LIVRE DEUXIÈME – L’ÂME EN FLEUR

 

I. – Premier Mai

 

Tout conjugue le verbe aimer. Voici les roses.

Je ne suis pas en train de parler d’autres choses ;

Premier mai ! l’amour gai, triste, brûlant, jaloux,

Fait soupirer les bois, les nids, les fleurs, les loups ;

L’arbre où j’ai, l’autre automne, écrit une devise,

La redit pour son compte, et croit qu’il l’improvise ;

Les vieux antres pensifs, dont rit le geai moqueur,

Clignent leurs gros sourcils et font la bouche en cœur ;

L’atmosphère, embaumée et tendre, semble pleine

Des déclarations qu’au Printemps fait la plaine,

Et que l’herbe amoureuse adresse au ciel charmant.

À chaque pas du jour dans le bleu firmament,

La campagne éperdue, et toujours plus éprise,

Prodigue les senteurs, et, dans la tiède brise,

Envoie au renouveau ses baisers odorants ;

Tous ses bouquets, azurs, carmins, pourpres, safrans,

Dont l’haleine s’envole en murmurant : Je t’aime !

Sur le ravin, l’étang, le pré, le sillon même,

Font des taches partout de toutes les couleurs ;

Et, donnant les parfums, elle a gardé les fleurs ;

Comme si ses soupirs et ses tendres missives

Au mois de mai, qui rit dans les branches lascives,

Et tous les billets doux de son amour bavard,

Avaient laissé leur trace aux pages du buvard !

Les oiseaux dans les bois, molles voix étouffées,

Chantent des triolets et des rondeaux aux fées ;

Tout semble confier à l’ombre un doux secret ;

Tout aime, et tout l’avoue à voix basse ; on dirait

Qu’au nord, au sud brûlant, au couchant, à l’aurore,

La haie en fleur, le lierre et la source sonore,

Les monts, les champs, les lacs et les chênes mouvants,

Répètent un quatrain fait par les quatre vents.

Saint-Germain, 1er mai 18…

II.

 

Mes vers fuiraient, doux et frêles,

Vers votre jardin si beau,

Si mes vers avaient des ailes,

Des ailes comme l’oiseau.

Ils voleraient, étincelles,

Vers votre foyer qui rit,

Si mes vers avaient des ailes,

Des ailes comme l’esprit.

Près de vous, purs et fidèles,

Ils accourraient nuit et jour,

Si mes vers avaient des ailes,

Des ailes comme l’amour.

Paris, mars 18…

III. – Le rouet d’Omphale

 

Il est dans l’atrium, le beau rouet d’ivoire.

La roue agile est blanche, et la quenouille est noire ;

La quenouille est d’ébène incrusté de lapis.

Il est dans l’atrium sur un riche tapis.

Un ouvrier d’Égine a sculpté sur la plinthe

Europe, dont un dieu n’écoute pas la plainte.

Le taureau blanc l’emporte. Europe, sans espoir,

Crie, et baissant les yeux, s’épouvante de voir

L’Océan monstrueux qui baise ses pieds roses.

Des aiguilles, du fil, des boîtes demi-closes,

Les laines de Milet, peintes de pourpre et d’or,

Emplissent un panier près du rouet qui dort.

Cependant, odieux, effroyables, énormes,

Dans le fond du palais, vingt fantômes difformes,

Vingt monstres tout sanglants, qu’on ne voit qu’à demi,

Errent en foule autour du rouet endormi :

Le lion néméen, l’hydre affreuse de Lerne,

Cacus, le noir brigand de la noire caverne,

Le triple Géryon, et les typhons des eaux,

Qui, le soir, à grand bruit, soufflent dans les roseaux ;

De la massue au front tous ont l’empreinte horrible

Et tous, sans approcher, rôdant d’un air terrible,

Sur le rouet, où pend un fil souple et lié,

Fixent de loin, dans l’ombre, un œil humilié.

Juin, 18…

IV. – Chanson

 

Si vous n’avez rien à me dire,

Pourquoi venir auprès de moi ?

Pourquoi me faire ce sourire

Qui tournerait la tête au roi ?

Si vous n’avez rien à me dire,

Pourquoi venir auprès de moi ?

Si vous n’avez rien à m’apprendre,

Pourquoi me pressez-vous la main ?

Sur le rêve angélique et tendre,

Auquel vous songez en chemin,

Si vous n’avez rien à m’apprendre,

Pourquoi me pressez-vous la main ?

Si vous voulez que je m’en aille,

Pourquoi passez-vous par ici ?

Lorsque je vous vois, je tressaille :

C’est ma joie et c’est mon souci.

Si vous voulez que je m’en aille,

Pourquoi passez-vous par ici ?

Mai, 18…

V. – Hier au soir

 

Hier, le vent du soir, dont le souffle caresse,

Nous apportait l’odeur des fleurs qui s’ouvrent tard ;

La nuit tombait ; l’oiseau dormait dans l’ombre épaisse.

Le printemps embaumait, moins que votre jeunesse ;

Les astres rayonnaient, moins que votre regard.

Moi, je parlais tout bas. C’est l’heure solennelle

Où l’âme aime à chanter son hymne le plus doux.

Voyant la nuit si pure, et vous voyant si belle,

J’ai dit aux astres d’or : Versez le ciel sur elle !

Et j’ai dit à vos yeux : Versez l’amour sur nous !

Mai 18…

VI. – Lettre

 

Tu vois cela d’ici. Des ocres et des craies ;

Plaines où les sillons croisent leurs mille raies,

Chaumes à fleur de terre et que masque un buisson ;

Quelques meules de foin debout sur le gazon ;

De vieux toits enfumant le paysage bistre ;

Un fleuve qui n’est pas le Gange ou le Caystre,

Pauvre cours d’eau normand troublé de sels marins ;

À droite, vers le nord, de bizarres terrains

Pleins d’angles qu’on dirait façonnés à la pelle ;

Voilà les premiers plans ; une ancienne chapelle

Y mêle son aiguille, et range à ses côtés

Quelques ormes tortus, aux profils irrités,

Qui semblent, fatigués du Zéphyr qui s’en joue,

Faire une remontrance au vent qui les secoue.

Une grosse charrette, au coin de ma maison,

Se rouille ; et, devant moi, j’ai le vaste horizon,

Dont la mer bleue emplit toutes les échancrures ;

Des poules et des coqs, étalant leurs dorures,

Causent sous ma fenêtre, et les greniers des toits

Me jettent, par instants, des chansons en patois.

Dans mon allée habite un cordier patriarche,

Vieux qui fait bruyamment tourner sa roue, et marche

À reculons, son chanvre autour des reins tordu.

J’aime ces flots où court le grand vent éperdu ;

Les champs à promener tout le jour me convient ;

Les petits villageois, leur livre en main, m’envient,

Chez le maître d’école où je me suis logé,

Comme un grand écolier abusant d’un congé.

Le ciel rit, l’air est pur ; tout le jour, chez mon hôte,

C’est un doux bruit d’enfants épelant à voix haute ;

L’eau coule, un verdier passe ; et moi, je dis : Merci !

Merci, Dieu tout-puissant ! – Ainsi je vis ; ainsi,

Paisible, heure par heure, à petit bruit, j’épanche

Mes jours, tout en songeant à vous, ma beauté blanche !

J’écoute les enfants jaser, et, par moment,

Je vois en pleine mer, passer superbement,

Au-dessus des pignons du tranquille village,

Quelque navire ailé qui fait un long voyage,

Et fuit, sur l’Océan, par tous les vents traqué,

Qui, naguère, dormait au port, le long du quai,

Et que n’ont retenu, loin des vagues jalouses,

Ni les pleurs des parents, ni l’effroi des épouses,

Ni le sombre reflet des écueils dans les eaux,

Ni l’importunité des sinistres oiseaux.

Près le Tréport, juin 18…

VII.

 

Nous allions au verger cueillir des bigarreaux.

Avec ses beaux bras blancs en marbre de Paros,

Elle montait dans l’arbre et courbait une branche ;

Les feuilles frissonnaient au vent ; sa gorge blanche,

Ô Virgile, ondoyait dans l’ombre et le soleil ;

Ses petits doigts allaient chercher le fruit vermeil,

Semblable au feu qu’on voit dans le buisson qui flambe.

Je montais derrière elle ; elle montrait sa jambe,

Et disait : « Taisez-vous ! » à mes regards ardents ;

Et chantait. Par moments, entre ses belles dents,

Pareille, aux chansons près, à Diane farouche,

Penchée, elle m’offrait la cerise à sa bouche ;

Et ma bouche riait, et venait s’y poser,

Et laissait la cerise et prenait le baiser.

Triel, juillet 18…

VIII.

 

Tu peux, comme il te plaît, me faire jeune ou vieux.

Comme le soleil fait serein ou pluvieux

L’azur dont il est l’âme et que sa clarté dore,

Tu peux m’emplir de brume ou m’inonder d’aurore,

Du haut de ta splendeur, si pure qu’en ses plis,

Tu sembles une femme enfermée en un lis,

Et qu’à d’autres moments, l’œil qu’éblouit ton âme

Croit voir, en te voyant, un lis dans une femme.

Si tu m’as souri, Dieu ! tout mon être bondit !

Si, Madame, au milieu de tous, vous m’avez dit,

À haute voix : « Bonjour, Monsieur », et bas : « Je t’aime ! »

Si tu m’as caressé de ton regard suprême,

Je vis ! je suis léger, je suis fier, je suis grand ;

Ta prunelle m’éclaire en me transfigurant ;

J’ai le reflet charmant des yeux dont tu m’accueilles ;

Comme on sent dans un bois des ailes sous les feuilles,

On sent de la gaîté sous chacun de mes mots ;

Je cours, je vais, je ris ; plus d’ennuis, plus de maux ;

Et je chante, et voilà sur mon front la jeunesse !

Mais que ton cœur injuste, un jour, me méconnaisse ;

Qu’il me faille porter en moi, jusqu’à demain,

L’énigme de ta main retirée à ma main ;

– Qu’ai-je fait ? qu’avait-elle ? Elle avait quelque chose.

Pourquoi, dans la rumeur du salon où l’on cause,

Personne n’entendant, me disait-elle vous ? –

Si je ne sais quel froid dans ton regard si doux

A passé comme passe au ciel une nuée,

Je sens mon âme en moi toute diminuée ;

Je m’en vais, courbé, las, sombre comme un aïeul ;

Il semble que sur moi, secouant son linceul,

Se soit soudain penché le noir vieillard Décembre ;

Comme un loup dans son trou, je rentre dans ma chambre :

Le chagrin – âge et deuil, hélas ! ont le même air, –

Assombrit chaque trait de mon visage amer,

Et m’y creuse une ride avec sa main pesante.

Joyeux, j’ai vingt-cinq ans ; triste, j’en ai soixante.

Paris, juin 18…

IX. – En écoutant les oiseaux

 

Oh ! quand donc aurez-vous fini, petits oiseaux,

De jaser au milieu des branches et des eaux,

Que nous nous expliquions et que je vous querelle ?

Rouge-gorge, verdier, fauvette, tourterelle,

Oiseaux, je vous entends, je vous connais. Sachez

Que je ne suis pas dupe, ô doux ténors cachés,

De votre mélodie et de votre langage.

Celle que j’aime est loin et pense à moi : je gage,

Ô rossignol dont l’hymne, exquis et gracieux,

Donne un frémissement à l’astre dans les cieux,

Que ce que tu dis là, c’est le chant de son âme.

Vous guettez les soupirs de l’homme et de la femme,

Oiseaux ; quand nous aimons et quand nous triomphons,

Quand notre être, tout bas, s’exhale en chants profonds,

Vous, attentifs, parmi les bois inaccessibles,

Vous saisissez au vol ces strophes invisibles,

Et vous les répétez tout haut, comme de vous ;

Et vous mêlez, pour rendre encor l’hymne plus doux,

À la chanson des cœurs, le battement des ailes ;

Si bien qu’on vous admire, écouteurs infidèles,

Et que le noir sapin murmure aux vieux tilleuls :

« Sont-ils charmants d’avoir trouvé cela tout seuls ! »

Et que l’eau, palpitant sous le chant qui l’effleure,

Baise avec un sanglot le beau saule qui pleure ;

Et que le dur tronc d’arbre a des airs attendris ;

Et que l’épervier rêve, oubliant la perdrix ;

Et que les loups s’en vont songer auprès des louves !

« Divin ! » dit le hibou ; le moineau dit : « Tu trouves ? »

Amour, lorsqu’en nos cœurs tu te réfugias,

L’oiseau vint y puiser ; ce sont ces plagiats,

Ces chants qu’un rossignol, belles, prend sur vos bouches

Qui font que les grands bois courbent leurs fronts farouches

Et que les lourds rochers, stupides et ravis,

Se penchent, les laissant piller le chènevis,

Et ne distinguent plus, dans leurs rêves étranges,

La langue des oiseaux de la langue des anges.

Caudebec, septembre 183.

X.

 

Mon bras pressait ta taille frêle

Et souple comme le roseau ;

Ton sein palpitait comme l’aile

D’un jeune oiseau.

Longtemps muets, nous contemplâmes

Le ciel où s’éteignait le jour.

Que se passait-il dans nos âmes ?

Amour ! amour !

Comme un ange qui se dévoile,

Tu me regardais, dans ma nuit,

Avec ton beau regard d’étoile,

Qui m’éblouit.

Forêt de Fontainebleau, juillet 18…

XI.

 

Les femmes sont sur la terre

Pour tout idéaliser ;

L’univers est un mystère

Que commente leur baiser.

C’est l’amour qui, pour ceinture,

À l’onde et le firmament,

Et dont toute la nature,

N’est, au fond, que l’ornement.

Tout ce qui brille offre à l’âme

Son parfum ou sa couleur ;

Si Dieu n’avait fait la femme,

Il n’aurait pas fait la fleur.

À quoi bon vos étincelles,

Bleus saphirs, sans les yeux doux ?

Les diamants, sans les belles,

Ne sont plus que des cailloux ;

Et, dans les charmilles vertes,

Les roses dorment debout,

Et sont des bouches ouvertes

Pour ne rien dire du tout.

Tout objet qui charme ou rêve

Tient des femmes sa clarté ;

La perle blanche, sans Ève,

Sans toi, ma fière beauté,

Ressemblant, tout enlaidie,

À mon amour qui te fuit,

N’est plus que la maladie

D’une bête dans la nuit.

Paris, avril 18…

XII. – Églogue

 

Nous errions ; elle et moi, dans les monts de Sicile.

Elle est fière pour tous et pour moi seul docile.

Les cieux et nos pensers rayonnaient à la fois.

Oh ! comme aux lieux déserts les cœurs sont peu farouches !

Que de fleurs aux buissons, que de baisers aux bouches,

Quand on est dans l’ombre des bois !

Pareils à deux oiseaux qui vont de cime en cime,

Nous parvînmes enfin tout au bord d’un abîme.

Elle osa s’approcher de ce sombre entonnoir ;

Et, quoique mainte épine offensât ses mains blanches,

Nous tâchâmes, penchés et nous tenant aux branches,

D’en voir le fond lugubre et noir.

En ce même moment, un titan centenaire,

Qui venait d’y rouler sous vingt coups de tonnerre,

Se tordait dans ce gouffre où le jour n’ose entrer ;

Et d’horribles vautours au bec impitoyable,

Attirés par le bruit de sa chute effroyable,

Commençaient à le dévorer.

Alors, elle me dit : « J’ai peur qu’on ne nous voie !

Cherchons un autre afin d’y cacher notre joie !

Vois ce pauvre géant ! nous aurions notre tour !

Car les dieux envieux qui l’ont fait disparaître,

Et qui furent jaloux de sa grandeur, peut-être

Seraient jaloux de notre amour ! »

Septembre 18…

XIII.

 

Viens ! – une flûte invisible

Soupire dans les vergers. –

La chanson la plus paisible.

Est la chanson des bergers.

Le vent ride, sous l’yeuse,

Le sombre miroir des eaux. –

La chanson la plus joyeuse

Est la chanson des oiseaux.

Que nul soin ne te tourmente.

Aimons-nous ! aimons toujours ! –

La chanson la plus charmante

Est la chanson des amours.

Les Metz, août 18…

XIV. – Billet du matin

 

Si les liens des cœurs ne sont pas des mensonges,

Oh ! dites, vous devez avoir eu de doux songes,

Je n’ai fait que rêver de vous toute la nuit.

Et nous nous aimions tant ! vous me disiez : « Tout fuit,

Tout s’éteint, tout s’en va ; ta seule image reste. »

Nous devions être morts dans ce rêve céleste ;

Il semblait que c’était déjà le paradis.

Oh ! oui, nous étions morts, bien sûr ; je vous le dis.

Nous avions tous les deux la forme de nos âmes.

Tout ce que, l’un de l’autre, ici-bas nous aimâmes

Composait notre corps de flamme et de rayons,

Et, naturellement, nous nous reconnaissions.

Il nous apparaissait des visages d’aurore

Qui nous disaient : « C’est moi ! » la lumière sonore

Chantait ; et nous étions des frissons et des voix.

Vous me disiez : « Écoute ! » et je répondais : « Vois ! »

Je disais : « Viens-nous-en dans les profondeurs sombres,

Vivons ; c’est autrefois que nous étions des ombres. »

Et, mêlant nos appels et nos cris : « Viens ! oh ! viens !

Et moi, je me rappelle, et toi, tu te souviens. »

Éblouis, nous chantions : – C’est nous-mêmes qui sommes

Tout ce qui nous semblait, sur la terre des hommes,

Bon, juste, grand, sublime, ineffable et charmant ;

Nous sommes le regard et le rayonnement ;

Le sourire de l’aube et l’odeur de la rose,

C’est nous ; l’astre est le nid où notre aile se pose ;

Nous avons l’infini pour sphère et pour milieu,

L’éternité pour âge ; et, notre amour, c’est Dieu.

Paris, juin 18…

XV. – Paroles dans l’ombre

 

Elle disait : C’est vrai, j’ai tort de vouloir mieux ;

Les heures sont ainsi très doucement passées ;

Vous êtes là ; mes yeux ne quittent pas vos yeux,

Où je regarde aller et venir vos pensées.

Vous voir est un bonheur ; je ne l’ai pas complet.

Sans doute, c’est encor bien charmant de la sorte !

Je veille, car je sais tout ce qui vous déplaît,

À ce que nul fâcheux ne vienne ouvrir la porte ;

Je me fais bien petite, en mon coin, près de vous ;

Vous êtes mon lion, je suis votre colombe ;

J’entends de vos papiers le bruit paisible et doux ;

Je ramasse parfois votre plume qui tombe ;

Sans doute, je vous ai ; sans doute, je vous voi.

La pensée est un vin dont les rêveurs sont ivres,

Je le sais ; mais, pourtant, je veux qu’on songe à moi.

Quand vous êtes ainsi tout un soir dans vos livres,

Sans relever la tête et sans me dire un mot,

Une ombre reste au fond de mon cœur qui vous aime ;

Et, pour que je vous voie entièrement, il faut

Me regarder un peu, de temps en temps, vous-même.

Paris, octobre 18…

XVI.

 

L’hirondelle au printemps cherche les vieilles tours,

Débris où n’est plus l’homme, où la vie est toujours ;

La fauvette en avril cherche, ô ma bien-aimée,

La forêt sombre et fraîche et l’épaisse ramée,

La mousse, et, dans les nœuds des branches, les doux toits

Qu’en se superposant font les feuilles des bois.

Ainsi fait l’oiseau. Nous, nous cherchons, dans la ville,

Le coin désert, l’abri solitaire et tranquille,

Le seuil qui n’a pas d’yeux obliques et méchants,

La rue où les volets sont fermés ; dans les champs,

Nous cherchons le sentier du pâtre et du poëte ;

Dans les bois, la clairière inconnue et muette

Où le silence éteint les bruits lointains et sourds.

L’oiseau cache son nid, nous cachons nos amours.

Fontainebleau, juin 18…

XVII. – Sous les arbres

 

Ils marchaient à côté l’un de l’autre ; des danses

Troublaient le bois joyeux ; ils marchaient, s’arrêtaient,

Parlaient, s’interrompaient, et, pendant les silences,

Leurs bouches se taisant, leurs âmes chuchotaient.

Ils songeaient ; ces deux cœurs, que le mystère écoute,

Sur la création au sourire innocent

Penchés, et s’y versant dans l’ombre goutte à goutte,

Disaient à chaque fleur quelque chose en passant.

Elle sait tous les noms des fleurs qu’en sa corbeille

Mai nous rapporte avec la joie et les beaux jours ;

Elle les lui nommait comme eût fait une abeille,

Puis elle reprenait : « Parlons de nos amours.

Je suis en haut, je suis en bas », lui disait-elle,

« Et je veille sur vous, d’en bas comme d’en haut. »

Il demandait comment chaque plante s’appelle,

Se faisant expliquer le printemps mot à mot.

Ô champs ! il savourait ces fleurs et cette femme.

Ô bois ! ô prés ! nature où tout s’absorbe en un,

Le parfum de la fleur est votre petite âme,

Et l’âme de la femme est votre grand parfum !

La nuit tombait ; au tronc d’un chêne, noir pilastre,

Il s’adossait pensif ; elle disait : « Voyez

Ma prière toujours dans vos cieux comme un astre,

Et mon amour toujours comme un chien à tes pieds. »

Juin 18…

XVIII.

 

Je sais bien qu’il est d’usage

D’aller en tous lieux criant

Que l’homme est d’autant plus sage

Qu’il rêve plus de néant ;

D’applaudir la grandeur noire,

Les héros, le fer qui luit,

Et la guerre, cette gloire

Qu’on fait avec de la nuit ;

D’admirer les coups d’épée,

Et la fortune, ce char

Dont une roue est Pompée,

Dont l’autre roue est César ;

Et Pharsale et Trasimène,

Et tout ce que les Nérons

Font voler de cendre humaine

Dans le souffle des clairons !

Je sais que c’est la coutume

D’adorer ces nains géants

Qui, parce qu’ils sont écume,

Se supposent océans ;

Et de croire à la poussière,

À la fanfare qui fuit,

Aux pyramides de pierre,

Aux avalanches de bruit.

Moi, je préfère, ô fontaines !

Moi, je préfère, ô ruisseaux !

Au Dieu des grands capitaines,

Le Dieu des petits oiseaux !

Ô mon doux ange, en ces ombres

Où, nous aimant, nous brillons,

Au Dieu des ouragans sombres

Qui poussent les bataillons,

Au Dieu des vastes armées,

Des canons au lourd essieu,

Des flammes et des fumées,

Je préfère le bon Dieu !

Le bon Dieu, qui veut qu’on aime,

Qui met au cœur de l’amant

Le premier vers du poëme,

Le dernier au firmament !

Qui songe à l’aile qui pousse,

Aux œufs blancs, au nid troublé,

Si la caille a de la mousse,

Et si la grive a du blé ;

Et qui fait, pour les Orphées,

Tenir, immense et subtil,

Tout le doux monde des fées

Dans le vert bourgeon d’avril !

Si bien, que cela s’envole

Et se disperse au printemps,

Et qu’une vague auréole

Sort de tous les nids chantants !

Vois-tu, quoique notre gloire

Brille en ce que nous créons,

Et dans notre grande histoire

Pleine de grands panthéons ;

Quoique nous ayons des glaives,

Des temples, Chéops, Babel,

Des tours, des palais, des rêves,

Et des tombeaux jusqu’au ciel ;

Il resterait peu de choses

À l’homme, qui vit un jour,

Si Dieu nous ôtait les roses,

Si Dieu nous ôtait l’amour !

Chelles, septembre 18…

XIX. – N’envions rien

 

Ô femme, pensée aimante

Et cœur souffrant,

Vous trouvez la fleur charmante

Et l’oiseau grand ;

Vous enviez la pelouse

Aux fleurs de miel ;

Vous voulez que je jalouse

L’oiseau du ciel.

Vous dites, beauté superbe

Au front terni,

Regardant tour à tour l’herbe

Et l’infini :

« Leur existence est la bonne ;

« Là, tout est beau ;

« Là, sur la fleur qui rayonne,

« Plane l’oiseau !

« Près de vous, aile bénie,

« Lis enchanté,

« Qu’est-ce, hélas ! que le génie

« Et la beauté ?

« Fleur pure, alouette agile,

« À vous le prix !

« Toi, tu dépasses Virgile ;

« Toi, Lycoris !

« Quel vol profond dans l’air sombre !

« Quels doux parfums ! – »

Et des pleurs brillent sous l’ombre

De vos cils bruns.

Oui, contemplez l’hirondelle,

Les liserons ;

Mais ne vous plaignez pas, belle,

Car nous mourrons !

Car nous irons dans la sphère

De l’éther pur ;

La femme y sera lumière,

Et l’homme azur ;

Et les roses sont moins belles

Que les houris ;

Et les oiseaux ont moins d’ailes

Que les esprits !

Août 18…

XX. – Il fait froid

 

L’hiver blanchit le dur chemin.

Tes jours aux méchants sont en proie.

La bise mord ta douce main ;

La haine souffle sur ta joie.

La neige emplit le noir sillon.

La lumière est diminuée… –

Ferme ta porte à l’aquilon !

Ferme ta vitre à la nuée !

Et puis laisse ton cœur ouvert !

Le cœur, c’est la sainte fenêtre.

Le soleil de brume est couvert ;

Mais Dieu va rayonner peut-être !

Doute du bonheur, fruit mortel ;

Doute de l’homme plein d’envie ;

Doute du prêtre et de l’autel ;

Mais crois à l’amour, ô ma vie !

Crois à l’amour, toujours entier,

Toujours brillant sous tous les voiles !

À l’amour, tison du foyer !

À l’amour, rayon des étoiles !

Aime et ne désespère pas.

Dans ton âme où parfois je passe,

Où mes vers chuchotent tout bas,

Laisse chaque chose à sa place.

La fidélité sans ennui,

La paix des vertus élevées,

Et l’indulgence pour autrui,

Éponge des fautes lavées.

Dans ta pensée où tout est beau,

Que rien ne tombe ou ne recule.

Fais de ton amour ton flambeau.

On s’éclaire de ce qui brûle.

À ces démons d’inimitié,

Oppose ta douceur sereine,

Et reverse-leur en pitié

Tout ce qu’ils t’ont vomi de haine.

La haine, c’est l’hiver du cœur.

Plains-les ! mais garde ton courage.

Garde ton sourire vainqueur ;

Bel arc-en-ciel, sors de l’orage !

Garde ton amour éternel.

L’hiver, l’astre éteint-il sa flamme ?

Dieu ne retire rien du ciel ;

Ne retire rien de ton âme !

Décembre 18…

XXI.

 

Il lui disait : « Vois-tu, si tous deux nous pouvions,

« L’âme pleine de foi, le cœur plein de rayons,

« Ivres de douce extase et de mélancolie,

« Rompre les mille nœuds dont la ville nous lie ;

« Si nous pouvions quitter ce Paris triste et fou,

« Nous fuirions ; nous irions quelque part, n’importe où,

« Chercher loin des vains bruits, loin des haines jalouses,

« Un coin où aurions des arbres, des pelouses,

« Une maison petite avec des fleurs, un peu

« De solitude, un peu de silence, un ciel bleu,

« La chanson d’un oiseau qui sur le toit se pose,

« De l’ombre ; – et quel besoin avons-nous d’autre chose ? »

Juillet 18…

XXII.

 

– Aimons toujours ! aimons encore !

Quand l’amour s’en va, l’espoir fuit.

L’amour, c’est le cri de l’aurore,

L’amour, c’est l’hymne de la nuit.

Ce que le flot dit aux rivages,

Ce que le vent dit aux vieux monts,

Ce que l’astre dit aux nuages,

C’est le mot ineffable : Aimons !

L’amour fait songer, vivre et croire.

Il a, pour réchauffer le cœur,

Un rayon de plus que la gloire,

Et ce rayon, c’est le bonheur !

Aime ! qu’on les loue ou les blâme,

Toujours les grands cœurs aimeront :

Joins cette jeunesse de l’âme

À la jeunesse de ton front !

Aime, afin de charmer tes heures !

Afin qu’on voie en tes beaux yeux

Des voluptés intérieures

Le sourire mystérieux !

Aimons-nous toujours davantage !

Unissons-nous mieux chaque jour.

Les arbres croissent en feuillage ;

Que notre âme croisse en amour !

Soyons le miroir et l’image !

Soyons la fleur et le parfum !

Les amants, qui, seuls sous l’ombrage,

Se sentent deux et ne sont qu’un !

Les poëtes cherchent les belles.

La femme, ange aux chastes faveurs,

Aime à rafraîchir sous ses ailes

Ces grands fronts brûlants et rêveurs.

Venez à nous, beautés touchantes !

Viens à moi, toi, mon bien, ma loi !

Ange ! viens à moi quand tu chantes,

Et, quand tu pleures, viens à moi !

Nous seuls comprenons vos extases ;

Car notre esprit n’est point moqueur ;

Car les poëtes sont les vases

Où les femmes versent leur cœur.

Moi qui ne cherche dans ce monde

Que la seule réalité,

Moi qui laisse fuir comme l’onde

Tout ce qui n’est que vanité,

Je préfère, aux biens dont s’enivre

L’orgueil du soldat ou du roi,

L’ombre que tu fais sur mon livre

Quand ton front se penche sur moi.

Toute ambition allumée

Dans notre esprit, brasier subtil,

Tombe en cendre ou vole en fumée,

Et l’on se dit : « Qu’en reste-t-il ? »

Tout plaisir, fleur à peine éclose

Dans notre avril sombre et terni,

S’effeuille et meurt, lis, myrte ou rose,

Et l’on se dit : « C’est donc fini ! »

L’amour seul reste. Ô noble femme,

Si tu veux, dans ce vil séjour,

Garder ta foi, garder ton âme,

Garder ton Dieu, garde l’amour !

Conserve en ton cœur, sans rien craindre,

Dusses-tu pleurer et souffrir,

La flamme qui ne peut s’éteindre

Et la fleur qui ne peut mourir !

Mai 18…

XXIII. – Après l’hiver

 

Tout revit, ma bien-aimée !

Le ciel gris perd sa pâleur ;

Quand la terre est embaumée,

Le cœur de l’homme est meilleur.

En haut, d’où l’amour ruisselle,

En bas, où meurt la douleur,

La même immense étincelle

Allume l’astre et la fleur.

L’hiver fuit, saison d’alarmes,

Noir avril mystérieux

Où l’âpre sève des larmes

Coule, et du cœur monte aux yeux.

Ô douce désuétude

De souffrir et de pleurer !

Veux-tu, dans la solitude,

Nous mettre à nous adorer ?

La branche au soleil se dore

Et penche, pour l’abriter,

Ses boutons qui vont éclore

Sur l’oiseau qui va chanter.

L’aurore où nous nous aimâmes

Semble renaître à nos yeux ;

Et mai sourit dans nos âmes

Comme il sourit dans les cieux.

On entend rire, on voit luire

Tous les êtres tour à tour,

La nuit, les astres bruire,

Et les abeilles, le jour.

Et partout nos regards lisent,

Et, dans l’herbe et dans les nids,

De petites voix nous disent :

« Les aimants sont les bénis ! »

L’air enivre ; tu reposes

À mon cou tes bras vainqueurs. –

Sur les rosiers que de roses !

Que de soupirs dans nos cœurs !

Comme l’aube, tu me charmes ;

Ta bouche et tes yeux chéris

Ont, quand tu pleures, ses larmes,

Et ses perles quand tu ris.

La nature, sœur jumelle

Ève et d’Adam et du jour,

Nous aime, nous berce et mêle

Son mystère à notre amour.

Il suffit que tu paraisses

Pour que le ciel, t’adorant,

Te contemple ; et, nos caresses,

Toute l’ombre nous les rend !

Clartés et parfums nous-mêmes,

Nous baignons nos cœurs heureux

Dans les effluves suprêmes

Des éléments amoureux.

Et, sans qu’un souci t’oppresse,

Sans que ce soit mon tourment,

J’ai l’étoile pour maîtresse ;

Le soleil est ton amant ;

Et nous donnons notre fièvre

Aux fleurs où nous appuyons

Nos bouches, et notre lèvre

Sent le baiser des rayons.

Juin 18…

XXIV.

 

Que le sort, quel qu’il soit, vous trouve toujours grande !

Que demain soit doux comme hier !

Qu’en vous, ô ma beauté, jamais ne se répande

Le découragement amer,

Ni le fiel, ni l’ennui des cœurs qui se dénouent,

Ni cette cendre, hélas ! que sur un front pâli,

Dans l’ombre, à petit bruit secouent

Les froides ailes de l’oubli !

Laissez, laissez brûler pour vous, ô vous que j’aime !

Mes chants dans mon âme allumés !

Vivez pour la nature, et le ciel, et moi-même !

Après avoir souffert, aimez !

Laissez entrer en vous, après nos deuils funèbres,

L’aube, fille des nuits, l’amour, fils des douleurs,

Tout ce qui luit dans les ténèbres,

Tout ce qui sourit dans les pleurs !

Octobre 18…

XXV.

 

Je respire où tu palpites,

Tu sais ; à quoi bon, hélas !

Rester là si tu me quittes,

Et vivre si tu t’en vas ?

À quoi bon vivre, étant l’ombre

De cet ange qui s’enfuit ?

À quoi bon, sous le ciel sombre,

N’être plus que de la nuit ?

Je suis la fleur des murailles,

Dont avril est le seul bien.

Il suffit que tu t’en ailles

Pour qu’il ne reste plus rien.

Tu m’entoures d’auréoles ;

Te voir est mon seul souci.

Il suffit que tu t’envoles

Pour que je m’envole aussi.

Si tu pars, mon front se penche ;

Mon âme au ciel, son berceau,

Fuira, car dans ta main blanche

Tu tiens ce sauvage oiseau.

Que veux-tu que je devienne,

Si je n’entends plus ton pas ?

Est-ce ta vie ou la mienne

Qui s’en va ? Je ne sais pas.

Quand mon courage succombe,

J’en reprends dans ton cœur pur ;

Je suis comme la colombe

Qui vient boire au lac d’azur.

L’amour fait comprendre à l’âme

L’univers, sombre et béni ;

Et cette petite flamme

Seule éclaire l’infini.

Sans toi, toute la nature

N’est plus qu’un cachot fermé,

Où je vais à l’aventure,

Pâle et n’étant plus aimé.

Sans toi, tout s’effeuille et tombe ;

L’ombre emplit mon noir sourcil ;

Une fête est une tombe,

La patrie est un exil.

Je t’implore et te réclame ;

Ne fuis pas loin de mes maux,

Ô fauvette de mon âme

Qui chantes dans mes rameaux !

De quoi puis-je avoir envie,

De quoi puis-je avoir effroi,

Que ferai-je de la vie,

Si tu n’es plus près de moi ?

Tu portes dans la lumière,

Tu portes dans les buissons,

Sur une aile ma prière,

Et sur l’autre mes chansons.

Que dirai-je aux champs que voile

L’inconsolable douleur ?

Que ferai-je de l’étoile ?

Que ferai-je de la fleur ?

Que dirai-je au bois morose

Qu’illuminait ta douceur ?

Que répondrai-je à la rose

Disant : « Où donc est ma sœur ? »

J’en mourrai ; fuis, si tu l’oses.

À quoi bon, jours révolus !

Regarder toutes ces choses

Qu’elle ne regarde plus ?

Que ferai-je de la lyre,

De la vertu, du destin ?

Hélas ! et, sans ton sourire,

Que ferai-je du matin ?

Que ferai-je, seul, farouche,

Sans toi, du jour et des cieux,

De mes baisers sans ta bouche,

Et de mes pleurs sans tes yeux !

Août 18…

XXVI. – Crépuscule

 

L’étang mystérieux, suaire aux blanches moires,

Frissonne ; au fond du bois, la clairière apparaît ;

Les arbres sont profonds et les branches sont noires ;

Avez-vous vu Vénus à travers la forêt ?

Avez-vous vu Vénus au sommet des collines ?

Vous qui passez dans l’ombre, êtes-vous des amants ?

Les sentiers bruns sont pleins de blanches mousselines ;

L’herbe s’éveille et parle aux sépulcres dormants.

Que dit-il, le brin d’herbe ? et que répond la tombe ?

Aimez, vous qui vivez ! on a froid sous les ifs.

Lèvre, cherche la bouche ! aimez-vous ! la nuit tombe ;

Soyez heureux pendant que nous sommes pensifs.

Dieu veut qu’on ait aimé. Vivez ! faites envie,

Ô couples qui passez sous le vert coudrier.

Tout ce que dans la tombe, en sortant de la vie,

On emporta d’amour, on l’emploie à prier.

Les mortes d’aujourd’hui furent jadis les belles.

Le ver luisant dans l’ombre erre avec son flambeau.

Le vent fait tressaillir, au milieu des javelles,

Le brin d’herbe, et Dieu fait tressaillir le tombeau.

La forme d’un toit noir dessine une chaumière ;

On entend dans les prés le pas lourd du faucheur ;

L’étoile aux cieux, ainsi qu’une fleur de lumière,

Ouvre et fait rayonner sa splendide fraîcheur.

Aimez-vous ! c’est le mois où les fraises sont mûres.

L’ange du soir rêveur, qui flotte dans les vents,

Mêle, en les emportant sur ses ailes obscures,

Les prières des morts aux baisers des vivants.

Chelles, août 18…

XXVII. – La nichée sous le portail

 

Oui, va prier à l’église,

Va ; mais regarde en passant,

Sous la vieille voûte grise,

Ce petit nid innocent.

Aux grands temples où l’on prie,

Le martinet, frais et pur,

Suspend la maçonnerie

Qui contient le plus d’azur.

La couvée est dans la mousse

Du portail qui s’attendrit ;

Elle sent la chaleur douce

Des ailes de Jésus-Christ.

L’église, où l’ombre flamboie,

Vibre, émue à ce doux bruit ;

Les oiseaux sont pleins de joie,

La pierre est pleine de nuit.

Les saints, graves personnages

Sous les porches palpitants,

Aiment ces doux voisinages

Du baiser et du printemps.

Les vierges et les prophètes

Se penchent dans l’âpre tour,

Sur ces ruches d’oiseaux faites

Pour le divin miel amour.

L’oiseau se perche sur l’ange ;

L’apôtre rit sous l’arceau.

« Bonjour, saint ! » dit la mésange.

Le saint dit : « Bonjour, oiseau ! »

Les cathédrales sont belles

Et hautes sous le ciel bleu ;

Mais le nid des hirondelles

Est l’édifice de Dieu.

Lagny, juin 18…

XXVIII. – Un soir que je regardais le ciel

 

Elle me dit, un soir, en souriant :

– Ami, pourquoi contemplez-vous sans cesse

Le jour qui fuit, ou l’ombre qui s’abaisse,

Ou l’astre d’or qui monte à l’orient ?

Que font vos yeux là-haut ? je les réclame.

Quittez le ciel ; regardez dans mon âme !

Dans ce ciel vaste, ombre où vous vous plaisez,

Où vos regards démesurés vont lire,

Qu’apprendrez-vous qui vaille mon sourire ?

Qu’apprendras-tu qui vaille nos baisers ?

Oh ! de mon cœur lève les chastes voiles.

Si tu savais comme il est plein d’étoiles !

Que de soleils ! vois-tu, quand nous aimons,

Tout est en nous un radieux spectacle.

Le dévouement, rayonnant sur l’obstacle,

Vaut bien Vénus qui brille sur les monts.

Le vaste azur n’est rien, je te l’atteste ;

Le ciel que j’ai dans l’âme est plus céleste !

C’est beau de voir un astre s’allumer.

Le monde est plein de merveilleuses choses.

Douce est l’aurore, et douces sont les roses.

Rien n’est si doux que le charme d’aimer !

La clarté vraie et la meilleure flamme,

C’est le rayon qui va de l’âme à l’âme !

L’amour vaux mieux, au fond des antres frais,

Que ces soleils qu’on ignore et qu’on nomme.

Dieu mit, sachant ce qui convient à l’homme,

Le ciel bien loin et la femme tout près.

Il dit à ceux qui scrutent l’azur sombre :

« Vivez ! aimez ! le reste, c’est mon ombre ! »

Aimons ! c’est tout. Et Dieu le veut ainsi.

Laisse ton ciel que de froids rayons dorent !

Tu trouveras, dans deux yeux qui t’adorent,

Plus de beauté, plus de lumière aussi !

Aimer, c’est voir, sentir, rêver, comprendre.

L’esprit plus grand s’ajoute au cœur plus tendre.

Viens, bien-aimé ! n’entends-tu pas toujours

Dans nos transports une harmonie étrange ?

Autour de nous la nature se change

En une lyre et chante nos amours !

Viens ! aimons-nous ! errons sur la pelouse.

Ne songe plus au ciel ! j’en suis jalouse ! –

Ma bien-aimée ainsi tout bas parlait,

Avec son front posé sur sa main blanche,

Et l’œil rêveur d’un ange qui se penche,

Et sa voix grave, et cet air qui me plaît ;

Belle et tranquille, et de me voir charmée,

Ainsi tout bas parlait ma bien-aimée.

Nos cœurs battaient ; l’extase m’étouffait ;

Les fleurs du soir entr’ouvraient leurs corolles…

Qu’avez-vous fait, arbres, de nos paroles ?

De nos soupirs, rochers, qu’avez-vous fait ?

C’est un destin bien triste que le nôtre,

Puisqu’un tel jour s’envole comme un autre !

Ô souvenir ! trésor dans l’ombre accru !

Sombre horizon des anciennes pensées !

Chère lueur des choses éclipsées !

Rayonnement du passé disparu !

Comme du seuil et du dehors d’un temple,

L’œil de l’esprit en rêvant vous contemple !

Quand les beaux jours font place aux jours amers,

De tout bonheur il faut quitter l’idée ;

Quand l’espérance est tout à fait vidée,

Laissons tomber la coupe au fond des mers.

L’oubli ! l’oubli ! c’est l’onde où tout se noie ;

C’est la mer sombre où l’on jette sa joie.

Montf., septembre 18… – Brux…, janvier 18…