XV

Toute la nuit, le lourd camion avait roulé sur la mauvaise piste serpentant à travers la savane, le long de la rivière Shômbô. Bob Morane tenait le volant et, à côté de lui, calés sur le siège avant, se tenaient Allan Wood et M’Booli, Derrière, sur la vaste plate-forme soigneusement bâchée, avaient pris place quatre indigènes choisis parmi les plus fidèles domestiques du bungalow. Sur cette plate-forme, il y avait aussi, soigneusement arrimée, la cage de bambou retenant Niabongha captif.

L’aube pointait déjà à l’horizon, lorsqu’Allan Wood prit la parole :

— Quand donc, exactement, avez-vous pris la décision de libérer le Gorille Blanc, Bob ?

Sans quitter des yeux la piste balayée par le double pinceau des phares, Morane répondit :

— L’idée m’avait effleuré déjà à différentes reprises, mais elle s’est concrétisée hier, aussitôt après mon altercation avec le touriste photographe. J’ai vu Niabongha enfermé dans une cage, dans un zoo, avec les visiteurs se moquant de lui, rongé par l’ennui, dépérissant lentement faute de mouvement, miné par la neurasthénie. Je n’ai pu supporter cette idée, et c’est alors que je vous ai demandé de m’aider à organiser l’« évasion » de mon prisonnier. C’est pour cette raison surtout que j’ai tenu à faire transférer la cage dans un de vos hangars, pour que notre petit travail d’enlèvement passe inaperçu.

À nouveau, ce fut le silence, troublé seulement par les cahotements du camion. Durant une demi-heure, celui-ci roula encore, longeant toujours la rivière. Il faisait jour quand M’Booli parla.

— Arrêtons-nous ici, Bwana Bob. La rivière est peu profonde en cet endroit. Niabongha pourra la franchir à gué pour prendre le chemin des Monts Rorongo.

Les freins grincèrent, et le lourd véhicule s’immobilisa. Les hommes sautèrent à terre, la bâche fut relevée et un plan incliné, fait d’épaisses planches, disposé entre la plate-forme et le sol. À l’aide de cordes, les uns tirant, les autres freinant la descente, les Noirs descendirent la cage et la traînèrent ensuite jusqu’au bord de la rivière. Durant tout ce temps, Niabongha était demeuré immobile, accroupi au fond de sa prison et surveillant les hommes de ses petits yeux rouges et mobiles, abrités sous l’épaisse visière de ses arcades sourcilières. Les Noirs ayant regagné prudemment le camion, Bob s’approcha de la cage et, tandis que M’Booli le couvrait de sa carabine, il en ouvrit la porte. Ensuite, à pas comptés, marchant à reculons, il regagna à son tour le véhicule.

Plusieurs secondes s’écoulèrent avant que le Gorille Blanc daignât sortir de sa prison. À plusieurs reprises, il tourna sur lui-même, humant le vent, comme s’il se demandait quelle direction prendre. Finalement, il s’immobilisa face à la rivière, donc aux Monts Rorongo dont on apercevait au loin les sommets voilés par la brume matinale.

Une dernière fois, Niabongha regarda, par-dessus son épaule, en direction des hommes. Puis, il pénétra dans le courant et, immergé jusqu’à la ceinture, il gagna l’autre rive. Il s’ébroua vigoureusement. Ensuite, en posture quadrupède, il se mit à trotter en direction des lointaines montagnes. Durant un moment encore, on aperçut sa silhouette pâle entre les bouquets d’arbustes, puis il devint invisible. Bob demeura longtemps les yeux fixés sur la savane, fixant l’endroit où le grand anthropoïde albinos avait disparu.

— Va, seigneur de la forêt, dit-il enfin, regagne ces montagnes que je n’aurais jamais dû te faire quitter ! Jusqu’à ce que je t’en arrache, tu appartenais à la légende. Retournes-y, car il est mauvais de détruire les légendes.

Bob Morane se tourna vers ses compagnons, pour dire d’une voix qui tremblait un peu :

— Plus rien ne nous retient ici. Regagnons Walobo.

La cage vide fut à nouveau chargée sur le camion et, Allan Wood ayant pris le volant, le véhicule reprit le chemin par lequel il était venu.

 

*

* *

 

— Vous ne regrettez rien, Bob ?

C’était Allan Wood qui, tout en continuant à piloter le camion d’une main sûre, avait posé cette question.

Morane secoua la tête.

— Non, Al, répondit-il, je ne regrette rien. Que voulez-vous que je regrette d’ailleurs ? Niabongha ? Je n’ai pas réellement eu le temps de m’en faire un ami, et il devait un peu me considérer comme un ennemi.

— Ce n’est pas de cela que je veux parler. Car, enfin, vous avez couru ces risques pour rien. Vous venez un peu d’agir comme un maçon qui, venant tout juste, et après bien du mal, de bâtir une maison, se met à la démolir à coups de pioche.

— Je suis en effet comme ce maçon, dit Morane avec un sourire. Pas plus que lui je n’ai peiné pour rien. En bâtissant sa maison, il a acquis de l’expérience, perfectionné son savoir-faire. En ce qui me concerne, j’ai appris beaucoup de choses au cours de ces dernières semaines : à mieux connaître les hommes, les bêtes et les choses. Et, finalement, en faisant fi de l’argent de Nathan Hagermann et aussi des honneurs que m’aurait valus la capture du Gorille Blanc, je me suis donné une petite leçon d’humilité dont je suis assez fier. Comme vous le voyez, cette aventure aura été, tout compte fait, un réel enrichissement.

— Nathan Hagermann sera-t-il de votre avis ?

— Je ne le crois pas. Tout à l’heure cependant, je lui télégraphierai que Niabongha, au cours de la nuit, a réussi à forcer la porte de sa cage et à fuir sans qu’il soit possible de le rejoindre, et le tour sera joué. Ainsi, Hagermann ne nourrira aucun regret. D’autre part, afin de me sentir la conscience tout à fait tranquille, je lui rembourserai le montant des frais engagés. Je préfère perdre de l’argent plutôt que commettre une mauvaise action.

— Et les Batouas, Bob ? Avez-vous pensé aux Batouas ? Ils croyaient être à jamais débarrassés de ce Niabongha qu’ils craignaient comme le diable. Que vont-ils penser en le voyant reparaître ?

— Ils penseront eux aussi que le Grand-Père-aux-Yeux-de-Sang s’est échappé, ou que je leur ai joué un mauvais tour alors que, peut-être, en libérant Niabongha, je viens au contraire de leur rendre un service.

Détachant un instant ses regards de la piste, Allan Wood se tourna vers son ami.

— Un service ? Je ne comprends pas ce que vous voulez dire, Bob.

— Vous allez comprendre, mon cher Al. Les Batouas ont peur du Gorille Blanc et, en leur rendant ce dernier, je leur rends en même temps cette peur. Or, les hommes ont justement besoin de la peur, et cela afin de pouvoir la vaincre pour s’affirmer à eux-mêmes qu’ils sont des hommes.

 

FIN

 



[1] Gorilles.

[2] Forêts de bambous.