La conscience que j’acquis de l’erreur dans laquelle était tombée ma raison m’aida à me délivrer de la tentation des méditations creuses. La conviction que la science de la vérité ne pouvait être trouvée que dans la vie m’avait porté à douter si ma manière de vivre était la bonne ; mais je fus sauvé parce que j’eus le temps de m’arracher à cette situation exclusive où je me trouvais, parce que je pus voir la véritable vie du peuple travailleur et comprendre que là seulement était la véritable vie.
Je sentis que si je voulais comprendre la vie, je devais vivre, non pas de la vie du parasite, mais de la vie véritable.
Après avoir ainsi accepté le sens donné à la vie par la vraie humanité, dans laquelle je me confondais désormais, je devais aussi vérifier ce sens par moi-même.
En ce même temps, il m’arriva ce qui suit. Pendant toute la durée de cette année, lorsque je me demandais presque sans cesse comment finir, par une corde ou par une balle, pendant tout ce temps, à côté de ces mouvements d’idées et d’observations dont je viens de parler, mon cœur languissait d’un douloureux sentiment. Je ne puis appeler ce sentiment autrement que la recherche de Dieu.
Je dis que cette recherche de Dieu n’était pas un raisonnement, mais un sentiment, parce que cette recherche ne provenait pas du mouvement de mes idées, — elle leur était même directement contraire, — mais elle sortait du cœur. C’était comme un sentiment de crainte qui me faisait semblable à un orphelin et comme isolé au milieu de choses qui m’étaient étrangères ; toutefois ce sentiment de crainte était mitigé par l’espoir de trouver l’assistance de quelqu’un.
Cependant, j’étais pleinement convaincu de l’impossibilité de prouver l’existence de Dieu.
J’avais compris avec Kant qu’on ne le peut.
Je cherchais Dieu quand même.
J’espérais le trouver et, par une vieille habitude, j’adressais pour m’y aider une prière à celui que je cherchais et ne trouvais pas.
Tantôt je répétais dans mon esprit les arguments de Kant et de Schopenhauer sur l’impossibilité de prouver l’existence de Dieu, tantôt je méditais ces arguments et les réfutais.
Je me disais :
— Si je suis, la cause de ce que je suis existe aussi, ainsi que la cause de toutes les causes. Et cette cause originale est ce qu’on appelle Dieu.
Je m’arrêtais sur cette pensée, et m’efforçais de concevoir la présence de cette cause. Du moment que je concevais qu’il y avait une force au pouvoir de laquelle je me trouvais, je sentais immédiatement la possibilité de vivre.
Mais je me demandais :
— Qu’est-ce donc que cette cause, cette force ? Que dois-je penser d’elle, comment me comporter vis-à-vis de ce qu’on appelle Dieu ?
Et ce n’était que des réponses connues qui me venaient dans la tête.
— Il est le Créateur, le dispensateur de tous les biens.
Ces réponses ne me contentaient pas et je sentais que ce dont j’avais besoin pour la vie, se perdait en moi. Je tombais dans la terreur et je commençais à prier celui que je cherchais, l’implorant de m’aider. Plus je le priais, plus il m’était évident qu’il ne m’entendait pas et qu’il n’y avait personne à qui l’on pût s’adresser.
Et, le désespoir au cœur de ce qu’il n’y eût pas de Dieu, je disais :
— Seigneur, pardonne-moi et sauve-moi ! Seigneur, enseigne-moi, mon Dieu.
Mais personne ne me faisait cette grâce et je sentais que ma vie morale s’arrêtait.
Mais revenant sans cesse à ce problème, ma conscience me disait que je ne pouvais être au monde sans une raison, un sens ou une cause ; que je ne pouvais être comme le pauvre oiseau tombé du nid, auquel cependant je me comparais.
Il est là couché sur le dos et criant dans les hautes herbes, appelant sa mère parce qu’il sait que sa mère l’a porté en elle, l’a couvé, l’a chauffé, l’a nourri, l’a aimé. Où est-elle donc, cette mère ?
Et, si comme l’oiseau, je suis abandonné, qui donc m’a abandonné ? Je ne puis me dissimuler que quelqu’un m’a fait naître en m’aimant ?
Qui est donc ce quelqu’un ?
Dieu encore.
Il sait et il voit ma perplexité, mon désespoir, ma lutte.
— Il est, me disais-je.
Et je n’avais qu’à reconnaître cela pour un moment et immédiatement la vie s’élevait en moi et je sentais la possibilité de vivre et la joie de l’existence. Mais de nouveau je passais de l’aveu de l’existence de Dieu à la relation qui devait exister entre lui et moi. Alors de nouveau ce Dieu se présentait à moi sous la forme de trois personnes ; lui, le Créateur, il a envoyé son fils — le Rédempteur. Et ce Dieu en dehors du monde et de moi se fondait comme une glace, s’évanouissait à mes yeux et rien ne subsistait et, de nouveau, la source de ma vie se séchait ; je retombais dans le désespoir et je sentais que je ne pouvais faire autre chose que me tuer. Ce qui était le pire de tout, c’est que je sentais que je ne pouvais pas même faire cela.
Bien des fois je passais ainsi d’un accès de joie et d’animation au désespoir et au sentiment de ne pouvoir vivre.
Je me rappelle qu’un jour de printemps précoce, j’étais seul dans la forêt, prêtant l’oreille à ses bruits mystérieux. J’écoutais et ma pensée se reportait comme toujours à ce qui l’occupait sans cesse depuis ces trois dernières années : la recherche de Dieu.
— C’est bien, il n’y a aucun Dieu qui ne soit une abstraction, au lieu d’être une réalité comme l’est toute ma vie. Et rien, aucun miracle ne peut me prouver qu’il en existe un semblable, parce que les miracles ne seront que dans mon imagination.
— Mais l’idée du Dieu dont je suis en quête ? me demandais-je. D’où est donc née cette idée ?
Et de nouveau s’élevèrent en moi, avec cette pensée, des aspirations joyeuses vers la vie. Tout en moi s’éveilla, reçut un sens. Mais ma joie ne se soutint pas longtemps.
L’esprit continuait son travail.
— L’idée de Dieu n’est pas Dieu, me disais-je. L’idée est ce qui se passe en moi, l’idée de Dieu est un sentiment que je puis réveiller ou non en moi. Ce n’est pas ce que je cherche. Je cherche ce sans quoi la vie n’aurait pu être.
Et de nouveau tout commença à mourir autour de moi et en moi et je voulus de nouveau me tuer.
Mais ici je rentrai en moi-même, réfléchissant à ce qui se passait en moi, et je me rappelai ces élans et ces découragements qui s’étaient succédé tant de fois en moi. Alors, comme maintenant, dès que je concevais Dieu, tout s’animait en moi ; et si je l’oubliais, si je me refusais à croire en lui, la vie de mon âme s’arrêtait.
Qu’est-ce donc que ces sentiments si opposés ?
Je ne vis donc pas lorsque je perds la foi en l’existence de Dieu ; je me serais donc tué depuis longtemps, si je n’avais pas un vague espoir de le trouver. Je ne vis donc véritablement que lorsque je le cherche et le sens.
— Qu’est-ce que je cherche donc encore ? — s’écriait une voix en moi. Le voilà donc : Lui — c’est ce sans quoi on ne peut pas vivre. Or, connaître Dieu et vivre, c’est la même chose. Dieu est donc la vie.
— Eh bien ! Vis, cherche Dieu, et il n’y aura pas de vie sans Dieu.
Dès lors, mieux que jamais, tout s’éclaira en moi et autour de moi, et cette lumière ne m’abandonne plus.
J’étais sauvé du suicide.
Quand et comment se passa en moi ce changement ? Je n’aurais pu le dire. Aussi insensiblement et graduellement que s’était détruite en moi la force de la vie et que j’étais arrivé à l’impossibilité de vivre, à la nécessité du suicide, à l’agonie morale, tout aussi graduellement et imperceptiblement me revint cette force de la vie. Et, ce qu’il y a d’étrange, c’est que cette force de la vie qui me revenait, n’était pas nouvelle. Elle était cette force ancienne, qui m’avait entraîné autrefois et c’est avec un sentiment tout juvénile que je revenais à la foi, à cette volonté qui m’avait produit et qui voulait quelque chose de moi ; je revenais à la croyance que le but principal et unique de ma vie était d’être meilleur, c’est-à-dire de vivre plus en accord avec cette volonté ; je revenais à la conscience que l’expression de cette volonté, je pouvais la trouver dans le formulaire que l’humanité s’est créé en dehors de moi ; c’est-à-dire je revenais à la croyance en Dieu, à l’amélioration morale et à la tradition qui transmet le sens de la vie.
La seule différence était qu’alors tout cela avait été reçu sans connaissance de cause, tandis que maintenant je savais que je ne pouvais pas vivre sans cela.
Il me semblait qu’un jour, je ne me rappelais pas quand, on avait dû me faire asseoir dans une barque ; on m’avait repoussé de quelque rivage inconnu, en me désignant la direction à suivre pour arriver à l’autre bord ; on avait mis les rames dans mes mains inexpérimentées et on m’avait laissé seul. Je ramais comme je pouvais et je voguais. Mais plus je flottais vers le milieu, plus s’accentuait le courant qui me portait hors de ma route et plus je rencontrais de navigateurs emportés comme moi par ce courant. Les uns étaient seuls et continuaient de ramer toujours ; d’autres avaient jeté les rames ; il y avait de grandes barques, d’énormes vaisseaux remplis de monde ; les uns luttaient contre le courant, les autres s’y abandonnaient. Plus je flottais, en regardant au loin, dans la direction du torrent et en suivant de l’œil tous les navigateurs, plus je perdais la direction qui m’avait été donnée. Lorsque je fus juste au milieu du torrent, dans la passe étroite que laissaient les canots et les vaisseaux qui se précipitaient en bas, je perdis la direction si complètement, que moi aussi je jetai les rames.
De toutes parts, avec joie et allégresse, se précipitaient autour de moi des navigateurs dans des bateaux à voiles et à rames et tous m’assuraient et assuraient aux autres qu’il ne pouvait y avoir d’autre direction. Je les crus et je naviguai avec eux. Mais voilà que je fus emporté loin, si loin que j’entendis le bruit de la cataracte dans laquelle je devais aller me briser, et je vis des chaloupes qui y disparaissaient. Longtemps je ne pus comprendre ce qui m’était arrivé. Je voyais la ruine devant moi, je la redoutais et j’y courais. Je ne voyais nulle part de secours et je ne savais que faire ; mais en me retournant en arrière, je vis une innombrable quantité de chaloupes qui luttaient contre le courant sans s’arrêter, sans perdre courage. Je me souvins de la rive qu’on m’avait montrée, de la direction qu’on m’avait indiquée et des rames qu’on m’avait mises entre les mains et je fis tous mes efforts pour sortir d’où j’étais en ramant en arrière, contre le courant et vers le rivage désigné.
Ce rivage c’était Dieu ; la direction c’était la tradition ; ces rames m’étaient données pour voguer librement vers le bord, pour m’unir à Dieu.