VIII
Plus léger et plus souple que Niabongha, talonné par la peur aussi, le léopard était parvenu à distancer son poursuivant. Satisfait d’avoir ainsi obligé l’ennemi à lui céder le terrain, le Gorille Blanc s’immobilisa. Dressé sur ses membres inférieurs, il se mit à se frapper la poitrine de ses énormes poings, tout en lançant une dernière clameur de triomphe. Ensuite, il se calma et, brisant sans efforts la tige d’un jeune bananier sauvage, il se mit à en arracher le cœur tendre qu’il dévora avec avidité.
Niabongha avait vingt-cinq ans et était à l’apogée de sa force. Jadis, tout petit, il avait été abandonné par sa famille à cause de son pelage blanc, de ses yeux rouges, de sa peau incolore. Considérant sans doute qu’il appartenait à une race à part, le clan l’avait rejeté comme un étranger et il s’était retrouvé seul, sans soutien ni protection, pauvre gorillon promis à une mort rapide sous la dent des fauves. Comment avait-il pu échapper à ceux-ci, réussir à survivre ? Au début, il avait erré dans la forêt, évitant la lumière qui blessait ses rétines, passant presque tous ses jours et ses nuits dans les arbres afin de se mettre hors de portée de ses ennemis. Enfin, à l’orée de la forêt de bambous, il avait découvert une faille assez large, bâillant dans la paroi d’un rocher presque à pic et menant à une étroite caverne où il avait trouvé un refuge sûr. À proximité, la forêt offrait une grande variété de baies et de noix de toutes sortes, de bananes sauvages et de ces grandes ombellifères du genre Chaerefolium dont, malgré leur goût extrêmement amer, les gorilles raffolent, épluchant avec soin les tiges, qui peuvent atteindre deux mètres de hauteur, pour les mastiquer ensuite avec délice.
Partagé ainsi entre le soin d’assurer sa sécurité et celui de subvenir à ses besoins en nourriture, Niabongha devint, au cours des années, un jeune mâle vigoureux. Condamné à se suffire à lui-même, à lutter seul pour échapper à ses ennemis, il était devenu plus fort que les autres gorilles de son âge, et aussi plus rusé. Pourtant, cette solitude forcée avait eu une influence néfaste sur son caractère. Il était devenu ombrageux, considérant tout être vivant comme un ennemi. N’ayant plus à craindre aucun animal ou, tout au moins, capable de combattre victorieusement les plus redoutables d’entre eux, il put sans danger se mettre à errer à travers les montagnes, depuis les forêts basses, faites d’essences tropicales classiques, jusqu’à celles des hauteurs, en bordure des cratères, composées de fougères, de lobélies et de séneçons, en passant par les zones intermédiaires des hagenias et des bambous. Parfois, au hasard de ses pérégrinations, Niabongha rencontrait quelqu’autre grand gorille mâle, chef d’une famille heureuse. Sa haine de solitaire se changeait alors en fureur aveugle, et il livrait combat à son congénère jusqu’à ce que ce dernier, s’avouant vaincu, lui abandonnât le terrain.
Comme le lion est, en général, un animal de savanes, il n’y en avait guère dans la grande forêt des Rorongo. Les seuls ennemis de Niabongha étaient donc les léopards, mais ceux-ci cependant, malgré leur souplesse et leur férocité, se souciaient peu d’attaquer le colosse blanc, aux mâchoires aussi redoutables que les leurs et qui pouvait, d’un seul effort de ses larges mains, briser les reins d’un fauve aussi aisément qu’un homme brise ceux d’un chat. Même les buffles noirs et velus de la montagne laissaient le chemin libre au solitaire. Niabongha reculait seulement devant les éléphants. Ceux-ci d’ailleurs, exclusivement herbivores, ne l’inquiétaient pas, et le grand gorille albinos et les pachydermes vivaient en paix.
Naturellement, il y avait les hommes. Ces petits hommes des bois dont Niabongha connaissait la ruse et l’intelligence. Il savait aussi qu’ils le craignaient au point de lui élever de temps à autre une grossière effigie à son image, sans doute pour qu’il se sente moins seul, pour qu’un peu de compagnie vienne apaiser sa haine. Bien entendu, Niabongha ignorait tout de ces bonnes intentions. Quand, par hasard, il croisait un parti de pygmées, il se dressait et se frappait la poitrine en rugissant et en hoquetant, pour faire ensuite mine de charger. Ce qui, infailliblement, mettait les chasseurs en fuite.
Au moment de la première rencontre entre Bob Morane et Niabongha ce dernier était un splendide animal mesurant un peu plus de deux mètres du talon au sommet du crâne, avec une envergure de deux mètres soixante-dix, un tour de poitrine d’un mètre quatre-vingts, des biceps de soixante-quinze centimètres de circonférence. Le tout pour un poids devant approcher les trois cents kilos. Sa face large était glabre et blanche, comme le reste des parties nues de son corps, à cause du manque de pigmentation due à l’albinisme. Son crâne pointu, surmonté d’une crête épaisse, était garni d’une sorte de bonnet de poils qui, quand l’animal se mettait en colère, se dressaient, accentuant encore sa redoutable apparence. Sa poitrine était glabre comme sa face, et aussi la paume de ses mains courtes et larges, aux doigts garnis d’ongles épais et bombés. Des poils drus et touffus, pouvant atteindre une quinzaine de centimètres d’épaisseur sur les bras et les épaules, couvraient le reste de son corps. Chez les autres gorilles, cette fourrure était du plus beau noir. Chez Niabongha, toujours à cause du manque de pigmentation, elle était blanche. Tel quel, en dépit de son albinisme et de la solitude qui en découlait, Niabongha aurait pu couler des jours heureux. S’il n’y avait pas eu ces yeux rouges qui, en pleine lumière, le rendaient presque aveugle, ce qui le poussait à préférer l’épaisseur des forêts, où la clarté du jour ne parvenait que tamisée.
Après avoir abandonné la poursuite du léopard et s’être à la fois restauré et désaltéré de la pulpe du jeune bananier, Niabongha s’était mis en route vers la région des sommets. Là, si la température se révélait plus humide et froide, la lumière était rendue moins aveuglante à cause du brouillard qui y régnait presque continuellement. Notre gorille n’était guère pressé et il mettrait plusieurs jours, voire même une semaine ou encore davantage, pour atteindre les régions alpestres, s’arrêtant longuement là où son humeur le lui commandait. Son humeur ou sa gourmandise. Dans la forêt d’hagenias aux branches couvertes de mousse, il y aurait l’oseille sauvage, dont il était friand, et aussi les succulentes ombellifères qui constituaient la base de son alimentation. Plus haut, vers deux mille cinq cents mètre d’altitude, au cœur des bambusées[2], il y aurait les tendres pousses de bambous. Plus haut encore, dans la vraie forêt de montagne, il pourrait faire sa cure annuelle de fruits, parmi les séneçons et les lobélies aux formes étranges.
Tout occupé à entreprendre ce voyage hasardeux, Niabongha ne se doutait pas que deux groupes d’hommes s’apprêtaient à se lancer sur ses traces. D’un côté Gaétan d’Orfraix et ses complices qui, déjà, avaient commencé leurs recherches. De l’autre Bob Morane, M’Booli et leurs auxiliaires qui venaient de faire alliance avec les pygmées Batouas.
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Lorsque Bob Morane, après avoir rejoint le gros de sa troupe, avait gagné le village batoua, il s’était attiré bien vite, et définitivement, les bonnes grâces des pygmées grâce à une abondante distribution de sel marin et de coutellerie. Les Batouas, bien que farouches au premier abord, se révélèrent être des êtres bienveillants et hospitaliers. Leur grande connaissance de la forêt allait faire d’eux de précieux auxiliaires. La large distribution de cadeaux semblait les avoir décidés définitivement à aider à la capture du Gorille Blanc. Cette intention n’était pas complètement désintéressée. Pour les Batouas, Niabongha était le diable personnifié, et s’ils l’adoraient c’était davantage par crainte que par la pure vénération due aux albinos. Ainsi que Bob l’avait compris presque aussitôt, les pygmées, n’osant s’attaquer à Niabongha, étaient séduits par la perspective de le voir emmené très loin au-delà des « grands lacs salés ».
Mambu, le chef des Batouas, encouragé dans ce sens par Morane, avait aussitôt envoyé ses guerriers à travers la forêt pour tenter de découvrir Niabongha et suivre sa trace. Ces guerriers firent si bien que, quatre jours après l’arrivée de Bob au village, plusieurs d’entre eux revenaient pour annoncer que le gorille albinos avait commencé son voyage annuel en direction des zones alpestres.
Les pygmées apportaient une autre nouvelle : une bande d’Azantis commandée par quatre hommes blancs se dirigeait sur les traces de l’anthropoïde. Ne doutant pas qu’il s’agissait de Gaétan d’Orfraix et de ses complices, Bob décida de prendre le départ le plus tôt possible.
Une troupe fut réunie en hâte. Elle se composait des plus aguerris parmi les porteurs, qui devaient transporter vivres et matériel et aussi les lourds filets et les épais lassos destinés à capturer Niabongha si cette capture se révélait possible ; des chasseurs bamzirih prêtés par le chef Ikelemba ; des pygmées et de leurs chiens. Bien entendu, M’Booli et Longo le balafré, dont Morane avait pu apprécier le courage et la fidélité, étaient de l’expédition.
Durant trois jours, le nouveau safari, composé d’une quarantaine d’hommes, progressa le long des pentes du pays Rorongo. Parfois, au loin, un sourd grondement, venant des entrailles des montagnes, rappelait aux voyageurs la proximité des volcans toujours prêts à cracher lave, cendres et scories. Partout sur leur chemin, Bob et ses compagnons trouvaient des traces du passage de Niabongha : couches souillées de laissées entre les racines des grands arbres, jeunes bananiers arrachés, taillis saccagés. Le grand gorille albinos avait signé ces indices en abandonnant par endroits des touffes de poils blancs accrochés aux branches épineuses.
Au milieu de la matinée du quatrième jour, le safari s’engagea dans les bambusées. Il fallut alors avancer en redoublant de précautions. Les bambous, épais et fort serrés, ne permettaient de voir qu’à quelques mètres devant soi. Comme on était en pleine région de gorilles, on courait le risque d’essuyer à tout moment l’attaque de quelque vieux mâle ombrageux. Et il y avait aussi les éléphants. Les grands anthropoïdes et les pachydermes manifestaient d’ailleurs sans cesse leur présence plus ou moins lointaine. Souvent on entendait une pétarade provoquée, affirmaient les pygmées, par quelque groupe de gorilles occupés à briser des bambous pour en consommer la moelle onctueuse. Les tiges, en se rompant, produisaient des bruits semblables à des coups de fusils. À cette fusillade factice répondait souvent celle provoquée par un troupeau d’éléphants qui, traversant les bambusées, s’y livraient à la même besogne destructrice. Si bien que l’on eut dit que deux partis ennemis, invisibles pour Bob et ses compagnons, se trouvaient occupés à s’entre-mitrailler.
Souvent, le safari devait ainsi traverser des zones larges de plusieurs mètres, couvertes d’un fouillis de bambous fracassés et témoignant de la gourmandise des anthropoïdes.
Vers midi, un nouveau fracas de bambous brisés, retentissant peut-être à une centaine de mètres devant eux, arrêta les voyageurs. Mambu, qui avançait en tête de la colonne, se tourna vers Morane, pour dire en tendant le bras dans la direction de l’endroit d’où venaient les bruits :
— N’Gagui Bwana !
Le nain avait à peine prononcé ces paroles qu’un bruit de course, ponctué de hurlements gutturaux, se fit entendre. Un des chiens de l’expédition – un de ces chiens qui n’aboient pas et dont se servent les Noirs pour chasser – apparut en courant et vint se réfugier derrière les hommes, tandis que là-bas, le bruit de course et les hurlements continuaient à se faire entendre. Cette fois, il y eut un accent de terreur dans la voix de Mambu :
— Sultani m’kouboua N’Gagui ! Sultani m’kouboua N’Gagui ! – Grand chef gorille ! Grand chef gorille !
Bob comprit que le chien avait dérangé les anthropoïdes et que le mâle dominant, qui présidait aux destinées du clan, s’était lancé à sa poursuite. Les bruits se rapprochaient toujours de plus en plus et, bientôt, une forme sombre apparut entre les bambous. C’était un animal d’allure quadrupède et ressemblant vaguement à un grand ours noir. Pourtant, aucun des assistants n’ignorait qu’il ne s’agissait pas d’un ours, mais d’un gorille.
L’animal était tout près maintenant. Parvenu à quelques mètres à peine des hommes, il s’arrêta, surpris eut-on dit de trouver là d’autres êtres que le chien silencieux et craintif qu’il poursuivait. Il s’était dressé sur ses membres postérieurs, et les voyageurs pouvaient le contempler à leur aise. C’était un mâle splendide, dans toute la force de l’âge, et presque aussi puissant que Niabongha. Malgré ses lourds pectoraux, son ventre obèse de vieux catcheur sur le retour, il devait posséder une puissance, une souplesse et une vitalité redoutables. Sa bouche ouverte découvrait des canines impressionnantes dont la blancheur relative tranchait sur sa face noire, semblable à du cuir bouilli et ridée par un rictus démoniaque.
Sans faire mine de s’approcher davantage des hommes, le gorille se livrait à une mimique destinée à effrayer l’adversaire. Tantôt se dressant et se battant la poitrine. Tantôt se courbant pour frapper le sol de ses poings.
Sachant que les gorilles chargent à quatre pattes, et non dans la position debout, qui leur est pénible à cause de la brièveté de leurs jambes. Morane avait mis un genou en terre afin de tirer horizontalement dans la masse de l’anthropoïde si celui-ci chargeait.
Tout à coup, en poussant une série de hurlements ponctués par de brefs aboiements, le gorille fit mine de se jeter en avant, tandis que Longo criait :
— N’Gagui na taka koushamboulia, Bwana ! Sultani m’kouboua makari sana ! – Le gorille veut charger, maître ! C’est un grand chef très méchant !
Morane visait avec soin l’épaule gauche du monstre, de façon à la traverser verticalement pour atteindre le cœur. Le quadrumane allait bondir.
— Piga, Bwana ! hurla M’Booli. Piga marra modia ! – Tire ! Tire vite !
Le doigt sur la détente de sa grosse carabine, Morane se sentait comme paralysé. Il avait l’impression d’être sur le point de commettre un meurtre. Voyant cela, le grand Balébélé épaula rapidement son lourd express à double canon. Il allait faire feu, quand Morane cria à son tour :
— Non, M’Booli, ne tire pas ! Ne tire pas !
Le gorille semblait s’être soudain calmé. Sans doute persuadé d’avoir, par sa mimique expressive, réussi à intimider ses ennemis, il fit volte-face. Ne montrant plus que son large dos noir tavelé de gris, il disparut presque aussitôt dans les profondeurs des bambusées.
D’un revers de la main droite, Bob Morane essuya la sueur perlant à son front.
— Pourquoi n’as-tu pas tiré, Bwana ! interrogea M’Booli.
Bob haussa les épaules sans répondre. Il savait que les Noirs d’Afrique, habitués à la vie rude de la brousse, vie qui les rendait rudes eux-mêmes, ne pouvaient comprendre le sentiment de pitié, ou plutôt de respect – le respect de la vie – qu’éprouvent les Européens, du moins certains d’entre eux, vis-à-vis des animaux, ces êtres auxquels un philosophe aux vues étroites donna le surnom de « frères inférieurs ».
— Remettons-nous en route, dit Bob au bout d’un moment.
Redoublant de précautions, les traqueurs se remirent en marche à travers les bambusées, dont ils sortirent vers la fin de l’après-midi. Au centre d’une zone herbeuse, les éclaireurs batouas devaient découvrir les restes d’un feu. Éteint depuis le matin, toujours suivant les pygmées, il avait été allumé par des Noirs de taille normale marchant nus pieds et accompagnés par quatre hommes blancs chaussés de bottes ou de bottines. Pas un seul instant, Morane ne douta de la parole des pygmées, qui n’avaient guère leurs pareils pour reconnaître une piste. Bob comprit que ces quatre hommes bancs n’étaient autres que Gaétan d’Orfraix, Simon Steward, Rock Marcy et Hudson Cary. Ceux-ci, affirmaient les Batouas, s’étaient dirigés, après avoir éteint leur feu, vers les hauts sommets. Bob ne pouvait donc douter qu’ils fussent eux aussi sur la piste du Gorille Blanc. Les quatre hommes avaient en outre une journée d’avance, et Morane comprit qu’il fallait se presser si l’on voulait éviter le pire.
— Nous camperons ici, dit-il à l’adresse de M’Booli. Demain, à l’aube, nous nous mettrons en route pour avancer à marche forcée. Les porteurs suivront sous la conduite de Mangawo.
Ce fut à peine si Morane dormit de la nuit. Il savait que ce serait au cours des journées qui allaient suivre que se jouerait le sort de Niabongha. Et il n’oubliait pas que le grand gorille albinos, qu’il l’eut voulu ou non, lui avait sauvé la vie peu de temps auparavant.