IV

— Vas-tu avancer comme les autres, à la fin, sacré traînard de M’Fota ! cria Bob Morane, d’une voix qu’il s’efforçait de rendre courroucée. Toujours à traîner la patte à l’arrière de la colonne, comme un vieillard.

Le porteur interpellé, un grand diable à la peau presque bleue à force d’être noire, maigre comme un personnage de Danse Macabre africaine et vêtu d’un short kaki, roula des yeux effarés. Montrant d’un mouvement de menton l’incroyable batterie de cuisine étagée en équilibre instable sur ses épaules, il dit d’une voix plaintive :

— Casseroles beaucoup lourdes, Bwana Bo’, et pauvre M’Fota porter elles depuis longtemps. Très longtemps.

Bob Morane se détourna pour dissimuler un sourire. M’Fota était le cuisinier de l’expédition et sa charge, des casseroles d’aluminium vides, était bien légère comparée à celle des autres porteurs qui avançaient sans rechigner, leurs vingt-cinq kilos en équilibre sur la tête. Mais M’Fota était un incorrigible flemmard. Sans cesse, il traînaillait à une centaine de mètres au moins en arrière de ses compagnons.

Renonçant à insuffler une peur salutaire au cuisinier noir, Bob se mit à marcher rapidement afin de regagner sa place à la tête du safari, aux côtés du fidèle M’Booli. Trois jours s’étaient écoulés à présent depuis que Morane avait joué le tour que l’on sait à Gaëtan d’Orfraix. Depuis trois jours, la petite troupe, ayant quitté la rivière, cheminait à travers la savane, en direction du village des Bamzirih, situé au pied des Collines Bleues, toutes proches maintenant et derrière lesquelles s’étageaient les imposants cônes tronqués des Monts Rorongo, repaire de Niabongha.

Le soir tombait quand M’Booli, tendant le bras en avant, désigna un important village, composé de grandes cases aux toits de chaume et qui, entouré d’une haute palissade, s’étendait au pied même des collines.

— Là, village Bamzirih, dit simplement le colosse noir.

— Oui, fit Morane. Ils n’ont guère changé de place depuis la première visite. Ce vieux pirate d’Ikelemba deviendrait-il casanier ?

M’Booli se mit à rire.

— Ikelemba a trouvé un bon terrain de chasse. Beaucoup d’éléphants et d’antilopes. Il n’a pas de raisons de changer.

Une demi-heure plus tard, l’expédition parvenait à l’entrée du village, d’où déjà toute une foule piaillante était sortie pour accueillir les nouveaux venus. Un grand guerrier entre deux âges, vêtu de peaux de chats sauvages soigneusement cousues, le visage sillonné de tatouages en relief, s’avança en direction des voyageurs, qui s’étaient arrêtés à quelques mètres de la palissade. Le guerrier portait dans la main gauche un bâton sculpté, symbole de commandement.

Il y avait quelques années déjà que Morane était venu dans cette région. Pourtant, il reconnut aussitôt Ikelemba, le chef des Bamzirih, et Ikelemba le reconnut. Il s’approcha tout près de Bob pour, du bout des doigts, lui toucher le front, puis la main droite, en disant :

— Voilà bien longtemps déjà que Bwana Bob est venu chez les Bamzirih. Mais ceux-ci n’ont pas oublié leur ami. Bwana Bob est le bienvenu, et aussi M’Booli, le redoutable guerrier Balébélé. Mais pourquoi Bwana Al n’est-il pas avec eux ?

— Bwana Al est malade, répondit Bob. Il a dû demeurer à Walobo.

Le visage d’Ikelemba marqua de la contrariété. Visiblement, l’état de santé l’Allan Wood l’inquiétait.

— Bwana Al très malade ? interrogea-t-il.

Bob le rassura.

— Bwana Al a été très malade, mais il est guéri maintenant. Bientôt il pourra revenir chasser en compagnie de ses amis les Bamzirih.

Le chef hocha la tête gravement.

— Mon cœur a saigné quand tu m’as dit que Bwana Al était malade. Tu viens de m’affirmer qu’il était guéri, et mon cœur s’est remis à battre. Ikelemba a de belles défenses d’éléphants. Il te les donnera pour que tu les remettes à Bwana Al, en gage d’amitié.

— Je prendrai ces défenses lorsque je repasserai par ici, dit Morane. Je me rends aux Monts Rorongo afin d’essayer de capturer un gorille. J’ai entendu dire qu’il y avait beaucoup de gorilles là-bas.

À dessein, il évitait de citer le nom de Niabongha. Celui-ci devait être connu, du moins par ouï-dire, des Bamzirih, et il craignait que la seule évocation du monstre blanc n’effarouchât Ikelemba et ses guerriers.

— Oui, avait approuvé le chef, beaucoup N’Gagui[1] dans les Monts Rorongo. Seulement, pour y parvenir, il te faudra traverser le défilé du Démon Jaune.

Morane tressaillit.

— Le défilé du Démon Jaune ? fit-il. Ce n’est pas la première fois que je viens dans la région, tu le sais, Ikelemba, et je n’ai jamais encore entendu prononcer ce nom.

— Nous l’avons donné il y a un an seulement à ce défilé, Bwana Bob. C’est là que, depuis cette époque, vit le Démon Jaune. C’est un grand léopard, presque aussi fort qu’un lion. Quand les chasseurs traversent le défilé, le Démon Jaune les guette et, si l’un d’eux s’écarte de ses compagnons, il le tue et l’emporte pour le dévorer. Les Bamzirih ont essayé de traquer le Démon Jaune, mais celui-ci est juju, ensorcelé.

Bob Morane sourit.

— Cela ne m’empêchera pas de franchir le défilé, Ikelemba.

Du plat de la main, il frappa la crosse de sa winchester, pour enchaîner aussitôt :

— Si ce Démon Jaune se montre, juju ou non, j’ai de quoi lui faire passer le goût de la chair humaine. Si tu nous le permets, Ikelemba, nous camperons cette nuit dans l’enceinte de ton village. Et demain, à l’aube, nous nous mettrons en route à travers les Collines Bleues.

Pendant un moment, le chef noir demeura pensif.

— Je te donnerai des hommes avec de grands filets pour t’aider à capturer les gorilles, finit-il par dire. Mes guerriers n’aiment pas traverser le défilé du Démon Jaune, mais beaucoup d’entre eux ont chassé avec toi jadis, et ils savent que ton coup d’œil est infaillible et ta balle rapide comme la foudre. Si le Démon Jaune attaque, Bwana Bob le tuera. Les Bamzirih connaissent Bwana Bob, et ils ont confiance en lui.

Ces dernières paroles d’Ikelemba prouvèrent une fois de plus à Morane combien il est parfois superflu de tout vouloir prévoir. Il avait cru, et Allan avec lui, qu’il aurait de la peine à convaincre le chef bamzirih de lui prêter des guerriers. Au lieu de cela, c’était Ikelemba qui venait, de sa propre initiative, de lui proposer les auxiliaires dont il avait besoin, sans qu’il fût nécessaire de perdre du temps en de longs palabres et marchandages. Bob se félicita de n’avoir pas cité le nom de Niabongha. Il était fort possible que, si les Bamzirih avaient connu son intention de traquer le grand Gorille Blanc, ils eussent offert moins spontanément de le seconder dans son entreprise.

 

*

* *

 

Ce ne fut pas le lendemain, comme Morane l’avait espéré tout d’abord, que l’expédition, augmentée des chasseurs bamzirih, avait pu reprendre le départ, mais seulement deux jours plus tard. Deux journées n’avaient en effet pas été superflues pour mettre en état les lourds filets destinés à la capture des gorilles. Finalement, au matin du troisième jour, le safari avait quitté le village d’Ikelemba pour s’enfoncer, en empruntant le sinistre défilé du Démon Jaune, à travers les collines permettant d’accéder au pays Rorongo. Une dizaine de guerriers bamzirih accompagnaient Morane, M’Booli et les porteurs. Ils étaient armés de lances à larges fers et leur chef, un géant du nom de Longo, montrait un visage labouré profondément par un coup de corne de buffle. Un visage dont la lèvre supérieure, arrachée, découvrait les dents en un sempiternel et repoussant rictus. Cela n’empêchait pas d’ailleurs le dénommé Longo d’être le chasseur le plus habile et le plus audacieux de toute la région. Qualité que Morane, dans les circonstances présentes, préférait à une beauté suave.

Durant plusieurs heures, le safari avait cheminé le long du défilé au fond rocheux et dont les parois, presque à pic, étaient couvertes d’une végétation épaisse. Bob Morane et M’Booli marchaient en tête de la colonne. Leurs armes prêtes, ils scrutaient du regard les profondeurs des taillis, s’attendant à tout instant à voir surgir le Démon Jaune.

Soudain, M’Booli tendit le bras droit devant lui.

— Là-bas, dit-il, la sortie du défilé.

Morane se mit à rire.

— Allons, fit-il, je crois que le Démon Jaune ne se manifestera plus. Peut-être a-t-il, lui aussi, entendu parler de mon « coup d’œil infaillible » et de ma balle « rapide comme la foudre », et se méfie-t-il.

À ce moment précis, le silence fut troublé par un effroyable tintamarre provenant de l’arrière de la colonne. Cela faisait songer aux claquements affolés d’innombrables cymbales. Presque en même temps, les porteurs se mirent à pousser de grands cris et à refluer en désordre vers l’une des parois de la gorge.

Morane s’était retourné d’une pièce dans la direction d’où venaient initialement les bruits. Il aperçut alors un énorme léopard qui, frôlant les porteurs sans paraître se soucier d’eux, bondissait dans sa direction. On eut dit qu’aucun des Noirs ne l’intéressait et qu’atteindre Morane était son seul but, comme s’il s’agissait d’une proie depuis longtemps choisie par lui.

Sans perdre de temps à s’interroger davantage sur les raisons de ce comportement, Bob avait épaulé sa winchester, visé rapidement et fait feu. Touché en plein crâne, le fauve bondit en l’air, retomba, laboura le sol de ses griffes pareilles à des poignards et s’écroula foudroyé.

Déjà Bob, sans plus se soucier de sa victime, s’était précipité vers l’arrière du safari. Là, il s’immobilisa, littéralement stoppé par la surprise. À peu de distance, M’Fota, le cuisinier, était assis au milieu de sa batterie de cuisine éparpillée. Morane s’approcha, pour se rendre compte que le Noir ne portait pas la moindre blessure.

— Démon Jaune tué M’Fota…, Démon Jaune tué M’Fota…, répétait avec entêtement le cuisinier en roulant des yeux effarés. Démon Jaune tué M’Fota…

Alors, soudain, Morane éclata de rire. Il venait de comprendre le comportement du léopard. Comme toujours, M’Fota, l’incorrigible flemmard, traînaillait en arrière de la colonne. Le Démon Jaune en avait profité pour lui sauter dessus. M’Fota était tombé et les casseroles qu’il portait s’étaient éparpillées autour de lui sur le sol rocheux, provoquant le tintamarre de tout à l’heure. Ce fracas avait terrorisé le fauve qui, sans s’occuper davantage du cuisinier, avait fui sans demander son reste. En voyant le léopard foncer dans sa direction, Bob avait cru qu’il le chargeait. En réalité, le Démon Jaune était en proie à une terreur panique.

Quand sa gaieté se fut un peu calmée, Bob Morane, laissant M’Fota rassembler sa quincaillerie, regagna la tête du safari. M’Booli était penché sur le cadavre du Démon Jaune.

— M’Booli n’a jamais vu un léopard de cette taille, déclara le grand Balébélé. Et c’est Bwana Bob qui l’a tué. Bwana Bob est un grand chasseur.

Morane eut envie de répondre que ce n’était pas vraiment lui qui avait tué le Démon Jaune, mais M’Fota – M’Fota et ses casseroles – et que jamais sans doute il ne se vanterait de ce coup de fusil. Pourtant, Bob s’abstint de formuler cette réflexion. Longo, le chasseur balafré, et les autres guerriers bamzirih s’étaient approchés du cadavre du léopard. Tandis que M’Booli commençait à dépouiller l’animal, ils regardaient tous Morane avec admiration. Ils échangeaient des propos en swahili dont Bob put, au passage, saisir quelques bribes.

— T’Shui baya sana saua tchétani ! – Le léopard est aussi mauvais que le diable !

— Oui, le Démon Jaune est aussi mauvais que le diable. Et juju, ensorcelé, comme lui.

— Pourtant, Bwana Bob tué Démon Jaune. Lui très grand chasseur. Lui très grand sorcier.

— Oui, Bwana Bo’ très grand chasseur. Très grand sorcier.

Morane jugea inutile de minimiser sa victoire. Plus les chasseurs bamzirih l’admireraient, plus aisément ils accepteraient de lui obéir quand il leur annoncerait son intention de capturer le Gorille Blanc. À ce moment, il serait indispensable que la confiance qu’ils témoignaient à Morane l’emportât sur la terreur.

Malgré cette incertitude – il n’ignorait pas que la capture de Niabongha dépendrait en grande partie de la collaboration des chasseurs noirs, – Bob considérait l’avenir de son entreprise avec sérénité. Jusqu’alors, tout s’était bien passé avec bonheur. C’était sans le moindre mal qu’il s’était assuré la collaboration des Bamzirih, en leur cachant un peu la vérité peut-être, mais plus aisément quand même qu’il ne l’avait supposé. En outre, la rencontre avec le Démon Jaune, qui aurait pu tourner au drame, s’était terminée de façon tragi-comique. Bien sûr, la suite de l’entreprise demeurait chargée d’inconnu. Il allait falloir entrer en contact avec les nains Batouas, puis trouver le moyen de s’emparer du grand gorille albinos. Une chose cependant tracassait davantage Morane pour le moment. Il se demandait si Gaétan d’Orfraix et ses acolytes, malgré la défection de leurs porteurs, avaient bien rebroussé chemin. Bob se souvenait en effet des paroles de d’Orfraix : « Nos routes se croiseront à nouveau, soyez-en certain. Je ne vous souhaite pas de vous trouver alors au bout de mon fusil… »

Tout d’abord, Morane avait ri d’un tel avertissement qui, à maintes reprises au cours de son existence mouvementée, lui avait été prodigué sans nul effet. Mais il se demandait à présent si rire en une telle circonstance était bien sage. Il avait en effet traité de lâche Gaétan d’Orfraix, et cela avec preuves à l’appui, devant ses complices, et il devinait que le chasseur devait lui en vouer une haine féroce. Il se promit bien que, s’il rencontrait à nouveau d’Orfraix, il éviterait soigneusement de lui tourner le dos.