c’est pour la lumière,

Faire horreur, n’être plus qu’un ulcère, indigner

L’homme heureux, et qu’on raille en vous voyant saigner,

Et qu’on marche sur vous, qu’on vous crache au visage,

Quand c’est pour la vertu, pour le vrai, pour le sage,

Pour le bien, pour l’honneur, il n’est rien de plus doux.

Quelle splendeur qu’un juste abandonné de tous,

N’ayant plus qu’un haillon dans le mal qui le mine,

Et jetant aux dédains, au deuil, à la vermine,

À sa plaie, aux douleurs, de tranquilles défis !

Même quand Prométhée est là, Job, tu suffis

Pour faire le fumier plus haut que le Caucase.

Le juste, méprisé comme un ver qu’on écrase,

M’éblouit d’autant plus que nous le blasphémons.

Ce que les froids bourreaux à faces de démons

Mêlent avec leur main monstrueuse et servile

À l’exécution pour la rendre plus vile,

Grandit le patient au regard de l’esprit.

Ô croix ! les deux voleurs sont deux rayons du Christ !

*

Ainsi, tous les souffrants m’ont apparu splendides,

Satisfaits, radieux, doux, souverains, candides,

Heureux, la plaie au sein, la joie au cœur ; les uns

Jetés dans la fournaise et devenant parfums,

Ceux-là jetés aux nuits et devenant aurores ;

Les croyants, dévorés dans les cirques sonores,

Râlaient un chant, aux pieds des bêtes étouffés ;

Les penseurs souriaient aux noirs autodafés,

Aux glaives, aux carcans, aux chemises de soufre ;

Et je me suis alors écrié : Qui donc souffre ?

Pour qui donc, si le sort, ô Dieu, n’est pas moqueur,

Toute cette pitié que tu m’as mise au cœur ?

Qu’en dois-je faire ? à qui faut-il que je la garde ?

Où sont les malheureux ? – et Dieu m’a dit : – Regarde.

*

Et j’ai vu des palais, des fêtes, des festins,

Des femmes qui mêlaient leurs blancheurs aux satins,

Des murs hautains ayant des jaspes pour écorces,

Des serpents d’or roulés dans des colonnes torses,

Avec de vastes dais pendant aux grands plafonds ;

Et j’entendais chanter : – Jouissons ! triomphons ! –

Et les lyres, les luths, les clairons dont le cuivre

À l’air de se dissoudre en fanfare et de vivre,

Et l’orgue, devant qui l’ombre écoute et se tait,

Tout un orchestre énorme et monstrueux chantait ;

Et ce triomphe était rempli d’hommes superbes

Qui riaient et portaient toute la terre en gerbes,

Et dont les fronts dorés, brillants, audacieux,

Fiers, semblaient s’achever en astres dans les cieux.

Et, pendant qu’autour d’eux des voix criaient : – Victoire

À jamais ! à jamais force, puissance et gloire !

Et fête dans la ville ! et joie à la maison ! –

Je voyais, au-dessus du livide horizon,

Trembler le glaive immense et sombre de l’archange.

Ils s’épanouissaient dans une aurore étrange,

Ils vivaient dans l’orgueil comme dans leur cité,

Et semblaient ne sentir que leur félicité.

Et Dieu les a tous pris alors l’un après l’autre,

Le puissant, le repu, l’assouvi qui se vautre,

Le czar dans son Kremlin, l’iman au bord du Nil,

Comme on prend les petits d’un chien dans un chenil,

Et, comme il fait le jour sous les vagues marines,

M’ouvrant avec ses mains ces profondes poitrines,

Et, fouillant de son doigt de rayons pénétré

Leurs entrailles, leur foie et leurs reins, m’a montré

Des hydres qui rongeaient le dedans de ces âmes.

Et j’ai vu tressaillir ces hommes et ces femmes ;

Leur visage riant comme un masque est tombé,

Et leur pensée, un monstre effroyable et courbé,

Une naine hagarde, inquiète, bourrue,

Assise sous leur crâne affreux, m’est apparue.

Alors, tremblant, sentant chanceler mes genoux,

Je leur ai demandé : « Mais qui donc êtes-vous ? »

Et ces êtres n’ayant presque plus face d’homme

M’ont dit : « Nous sommes ceux qui font le mal ; et, comme

« C’est nous qui le faisons, c’est nous qui le souffrons ! »

*

Oh ! le nuage vain des pleurs et des affronts

S’envole, et la douleur passe en criant : Espère !

Vous me l’avez fait voir et toucher, ô vous, Père,

Juge, vous le grand juste et vous le grand clément !

Le rire du succès et du triomphe ment ;

Un invisible doigt caressant se promène

Sous chacun des chaînons de la misère humaine ;

L’adversité soutient ceux qu’elle fait lutter ;

L’indigence est un bien pour qui sait la goûter ;

L’harmonie éternelle autour du pauvre vibre

Et le berce ; l’esclave, étant une âme, est libre,

Et le mendiant dit : Je suis riche, ayant Dieu.

L’innocence aux tourments jette ce cri : C’est peu.

La difformité rit dans Ésope, et la fièvre

Dans Scarron ; l’agonie ouvre aux hymnes sa lèvre ;

Quand je dis : « La douleur est-elle un mal ? » Zénon

Se dresse devant moi, paisible, et me dit : « Non. »

Oh ! le martyre est joie et transport, le supplice

Est volupté, les feux du bûcher sont délice,

La souffrance est plaisir, la torture est bonheur ;

Il n’est qu’un malheureux : c’est le méchant, Seigneur.

*

Aux premiers jours du monde, alors que la nuée,

Surprise, contemplait chaque chose créée,

Alors que sur le globe, où le mal avait crû,

Flottait une lueur de l’Eden disparu,

Quand tout encor semblait être rempli d’aurore,

Quand sur l’arbre du temps les ans venaient d’éclore,

Sur la terre, où la chair avec l’esprit se fond,

Il se faisait le soir un silence profond,

Et le désert, les bois, l’onde aux vastes rivages,

Et les herbes des champs, et les bêtes sauvages,

Émus, et les rochers, ces ténébreux cachots,

Voyaient, d’un antre obscur couvert d’arbres si hauts

Que nos chênes auprès sembleraient des arbustes,

Sortir deux grands vieillards, nus, sinistres, augustes.

C’étaient Ève aux cheveux blanchis, et son mari,

Le pâle Adam, pensif, par le travail meurtri,

Ayant la vision de Dieu sous sa paupière.

Ils venaient tous les deux s’asseoir sur une pierre,

En présence des monts fauves et soucieux,

Et de l’éternité formidable des cieux.

Leur œil triste rendait la nature farouche ;

Et là, sans qu’il sortît un souffle de leur bouche,

Les mains sur leurs genoux et se tournant le dos,

Accablés comme ceux qui portent des fardeaux,

Sans autre mouvement de vie extérieure

Que de baisser plus bas la tête d’heure en heure,

Dans une stupeur morne et fatale absorbés,

Froids, livides, hagards, ils regardaient, courbés

Sous l’être illimité sans figure et sans nombre,

L’un, décroître le jour, et l’autre, grandir l’ombre,

Et, tandis que montaient les constellations,

Et que la première onde aux premiers alcyons

Donnait sous l’infini le long baiser nocturne,

Et qu’ainsi que des fleurs tombant à flots d’une urne,

Les astres fourmillants emplissaient le ciel noir,

Ils songeaient, et, rêveurs, sans entendre, sans voir,

Sourds aux rumeurs des mers d’où l’ouragan s’élance,

Toute la nuit, dans l’ombre, ils pleuraient en silence ;

Ils pleuraient tous les deux, aïeux du genre humain,

Le père sur Abel, la mère sur Caïn.

Marine-Terrace, septembre 1855.