Le premier sourire
Dans la plaine silencieuse, les pâtres cheminaient gravement, allant porter à l’Enfant-Dieu leurs modestes offrandes. Bien noire était la nuit, et toute blanche la route qui serpentait au travers des buissons, des prés couverts de neige. Et combien cruelle était cette brise aiguë de décembre, bleuissant les pieds nus des rustiques voyageurs, cinglant leurs figures placides, honnêtes, de mercenaires ! Ils avançaient, cependant, allongeaient le pas sans aucun bruit dans l’épaisse fourrure d’hermine étendue par l’hiver sur le sol rocailleux.
Derrière les bergers, se traînait avec peine un pauvre être difforme, ombre chancelante qui laissa, soudain, échapper une plainte douloureuse.
– Qui va là ? cria le dernier homme de la petite troupe, en se détournant à demi.
– Laisse donc, répliqua l’un de ses camarades, c’est Thannar, sans doute. Dépêchons-nous.
– Oui, pressons-nous, répéta le chef de file, car il y a bien du chemin à faire pour arriver là-bas.
Celui qui venait de parler, un grand gaillard, solide et musclé, qui portait deux agneaux serrés dans ses bras, désignait un point lumineux et fixe à l’horizon.
Enfin, ils arrivèrent au but, un peu las, mais tremblant d’une émotion singulière à l’aspect de l’étable où reposait Jésus.
– Approchez, mes amis, leur dit la Vierge Mère, les voyant immobiles sur le seuil de la porte.
Quel spectacle inattendu frappait donc leurs regards pour les paralyser ainsi ! Simplement, avec une modestie charmante, une toute jeune femme berçait sur ses genoux un petit Enfant d’une merveilleuse beauté. Incliné vers eux, un vieillard vénérable les contemplait avec amour.
Un âne et un bœuf, à la chaude haleine, complétait ce tableau familial.
Sur un signe encourageant de Marie, les bergers s’avancèrent et offrirent leurs présents. L’un apportait des œufs, tous mignons et blancs comme des dragées enfouies dans la paille blonde d’une corbeille. L’autre, des agneaux si frêles, qu’ils se mirent à bêler tristement, cherchant leur mère brebis dans l’ombre de la crèche. Un troisième une belle paire de poulettes, dont la crête rouge ressemblait à la fleur fraîche du grenadier. Un quatrième, plus adroit que ses compagnons, avait creusé des noyaux d’olives, en avait fait de jolies perles ajourées, enfilées dans un solide fil de chanvre. Tout fier de son travail :
– Tenez, Madame, dit-il, mettez ce collier au cou de votre beau petit Enfant.
La Vierge Marie, souriante, inclinait la tête délicieusement émue des marques d’adoration prodiguées par ces humbles créatures à son Fils bien-aimé.
– Et moi, bonne Mère, hasarda timidement un petit pâtre retiré à l’écart, je suis bien pauvre, le maître que je sers est si dur qu’il ne me donne rien, pas même un flocon de laine ou quelques figues sèches. Mais j’ai taillé hier soir un roseau, et, si vous voulez, je vais vous chanter dessus un joli air.
Et voilà le pauvret qui s’enhardit, lance quelques notes hésitantes, puis s’affermit et fait entendre une pastorale dont la simplicité naïve charme les assistants. Saint Joseph s’approcha du chanteur lorsqu’il eut fini, et, montrant Notre-Seigneur qui joignait ses mains divines avec recueillement :
– Mon ami, lui dit-il, Dieu vous bénit. Célébrez toujours sa bonté.
Tout à coup, un murmure de voix et de pas précipités se fit entendre près de la porte délabrée par où, jour et nuit, la froidure de l’hiver entrait brutalement.
– Que vient-il faire ici, celui-là ?
– Va dehors compter les étoiles.
– C’est un péché qu’il voie l’Enfant-Dieu.
Joignant le geste à la parole, les pasteurs voulurent éloigner le nouvel arrivant ; mais, au lieu de s’effrayer de leurs sarcasmes amers et de leurs vigoureuses poussées, il se fraya un passage et tomba prosterné devant le berceau divin.
Des « Oh !... Ah ! » significatifs s’élevèrent du groupe des bergers, rapprochés curieusement, dans l’attente d’un incident grostesque.
C’est un être si laid, si difforme, que Thannar, car il avait, effectivement, suivi les voyageurs, allant à la Crèche ! L’étoile mystérieuse le guidant, il avait résolument entrepris cette route pénible, bien fatigante pour ses petites jambes frêles et un corps décharné. Dominant le sentiment de terreur qui l’envahissait à la vue des hommes, souvent, hélas ! ironiques et cruels, il avait énergiquement franchi le seuil de l’étable, et s’était abattu de faiblesse et de bonheur, aux pieds de l’Enfant-Roi.
Qu’était ce misérable abandonné ? On n’en savait rien ; le malheur n’a pas d’histoire. On l’appelait Thannar, comme on l’aurait appelé Jaell ou Élie. Un jour, des âmes charitables le trouvèrent inanimé sur le bord d’une route, et le soignèrent pendant la mauvaise saison. Mais, au printemps, l’oiselet sauvage, remplumé, s’envolait à tire-d’aile, obéissant à son insu, peut-être, aux exigences d’une race errante ou proscrite. Débile, souffreteux, l’innocent courait au travers des campagnes, cherchant des nids, glanant les épis oubliés, tâchant de rendre service aux vieillards et aux enfants, des simples, des chétifs comme lui. Parfois rebuté, il ne se plaignait pas, ignorant le blasphème et la vengeance ; mais ses larmes coulaient, silencieuses et pressées, le long de ses joues creuses. Puis, quand l’accès de désespérance était passé l’idiot recommençait à rire, de ce rire blanc, sans aucun éclat ni mesure, qui faisait grand’pitié aux femmes les plus compatissantes.
Pauvre Thannar !
Cependant, la douce Marie, le bon Joseph, émus de l’adoration muette du jeune abandonné, lui parlèrent tendrement pour lui donner confiance.
– Relève-toi, pauvre petit, et regarde Jésus, prononça paternellement saint Joseph, en aidant Thannar à se remettre debout.
Un instant ébloui par le spectacle étrange qu’il voyait pour la première fois, l’innocent porta ses mains à son front. Et, bientôt après, les joignant avec ferveur, il tomba de nouveau à genoux et s’écria :
– Ô Jésus ! je vous aime ! je vous donne mon cœur !
Oh ! la merveilleuse parole qui fit entr’ouvrir les lèvres du divin Enfant dans un céleste sourire ! Soudain, l’humble Crèche est illuminée de mille feux ; des anges aux larges ailes planent dans l’azur assombri du ciel, tandis qu’une voix chante :
– Gloria in excelsis Deo ! Donnez votre cœur à Jésus, et Jésus vous donnera paix et joie sur la terre !