C’est ainsi que la force de la vie se renouvela en moi et que je recommençai à vivre.
Je renonçai à la vie du monde ayant reconnu que ce n’était pas la vie, mais seulement une parodie de la vie et que les conditions de superflu dans lesquelles nous vivons nous empêchent de comprendre la vie. En effet, je dois ne pas m’attacher aux exceptions, aux parasites de la vie, mais à la vie du peuple travailleur, de ceux qui produisent la vie et lui donnent un sens.
Le simple peuple, les travailleurs qui m’entouraient, c’était le peuple russe et je m’adressai à lui.
Le sens qu’il me donna de la vie, s’il peut être exprimé, est le suivant :
— Chaque homme vient en ce monde par la volonté de Dieu. Dieu créa l’homme de telle sorte, que chaque homme peut perdre son âme ou bien la sauver.
Le but de l’homme dans la vie est de faire son salut ; pour cela il faut vivre en Dieu et pour vivre en Dieu il faut renoncer à toutes les jouissances de la vie, travailler, s’humilier, souffrir et être charitable.
Ce sens-là, le peuple le puise dans la foi, qui lui a été et qui lui est transmise par les prêtres et la tradition.
Ce sens m’était clair et il était cher à mon cœur. Mais avec lui, et indissolublement lié à lui chez notre peuple orthodoxe, au milieu duquel je vivais, se trouvaient bien des choses qui me repoussaient, me paraissaient inexplicables : les sacrements, les services de l’église, les carêmes, l’adoration des reliques et des images. Le peuple ne peut pas séparer l’une de l’autre toutes ces choses et je ne le pouvais non plus. Tout étranges qu’elles me semblaient, je les acceptai toutes, j’allai aux services, je fis matin et soir ma prière, je jeûnai, j’accomplis mes dévotions et tout d’abord mon intelligence ne s’y opposa pas.
Ce qui m’avait paru impossible n’excitait maintenant en moi aucune opposition.
Ce que la foi m’avait inspiré jadis était bien différent de ce qu’elle m’inspirait maintenant.
Autrefois la vie même me paraissait pleine de sens et la foi me semblait être une confirmation arbitraire de quelques arguments tout à fait inutiles, déraisonnables et indépendants de la vie. Je m’étais demandé alors quel sens avaient ces arguments, et, m’étant convaincu qu’ils n’en avaient pas, je les avais rejetés. Maintenant, au contraire, je savais que ma vie n’avait pas et ne pouvait pas avoir de sens. Les arguments de la foi non seulement ne me paraissaient plus inutiles, mais encore j’étais amené, par l’indubitable expérience, à la conviction que ces arguments de la foi donnaient seuls le sens de la vie.
Je les regardais auparavant comme des décrets complètement inutiles et indéchiffrables, tandis que maintenant, si même je ne les comprenais pas, je savais qu’ils contenaient un sens et je me disais qu’il fallait apprendre à les comprendre. Je faisais le raisonnement suivant : La connaissance de la foi prend sa source, ainsi que toute l’intelligence humaine, dans une origine mystérieuse.
Cette origine est Dieu, origine du corps humain aussi bien que de son intelligence.
De même que le corps que j’habite est venu par héritages successifs jusqu’à moi, de même m’arrivèrent mon intelligence et ma compréhension de la vie ; et c’est pour cela que toutes les gradations du développement de cette compréhension de la vie ne peuvent être fausses, tout ce en quoi les hommes croient véritablement doit être la vérité. Elle peut être diversement exprimée, mais elle ne peut être un mensonge, et si elle me paraît être un mensonge, cela veut dire seulement que je ne la comprends pas.
Je me disais encore : La substance de chaque croyance consiste en ce qu’elle donne tel sens de la vie qui n’est pas détruit par la mort. Il est naturel que, pour que la foi puisse répondre à la question d’un roi mourant dans le luxe, d’un vieux serf épuisé par un travail sans repos, d’un enfant inconscient, d’un sage vieillard, d’une vieille à demi privée de raison, d’une femme jeune et heureuse, d’un adolescent s’abandonnant aux passions, de tous les gens de conditions et d’éducations diverses, il est naturel que s’il y a une réponse à cette éternelle question de la vie :
— Pourquoi est-ce que je vis ? — Qu’est-ce qui résultera de ma vie ? cette réponse, malgré son unité comme substance, doit être infiniment variée dans ses manifestations.
Plus elle est vraie, unique et profonde, plus étrange et monstrueuse elle doit paraître en cherchant à s’exprimer conformément à l’éducation et à la position de chacun. Mais ces raisonnements qui justifiaient pour moi l’étrangeté de la partie officielle de la foi étaient quand même insuffisants pour me permettre d’accomplir avec la foi, qui était l’unique affaire de ma vie, des actions dont je doutais.
Je désirais de toutes les forces de mon âme être en état de m’unir au peuple pour les cérémonies de sa foi, mais je ne pouvais pas faire cela.
Je sentais que je mentirais à moi-même, que je me moquerais de ce qui m’était sacré, si je le faisais. C’est ici que me vinrent en aide nos récents ouvrages théologiques russes.
Suivant ces théologiens, le dogme fondamental de la foi est l’infaillibilité de l’Église. La vérité de tout ce que confesse l’Église est la conséquence inévitable de la reconnaissance de ce dogme.
L’Église, comme l’ensemble des croyants réunis par l’amour, et pour cela même possédant la science véritable, cette Église devint la base de ma foi.
Je me disais que la vérité divine ne pouvait pas être accessible à un homme : elle ne s’ouvre qu’à l’ensemble des hommes unis par l’amour. Pour concevoir la vérité, il faut ne pas se séparer ; et pour ne pas se séparer, il faut aimer ceux-là même avec lesquels on n’est pas d’accord et se réconcilier avec eux. La vérité s’ouvrira à l’amour et, pour cela, si tu ne te soumets pas aux cérémonies de l’Église, tu violes l’amour et, violant l’amour, tu te prives de la possibilité de connaître la vérité.
Je ne voyais pas alors le sophisme qui se trouve dans ce raisonnement.
Je ne voyais pas alors que l’unité dans l’amour peut donner la plus grande somme d’amour ; mais d’aucune manière la vérité divine exprimée par des mots exacts dans le symbole de Nicée. Je ne voyais pas non plus que l’amour ne peut nullement rendre une certaine expression de la vérité obligatoire pour l’union.
Je ne voyais pas alors le défaut de ce raisonnement, et grâce à lui je pus participer à toutes les cérémonies de l’Église grecque, sans en comprendre la plus grande partie. Je tâchais alors de toute mon âme d’éviter tout raisonnement contradictoire et j’essayais d’expliquer aussi sensément que possible ces thèses de l’Église avec lesquelles je me trouvais en contact.
En accomplissant les cérémonies de l’Église, je domptais mon intelligence et je me soumettais à la tradition à laquelle tenait toute l’humanité ; je m’unissais à mes ancêtres, à ceux que j’aimais, à mon père, à ma mère. Eux et tous ceux qui avaient vécu auparavant croyaient et vivaient, et m’avaient engendré. Je me réunissais aussi à tous ces millions d’hommes du peuple que je respectais.
Et puis ces actions n’avaient rien de mauvais en elles-mêmes. Ce que je trouvais mauvais, c’étaient les mauvais penchants de se laisser aller à tous les désirs.
Me levant de grand matin pour les services de l’église, je savais que je faisais bien par cela seul que, pour humilier l’orgueil de mon esprit, pour me rapprocher de mes ancêtres, de mes contemporains, je sacrifiais ma tranquillité physique.
Je m’approuvais de même en faisant mes dévotions, en m’astreignant à la lecture quotidienne des prières avec les saluts et en observant tous les carêmes. Tout insignifiants qu’étaient ces sacrifices, ils étaient faits au nom du bien. Je faisais mes dévotions, je jeûnais, j’observais les prières indiquées selon le temps, à la maison et à l’église. Pendant le service de l’église, j’applaudissais chaque mot et lui donnais un sens lorsque je le pouvais.
À la messe, les paroles les plus graves étaient pour moi :
« Aimons-nous les uns les autres et soyons unis dans une même foi. » Mais plus loin, les mots « et confessons uniquement le Père et le Fils et le Saint-Esprit », je les omettais, car je ne pouvais pas les comprendre.