A la réflexion, il n'avait jamais su à quoi servent les boutons de porte.
Elle ouvrit le battant de l'intérieur. L'oh bon dieu entra et regarda autour de lui. Ce qui lui prit peu de temps. La pièce n'était pas vaste. C'était la subdivision d'une salle déjà pas franchement spacieuse au départ.
« C'est là que vit la fée des dents ? s'étonna Bilieux. C'est un peu... sombre et exigu, non ? Du désordre par terre... C'est quoi, ces trucs qui pendent à ce fil ?
— Des... vêtements de femme, répondit Suzanne qui farfouillait dans la paperasse sur une petite table bancale.
— Ils ne sont pas très grands. Et plutôt légers...
— Dites-moi, fit Suzanne sans lever le nez, ces souvenirs que vous aviez en arrivant... ils n'étaient pas très compliqués, hein... ? Ah... »
Il regarda par-dessus l'épaule de la jeune femme alors qu'elle ouvrait un petit carnet rouge.
« Je n'ai que rarement parlé à Violette, dit-elle. Je crois qu'elle livre les dents quelque part et reçoit un pourcentage. Ce n'est pas un travail très bien payé. Vous savez, certains prétendent qu'on peut gagner des mille et des cents durant ses loisirs, mais elle pourrait gagner davantage, d'après elle, comme serveuse de restaurant. .. Ah, ça m'a l'air d'être ça...
— Quoi donc ?
— Elle m'a dit qu'on lui donne les noms toutes les semaines.
— Quoi ? Des enfants qui vont perdre des dents ?
— Oui. Les noms et les adresses, répondit Suzanne en feuilletant le carnet.
— Ça me paraît peu probable.
— Excusez-moi, mais vous êtes bien le dieu des gueules de bois, non ? Oh, regardez, voici la dent de Twyla, le mois dernier. » Elle sourit à la vue de l'écriture grise et soignée. « Elle se l'est pratiquement fait sauter à coups de marteau parce qu'il lui fallait les cinquante sous.
— Vous aimez vraiment les enfants ? » demanda l'oh bon dieu.
Elle lui jeta un regard. « Pas crus, répondit-elle. Ceux des autres, ça va. Attendez... »
Elle feuilleta quelques pages dans un sens puis dans l'autre.
« Que des journées vierges, dit-elle. Tenez, aucun des derniers jours n'est coché. Pas de noms. Mais si on remonte d'une ou deux semaines, regardez, tout est bien noté et on a additionné les sommes en bas de page, vous voyez ? Et... Là, ce n'est pas normal, tout de même ? »
La première nuit non cochée de la semaine précédente ne portait que cinq noms. La plupart des enfants savaient d'instinct quand ne pas pousser le bouchon trop loin et seuls les rapaces ou les imprévoyants dentaires faisaient appel à la fée des dents en période du Porcher.
« Lisez les noms, demanda Suzanne.
— Guillaume Vitelle, alias Guitou (dom.), alias Branleur (école), 2e ét. chbre fnd, 68, rue de Coudebourg.
» Sophie Langtrie, alias la Princesse à son Papa, chbre gren., 5, Hippo.
» L'honorable Geoffroy Bibbleton, alias Culotte-en-dérangement (dom.), alias Quatre-Zyeux (école), Ier étage arrière, hôtel Scrote, chemin du Parc... »
Il s'interrompit. « Dites, c'est un peu indiscret, non ?
— C'est un monde tout nouveau, fit Suzanne. Vous ne le connaissez pas encore. Continuez.
— Nuhakme Icta, alias Petit-Bijou, sous-sol, le Falafel Hilarant, épicerie klatchienne et plats à emporter 24/24 h, coin Latrempe et Brouillepuits.
» Reginald Blandelys, alias Banjo, alias le Dur-du-chemin-du-Parc, alias Avez-vous-vu-cet-homme ?, alias le Cravateur-de-la-porte-de-l'Oie, alias le Rôdeur-du-Mont-Roupillon, chbre 17, JOP
— JOP ?
— La Jeunesse ouvrière païenne. C'est comme ça qu'on appelle le plus souvent l'association de la Jeunesse ouvrière cultuelle réformée du dieu ichoreux Bel Shamharoth, répondit Suzanne. Est-ce que vous voyez un type pareil attendre la visite d'une fée des dents ?
— Non.
— Moi non plus. Je le vois davantage attendre celle du Guet. »
Suzanne regarda autour d'elle. C'était franchement une chambre minable, de celles qu'on loue sans intention d'y demeurer longtemps, de celles qu'on traverse au milieu de la nuit accompagné d'une pétarade de cafards lancés sur le plancher dans un flamenco de mort. Incroyable le nombre de gens qui passent leur vie entière dans des logements où ils ne comptent pas demeurer longtemps.
Un lit étroit de mauvaise qualité, le plâtre qui s'effrite, une fenêtre minuscule...
Elle l'ouvrit, tâtonna sous le rebord et sentit avec satisfaction ses doigts fureteurs se refermer sur un bout de ficelle attaché à un sac en toile cirée. Elle le hissa.
« Qu'est-ce que c'est ? demanda l'oh bon dieu tandis qu'elle l'ouvrait sur la table.
— Oh, c'est courant, répondit Suzanne en sortant des paquets enveloppés dans du papier huilé de récupération. Quand on vit seul, les souris et les cancrelats dévorent tout, on n'a nulle part où garder son manger, mais, à l'extérieur de la fenêtre, c'est au frais et à l'abri. Plus ou moins à l'abri. C'est une vieille astuce. Tenez... regardez ça. Du lard sec comme du cuir, un pain tout vert et un morceau de fromage qui aurait besoin d'un bon rasage. Elle n'est pas rentrée chez elle depuis un moment, croyez-moi.
— Oh là là. Et alors ?
— Où a-t-elle emporté les dents ? fit-elle, surtout à sa propre intention. Qu'est-ce que la fée des dents peut bien faire avec... »
On frappa à la porte. Suzanne l'ouvrit.
Sur un petit homme chauve en long manteau brun. Il tenait une écritoire à pince et il cligna nerveusement des yeux à la vue de la jeune femme.
« Euh... commença-t-il.
— Je peux vous aider ? demanda Suzanne.
— Euh... j'ai vu de la lumière, comprenez, alors je m'suis dit que Violette était là », répondit le petit bonhomme. Il tripotait le crayon attaché à l'écritoire par un bout de ficelle. « C'est qu'elle est un peu en retard pour les dents, y a un peu d'argent à revenir, la charrette d'Heudebert est pas rentrée, faut que je le signale dans mon rapport, alors je suis passé au cas où... où elle serait malade ou autre chose, c'est pas drôle d'être seule et malade le soir du Porcher...
— Elle n'est pas là », dit Suzanne.
L'homme lui lança un regard inquiet et secoua tristement la tête.
« Y a pas loin de treize piastres en argent d'oreiller, voyez. Va falloir que je le signale.
— A qui ?
— Ça va remonter très haut, voyez. J'espère seulement qu'on est pas dans l'cas de cette fille à Quirm qui s'est mise à dévaliser les maisons. On a jamais su comment ça s'était terminé...
— Le signaler à qui ?
— Sans parler de l'échelle et des tenailles, poursuivit l'homme lancé dans une litanie contre un monde qui ne savait pas ce qu'était remplir un rapport AF 17 en trois exemplaires. Comment est-ce que je peux me tenir au courant de l'inventaire si tout le monde s'amuse à puiser dans la réserve ? » Il secoua la tête. « Chaispas, moi, elles acceptent le boulot, elles s'attendent à de belles nuits ensoleillées, elles se payent un peu de mauvais temps et tout d'un coup elles te disent : "Salut, j'vais faire la serveuse dans un pays chaud." Et puis y a Heudebert. Je l'connais, lui. Un p'tit verre pour lutter contre le froid, puis un deuxième pour accompagner le premier, ensuite un troisième au cas où les deux autres se perdraient... Tout ça va forcément figurer dans mon rapport, vous savez, et qui va se faire taper sur les doigts ? Je vais vous l'dire...
— Vous, c'est ça ?» l'interrompit Suzanne. Elle se sentait presque hypnotisée. L'homme arborait même une frange de cheveux inquiets et une petite moustache inquiète. Et sa voix laissait clairement entendre qu'à la fin du monde il se demanderait avec inquiétude si on ne l'en rendrait pas responsable.
« Exactement », reconnut-il vaguement à regret. Il n'allait pas laisser un tant soit peu de sympathie éclairer sa journée. « Et les filles font sans arrêt des réflexions sur leur boulot, mais j'leur dis de pas trop pousser, c'est surtout de l'escalade à l'échelle, elles sont pas obligées de passer leurs soirées jusqu'au cou dans la paperasse ni de boucher les trous dans la comptabilité de leur poche, qui plus est...
— Vous employez les fées des dents ? » fit aussitôt Suzanne. L'oh bon dieu était toujours debout, mais il avait les yeux vitreux.
Le petit homme se rengorgea un peu. « Comme qui dirait, fit-il. Je m'occupe grosso modo du service de la réception et de l'expédition...
— Expédition vers où ? »
Il la regarda fixement. Les questions abruptes, directes, n'étaient pas son fort.
« Je veille seulement au chargement sur les charrettes, marmonna-t-il. Une fois que c'est fait et qu'Heudebert a signé le GV 19 de prise en charge, c'est terminé pour moi. Seulement, comme je l'disais, je l'ai pas vu de la semaine et...
— Toute une charrette pour une poignée de dents ?
— Ben, y a les repas des gardes et... Dites donc, vous êtes qui, d'abord ? Qu'est-ce que vous fichez ici ? »
Suzanne se redressa. « Je ne suis pas obligée d'endurer ça », fit-elle d'une voix douce, davantage pour elle-même qu'autre chose. Elle se pencha une nouvelle fois vers le bonhomme.
«DE QUELLE CHARRETTE EST-CE QU'ON PARLE, CHARLIE ?» L'oh bon dieu s'écarta brutalement. L'homme en manteau brun bondit en arrière et s'aplatit contre le mur du couloir lorsque Suzanne avança vers lui.
« Elle passe le mardi, haleta-t-il. Dites, qu'est-ce...
— ET ELLE VA OÙ ?
— Chaispas, moi ! J'vous l'ai dit, une fois qu'il...
— A signé le formulaire GV 19 de prise en charge, c'est terminé pour vous, fit Suzanne de sa voix normale. Oui. Vous l'avez dit. Quel est le nom de famille de Violette ? Elle n'en a jamais parlé. »
L'homme hésita.
« JE VOUS DEMANDE...
— Violette Bouteiller !
— Merci.
— Et Heudebert, l'a disparu aussi, poursuivit un Charlie plus ou moins en pilote automatique. Je trouve ça louche. J'veux dire, il a une femme et tout. Ce serait pas l'premier à perdre la boule pour treize piastres et une cheville bien faite, et, comme de juste, personne pense à ma pomme qui dois payer les pots cassés, j'veux dire, imaginez qu'y nous prenne à tous l'envie de mettre les voiles avec des donzelles ? »
Il jeta à Suzanne le regard sombre de celui qui, si le monde n'avait pas besoin de lui, se sentirait las de peindre de jeunes femmes nues quelque part sur une île des tropiques.
« Qu'est-ce que deviennent les dents ? » demanda Suzanne.
Il la regarda en clignant des yeux. Une petite terreur, se dit Suzanne. Une toute petite terreur, faible, extrêmement bornée, qui peine à terroriser son entourage parce qu'on trouve difficilement plus petit et plus faible et qui mène donc la vie un peu plus dure à tout le monde...
«En voilà une question ! parvint-il à lancer en défiant le regard de la jeune femme.
— Vous ne vous l'êtes jamais posée ? » fit Suzanne qui ajouta en son for intérieur : Moi, non. Quelqu'un se l'est-il d'ailleurs jamais posée ?
« Ben, c'est pas mon boulot, moi je fais que...
— Oh, oui. Vous l'avez déjà dit. Merci. Vous m'avez bien aidée. Merci beaucoup. »
L'homme la regarda fixement, puis fit demi-tour et dévala l'escalier.
« Sapristi, lâcha Suzanne.
— Pas courant comme juron, fit nerveusement l'oh bon dieu.
— C'est tellement facile. Si ça me chante, je peux trouver qui je veux. C'est de famille.
— Oh. C'est bien.
— Non. Est-ce que vous pouvez imaginer combien c'est difficile d'être normal ? Tout ce qu'il faut se rappeler ? Comment aller se coucher ? Comment oublier des détails ? A quoi servent les boutons de porte ? »
Pourquoi lui demander ? songea-t-elle devant la mine défaite de l'oh bon dieu. Ce qui est normal pour lui, c'est de se souvenir de vomir ce qu'un autre a bu.
« Oh, allez, venez », dit-elle avant de se hâter vers l'escalier.
C'était si simple de se glisser dans l'immortalité, d'enfourcher le cheval, de tout savoir. Et chaque fois qu'on tombait dans ce système, on se rapprochait du jour où on ne pourrait plus jamais en sortir ni oublier.
La Mort était héréditaire.
Un legs des ancêtres.
« Où on va, maintenant ? demanda l'oh bon dieu.
— A la JOP », répondit Suzanne.
Le vieux dans sa masure contempla d'un œil incertain le festin étalé devant lui. Il s'assit sur son tabouret et se recroquevilla sur lui-même comme une araignée dans le feu.
« J'ai un p'tit reste d'une platée de fayots, marmonna-t-il en observant ses visiteurs à travers des yeux embués.
— Dieux du ciel, vous n'allez tout de même pas manger des haricots un soir du Porcher, dit le roi avec un grand sourire. Manger des haricots le soir du Porcher porte affreusement malheur. Diantre, oui !
— J'savais pas, fit le vieux en baissant désespérément le nez sur ses genoux.
— Nous vous avons apporté ce magnifique festin. Vous ne le trouvez pas magnifique ?
— Et je suis sûr que vous en êtes profondément reconnaissant, ajouta le page d'un ton sec.
— Oui, ben, 'videmment, c'est très aimable de vot' part, mes nobles seigneurs », reconnut le vieux d'une voix de petite souris. Il cligna des yeux, hésitant sur ce qu'il devait faire ensuite.
« On a à peine touché à la dinde, il reste beaucoup de viande dessus, dit le roi. Et servez-vous donc de cet excellent canard siffleur farci au foie de cygne.
— ... seulement, moi j'aime bien une platée de fayots et j'ai jamais rien dû à personne, aux uns comme aux autres, fit le vieux sans quitter ses genoux des yeux.
— Dieux du ciel, mon brave, ne vous inquiétez pas pour cela, répliqua le roi avec chaleur. C'est le soir du Porcher ! Je regardais tout à l'heure par la fenêtre et je vous ai vu cheminer dans la neige, alors j'ai dit à Germain, le jeune page qui m'accompagne, je lui ai donc dit : "Qui est ce pauvre vieux ?" Et il m'a répondu : "Oh, c'est un paysan qui vit du côté de la forêt." Alors moi j'ai dit : "Eh bien, je ne peux plus rien avaler et c'est le Porcher, après tout", si bien que nous avons tout emballé et nous voici !
— Et j'imagine que vous éprouvez une gratitude à fendre le cœur, ajouta le page. J'imagine que nous avons apporté un rayon de lumière dans le tunnel obscur de votre vie, hmm ?
— ... oui, ben... 'videmment, seulement j'les ai de côté depuis des semaines, voyez, et j'ai quèques patates qui cuisent sous la cendre, j'les ai trouvées dans la cave et les souris y avaient à peine touché. » Le vieux ne levait pas les yeux du niveau de ses genoux. « Et mon p'pa m'a appris à jamais demander...
— Ecoutez, fit le roi en élevant un peu la voix, j'ai fait des kilomètres à pied ce soir et je parie que vous n'avez jamais vu un repas pareil de toute votre vie, hein ? »
Des larmes de gêne et d'humiliation roulaient sur la figure du vieux. «... Ben, c'est sûr que c'est bien aimable de vot' part, mes nobles seigneurs, mais j'crois pas que je saurais manger du cygne et tout l'restant, mais si vous avez envie d'un peu d'mes fayots, faut l'dire...
— Que les choses soient bien claires, fit le roi d'un ton sec. C'est un authentique acte charitable de nuit du Porcher, vu ? Et nous allons rester ici pour admirer le sourire sur votre figure sale mais honnête, c'est compris ?
— Et qu'est-ce qu'on dit à notre bon roi ? » souffla le page.
Le paysan baissa la tête.
« 'rci.
— Bien, fit le roi en se carrant sur sa chaise. Maintenant, prenez votre fourchette... »
La porte s'ouvrit à la volée. Une silhouette indistincte entra à grands pas dans la masure au milieu d'un nuage tourbillonnant de neige.
« QU'EST-CE QUI SE PASSE ICI ? »
Le page voulut se mettre debout et tirer son épée. Il ne comprit jamais comment l'autre silhouette avait pu passer dans son dos, mais elle s'y trouvait pourtant, et elle le forçait à se rasseoir.
« Salut, fiston, je m'appelle Albert, fit une voix dans son oreille. Pourquoi tu rengaines pas cette épée tout doucement ? Tu pourrais blesser quelqu'un. »
Un doigt poussa le roi trop secoué pour bouger.
« A QUOI JOUEZ-VOUS, SIRE ? »
Le roi s'efforça de se concentrer sur la silhouette. Il en retira une impression de rouge, de blanc mais aussi de noir.
A la grande surprise d'Albert - qui n'en montra rien - l'homme parvint à se lever et se redresser aussi royalement qu'il put. « Ce qui se passe ici, qui que vous soyez, c'est un magnifique exemple de geste charitable ! Et qui... ?
— NON.
— Quoi ? Comment osez-vous... ?
— ETES-vous VENU LE MOIS DERNIER ? VIENDREZ-VOUS LA SEMAINE PROCHAINE ? NON. MAIS CE SOIR VOUS VOULEZ VOUS SENTIR LE CœUR AU CHAUD. CE SOIR VOUS VOULEZ QU'ON SE DISE : QUEL BON ROI ON A.
— Oh, non, il va encore trop loin... » marmonna tout bas Albert. Il força une fois de plus le page à se rasseoir. « Non, tu restes là, fiston. Sinon tu seras plus qu'un paragraphe.
— En tout cas, c'est davantage que ce qu'il a ! cracha le roi. Et tout ce qu'il nous a offert en échange, c'est de l'ingratitude...
— OUI, ÇA GÂCHE TOUT, HEIN ? » La Mort se pencha. « FICHEZ LE CAMP. »
A son grand étonnement, le roi sentit ses jambes prendre le pouvoir et lui faire franchir la porte.
Albert tapota l'épaule du page. « Et tu peux filer aussi, dit-il.
— ... j'veux pas vexer l'monde, moi, c'est juste que j'ai jamais rien demandé à personne... marmonna le vieux plongé dans son petit univers modeste en se triturant nerveusement les mains.
— Ce serait mieux de me laisser celui-là, maître, si ça vous ennuie pas, proposa Albert. Je reviens dans une seconde. » Les détails en suspens, songea-t-il, c'est ça mon boulot. Régler les détails en suspens. Le maître ne fait jamais gaffe aux détails.
Il rattrapa le roi dehors.
« Ah, vous voilà, sire, dit-il. Avant que vous partiez, ça prendra moins d'une minute, une bricole... » Albert se pencha tout près du roi abasourdi. « Au cas où un inconscient se mettrait dans l'idée de faire une gaffe, vous savez, comme peut-être envoyer des gardes ici demain, éjecter le vieux de sa cabane, le flanquer en prison, des trucs comme ça... eh bieeen... c'est le genre de gaffe qu'il aurait intérêt de garder au chaud, vu que ce serait la dernière qu'il ferait. A bon entendeur, salut, pigé ? » Il se tapota l'aile du nez d'un air de conspirateur. « Joyeux Porcher. »
Puis il regagna en vitesse la masure.
Le festin avait disparu. Le vieux contemplait d'un regard trouble la table vide.
«DES RESTES À MOITIÉ CONSOMMÉS, dit la Mort. ON PEUT SÛREMENT FAIRE MIEUX. » Il plongea la main dans le sac.
Albert lui saisit le bras avant qu'il ne la retire. «Ça vous ennuie pas si j'vous donne un p'tit conseil, maître ? J'ai grandi dans ce genre d'ambiance.
— EST-CE QUE TU NE SENS PAS TES YEUX SE GONFLER DE LARMES ?
— Plutôt ma main se tendre vers la boîte d'allumettes, je dirais. Ecoutez... »
Le vieux n'eut que vaguement conscience de chuchotements. Il restait assis, le dos voûté, le regard dans le vide.
«MA FOI, SI TU ES SÛR...
— J'connais, j'ai vécu ça, j'suis déjà passé par là, dit Albert. La charité, c'est pas donner aux gens ce qu'on a envie de leur donner, mais ce dont ils ont besoin.
— TRÈS BIEN. » La Mort replongea la main dans le sac. « JOYEUX PORCHER. HO. HO. HO. »
Apparut un chapelet de saucisses. Apparut une flèche de lard. Un petit pot de porc salé. Un paquet de tripes enveloppé dans du papier gras. Un boudin noir. Plusieurs autres pots de cochonnailles dégoûtantes mais savoureuses, hautement appréciées dans tout système économique fondé sur le porc. Et, déposée sur la table avec un bruit sourd et doux, apparut...
« Une tête de cochon, souffla le vieux. Une entière ! J'ai pas mangé de fromage de tête depuis des années ! Et une jatte de pieds de cochon ! Et un bol de graisse salée !
— HO. HO. HO.
— Pas croyable, fit Albert. Comment vous avez fait pour que la tête ressemble au roi ?
— JE CROIS QUE C'EST UNE COÏNCIDENCE. »
Albert tapota l'épaule du vieux. « Payez-vous donc une pinte de bon sang, dit-il. Et même deux boudins, tiens. J'crois qu'on devrait maintenant y aller, maître. »
Ils laissèrent le vieux l'œil rond devant la table chargée de victuailles. « C'ÉTAIT BIEN, NON ? fit la Mort tandis que les cochons prenaient de la vitesse.
— Oh oui, dit Albert en secouant la tête. Pauvre diable. Des fayots le soir du Porcher ? Malheureux, ça. Pas une nuit pour trouver un fayot dans sa gamelle.
— IL ME SEMBLE QUE J'AI DES DISPOSITIONS POUR CES CHOSES-LÀ, TU SAIS.
— Vraiment, maître ?
— C'EST AGRÉABLE DE FAIRE UN TRAVAIL OÙ LES GENS SONT IMPATIENTS DE TE VOIR.
— Ah, dit Albert d'un air sombre.
— NORMALEMENT, ILS NE SONT PAS PRESSÉS DE ME RENCONTRER.
— Oui, j'imagine.
— SAUF DANS CERTAINS CAS PARTICULIERS ET PLUTÔT MALHEUREUX.
— C'est vrai, c'est vrai.
— ET ILS LAISSENT RAREMENT UN VERRE DE CHERRY DEHORS.
— J'imagine, oui.
— JE PRENDRAIS FACILEMENT GOÛT À CE TRAVAIL, À VRAI DIRE.
— Mais ça sera pas nécessaire, hein, maître ? fit aussitôt Albert qui voyait se profiler sous son crâne la perspective horrible de rester indéfiniment Albert le lutin. Parce qu'on va ramener le père Porcher, non ? Vous avez bien dit qu'on allait le ramener, non ? Et la p'tite Suzanne doit sûrement s'activer...
— OUI. EVIDEMMENT.
— Même si vous lui avez rien demandé, bien sûr. »
Les oreilles hypertendues d'Albert ne détectaient aucun enthousiasme. Oh là là, se dit-il.
« J'AI TOUJOURS CHOISI LA VOIE DU DEVOIR.
— C'est vrai, maître. »
Le traîneau filait comme l'éclair.
« JE SUIS PARFAITEMENT RESPONSABLE ET DÉTERMINÉ.
— Alors y a pas de problème, maître, fit Albert.
— INUTILE DE S'INQUIÉTER.
— Ravi de l'entendre, maître.
— SI J'AVAIS UN PRÉNOM, "DEVOIR" SERAIT MON DEUXIÈME.
— Bien.
— TOUT DE MÊME... »
Albert tendit l'oreille et crut entendre, à la limite de l'audible, une voix murmurer tristement :
« HO. HO. HO. »
On faisait la fête. Dans tout le bâtiment, semblait-il.
« Des jeunes débordants d'énergie, pas de doute, fit prudemment l'oh bon dieu en enjambant une serviette mouillée. Est-ce que les femmes sont admises ?
— Non », répondit Suzanne. Elle entra dans le bureau du directeur à travers un mur.
Passa un groupe de jeunes gens qui transportaient un tonneau de bière.
« Vous allez le regretter demain matin, dit Bilieux. L'alcool est une illusion, vous savez. »
Ils déposèrent le tonneau sur la table et firent sauter la bonde.
« Il y en a qui seront forcément malades après tout ça, reprit-il en élevant la voix au-dessus du brouhaha. J'espère que vous vous en rendez compte. Vous trouvez ça malin, hein, de vous rabaisser au niveau des bêtes de somme... euh... au niveau où elles tomberaient si elles buvaient, j'entends. »
Les jeunes gens s'éloignèrent en laissant une chope de bière à côté du tonneau.
L'oh bon dieu y jeta un coup d'œil, la saisit et la flaira.
« Beurk. »
Suzanne sortit du mur.
« Il n'est pas revenu depuis... Qu'est-ce que vous faites ?
— Je voulais connaître le goût de la bière, répondit l'oh bon dieu d'un air coupable.
— Vous ne savez pas, vous, quel goût a la bière ?
— Pas dans ce sens-là, non. Elle... est différente quand elle m'arrive », dit-il avec aigreur. Il prit une autre gorgée, puis une bonne rasade. « Je ne vois pas pourquoi on en fait tout un plat », ajouta-t-il.
Il retourna la chope vide. « Je suppose qu'elle sort par ce robinet, là, fit-il. Vous savez, pour une fois dans ma vie, j'aimerais me soûler.
— C'est ce que vous faites toujours, non ? rétorqua Suzanne qui ne lui prêtait pas vraiment attention.
— Non. Je suis toujours soûl. Je vous ai expliqué ça, j'en suis sûr.
— Il est parti depuis deux jours, fit Suzanne. C'est bizarre. Et il n'a pas dit où il allait. Le dernier soir où on l'a vu ici, c'était celui où il figurait sur la liste de Violette. Mais il a payé sa chambre pour la semaine et j'ai le numéro.
— Et la clé ?
— En voilà une drôle d'idée. »
La chambre de monsieur Blandelys était petite. Rien d'étonnant à ça. Ce qui étonnait, en revanche, c'était sa propreté, le lit impeccablement fait, le plancher soigneusement balayé. On l'imaginait difficilement habitée, mais certains indices témoignaient du contraire. Sur la table toute simple près du lit trônait le petit portrait, plutôt sommaire, d'un bouledogue emperruqué, mais à bien y regarder il s'agissait peut-être d'une femme. Hypothèse hasardeuse que confirmait l'inscription au dos : A un bon fils, de la part de sa maman.
Un livre était posé à côté. Suzanne se demanda quel genre d'ouvrage achetait un lecteur issu du milieu de monsieur Blandelys.
Il s'agissait d'un livre de six pages, de ceux censés captiver les enfants par la magie du mot imprimé en leur faisant remarquer qu'ils arrivaient à « voir courir Toby ».
Il n'y avait pas plus de dix mots par page et pourtant, soigneusement inséré entre les pages quatre et cinq, se trouvait un signet.
Suzanne revint à la couverture. Le livre s'intitulait Histoires joyeuses. On voyait un ciel bleu, des arbres et deux enfants d'un rose impossible qui jouaient avec un chien à l'air folâtre.
L'ouvrage donnait l'impression qu'on l'avait souvent lu, quoique lentement.
Et c'était tout.
Une impasse.
Non. Peut-être que non...
Par terre, près du lit, comme si on l'avait laissée tomber par hasard, gisait une petite pièce argentée d'une demi-piastre.
Suzanne la ramassa et la jeta négligemment en l'air. Elle toisa l'oh bon dieu. Il se faisait passer une grande lampée de bière d'une joue à l'autre en contemplant le plafond d'un œil songeur.
Elle s'interrogea sur les chances de survie de son incarnation à Ankh-Morpork un soir de Porcher, surtout si les effets du remède s'estompaient. Après tout, le seul but de son existence, c'était d'avoir mal au crâne et de vomir. Peu d'emplois au sortir des études nécessitaient en priorité ce type de qualifications.
« Dites-moi, fit-elle, est-ce que vous êtes déjà monté à cheval ?
— Je ne sais pas. C'est quoi, un cheval ? »
Dans les profondeurs de la bibliothèque de la Mort, un couinement.
Pas très sonore, mais davantage que ne le laisserait entendre le niveau de décibels dans le silence furtif et gribouillant des livres.
Tout le monde, dit-on, contient un livre en soi. Dans cette bibliothèque, tout le monde était contenu dans un livre.
Le couinement se fit plus fort. Il avait un côté rythmique, en boucle.
Des livres et des livres, sur des étagères et des étagères... et dans chaque ouvrage, à la page du présent en mouvement constant, le griffonnement d'une écriture qui couche le récit de chaque existence...
Le couinement passa l'angle de l'allée.
Il provenait de ce qui ressemblait à un édifice extrêmement branlant à plusieurs étages. L'édifice rappelait une tour de siège ouverte sur les flancs. A sa base, entre les roues, deux pédales reliées à des engrenages permettaient de déplacer la structure.
Suzanne se cramponnait à la rambarde de la plate-forme la plus haute. « Vous ne pouvez pas aller plus vite ? lança-t-elle. On n'en est pour l'instant qu'aux Bi.
— Je pédale depuis une éternité ! haleta l'oh bon dieu.
— Ben, la lettre A marche très fort. »
Suzanne, la tête levée, parcourait du regard les étagères. Dans les A, on trouvait entre autres les « Anonyme ». Tous ceux qui, pour une raison quelconque, n'héritaient jamais officiellement d'un patronyme.
Des livres peu épais pour la plupart.
« Ah... Bo... Bof... Bol... tournez à gauche... »
La tour de bibliothèque vira pesamment au carrefour suivant en couinant.
« Ah... Bo... la barbe, les Bou sont au moins vingt étagères plus haut.
— Oh, génial », fit l'oh bon dieu d'un air sombre.
Il tira sur le levier qui déplaçait la chaîne de transmission d'un pignon à un autre et se remit à pédaler.
Laborieusement, la tour grinçante se mit à se déplier en hauteur.
« Voilà, on y est, cria Suzanne vers le bas après plusieurs minutes d'ascension lente. Là... voyons voir... Aabana Bouteiller...
— J'imagine que Violette se trouve beaucoup plus loin, fit l'oh bon dieu qui se voulait ironique.
— En avant ! »
En tanguant légèrement, la tour parcourut les B jusqu'à :
« Stop ! »
L'engin oscilla lorsque l'oh bon dieu plaqua d'un coup de pied le sabot de frein contre une roue.
« Je crois que c'est elle, fit une voix en hauteur. C'est bon, vous pouvez me redescendre. »
Une grande roue lestée de lourds poids en plomb tourna lentement tandis que la tour se repliait comme un concertina dans une cacophonie de grincements et de gémissements. Suzanne se laissa glisser à terre avant l'arrêt complet.
« Il y a tout le monde ici ? demanda l'oh bon dieu alors qu'elle feuilletait les pages.
— Oui.
— Même les dieux ?
— Tout ce qui vit et a une conscience de soi, répondit Suzanne sans lever le nez. C'est... bizarre. On dirait qu'elle est dans une espèce de... prison. Qui voudrait enfermer une fée des dents ?
— Quelqu'un qui a les dents très sensibles ? »
Suzanne revint quelques pages en arrière. «Il y a... une cagoule qu'on lui met sur la tête, des gens qui la transportent et ainsi de suite. Mais... (elle tourna une page) je vois que son dernier travail, c'était Banjo et... oui, elle a pris la dent... puis elle a senti comme une présence derrière elle et... elle a roulé en carriole. .. la cagoule est partie... il y a une chaussée... et...
— Tout ça dans un livre ?
— C'est de l'autobiographie. Tout le monde en a une. Qui écrit la vie de chacun à mesure qu'elle s'écoule.
— J'en ai une, moi ?
— J'imagine.
— Oh là là. "Me suis levé, malade comme un chien, envie de mourir." Guère palpitant comme lecture, franchement. »
Suzanne tourna la page.
« Une tour, dit-elle. Elle est dans une tour. D'après ce qu'elle a vu, une tour haute et blanche à l'intérieur... mais pas à l'extérieur ? Elle ne paraissait pas réelle. Il y avait des pommiers autour, mais les arbres... les arbres ne paraissaient pas normaux. Et aussi une rivière, mais pas normale non plus. Avec des poissons rouges... mais en surface.
— Ah. La pollution, fit l'oh bon dieu.
— Je ne crois pas. Je lis ici qu'elle les voyait nager.
— Nager à la surface de l'eau ?
— C'est ce qu'elle croit avoir vu.
— Vraiment ? Vous ne pensez tout de même pas qu'elle a mangé de ce fromage moisi, dites ?
— Et il y avait du ciel bleu, mais... elle s'est sûrement trompée... ça parle de ciel bleu uniquement au-dessus...
— Ouaip. C'est la meilleure position pour le ciel, fit l'oh bon dieu. Le ciel en dessous, c'est sûrement mauvais signe. »
Suzanne fit faire du doigt plusieurs allers-retours à la page. «Elle veut dire... le ciel au-dessus mais pas sur les bords, je pense. Pas de ciel à l'horizon.
— Excusez-moi, dit l'oh bon dieu. Je ne suis pas dans ce monde depuis longtemps, je m'en rends compte, mais je crois qu'on a forcément le ciel à l'horizon. C'est ce qui permet de dire qu'il s'agit de l'horizon. »
Un sentiment de déjà vu envahissait Suzanne, mais insidieusement, s'esquivant derrière n'importe quoi dès qu'elle voulait se focaliser dessus.
« Je connais cet endroit-là, dit-elle en tapotant la page. Si seulement elle avait mieux regardé les arbres... D'après elle, ils avaient des troncs marron et des feuilles vertes, et je lis ici qu'elle les trouvait curieux. Et... » Elle se concentra sur le paragraphe suivant. « Des fleurs. Qui poussent dans l'herbe. Avec de gros pétales ronds. »
Elle regarda à nouveau fixement l'oh bon dieu sans le voir.
« Ce n'est pas un paysage normal, dit-elle.
— Moi, ça ne m'a pas l'air tellement incroyable, fit l'oh bon dieu. Un ciel. Des arbres. Des fleurs. Des poissons crevés.
— Des troncs marron ? Ils sont surtout d'une espèce de gris moussu, en réalité. On ne trouve des troncs d'arbre marron que dans un seul endroit, dit Suzanne. Et c'est le même où le ciel n'est qu'au-dessus. Où le bleu ne descend jamais jusqu'au niveau du sol. »
Elle leva la tête. A l'autre bout du couloir se découpait une des fenêtres très étroites et tout en hauteur. Elle donnait sur les jardins noirs. Buissons noirs, herbe noire, arbres noirs. Poissons squelettiques évoluant dans les eaux noires d'une mare, sous des nénuphars noirs.
Il y avait de la couleur, en un certain sens, mais du type qu'on obtiendrait si on arrivait à projeter un faisceau de noir à travers un prisme. On sentait des allusions de couleurs, ici et là un noir dans lequel on se forçait à reconnaître un violet très foncé ou un bleu nuit. Mais tout était fondamentalement noir sous un ciel noir, parce qu'il s'agissait du monde qui appartenait à la Mort, et voilà tout.
L'apparence de la Mort était celle que l'homme lui avait imaginée au fil des siècles. Pourquoi un squelette ? Parce qu'on associait le squelette à la mort. Il avait une faux parce que les paysans savaient reconnaître une bonne métaphore. Et il habitait un sombre séjour parce qu'il faudrait une imagination humaine poussée à l'extrême pour lui attribuer une jolie résidence entourée de fleurs.
Un être comme la Mort existait dans l'imaginaire des hommes et il y trouvait son apparence. Il n'était pas le seul...
... mais le scénario lui déplaisait, pas vrai ? Il s'était pris d'intérêt pour les hommes. Etait-ce une vue de l'esprit ou tout bonnement le souvenir d'un événement qui ne s'était pas encore produit ?
L'oh bon dieu suivit son regard.
« On peut aller la chercher ? fit-il. Je dis "on" parce que je viens de me faire enrôler, j'ai l'impression. Ça m'apprendra à traîner là où il ne faut pas.
— Elle est en vie. Ça veut dire qu'elle est mortelle, fit Suzanne. Ça veut aussi dire que je peux la retrouver. » Elle se retourna et se dirigea vers la sortie de la bibliothèque.
« Si elle prétend que le ciel n'est bleu qu'au-dessus, qu'est-ce qu'il y a entre l'horizon et lui ? demanda l'oh bon dieu qui courait pour ne pas se laisser distancer.
— Vous n'êtes pas obligé de venir. Ce n'est pas votre problème.
— Oui, mais, mon problème, c'est que ma seule utilité dans l'existence se réduit à me sentir malade comme un chien, alors tout représente une amélioration.
— Ça risque d'être dangereux. Je ne crois pas qu'elle soit là-bas de son plein gré. Vous vous défendez bien dans une bagarre ?
— Oui. Je rends les coups... et au besoin le dîner de la veille. »
C'était une cabane quelque part dans la plaine aux abords de la ville de Scrote. Scrote ne manquait pas d'abords; elle s'étalait même si loin - une charrette déglinguée par ici, un chien crevé par là - qu'on la traversait parfois sans même s'en apercevoir, et, si elle figurait sur les cartes, c'était uniquement parce que les cartographes ne supportent pas les grands espaces vides.
La fête du Porcher arrivait après la frénésie de la récolte des choux, une fois le calme revenu à Scrote, et quand on n'avait plus de grandes réjouissances à attendre avant la rigolade du festival des choux.
Cette cabane avait un poêle en fer pourvu d'un tuyau qui passait à travers le chaume épais de feuilles de chou.
Des échos de voix assourdies rebondissaient à l'intérieur du tuyau.
« C'EST FRANCHEMENT RIDICULE, PARFAITEMENT.
— Je crois que la tradition date d'une époque où tout le monde avait de grandes cheminées, maître. » Cette voix-là venait, aurait-on dit, d'un homme debout sur le toit qui criait dans le conduit.
«AH OUI ? ENCORE UNE CHANCE QUE LE POÊLE NE SOIT PAS ALLUMÉ. »
Suivirent des grattements et des heurts étouffés, puis un choc sourd monta du ventre renflé du poêle.
« MERDE.
— Qu'est-ce qui s'passe, maître ?
— LA PORTE N'A PAS DE POIGNÉE À L'INTÉRIEUR. JE TROUVE ÇA IRRESPONSABLE. »
D'autres chocs suivirent, puis un raclement lorsqu'on souleva le couvercle du poêle par en dessous et qu'on le repoussa de côté. Un bras émergea, une main tâtonna sur le devant du fourneau et trouva la poignée.
Elle la tripota un moment, mais elle n'appartenait manifestement pas à une personne habituée à ouvrir quoi que ce soit.
En résumé, la Mort sortit du poêle. Il serait difficile de décrire exactement de quelle manière sans plier la page. Le temps et l'espace n'étaient, du point de vue de la Mort, que des notions qu'on lui avait expliquées. Dès qu'il s'agissait de lui, on cochait la case «non concerné». C'est peut-être pratique d'imaginer l'univers sous forme de feuille de caoutchouc, mais peut-être pas.
« Faites-moi entrer, maître, demanda l'écho d'une voix tombant du toit. On se les caille dehors. »
La Mort gagna la porte. Le vent soufflait la neige par-dessous. Il étudia nerveusement la boiserie. Un choc sourd retentit dehors, et la voix d'Albert se fit entendre beaucoup plus près.
« Qu'est-ce qui s'passe, maître ? »
La Mort passa la tête à travers le bois du battant.
« IL Y A DES MACHINS EN MÉTAL...
— Des verrous, maître. Vous les faites coulisser, dit Albert en se collant les mains sous les aisselles afin de les tenir au chaud.
— AH. »
La tête de la Mort disparut. Albert tapa des pieds et suivit des yeux le nuage de son haleine devant lui tout en écoutant le tâtonnement pitoyable de l'autre côté de la porte.
La tête de la Mort réapparut. « EUH. ..
— C'est le loquet, maître, fit Albert d'un ton las.
— D'ACCORD. D'ACCORD.
— Vous posez le pouce dessus et vous appuyez.
— D'ACCORD. »
La tête disparut. Albert sautilla un peu sur place et attendit.
La tête apparut.
« EUH. .. JE T'AI SUIVI JUSQU'AU POUCE. .. »
Albert soupira. « Ensuite vous appuyez et vous tirez, maître.
— AH. D'ACCORD. COMPRIS. »
La tête disparut.
Oh là là, se dit Albert. Il ne prendra donc jamais le coup ?
La porte s'ouvrit brusquement. La Mort se tenait derrière, l'air fier et radieux, tandis qu'Albert entrait en titubant dans une rafale de neige.
« Merde alors, fait vachement frisquet, ronchonna le vieux. Y a du cherry ? ajouta-t-il d'un ton d'espoir.
— ON DIRAIT QUE NON. »
La Mort regarda le soulier posé contre le poêle. La semelle en était trouée.
Une lettre écrite d'une main capricieuse se trouvait dedans. La Mort s'en saisit.
«LE PETIT GARÇON VEUT UN PANTALON QU'IL NE SERA PAS OBLIGÉ DE PARTAGER, UN ÉNORME PÂTÉ EN CROÛTE, UNE SOURIS EN SUCRE, "UN TAS DE JOUETS" ET UN CHIOT QUI S'APPELLE COLBACK.
— Ah, que c'est mignon fit Albert. J'vais essuyer une larme, parce que tout ce qu'il va avoir, voyez, c'est ce p'tit jouet en bois et une pomme. » Il les tendit.
« MAIS LA LETTRE EST CLAIRE. ..
— Oui, ben, c'est encore une histoire de facteurs socio-économiques, comprenez ? Le monde serait dans une belle pagaïe si les gens obtenaient tout ce qu'ils demandent, non ?
— JE LEUR AI DONNÉ CE QU'ILS VOULAIENT DANS LE MAGASIN...
— Ouais, et ça va mettre une belle pagaïe, maître. Tous ces "petits cochons qui font tout comme les vrais". J'ai rien dit parce qu'il fallait assurer le boulot, mais vous pouvez pas continuer comme ça. A quoi ça rime, un dieu qui donne tout ce qu'on veut ?
— AUCUNE IDÉE.
— C'est l'espoir qui compte. Une part importante de la foi, ça, l'espoir. Donnez aujourd'hui d'la confiture aux gens, et ils s'attablent pour la manger. Mais promettez-leur d'la confiture pour demain... et vous les faites cavaler jusqu'à la fin de leurs jours.
— ET TU VEUX DIRE QU'À CAUSE DE ÇA LES PAUVRES REÇOIVENT DES CADEAUX SANS VALEUR ET LES RICHES DES CADEAUX DE PRIX ?
— 'xact, fit Albert. C'est le sens de la fête du Porcher. »
La Mort lâcha ce qui ressemblait à un gémissement.
« MAIS JE SUIS LE PÈRE PORCHER ! » Il prit un air gêné. « POUR LE MOMENT, JE VEUX DIRE.
— Ça change rien, fit Albert en haussant les épaules. Je me souviens quand j'étais mioche, un soir du Porcher, j'voulais à tout prix un gros cheval à bascule dans un magasin... » Un sourire nostalgique lui plissa un instant la figure. « Je m'souviens avoir un jour passé des heures, malgré un froid d'canard, oui, des heures le nez collé à la vitrine... jusqu'à ce qu'ils m'entendent appeler et me le décollent. Je les ai vus enlever le cheval de la vitrine, quelqu'un était entré et l'achetait, et, vous savez, une fraction de seconde j'ai cru que c'était vraiment pour moi... Oh, j'en rêvais de ce cheval. Il était rouge et blanc, avec une vraie selle et tout. Et des bascules. J'aurais tué pour l'avoir. » Il haussa encore les épaules. «Aucune chance, évidemment, on avait même pas de pot d'chambre où pisser, on allait jusqu'à cracher sur le pain pour l'attendrir avant de l'manger...
— ECLAIRE MA LANTERNE, S'IL TE PLAÎT. EN QUOI EST-CE IMPORTANT D'AVOIR UN POT DE CHAMBRE OÙ PISSER ?
— C'est... comme qui dirait une façon de parler, maître. Ça veut dire qu'on est pauvre comme un rat d'église.
— LES RATS D'ÉGLISE SONT PAUVRES ?
— Ben... ouais.
— MAIS SÛREMENT PAS PLUS QUE LES AUTRES RATS ? ET PUIS LES ÉGLISES SONT SOUVENT BIEN FOURNIES EN CIERGES ET AUTRES DENRÉES QU'ILS PEUVENT MANGER.
— Encore une façon de parler, maître. Ça veut pas forcément dire grand-chose.
— OH. JE VOIS. CONTINUE.
— 'videmment, j'ai quand même posé mes souliers près de la cheminée le soir du Porcher, et le lendemain matin, vous savez... vous savez quoi ? Mon p'pa y avait mis un petit cheval qu'il avait sculpté de ses mains...
— AH, fit la Mort. ET IL AVAIT DAVANTAGE DE VALEUR QUE TOUS LES CHEVAUX DE BOIS HORS DE PRIX DU MONDE, HEIN ? »
Albert le regarda de son œil de fouine. « Non ! dit-il. Sûrement pas. Moi, j'voyais seulement que c'était pas le gros cheval de la vitrine. »
La Mort parut scandalisé.
« MAIS C'EST TOUT DE MÊME BEAUCOUP MIEUX D'AVOIR UN JOUET SCULPTÉ AVEC...
— Non. Y a que les adultes pour croire ça, le coupa Albert. On est un sale petit égoïste à sept ans. N'importe comment, p'pa était bourré après le déjeuner, et il a marché d'sus.
— LE DÉJEUNER ?
— D'accord, p't-être qu'on avait un peu de gras de cochon à tartiner sur le pain...
— QUAND MÊME, L'ESPRIT DU PORCHER... »
Albert soupira. « Si vous voulez, maître. Si vous voulez. »
La Mort avait l'air perturbé.
«MAIS... ET SI LE PÈRE PORCHER T'AVAIT APPORTÉ LE MERVEILLEUX CHEVAL...
— Oh, p'pa l'aurait refourgué contre deux ou trois bouteilles, dit Albert.
— MAIS ON EST PASSÉS DANS DES MAISONS APPORTER DES JOUETS À DES ENFANTS QUI EN AVAIENT DÉJÀ BEAUCOUP, ET DANS D'AUTRES COMME CELLE-CI LES ENFANTS N'ONT PRESQUE RIEN.
— Huh, on aurait donné n'importe quoi, nous, pour avoir presque rien quand j'étais gamin.
— SE CONTENTER DE CE QU'ON A, C'EST ÇA L'IDÉE ?
— A peu près, maître. Une bonne réplique divine, ça. Pas trop leur donner et leur dire de s'en contenter. D'la confiture pour demain, voyez.
— Tu TE TROMPES. » La Mort hésita. « JE VEUX DIRE... C'EST BIEN DE SE CONTENTER DE CE QU'ON A. MAIS IL FAUT DÉJÀ AVOIR QUELQUE CHOSE POUR S'EN CONTENTER. SE CONTENTER DE NE RIEN AVOIR, ÇA N'A PAS DE SENS. »
Albert se sentit perdre pied dans ce nouveau flux de philosophie sociale.
« Chaispas, fit-il. J'imagine que certains diraient qu'ils ont toujours la lune, les étoiles, tout ça.
— JE SUIS SÛR QU'ILS SERAIENT INCAPABLES DE PRÉSENTER LES FACTURES.
— Tout ce que j'sais, c'est que si p'pa nous avait trouvés avec un grand sac de jouets de prix, il nous aurait flanqué une bonne torgnole en travers de la goule pour les avoir piqués.
— CE... N'EST PAS JUSTE.
— C'est la vie, maître.
— MAIS JE NE SUIS PAS LA VIE, MOI.
— J'veux dire que c'est comme ça que c'est censé marcher.
— NON. TU VEUX DIRE QUE C'EST COMME ÇA QUE ÇA MARCHE. »
Albert s'adossa au fourneau et se roula une de ses affreuses cigarettes filiformes. Il valait mieux laisser le maître se dépatouiller tout seul de ces histoires-là. Il finissait toujours par s'en remettre. Comme pour l'épisode du violon. Trois jours durant on avait eu droit à des grincements et des cordes cassées, puis il n'avait plus jamais touché à l'engin. C'était ça l'ennui, à vrai dire. Tout ce que faisait le maître était un peu de ce tonneau-là. Quand une idée lui entrait dans la tête, on n'avait plus qu'à attendre qu'elle lui en ressorte.
Il avait cru que la fête du Porcher, c'était... des crottes en chocolat, des alcools fins, des ho ho ho, et il n'était pas du genre à ignorer ce qu'elle cachait par ailleurs. Aussi en souffrait-il.
« C'EST LA FÊTE DU PORCHER, dit la Mort, ET DES GENS MEURENT DANS LA RUE. CERTAINS FESTOIENT DERRIÈRE DES FENÊTRES ÉCLAIRÉES ET D'AUTRES SONT SANS ABRI. C'EST ÉQUITABLE ?
— Ben, évidemment, sous un réverbère... commença Albert.
— LE PAYSAN AVAIT UNE POIGNÉE DE HARICOTS ET LE ROI AVAIT TANT À MANGER QUE CE QU'IL DONNAIT NE PARAISSAIT MÊME PAS. C'EST ÉQUITABLE, ÇA ?
— Ouais, mais si on donnait tout au paysan, en un an ou deux il deviendrait aussi crâneur que le roi... commença Albert en observateur amer de la nature humaine.
— LES BONS ET LES MÉCHANTS ? fit la Mort. MAIS C'EST FACILE D'ÊTRE BON QUAND ON EST RICHE. C'EST ÉQUITABLE, ÇA ? »
Albert aurait voulu discuter. Il aurait voulu dire : Vraiment ? Dans ce cas, comment se fait-il que tant de connards de richards soient des salauds ? Et la pauvreté n'est pas synonyme non plus de méchanceté. On était pauvres quand j'étais gamin, mais on était honnêtes. Enfin, on était plutôt bêtes qu'honnêtes, à vrai dire. Mais honnêtes dans l'ensemble.
Pourtant il ne discuta pas. Le maître n'était pas d'humeur. Il faisait toujours ce qu'il fallait.
« Vous avez bien dit qu'on devait faire ça pour que les gens croient... commença-t-il avant de s'arrêter et de reprendre : Pour ce qui est d'être équitable, maître, vous-même...
— JE SUIS IMPARTIAL AVEC LES RICHES COMME AVEC LES PAUVRES, le coupa sèchement la Mort. MAIS UN JOUR COMME AUJOURD'HUI NE DEVRAIT PAS ÊTRE TRISTE. C'EST EN PRINCIPE UNE PÉRIODE DE JOIE. » Il s'enveloppa de sa robe rouge. « ET D'AUTRES MOTS EN OIE », ajouta-t-il.
« Il n'y a pas de lame, fit l'oh bon dieu. C'est seulement une poignée d'épée. »
Suzanne sortit de la lumière et son poignet bougea. Une ligne bleue étincelante fulgura, profilant un tranchant trop fin pour qu'on le voie.
L'oh bon dieu recula. « Qu'est-ce que c'est ?
— Oh, elle tranche de toutes petites particules d'air en deux. Elle peut séparer l'âme du corps, alors écartez-vous, s'il vous plaît.
— Oh, d'accord, d'accord. »
Suzanne pécha le fourreau noir dans un porte-parapluies.
Un porte-parapluies ! Il ne pleuvait jamais ici, mais la Mort avait un porte-parapluies. Personne parmi les connaissances de Suzanne n'avait de porte-parapluies. Si on dressait la liste des accessoires utiles, le dernier tout en bas serait le porte-parapluies.
La Mort habitait un monde noir où rien ne vivait et tout était sombre, où sa grande bibliothèque avait de la poussière et des toiles d'araignée uniquement parce qu'il les avait créées pour l'effet, où il n'y avait jamais de soleil dans le ciel ni le moindre souffle d'air, et il avait un porte-parapluies. Ainsi que deux brosses à cheveux à dos d'argent près de son lit. Il voulait être davantage qu'une apparition squelettique. Il se lançait dans des accès de personnalité qui finissaient toujours par le trahir parce que trop forcés, comme un adolescent qui sortirait après s'être aspergé d'une lotion après rasage baptisée « Luxuriance ».
Grand-père se trompait sans arrêt. Il voyait la vie de l'extérieur et ne la comprenait jamais vraiment.
« Ça m'a l'air dangereux », dit l'oh bon dieu.
Suzanne glissa l'épée dans le fourreau.
« J'espère bien, dit-elle.
— Euh... où on va ? Exactement ?
— Quelque part sous un ciel en surplomb, répondit Suzanne. Et... je l'ai déjà vu quelque part. Récemment. Je connais ce pays. »
Ils sortirent et se dirigèrent vers l'écurie. Bigadin attendait.
« Je vous le répète, vous n'êtes pas obligé de venir, fit Suzanne en empoignant la selle. Je veux dire, vous êtes... un spectateur innocent.
— Mais je suis un dieu des gueules de bois guéri des gueules de bois, répliqua l'oh bon dieu. Je n'ai pas vraiment de fonction. »
Il avait l'air si triste qu'elle se laissa toucher.
« D'accord. Venez, alors. » Elle le hissa en croupe. « Accrochez-vous », conseilla-t-elle. Avant d'ajouter : « Accrochez-vous ailleurs, je veux dire.
— Excusez-moi, ce n'est pas comme ça ? fit l'oh bon dieu en changeant de prise.
— Ça risque d'être trop long à expliquer et vous ne connaissez sans doute pas tout le vocabulaire. Autour de la taille, s'il vous plaît. »
Suzanne sortit le sablier de Violette et le leva devant ses yeux. Il restait encore beaucoup de sable non écoulé, mais comment savoir si c'était bon signe ?
Tout ce qu'elle savait, c'était que le cheval de la Mort pouvait se rendre n'importe où.
Le bruit de la plume de Sort qui griffonnait sur le papier rappelait une araignée frénétique prise au piège dans une boîte d'allumettes.
Même si ce qui se passait ne lui plaisait pas, Cogite Stibon se sentait très, très impressionné.
Par le passé, quand Sort se montrait récalcitrant à calculer, quand il se renfermait dans une bouderie mécanique et se mettait à écrire des réponses comme +++ Erreur Manque de Fromage +++ et +++ Reprise du Début +++, Cogite avait essayé de s'y retrouver calmement et logiquement. Il n'avait jamais, au grand jamais songé à cogner sur Sort à coups de maillet. Mais c'était à vrai dire ce que Ridculle menaçait de faire.
Le plus impressionnant, sinon le plus inquiétant, c'était que Sort paraissait comprendre le concept.
« D'accord, fit Ridculle en éloignant le maillet. On veut plus de ces histoires de "dîners insuffisants", vu ? Y a des cageots de châtaignes à traîner dans la Grande Salle, si t'as faim. Moi, ça me dérange pas de te refiler toutes ces saletés. Y a même les bogues, si tu veux.
— C'est "données", pas "dîners", rectifia obligeamment Cogite.
— Quoi ? Vous voulez dire... il veut pas manger ? Peur d'être malade avec les bogues ?
— Non, non, "données" c'est le mot qu'emploie Sort pour... des informations, disons, expliqua Cogite.
— Ridicule, sa façon de réagir, fit l'archichancelier d'un ton brusque. S'il sèche pour répondre, pourquoi il écrit pas "j'donne ma langue au chat", ou "pas la moindre idée", ou "pour une colle, ça, c'est une colle" ? Ses "données insuffisantes", c'est juste par esprit de contrariété, d'après moi. C'est que de l'esbroufe. » Il se tourna de nouveau vers Sort. « Bon, toi. Risque une hypothèse. »
La plume commença d'écrire « Données ins... » puis s'arrêta. Elle tremblota un instant avant de descendre d'une ligne et de repartir.
+++ Il s'Agit Uniquement de Calculs à Voix Haute, Vous Comprenez +++
« Très bien », fit Ridculle.
+++ Le Niveau de Croyance dans le Monde Doit Etre Soumis à une Hauteur Limite +++
« En voilà une réflexion bizarre, fit le doyen.
— Moi, ça m'paraît sensé, dit Ridculle. J'imagine que les gens... croient à des trucs. Visiblement, y a une limite à ce qu'on peut croire. Je l'ai toujours dit. Et alors ? »
+++ Des Créatures Sont Apparues dans Lesquelles on Croyait Jadis +++
« Oui. Oui, on peut l'dire comme ça. »
+++ Elles ont Disparu Parce qu'On ne Croyait pas en Elles +++
« Ça me paraît correct », fit Ridculle.
+++ Les Gens Croyaient à Autre Chose, Point d'Interrogation +++
Ridculle regarda ses collègues. Ils haussèrent les épaules.
« Possible, dit-il prudemment. Les gens peuvent croire à tellement de trucs. »
+++ Il s'Ensuit que, Si l'Objet Important d'une Croyance Disparaît, il Reste de la Croyance en Réserve +++
Ridculle regarda fixement la réponse.
« Tu veux dire... qui clapote autour de nous ? »
La grande roue hérissée de bouts de rames se mit à tourner pesamment. Les fourmis cavaleuses dans les tuyaux de verre répondirent à une nouvelle urgence.
« Qu'est-ce qui s'passe ? chuchota d'une voix forte Ridculle.
— Je crois que Sort vérifie le verbe "clapoter", répondit Cogite. C'est peut-être dans la mémoire longue durée. »
Un gros sablier descendit sur le ressort.
« C'est pour quoi faire ? demanda Ridculle.
— Euh... ça montre que Sort travaille à la question.
— Oh. Et ce bourdonnement ? On dirait que ça vient de l'autre côté du mur. »
Cogite toussa.
« C'est justement la mémoire longue durée, archichancelier.
— Et comment ça marche ?
— Euh... ben, imaginez la mémoire comme une succession de petites étagères ou... ou... ou de trous, archichancelier, dans lesquelles vous pouvez ranger des éléments... Alors on a trouvé un moyen de fabriquer une espèce de mémoire qui... euh... est en étroite connexion avec les fourmis, en fait, mais surtout peut augmenter de volume suivant ce qu'on lui donne à se rappeler et... euh... elle est peut-être un peu lente, seulement...
— C'est un bourdonnement rudement sonore, dit le doyen. La machine ne se détraquerait pas, des fois ?
— Non, ça prouve qu'elle travaille, répondit Cogite. C'est... euh... des ruches. »
Il toussa.
« Les divers types de pollen, les différentes consistances de miel, l'emplacement des œufs... C'est franchement étonnant tous les renseignements qu'on peut stocker sur un seul rayon de miel. » Il observa leurs figures. « En plus, on n'a rien à craindre côté sécurité parce que le premier qui essaye d'y toucher se fera piquer à mort, et d'après Adrien on devrait aussi faire une bonne récolte de miel quand on l'arrêtera pour les grandes vacances. » Il toussa encore. « Pour nos... casse... croûtes », dit-il.
Il se sentait rapetisser et griller sous les regards des mages.
Sort vint à son secours. Le sablier s'éclipsa d'un bond puis la plume plongea et ressortit vivement de son encrier.
+++ Oui. Qui clapote. Qui s'Agglomère +++
« Ça veut dire qui forme de nouveaux foyers, archichancelier, fit Cogite en manière d'aide.
— Je sais ça, dit Ridculle. La barbe ! Vous vous rappelez la fois où une force vitale a envahi l'Université ? On n'était même plus maître de son pantalon ! Donc... y a d'la croyance en réserve qui clapote autour de nous, merci, et des p'tits salopiauds en profitent ? Pour revenir ? Des dieux des maisons ? »
+++ C'Est Possible +++
« Bon, d'accord, alors à quoi est-ce que les gens n'croient plus tout d'un coup ? »
+++ Erreur Manque de Fromage +++ MELON MELON MELON +++ Reprise du Début +++
« Merci. Un simple "j'sais pas" aurait suffi, dit Ridculle en se rasseyant.
— A un des grands dieux ? fit le titulaire de la chaire des études indéfinies.
— Hah, on tarderait pas à l'savoir si un d'ceux-là disparaissait.
— C'est la nuit du Porcher, rappela le doyen. J'imagine que le père Porcher rôde dans le coin, non ?
— Vous croyez au père Porcher ? fit Ridculle.
— Ben, c'est pour les gamins, pas vrai ? Mais je suis sûr qu'ils croient tous en lui. Moi j'y croyais ferme. Il n'y avait pas un soir du Porcher quand j'étais enfant sans une taie d'oreiller accrochée à la cheminée...
— Une taie d'oreiller ? lança sèchement le major de promo.
— Ben, on met pas grand-chose dans une chaussette ou un soulier.
— Oui, mais toute une taie d'oreiller ? insista le major de promo.
— Oui. Et alors ?
— C'est moi ou est-ce qu'il s'agit de cupidité et d'égoïsme ? Dans ma famille à moi, on n'avait que de petits souliers ou de petites chaussettes, dit le major de promo. Un cochon en sucre, un petit soldat, deux oranges et ça s'arrêtait là. Hah, et j'apprends maintenant que des individus avec des taies d'oreiller accaparaient le marché, hein ?
— La ferme et arrêtez de vous chamailler, vous deux, ordonna Ridculle. Y a forcément un moyen facile de vérifier. Comment sait-on que le père Porcher existe ?
— Quelqu'un a bu le p'tit verre d'alcool, il y a de la suie en forme de pas sur le tapis, des traces de traîneau sur le toit et la taie d'oreiller est remplie de cadeaux, répondit le doyen.
— Hah, une taie d'oreiller, fit le major de promo d'un air sombre. Hah. J'imagine que dans votre famille on était du genre prétentieux qui n'ouvre même pas ses cadeaux avant la fin du réveillon, hein ? Du genre à installer un grand arbre du Porcher prétentieux dans le vestibule ?
— Et si... » commença Ridculle. Mais il était trop tard.
« Et alors ? fit le doyen. Evidemment qu'on attendait la fin du réveillon...
— Vous savez, ça me portait vraiment sur les nerfs, les gens avec de grands arbres du Porcher prétentieux. Et je parie que vous aviez un de ces casse-noix de luxe comme une grosse vis à oreilles, reprit le major de promo. Certaines personnes, elles, devaient se débrouiller avec le marteau à charbon de la remise, évidemment. Et dîner en milieu de journée au lieu de faire un réveillon chic à grand tralala le soir.
— Je n'y peux rien si ma famille avait de l'argent, se défendit le doyen qui aurait pu désamorcer légèrement la situation s'il n'avait pas ajouté : et des valeurs.
— Et de grandes taies d'oreiller, s'écria le major de promo en sautant sur place de rage. Et je parie que vous achetiez votre houx, n'est-ce pas ? »
Le doyen haussa les sourcils. « Evidemment ! On n'allait pas rôder en douce dans la campagne pour le barboter sur les haies d'autrui comme certaines personnes que je connais, cracha-t-il.
— C'est traditionnel ! Ça fait partie de la fête !
— Célébrer le Porcher avec de la verdure volée ? »
Ridculle se mit la main devant les yeux.
Le terme pour ce genre de cas, avait-il entendu dire, c'était « fièvre de la cabane ». Quand plusieurs personnes restaient trop longtemps claquemurées durant les jours sombres de l'hiver, elles finissaient toujours par se porter sur les nerfs, même s'il se trouvait sûrement une école de pensée pour soutenir que passer son temps dans une université comptant plus de cinq mille chambres connues, une bibliothèque gigantesque, les meilleures cuisines de la ville, sa brasserie, sa laiterie, sa cave à vin immense, sa blanchisserie, son salon de coiffure, ses ambulatoires et ses bowlings mettait à rude épreuve la définition de « claquemuré ». Remarquez, des mages placés aux quatre coins d'un grand champ auraient réussi à se porter sur les nerfs.
« Vous allez la fermer, oui ? fit-il. C'est la nuit du Porcher ! Pas le jour à se bouffer bêtement le nez, d'accord ?
— Oh, que si, fit le titulaire de la chaire des études indéfinies d'un air triste. C'est le jour idéal pour les disputes idiotes. Dans notre famille, on avait de la chance quand on arrivait au dessert du réveillon sans avoir remis sur le tapis : "Quel dommage que Henri se soit pas mis en affaires avec notre Ronald." Ou : "Personne n'a donc appris à ces gamins à se servir d'un couteau ?" C'était un autre classique.
— Et les bouderies, ajouta Cogite Stibon.
— Oh, les bouderies, fit les études indéfinies. Pas de vraie fête du Porcher sans tout le monde à fixer les murs en se tournant le dos.
— Les jeux étaient pires, dit Cogite.
— Pire que les mioches qui se tapaient dessus avec leurs jouets, vous croyez ? Pas de vrais après-midi du Porcher sans des roues et des bouts de poupée cassée à traîner partout ni tout le monde en train de pleurnicher. Et je ne parle pas des coups et blessures.
— On avait un jeu qui s'appelait "la savate", dit Cogite. Quelqu'un cachait une savate. Il fallait qu'on la retrouve. Et après, on avait une dispute.
— Ce n'est pas franchement désagréable, fit l'assistant des runes modernes. Je veux dire, une vraie fête du Porcher n'est pas désagréable tant que personne ne porte un chapeau en papier. On y a toujours droit, c'est vrai, quand l'horrible grand-tante d'un convive se coiffe d'un chapeau en papier et regarde tout le monde avec un petit sourire satisfait parce que ça lui donne un air de bohémienne.
— J'avais oublié les chapeaux en papier, dit les études indéfinies. Oh là là.
— Et puis, après, quelqu'un propose un jeu de société, fit Cogite.
— C'est vrai. Et personne ne se souvient parfaitement de toutes les règles.
— Ce qui n'empêche pas un des joueurs de proposer de jouer un peu d'argent.
— Et cinq minutes plus tard, il y en a deux qui ne se parleront plus de toute leur vie à cause de deux sous.
— Et un affreux petit gamin...
— Je sais, je sais ! Un petit gamin à qui on a permis de ne pas aller au lit empoche l'argent de tout le monde parce que c'est un sale petit bosseur acharné !
— Tout juste !
— Euh... fit Cogite qui se demandait s'il n'avait pas été cet enfant-là.
— Et n'oubliez pas les cadeaux, reprit le titulaire de la chaire des études indéfinies comme s'il lisait intérieurement une liste calamiteuse. Tout... tout le potentiel qu'ils renferment dans leur papier d'emballage, tout ce qu'ils laissent espérer... Ensuite on les ouvre pour s'apercevoir que le papier d'emballage était au fond plus intéressant que le contenu, et il faut pourtant remercier : "Comme c'est gentil, ça va m'être bien pratique." Ça ne vaut pas mieux de donner que de recevoir, à mon avis, c'est seulement moins embarrassant.
— J'ai calculé, fit le major de promo, qu'au fil des ans j'ai été un véritable exportateur de cadeaux du Porcher...
— Oh, comme tout le monde, dit le titulaire. On dépense une fortune pour les autres, et tout ce qui nous reste une fois qu'on a enlevé le papier, c'est une savate de la mauvaise couleur et un bouquin sur le cérumen. »
Ridculle restait figé dans un étonnement horrifié. Il avait toujours aimé la fête du Porcher, du début à la fin. Il avait aimé revoir d'anciens parents, avait aimé ce qu'on y mangeait, il s'était bien défendu à des jeux comme « Je poursuis le voisin dans la ruelle » et « Hourra joyeux rétameur ». Il était toujours le premier à s'affubler d'un chapeau en papier. Pour lui, les chapeaux en papier donnaient un air de fête particulier à la soirée. Il lisait toujours attentivement les petits mots des cartes du Porcher et trouvait le temps d'avoir quelques pensées aimables pour l'expéditeur.
Ecouter ses mages, c'était comme regarder un vandale démolir une maison de poupée à coups de pied.
« Au moins, les devises dans les diablotins, c'est rigolo... ? » hasarda-t-il.
Tous se retournèrent vers lui avant de reprendre leur discussion.
« Quand on a autant de sens de l'humour qu'un cintre en fil de fer, dit le major de promo.
— Oh là là, se lamenta Ridculle. Alors y a peut-être pas de père Porcher, effectivement, puisque vous restez tous assis à faire la tête, les gars. Il est pas du genre à laisser les gens malheureux !
— Ridculle, c'est uniquement un ancien dieu de l'hiver, fit le major de promo d'un ton las. Ce n'est pas la fée Bonne Humeur ni rien. »
L'assistant des runes modernes souleva son menton de ses mains. « Quelle fée Bonne Humeur ?
— Oh, c'est un truc dont se servait ma mémé les après-midi de pluie quand on lui tapait sur le système, répondit le major de promo. Elle disait : "Je vais appeler la fée Bonne Humeur si vous"... » Il s'arrêta, l'air coupable.
L'archichancelier se porta la main à l'oreille d'un geste théâtral voulant dire : « Chut. Qu'est-ce que je viens d'entendre ? »
«Quelqu'un a agité une clochette, dit-il. Merci, major de promo.
— Oh, non, gémit le major de promo. Non, non, non ! »
Ils écoutèrent un moment.. « On y a peut-être échappé, dit Cogite. Moi, je n'ai rien entendu...
— Oui, on peut l'imaginer, pas vrai ? fit le doyen. Dès l'instant où vous en avez parlé, j'ai tout vu dans ma tête. Elle aura tout un tas de jeux de lettres, déjà. Ou elle proposera de sortir respirer le bon air. »
Les mages frissonnèrent. Ils n'avaient rien contre le plein air, ils trouvaient seulement qu'il pouvait se passer d'eux.
« La bonne humeur m'a toujours fichu le cafard, dit le doyen.
— Ben, si une sale petite saute de bonne humeur s'amène, je la refuserai, en ce qui me concerne, dit le major de promo en croisant les bras. Je me suis payé des monstres, des trolls, de gros machins verts avec des dents, alors pas question de...
— Bonjour !! Bonjour !! »
La voix était de celles qui lisent aux enfants des histoires écrites pour eux. Chaque voyelle était parfaitement arrondie. On entendait même les points d'exclamation en trop, nés d'une espèce de gaieté forcée, désespérée, et qui tombaient pile en place. Les mages se retournèrent.
Petite et replète, la fée Bonne Humeur portait une jupe en tweed et des chaussures tellement pratiques et strictes qu'elles auraient pu rédiger leur propre déclaration de revenus. Elle ressemblait à la première maîtresse qu'on a à l'école, celle spécialement formée pour s'occuper des incontinences nerveuses et des petits garçons dont la contribution au monde merveilleux du partage consiste surtout à donner des coups répétés sur le crâne d'une petite fille avec un cheval en bois. Cette image était à vrai dire renforcée par le sifflet qui lui pendait autour du cou au bout d'une ficelle et par le sentiment qu'elle allait d'un instant à l'autre taper dans les mains.
Les toutes petites ailes vaporeuses à peine visibles dans son dos n'étaient sans doute là que pour l'effet, mais les mages ne quittaient pas son épaule des yeux.
« Bonjour... » répéta-t-elle mais avec beaucoup moins d'assurance. Elle leur jeta un regard méfiant. « Vous êtes de grands garçons, dites donc », leur lança-t-elle comme s'ils l'avaient fait exprès pour la contrarier. Elle cligna des yeux. « C'est mon travail de chasser le vilain cafard », ajouta-t-elle en suivant apparemment un texte appris. Elle parut alors se ressaisir un peu et poursuivit : « Alors, du cran, tout le monde, je ne veux voir que des figures rayonnantes et réjouies ! »
Son regard croisa celui du major de promo qui n'avait sans doute jamais eu de figure rayonnante et réjouie de toute sa vie. Il était spécialisé dans les figures ternes et maussades. Celle qu'il affichait à cet instant aurait gagné des concours.
« Excusez-moi, madame, dit Ridculle. Mais ça serait pas un poulet que vous avez sur l'épaule ?
— C'est... euh... C'est... euh... l'Oiseau bleu du bonheur », répondit la fée Bonne Humeur. On sentait désormais dans sa voix les accents légèrement tremblotants de celle qui ne croit pas totalement à ce qu'elle vient de raconter mais va tout de même aller au bout de son texte, des fois que le seul fait de le dire lui donnerait une réalité.
« J'vous demande pardon, mais c'est un poulet. Un poulet vivant, dit Ridculle. Il vient de faire cot-cot.
— Il est tout de même bleu, dit-elle d'un air éperdu.
— Ben, ça, au moins, c'est vrai, concéda Ridculle aussi aimablement que possible. Y aurait eu que moi, j'pense que j'aurais imaginé un Oiseau bleu du bonheur un poil plus aérodynamique, mais là, j'peux pas vous prendre en défaut. »
La fée Bonne Humeur toussa nerveusement et tripatouilla les boutons de son gilet en laine de coupe fonctionnelle.
« Que diriez-vous d'un bon jeu pour nous remonter ? fit-elle. Des devinettes, pourquoi pas ? Ou un concours de peinture ? Il y aura peut-être un petit prix pour le vainqueur.
— Madame, on est des mages, dit le major de promo. On ne fait pas dans la rigolade.
— Des charades ? insista la fée Bonne Humeur. Mais peut-être que vous y avez déjà joué ? Et si on chantait en chœur ? Qui connaît Maman les petits bateaux ? »
Son petit sourire éclatant se heurta aux mines renfrognées du groupe de mages.
« On ne va pas faire son monsieur Grincheux, tout de même ? ajouta-t-elle d'une voix pleine d'espoir.
— Si », répliqua le major de promo.
La fée Bonne Humeur s'affaissa puis tapota frénétiquement ses manches informes jusqu'à ce qu'elle en tire un mouchoir en boule. Elle se tamponna les yeux.
« Tout va encore mal, n'est-ce pas ? dit-elle, le menton tremblant. Plus personne ne veut être de bonne humeur de nos jours, et pourtant je fais des efforts. J'ai écrit un livre de blagues, j'ai trois malles de vêtements pour les charades mimées et... et... et chaque fois que je veux remonter le moral aux gens, ils prennent tous un air gêné... et je fais pourtant des efforts... »
Elle se moucha bruyamment.
Même le major de promo eut l'élégance de paraître gêné.
« Euh... commença-t-il.
— En quoi ça vous embêterait d'essayer rien qu'une fois d'être un peu de bonne humeur ? dit la fée Bonne Humeur.
— Euh... comment ça ? demanda le major de promo d'un ton déprimé.
— Eh bien, il y a tant de choses qui mettent de bonne humeur, répondit la fée en se mouchant encore.
— Euh... les gouttes de pluie, les couchers de soleil, ces trucs-là ? réussit à railler le major de promo, même si tout le monde voyait bien que le cœur n'y était pas. Euh... est-ce que vous voulez m'emprunter mon mouchoir ? Il est presque propre.
— Pourquoi vous allez pas chercher un bon cherry pour la dame ? fit Ridculle. Et un peu de blé pour son poulet...
— Oh, je ne bois jamais d'alcool, dit la fée Bonne Humeur d'un air horrifié.
— Ah oui ? s'étonna Ridculle. Nous, on trouve que ça met de bonne humeur. Monsieur Stibon... auriez-vous l'amabilité de venir par ici un moment ? »
Il lui fit signe de s'approcher.
« Doit y avoir beaucoup de croyance à clapoter dans l'coin pour avoir fait apparaître cette fée, dit-il. Elle pèse sûrement pas loin de quatre-vingt-dix kilos, si je me trompe pas. Si on voulait entrer en contact avec le père Porcher, comment faudrait s'y prendre ? Envoyer une lettre par la cheminée ?
— Oui, mais pas cette nuit, monsieur, répondit Cogite. Il est parti faire ses livraisons.
— Impossible de dire où il est, alors. La barbe.
— Evidemment, il n'est peut-être pas encore passé chez nous.
— Pourquoi est-ce qu'il passerait chez nous ? » demanda Ridculle.
Le bibliothécaire tira les couvertures sur lui et se pelotonna.
En tant qu'orang-outan, il rêvait de forêt pluviale. L'ennui, c'est qu'il n'avait même jamais vu de forêt pluviale, ayant été métamorphosé en primate alors qu'il était déjà un homme adulte. Quelque chose dans sa chair le savait, pourtant, et n'aimait pas du tout le froid de l'hiver. Mais il restait aussi dans cette même chair un bibliothécaire qui refusait catégoriquement qu'on allume des feux dans ses locaux. En conséquence de quoi, oreillers et couvertures disparaissaient partout ailleurs dans l'Université et finissaient en une espèce de cocon dans la section des ouvrages de référence, là où l'anthropoïde se tapissait aux pires heures de l'hiver.
Il se retourna et s'enveloppa dans les rideaux de l'économe.
Il entendit un grincement à l'extérieur de son nid, puis des chuchotements.
« Non, n'allumez pas la lampe.
— Je m'demandais pourquoi je l'avais pas vu de la soirée.
— Oh, il se couche tôt le soir du Porcher, monsieur. Là, on y est... » Suivirent des bruissements.
« On a de la chance. Elle est encore vide, fit Cogite. On dirait qu'il a pris une de celles de l'économe.
— Il l'accroche tous les ans ?
— Apparemment.
— Mais c'est pas comme s'il était un enfant. Une certaine naïveté d'enfant, à la rigueur.
— C'est peut-être différent pour les orangs-outans, archichancelier.
— Ils font ça dans la jungle, vous croyez ?
— A mon avis, non, monsieur. Pas de cheminées, déjà.
— Et des p'tites pattes, évidemment. Très mal pourvus rayon chaussettes, les orangs-outans. Ils seraient aux anges s'ils pouvaient accrocher des gants, évidemment. Le père Porcher aurait deux fois plus de boulot s'ils pouvaient accrocher leurs gants. Vu la longueur de leurs bras.
— Très bien, archichancelier.
— Dites, c'est quoi, ça, sur... Ma parole, un verre de cherry. Ma foi, qui épargne gagne. » Un glouglou s'éleva dans l'obscurité.
« A mon avis, c'était pour le père Porcher, monsieur.
— Et la banane ?
— J'imagine qu'on l'a laissée pour les cochons, monsieur.
— Les cochons ?
— Oh, vous savez bien, monsieur. Creuseur, Caveur, Fouisseur et Foreur. Enfin... (Cogite s'interrompit, conscient qu'un adulte ne devrait pas se rappeler ces détails) c'est ce que croient les enfants.
— Des bananes pour des cochons ? C'est pas traditionnel, dites ? Moi, j'aurais vu des glands, peut-être. Ou des pommes, des rutabagas.
— Oui, monsieur, mais le bibliothécaire aime les pommes, monsieur.
— Un fruit très nourrissant, la banane, monsieur Stibon.
— Oui, monsieur. Même si, bizarrement, ce n'est pas un fruit, monsieur.
— Ah bon ?
— Oui, monsieur. Sur le plan botanique, c'est une espèce de poisson, monsieur. Selon moi, en fonction de la théorie du cladisme, elle est associée à l'aiguille de mer krullienne, monsieur, qui est elle aussi jaune, bien entendu, et se déplace par bancs, comme des régimes.
— Et vit dans les arbres ?
— Ben, pas habituellement, monsieur. La banane exploite manifestement une nouvelle niche écologique.
— Grands dieux, c'est vrai ? C'est marrant, mais j'ai jamais beaucoup aimé la banane et je me méfie toujours aussi du poisson. Tout s'explique.
— Oui, monsieur.
— Elles attaquent les nageurs ?
— Pas à ma connaissance, monsieur. Evidemment, elles sont peut-être assez rusées pour s'en prendre seulement aux nageurs loin de la terre ferme.
— Comment ? Vous voulez dire... en l'air ? Dans les arbres, quoi ?
— Possible, monsieur.
— Futée, hein ?
— Oui, monsieur.
— Bon, autant se mettre à l'aise, monsieur Stibon.
— Oui, monsieur. »
Une allumette s'enflamma dans le noir lorsque Ridculle alluma sa pipe.
Les chanteurs de quête d'Ankh-Morpork avaient répété des semaines durant.
Anaglypta Létreinte, initiatrice du groupe de chanteurs le plus chic et le meilleur de la ville, voyait dans cette coutume l'expression de la camaraderie et de la bonne chère.
On devrait toujours se méfier de ceux qui parlent sans honte de « camaraderie et bonne chère » comme d'un cataplasme qu'on peut appliquer à la vie. A peine a-t-on le dos tourné qu'ils peuvent en profiter pour lancer une danse d'arbre de mai, et, franchement, il ne reste alors pas d'autre solution qu'essayer de gagner la rangée d'arbres la plus proche.
Les chanteurs en étaient à présent à la moitié du chemin du Parc et à la moitié de La faine bien dure, dans une merveilleuse harmonie20. Leurs sébiles en fer-blanc débordaient déjà de dons pour les pauvres de la ville, du moins pour ceux qui, selon les critères de madame Létreinte, étaient d'un pittoresque présentable, ne sentaient pas trop et savaient en principe dire merci. Les gens étaient sortis sur le pas de leur porte pour écouter. De la lumière orange se déversait sur la neige. Des lanternes luisaient au milieu des flocons qui cascadaient. Si on avait pu soulever le couvercle du tableau, on aurait trouvé des chocolats dessous. Ou en tout cas un assortiment de biscuits appétissants.
Madame Létreinte avait entendu dire que le chant de quête était un rite ancien, et on n'avait besoin de personne pour savoir ce que ça signifiait, mais elle sentait qu'elle en avait soigneusement ôté tous les éléments susceptibles d'écorcher les oreilles délicates.
Et c'est uniquement petit à petit que les chanteurs prirent conscience de certaines dissonances.
Au croisement venait de virer un autre groupe de chanteurs qui dérapaient et glissaient sur la glace.
Certaines personnes marchent parfois à un autre son de tambour. Le tambour qui accompagnait les nouveaux venus devait avoir pris des cours ailleurs qu'à Ankh-Morpork, peut-être auprès d'une espèce étrangère sur une autre planète.
Devant le groupe, un cul-de-jatte sur un petit chariot à roulettes chantait à plein gosier et cognait deux casseroles l'une contre l'autre. Il s'appelait Arnold le Crabe. Il avançait poussé par Henri Cercueil, dont l'interprétation croassante d'une chanson complètement différente était ponctuée à contretemps de quintes fausses de toux. L'accompagnait un homme d'aspect parfaitement normal en vêtements déchirés, sales mais onéreux, dont les coin-coin d'un canard sur sa tête couvraient la voix agréable de ténor. Il répondait au nom du Canard, même s'il n'avait jamais l'air de comprendre pourquoi, ni pourquoi il était toujours entouré de gens qui voyaient des canards là où il ne pouvait pas y en avoir. Et enfin, remorqué par un petit chien gris au bout d'une ficelle, suivait Ron l'Infect qui passait à Ankh-Morpork pour le mendiant fêlé des mendiants fêlés. Il était sûrement incapable de chanter, mais il essayait au moins de jurer en rythme avec la pulsation, ou les pulsations, de ses compagnons.
Les quêteurs s'interrompirent et contemplèrent l'équipe d'un œil horrifié.
Nul ne remarqua, tandis que les mendiants se répandaient et s'éloignaient tranquillement dans la rue, que de petites taches de noir et de gris sortaient en tournoyant des tuyaux d'écoulement, sourdaient de sous les tuiles et s'enfonçaient en bourdonnant dans la nuit. L'homme a toujours éprouvé le besoin de chanter et d'entrechoquer des objets quand arrive la dernière ligne droite ténébreuse de l'année, quand toutes sortes de désagréments psychiques profitent des longs jours de grisaille et de l'ombre épaisse pour rôder et se multiplier. Depuis quelque temps, on s'était mis à chanter en harmonie, au détriment de l'effet recherché. Ceux qui comprenaient vraiment se contentaient de cogner sur quelque chose et de brailler.
Les mendiants n'étaient à vrai dire pas très versés dans les pratiques traditionnelles. Ils faisaient uniquement du boucan dans l'espoir légitime qu'on leur donnerait de l'argent pour qu'ils s'arrêtent.
On distinguait à peine une chanson collective au milieu du tintamarre.
La nuit du Porcher s'en vient,
Le cochon a fait son lard.
Donnez une piastre au vieillard,
Même dix sous, ce sera bien...
« Et si vous avez pas dix sous, iodla en solo Ron l'Infect, alors... fghfgh yffg mfmfmf... »
Le Canard, avec une grande présence d'esprit, lui avait plaqué la main sur la bouche.
« Je suis vraiment navré, dit-il, mais cette fois j'aimerais qu'on nous claque pas la porte au nez. Et cette chanson est boiteuse, de toute façon. »
Les portes voisines claquèrent quand même. Les autres quêteurs déguerpirent vers d'autres secteurs plus recommandables. Celui qui clamait qu'il fallait traiter tout le monde avec bienveillance n'avait jamais rencontré Ron l'Infect.
Les mendiants cessèrent de chanter, sauf Arnold le Crabe qui avait tendance à vivre dans son petit monde personnel.
«... comme à la maison, les god'yots c'est du vrai béton, j'ai l'estomac comme une falaise... »
Puis le changement d'ambiance pénétra jusqu'à sa conscience.
De la neige tomba des arbres avec un bruit sourd sous le souffle d'un vent contraire. Un tourbillon de flocons s'éleva et, comme les mendiants n'avaient pas toujours leur boussole mentale pointée droit sur le réel, ils entendirent peut-être des bribes de conversation.
« C'est pas si simple, maître, c'est tout ce que j'dis...
— IL VAUT MIEUX DONNER QUE RECEVOIR, ALBERT.
— Non, maître, ça revient seulement beaucoup plus cher. On peut pas passer son temps... »
Des choses se déversèrent dans la neige.
Les mendiants les regardèrent. Arnold le Crabe ramassa prudemment un cochon en sucre dont il trancha le groin d'un coup de dent. Ron l'Infect loucha d'un œil méfiant sur un diablotin qui venait de rebondir sur son chapeau, puis le secoua contre son oreille. Le Canard ouvrit un sachet de bonbons.
« Ah, des menthes ? » fit-il.
Henri Cercueil s'ôta un chapelet de saucisses d'autour du cou.
« Faichier ? dit Ron l'Infect.
— C'est un diablotin, fit le chien en se grattant l'oreille. Tu tires dessus. »
Ron agita le biscuit par un bout sans trop savoir que faire.
« Bon, donne-moi ça, fit le chien qui referma les dents sur l'autre bout.
— Ma parole, dit le Canard en fourrageant dans une congère. J'ai tout un rôti de porc ! Et une grande platée de patates rôties, miraculeusement intactes ! Et... regardez... ça serait pas du caviar dans ce pot ? Des asperges ! Des crevettes en conserve ! Bontés divines ! Qu'est-ce qu'on avait prévu pour le réveillon, Arnold ?
— Des vieilles godasses », répondit Arnold. Il ouvrit une boîte de cigares tombée par terre et les lécha.
« Des godasses, c'est tout ?
— Oh, non. Farcies à la boue, avec un rôti de boue. D'la bonne boue, en plus. Que j'avais mise de côté.
— Maintenant on peut se payer un bon gueuleton à l'oie !
— D'accord. Est-ce qu'on peut la farcir aux vieilles godasses ? »
Un claquement retentit du côté du biscuit. Ils entendirent grogner le chien pensant de Ron l'Infect. « Non, non, non, tu te mets le chapeau sur la tête et tu lis la devise rigolote.
— Aiguille des millénaires et crevette ? » fit Ron en tendant le bout de papier au Canard. Le Canard passait pour l'intellectuel de la bande.
Il étudia la devise.
« Ah, oui, voyons voir... Ça dit : "Au secours au secours au secours je suis tombé dans la machine à diablotains je peux pas continué de courir sur ce tapis roulant sorté-moi de là s'il vous pl..." » Il retourna le papier plusieurs fois. « C'est tout, on dirait, à part les taches.
— Toujours les mêmes devises, fit le chien. Que quelqu'un tape Ron dans le dos, vous voulez bien ? S'il rigole encore, il va... Oh, trop tard. Bah, fallait s'y attendre. »
Les mendiants passèrent encore quelques minutes à ramasser jambons, pots et bouteilles qui avaient atterri dans la neige. Ils les entassèrent autour d'Arnold dans son chariot et se remirent en route dans la rue.
« Comment ça s'fait qu'on a eu tout ça ?
— C'est la nuit du Porcher, pas vrai ?
— Ouais, mais qui c'est qu'a accroché sa chaussette ou mis son soulier ?
— J'crois que personne en porte, des chaussettes, je m'trompe ?
— Moi, j'ai mis un vieux soulier.
— Ça compte, un vieux godillot ?
— Chaispas. Ron l'a bouffé. »
J'attends le père Porcher, songeait Cogite Stibon. Je suis dans le noir et j'attends le père Porcher. Moi. Un adepte de la physique. Qui pourrait trouver de tête la racine carrée de 27,4 21. Je ne devrais pas faire ça.
Ce n'est pas comme si j'avais mis une chaussure ou accroché une chaussette. Ça se comprendrait si...
Il resta un instant immobile, puis ôta sa sandale pointue et baissa une chaussette. C'était plus facile quand on y pensait comme à l'expérimentation scientifique d'une hypothèse intéressante.
Dans le noir, Ridculle demanda : « Dans combien de temps, d'après vous ?
— On estime d'habitude que toutes les livraisons sont effectuées bien avant minuit, répondit Cogite en tirant fort sur sa chaussette.
— Vous allez bien, monsieur Stibon ?
— Ça va, monsieur. Ça va. Euh... vous n'auriez pas une punaise sur vous ? ou une petite pointe, des fois ?
— J'crois pas.
— Oh, ça ne fait rien. J'ai trouvé un canif. »
Au bout d'un moment, Ridculle entendit un léger grattement dans l'obscurité.
« Comment est-ce que vous épelez "électricité", monsieur ? »
Ridculle réfléchit un instant. «Vous savez, j'crois que ça m'arrive jamais. »
Suivit un silence puis un choc métallique. Le bibliothécaire grogna dans son sommeil.
« Qu'est-ce que vous faites ?
— J'ai cogné dans la pelle à charbon.
— Pourquoi vous farfouillez du côté de la cheminée ?
— Oh, je ne fais que... Vous savez, je ne fais que... que regarder. Une petite... expérience. Après tout, on ne sait jamais.
— On sait jamais quoi ?
— Rien qu'on ne sait jamais, vous savez.
— Des fois, on sait quand même, fit Ridculle. Je crois que j'sais beaucoup de trucs que j'savais pas avant. C'est incroyable ce qu'on finit par savoir, je m'dis des fois. Je m'demande souvent quels nouveaux trucs je vais savoir.
— Ben, on ne sait jamais.
— Pour sûr. »
Loin au-dessus de la ville, Albert se tourna vers la Mort qui avait l'air de vouloir éviter son regard.
« Vous avez sûrement pas sorti tous ces trucs-là de la hotte ! Pas les cigares, les pêches à la liqueur ni tous ces produits aux noms étrangers !
— SI, ÇA VIENT DE LA HOTTE. »
Albert lui jeta un coup d'œil soupçonneux. « Mais vous les avez d'abord mis dans la hotte, c'est ça ?
— NON.
— Vous les avez mis dedans, c'est ça ? affirma Albert.
— NON.
— Vous avez mis tous ces machins-là dans la hotte.
— NON.
— Vous les avez pris quelque part et mis dans la hotte.
— NON.
— Vous les avez bien mis dans la hotte, c'est ça ?
— NON.
— Vous les avez mis dans la hotte.
— OUI.
— Je l'savais que vous les aviez mis dans la hotte. Où est-ce que vous les avez trouvés ?
— ILS TRAÎNAIENT, VOILÀ.
— Des rôtis de porc entiers, d'après moi, ça traîne pas comme ça.
— PERSONNE N'AVAIT L'AIR DE S'EN SERVIR, ALBERT.
— Y a deux ou trois cheminées de ça, on est passés au-dessus d'un grand restaurant chic...
— AH BON ? JE NE ME SOUVIENS PAS.
— Et j'ai trouvé que vous y êtes resté un peu plus longtemps que d'habitude, si vous me permettez.
— AH.
— Comment est-ce qu'ils... ouvrez les guillemets... traînaient... fermez les guillemets, exactement ?
— ILS... TRAÎNAIENT, C'EST TOUT. TU SAIS. COUCHÉS.
— Dans une cuisine ?
— ÇA RESSEMBLAIT ASSEZ À UNE CUISINE, JE ME SOUVIENS. »
Albert pointa un doigt tremblant.
« Vous avez fauché le réveillon de quelqu'un, maître !
— IL SERA MANGÉ, se défendit la Mort. ET PUIS TU AS TROUVÉ QUE C'ÉTAIT UNE BONNE IDÉE QUAND J'AI MONTRÉ LA PORTE AU ROI.
— Ouais, ben, c'était pas vraiment pareil, dit Albert en baissant la voix. Mais, enfin, le père Porcher descend pas par la cheminée pour piquer la bouffe des gens !
— LES MENDIANTS VONT L'APPRÉCIER, ALBERT.
— Ben, oui, mais...
— CE N'EST PAS DU VOL. RIEN... QU'UNE REDISTRIBUTION. UNE BONNE ACTION DANS UN MONDE MAUVAIS.
— Non !
— ALORS C'EST UNE MAUVAISE ACTION DANS UN MONDE MAUVAIS ET ELLE PASSERA COMPLÈTEMENT INAPERÇUE.
— Ouais, mais vous auriez au moins pu penser aux gens dont vous avez piqué la bouffe.
— ON A SUBVENU À LEURS BESOINS, ÉVIDEMMENT. JE NE SUIS PAS COMPLÈTEMENT SANS CœUR. MÉTAPHORIQUEMENT PARLANT. ET MAINTENANT... EN AVANT LÀ-HAUT.
— On descend, maître.
— EN AVANT LÀ-BAS, ALORS. »
Il y avait des... tourbillons. Bigadin galopait sans peine au travers, sauf qu'il ne donnait pas l'impression d'avancer. Il aurait aussi bien pu rester suspendu dans le vide.
« Oh ! malheur, fit l'oh bon dieu d'une petite voix.
— Quoi ? dit Suzanne.
— Essayez de fermer les yeux... »
Suzanne ferma les yeux. Puis elle leva la main pour se toucher la figure.
«Je vois toujours...
— Je croyais être le seul. Je suis toujours le seul, d'habitude. »
Les tourbillons disparurent.
Les deux cavaliers aperçurent de la verdure en dessous.
Ce qui était étrange. Comme verdure, elle se posait là. Suzanne avait à plusieurs reprises survolé la campagne, et même des marais et des jungles, mais jamais elle n'avait vu de verdure d'un vert aussi dur. Si un vert avait pu postuler au rang de couleur primaire, c'était celui-là.
Et ce ruban qui serpentait...
« Ce n'est pas une rivière ! fit-elle.
— Non ?
— C'est bleu ! »
L'oh bon dieu risqua un œil en dessous.
« L'eau, c'est bleu, dit-il.
— Bien sûr que non !
— L'herbe est verte, l'eau est bleue... ça, je m'en souviens. C'est une des choses que je sais.
— Ben, si on veut... » Suzanne hésita. Tout le monde savait que l'herbe était verte et l'eau bleue. C'était très souvent faux, mais tout le monde le savait de la même façon qu'on savait aussi le ciel bleu.
A cette pensée, elle commit l'erreur de lever les yeux.
Vers le ciel. Un ciel effectivement bleu. Et, en contrebas, le plancher des vaches. Vert.
Entre les deux : rien. Pas d'espace blanc. Pas de nuit noire. Rien que... rien, partout autour du monde. Là où le cerveau affirmait qu'aurait dû se trouver... disons, du ciel et de la terre ferme qui se rejoignent impeccablement à l'horizon, il n'y avait qu'un néant qui suçotait l'œil comme on suçote une dent branlante.
Et il y avait le soleil.
Il flottait sous le ciel, au-dessus du paysage.
Et il était jaune.
Jaune bouton d'or.
Bigadin se posa sur l'herbe près de la rivière. Du moins sur le vert.
Ça ressemblait davantage à de l'éponge ou à de la mousse. Il fouina dedans des naseaux.
Suzanne se laissa glisser à bas de sa monture en s'efforçant de garder les yeux baissés. Ce qui signifiait qu'elle regardait le bleu éclatant de la rivière.
Y nageaient des poissons orange. Ils n'avaient pas l'air tout à fait normaux, comme dus à un créateur qui croyait vraiment qu'un poisson se réduit à deux lignes courbes, un point et une queue en triangle. Ils lui rappelaient les poissons squelettiques dans la mare aux eaux calmes de la Mort. Des poissons... en adéquation avec leur environnement. Et elle les voyait, quand bien même l'eau n'était qu'un bloc de couleur qui aurait dû être opaque, persistait à lui dire un recoin de son cerveau...
Elle s'agenouilla et y plongea la main. Au toucher, elle eut une impression d'eau, mais ce qui lui coula entre les doigts était du bleu liquide.
A présent elle savait où elle était. La dernière pièce se mit en place avec un déclic et la connaissance fleurit en elle. Il lui suffisait de voir une maison pour deviner où seraient placées les fenêtres et comment la fumée monterait de la cheminée.
Il y aurait sûrement des pommes dans les arbres. Et elles seraient rouges, parce que tout le monde savait que les pommes étaient rouges. Et le soleil jaune. Et le ciel bleu. Et l'herbe verte.
Mais il existait un autre monde, qualifié de monde réel par ceux qui y croyaient, où le ciel pouvait varier du blanc cassé au rouge coucher de soleil en passant par le jaune tempête. Et les arbres allaient de branches dénudées, simples griffonnages sur fond de ciel, à des embrasements cramoisis avant les gelées. Et le soleil était blanc, jaune ou orange. L'eau brune, grise et verte...
Les couleurs d'ici étaient des couleurs de printemps, mais d'un printemps étranger au monde. C'étaient les couleurs du printemps de l'œil.
« C'est un tableau d'enfant », dit Suzanne.
L'oh bon dieu s'écroula sur le tapis vert.
« Chaque fois que je regarde le vide, j'ai les yeux qui pleurent, marmonna-t-il. Je ne me sens pas dans mon assiette.
— C'est un tableau d'enfant, j'ai dit, répéta Suzanne.
— Oh, bon dieu d'moi... Je crois que la potion des mages ne fait plus effet...
— J'en ai déjà vu des dizaines, poursuivit Suzanne en l'ignorant. On met le ciel au-dessus parce que c'est là qu'il se trouve, et, pour un enfant haut comme trois pommes, le ciel n'a pas beaucoup de côtés, n'importe comment. Et tout le monde lui assure que l'herbe est verte et l'eau bleue. Voilà le paysage qu'il peint. Twyla peint comme ça. Moi, je peignais comme ça. Grand-père a gardé quelques-uns des... »
Elle se tut brusquement.
« Tous les enfants font ça, de toute façon, marmonna-t-elle. Venez, on va trouver la maison.
— Quelle maison ? gémit l'oh bon dieu. Et pourriez-vous parler moins fort, s'il vous plaît ?
— Il y a forcément une maison, fit Suzanne en se relevant. Il y en a toujours une. Avec quatre fenêtres. Et de la fumée qui sort en tire-bouchon de la cheminée. Ecoutez, ça ressemble à chez gr... au domaine de la Mort. Ce n'est pas vraiment de la géographie. »
L'oh bon dieu se dirigea vers l'arbre le plus proche et se cogna la tête dessus comme s'il espérait se faire mal.
« Ça y r'semble, pourtant, marmonna-t-il.
— Mais est-ce que vous avez déjà vu un arbre comme ça ? Une grosse boule verte sur un bâton marron ? On dirait une sucette ! fit Suzanne en l'entraînant.
— Chaispas, moi. Première fois d'ma vie que j'vois un arbre. Un truc m'est tombé sur la tête. » Il fixa quelque chose par terre en clignant des yeux. « C'est rouge.
— Une pomme. » Suzanne soupira. « Tout le monde sait que les pommes sont rouges. »
Il n'y avait pas de buissons. Mais il y avait des fleurs, toutes pourvues de deux feuilles vertes. Elles poussaient individuellement ici et là sur les pentes vertes.
Puis ils sortirent du couvert des arbres, et là, près d'un méandre de la rivière, se dressait une maison.
Elle ne paraissait pas très grande. Elle avait quatre fenêtres et une porte. Une fumée en tire-bouchon montait de la cheminée.
« Vous savez, c'est marrant, dit Suzanne en la contemplant. Twyla dessine des maisons comme ça. Et elle vit pour ainsi dire dans un hôtel particulier. J'ai moi aussi dessiné des maisons comme ça. Et je suis née dans un palais. Pourquoi ?
— P't-être que c'est toujours cette maison-là, marmonna piteusement l'oh bon dieu.
— Quoi ? Vous croyez vraiment ? Les gamins dessinent toujours cette maison en particulier ? On l'a dans la tête ?
— Faut pas m'demander, c'est juste histoire de causer », répondit l'oh bon dieu.
Suzanne hésita. Les mots «et maintenant ?» se profilaient dans sa tête. Devait-elle aller frapper à la porte de la maison ?
Et elle s'aperçut que c'était normal de le penser...
Dans l'ambiance reluisante, ferraillante et jacassante d'une cuisine, un maître d'hôtel passait un sale quart d'heure. Il était entouré d'une grande partie du personnel, lequel aurait dû s'affairer activement à verser du bicarbonate de soude dans le vin blanc pour l'enrichir de bulles onéreuses et couper les légumes en tout petits morceaux pour qu'ils coûtent plus cher.
Au lieu de ça, les employés restaient en groupe, les bras ballants et la mine abattue.
«Où c'est passé, tout ça ? braillait le patron. Et on a aussi visité la cave !
— Guillaume a senti un courant d'air froid, à ce qu'il dit », fit le maître d'hôtel. Il se retrouvait acculé contre un chauffe-assiettes, et jamais il n'avait jusqu'à cet instant aussi bien compris le rôle d'un chauffe-assiettes ni autant apprécié la pertinence du verbe « acculer ».
« Je vais lui en foutre, moi, du courant d'air froid ! On n'a donc plus rien ?
— Il y a des restes...
— Non, pas des restes, vous voulez dire des amuse-bouches, rectifia le directeur.
— Ouais, c'est ça, ouais. Et... euh... et... euh...
— Rien d'autre ?
— Euh... de vieux godillots. De vieux godillots crottés.
— De vieux...
— Godillots. Des tas », fit le maître d'hôtel. Il sentait qu'il commençait à roussir.
« Comment se fait-il que nous ayons des... escarpins millésimés ?
— Aucune idée. Ils sont arrivés comme ça, monsieur. Le four est rempli de vieilles godasses. Tout comme le garde-manger.
— On a une centaine de réservations ! Toutes les boutiques vont être fermées ! Où est le chef ?
— Guillaume essaye de le faire sortir des cabinets, monsieur. Il s'est enfermé dedans et il pique sa crise.
— Il y a quelque chose qui cuit. Qu'est-ce que je sens ?
— Moi, monsieur.
— De vieilles chaussures... marmonna le directeur. De vieilles chaussures... De vieilles chaussures... En cuir, n'est-ce pas ? Pas des galoches ni du caoutchouc, rien de ce genre-là ?
— Ça ressemble... à des chaussures, quoi. Avec beaucoup de boue, monsieur. »
Le directeur ôta sa veste. « Bon. Nous avons de la crème, non ? Des oignons ? De l'ail ? Du beurre ? Quelques vieux os de bœuf ? Un peu de pâte ?
— Euh... oui... »
Le directeur se frotta les mains. « Bon, fit-il en décrochant un tablier d'une patère. Vous, là, mettez de l'eau à bouillir ! Beaucoup d'eau ! Et trouvez-moi un très gros marteau ! Et vous, coupez des oignons ! Tous les autres, commencez à trier les chaussures. Je veux que vous me sépariez les languettes et les semelles. Nous allons leur faire... voyons voir... une Mousse limonadière en chausson...
— Où est-ce qu'on va trouver ça, monsieur ?
— Mousse de boue dans du cuir réduit en pâte. Vous saisissez ? Ce n'est pas notre faute si même les professionnels ne comprennent pas la langue de la restauration. On ne ment pas, après tout.
— Ben, c'est quand même un peu... » commença le maître d'hôtel. Il souffrait depuis tout petit de crises d'honnêteté.
«Ensuite, on proposera du Quartier de poulaine rôti à la mode des Ombres... » Le patron soupira devant la mine paniquée du maître d'hôtel. « Un morceau de chaussure préparé comme aux Ombres, expliqua-t-il.
— Euh... et c'est comment ?
— Dans la boue. Mais si on cuit les languettes à part, on pourra aussi servir des Languettes braisées à la fleur d'œillet.
— Il y a des chaussures de dame, monsieur, dit un aide-cuisinier.
— D'accord. Ajoutez au menu... voyons voir... Talon d'aiguillette en ballerine façon bonne femme... et... oui... servi sur lie. Avec de la boue, quoi.
— Et les lacets, monsieur ? fit un autre aide-cuisinier.
— Très juste. Ressortez-moi la recette des spaghettis carbonaras.
— Monsieur ? fit le maître d'hôtel.
— J'ai commencé comme chef, dit le directeur en s'armant d'un couteau. Comment croyez-vous que j'ai pu m'offrir ce restaurant ? Je sais comment on procède. Une belle présentation, une sauce correcte, et c'est du tout cuit.
— Mais ça reste de vieilles godasses, rien d'autre ! fit le maître d'hôtel.
— Du bœuf de derrière les fagots, le corrigea le directeur. Je vais l'attendrir en un rien de temps.
— Quand même... Quand même... on n'a pas de soupe...
— De la boue. Avec beaucoup d'oignons.
— Il y a les desserts...
— De la boue. Voyons si on peut la caraméliser, on ne sait jamais.
— Je n'ai même pas retrouvé le café... Remarquez, les clients ne resteront sans doute pas jusque-là...
— De la boue. Café du terroir, fit le patron avec fermeté. Du vrai café de... terréfacteur.
— Oh, ça, ils vont s'en rendre compte, monsieur !
— Ils n'y ont vu que du feu jusqu'à présent, fit le directeur d'un air sombre.
— On ne s'en sortira pas, monsieur. On ne s'en sortira pas. »
Dans le pays du ciel au-dessus, Moyen David Blandelys descendit l'escalier en traînant un autre sac d'argent.
« Doit y en avoir des milliers ici, fit Grillage.
— Des centaines de milliers, précisa Moyen David.
— Et c'est quoi, tout ça ? demanda Œil-de-Chat en ouvrant une boîte. Y a que du papier. » Il repoussa la boîte.
Moyen David soupira. Il était pour la solidarité de classe, mais Œil-de-Chat lui portait parfois sur les nerfs.
« C'est des titres de propriété, dit-il. Et ç'a plus de valeur que l'argent.
— Du papier qu'a plus de valeur que l'argent ? s'étonna Œil-de-Chat. Hah, si tu peux le flamber, tu peux pas le dépenser, voilà ce que j'dis.
— Un instant, fit Grillage. Je connais ces trucs-là. La fée des dents a des biens immobiliers ?
— Faut bien qu'elle trouve des fonds quelque part, répondit Moyen David. Avec tous les cinquante sous qu'elle met sous l'oreiller.
— Si on les vole, est-ce qu'on devient les propriétaires ?
— C'est une question piège ? fit Œil-de-Chat avec un petit air suffisant.
— Ouais, mais... dix mille chacun, ça paraît pas beaucoup quand on voit tout ça.
— Ça lui manquera pas, un...
— Messieurs... »
Ils se retournèrent. Leureduthé se tenait dans l'encadrement de la porte.
« On... On rassemblait la marchandise, dit Grillage.
— Oui. Je sais. Je vous l'ai demandé.
— Exact. C'est exact. Vous nous l'avez demandé, fit Grillage avec gratitude.
— Et il y en a tellement. » Leureduthé leur adressa un sourire. Œil-de-Chat toussa.
« Doit y en avoir des milliers, dit Moyen David. Et qu'est-ce qu'on fait de tous les titres de propriété et autres ? Regardez celui-là, c'est celui du magasin de pipes dans le chemin Baisefric ! A Ankh-Morpork ! Et le vieux Déacoudre se plaint tout l'temps du loyer !
— Ah. Vous avez donc ouvert les coffres-forts, fit Leureduthé d'une voix douce.
— Ben... oui...
— Parfait. Parfait. Je ne vous l'avais pas demandé, mais... parfait, parfait. Et comment la fée des dents se faisait-elle de l'argent, à votre avis ? Grâce à de petits gnomes dans une mine quelque part ? A de l'or magique ? Mais l'or magique se transforme en camelote le lendemain matin ! »
Il se mit à rire. Grillage l'imita. Et même Moyen David. Puis Leureduthé fut sur lui et le repoussa en arrière jusqu'à le plaquer contre le mur.
Il perçut fugitivement un geste vif, voulut cligner des yeux, et sa paupière gauche explosa de douleur.
Le bon œil, ou plutôt l'œil valide - l'adjectif convient mieux - de Leureduthé était tout près de lui. La pupille se réduisait à un point. Moyen David distinguait vaguement la main de l'Assassin contre son visage. Elle tenait un couteau. La pointe de la lame n'était même pas à un cheveu de son œil droit.
« On dit de moi, je le sais, que je tue au premier regard, souffla Leureduthé. En vérité, je préférerais de loin vous tuer que vous regarder, monsieur Blandelys. Vous êtes dans un château d'or et vous manigancez pour barboter quelques pièces. Oh, bon sang. Qu'est-ce que je vais faire de vous ? »
Il se détendit un peu, mais sa main tenait toujours le couteau au ras de l'œil pétrifié de Moyen David.
« Vous vous dites que Banjo va vous aider, reprit-il. Il en a toujours été ainsi, n'est-ce pas ? Mais Banjo m'aime beaucoup. Vraiment beaucoup. Banjo est mon ami. »
Moyen David parvint à fixer son regard derrière l'oreille de Leureduthé. Son frère, immobile, affichait sa mine inexpressive habituelle quand il attendait un nouvel ordre ou l'éclosion de la prochaine pensée.
« Si je croyais que vous avez mauvaise opinion de moi, je serais très déprimé, dit Leureduthé. Il ne me reste pas beaucoup d'amis, monsieur Moyen David. »
Il recula et sourit d'un air joyeux. « Tous amis, à présent ? fit-il tandis que Moyen David s'affaissait. Aidez-le, Banjo. » Comme s'il attendait ce signal, Banjo s'avança pesamment. « Banjo a l'âme d'un petit enfant, dit Leureduthé alors que le couteau disparaissait quelque part dans ses vêtements. Je crois que moi aussi. »
Les autres restaient comme statufiés. Ils n'avaient pas bougé depuis l'agression de l'Assassin. Moyen David était bâti en force et Leureduthé sur le modèle allumette, pourtant l'Assassin l'avait soulevé de terre comme une plume.
« Pour ce qui est des liquidités, en fait, je n'en ai pas vraiment l'usage, dit-il en s'asseyant sur un sac d'argent. C'est de la petite monnaie. Vous pouvez vous la partager, et vous allez sûrement vous chamailler et vous trahir les uns les autres, ce sera franchement assommant. Grands dieux. C'est tellement affreux quand des amis se brouillent. »
Il donna un coup de pied dans le sac. La toile se fendit. S'échappa un filet précieux d'argent et de cuivre.
« Vous allez fanfaronner et tout dépenser dans la boisson et les femmes, ajouta-t-il tandis qu'ils regardaient les pièces rouler dans tous les coins de la salle. L'idée d'investissement ne traversera jamais vos petits esprits détraqués... »
Banjo lâcha un borborygme. Même Leureduthé attendit patiemment que le colosse ait formé sa phrase. Le résultat fut :
« Moi v'ai une tirelire coffon.
— Et que feriez-vous avec un million de piastres, Banjo ? » demanda Leureduthé.
Un autre borborygme. La figure de Banjo se contorsionna.
« Affèterais... une... tirelire plus groffe ?
— Bravo. » L'Assassin se redressa. « Allons voir comment s'en sort notre mage, d'accord ? »
Il sortit sans un coup d'œil en arrière. Au bout d'un moment, Banjo le suivit.
Les autres s'efforcèrent de n'échanger aucun regard. Puis Grillage demanda : « Il a bien dit qu'on pouvait prendre le fric et se tirer, non ?
— Sois pas couillon, on ferait pas dix mètres, répliqua Moyen David qui se tenait toujours la figure. Ouille, ça fait vachement mal. J'ai l'impression qu'il m'a coupé la paupière... Mais oui, il m'a coupé ma putain de paupière...
— Alors on a qu'à laisser tout ça et se tirer ! J'suis pas venu avec vous pour monter sur des tigres, moi !
— Et qu'est-ce que tu vas faire s'il te court après ?
— Pourquoi il s'embêterait avec des gars comme nous ?
— Il aime bien ses amis, fit Moyen David d'un ton amer. Par tous les dieux, qu'on me donne un chiffon propre, n'importe quoi...
— D'accord, mais... mais il peut pas chercher partout. »
Moyen David secoua la tête. Il avait fréquenté l'université de la rue d'Ankh-Morpork et en était sorti diplômé, débordant de vie et l'intelligence affûtée par des frictions constantes. Il suffisait de regarder dans les yeux disparates de Leureduthé pour savoir une chose : s'il voulait retrouver quelqu'un, il ne cherchait pas partout. Il cherchait dans une seule cachette, celle où se terrait son gibier.
« Comment ça s'fait que ton frangin l'aime autant ? »
Moyen David grimaça. Banjo faisait toujours ce qu'on lui disait, tout ça parce que son frère le lui avait demandé. Jusqu'à ce jour, en tout cas.
C'était sûrement à cause du coup de poing dans le bistro. Moyen David n'aimait pas y penser. Il avait promis à leur mère de veiller sur Banjo22, et Banjo était tombé en arrière comme un chêne qu'on abat. Et quand Moyen David s'était levé de son siège pour éteindre d'un coup de poing les quinquets dépareillés de Leureduthé, il avait brusquement trouvé l'Assassin déjà dans son dos, un couteau à la main. Devant tout le monde. C'était humiliant, quoi...
Puis Banjo s'était redressé sur son séant, l'air ahuri, et avait craché une dent...
« Sans Banjo qui le suit sans arrêt partout, on pourrait lui sauter à plusieurs dessus », dit Œil-de-Chat.
Moyen David releva la tête, une main tenant un mouchoir plaquée sur l'œil.
« Lui sauter à plusieurs dessus, répéta-t-il.
— Ouais, tout ça, c'est de ta faute, poursuivit Grillage.
— Ah ouais ? C'est p't-être pas toi qu'as dit : "Hou-là, dix mille piastres, j'veux en être" ? »
Grillage recula. « J'savais pas, moi, que ça me foutrait autant la chair de poule ! J'veux rentrer chez moi ! »
Moyen David hésita malgré sa douleur et sa rage. Ce n'était pas dans l'habitude de Grillage de parler ainsi, même s'il avait tendance à se plaindre et à ronchonner. Ils se retrouvaient dans un drôle de coin, pas de doute, et toute cette histoire de dents restait très... bizarre, mais il avait déjà partagé des coups durs avec Grillage, quand à la fois le Guet et la Guilde des Voleurs leur donnaient la chasse, et l'homme avait montré autant de sang-froid que n'importe qui. Et pourtant, si la Guilde leur avait mis le grappin dessus, elle leur aurait cloué les oreilles aux chevilles avant de les balancer dans le fleuve. Du point de vue de Moyen David, un point de vue sans grande perspective ni très pittoresque, rien ne pouvait autant flanquer la chair de poule.
«Qu'est-ce qui vous arrive ? fit-il. Vous... vous conduisez comme des gamins ! »
« Est-ce qu'il sert les anthropoïdes avant les hommes ?
— Intéressant, ça, monsieur. Vous faites sans doute allusion à ma théorie qu'en réalité l'homme descend peut-être du singe, évidemment, dit Cogite. Une hypothèse hardie qui devrait balayer des siècles d'ignorance si la commission des subventions me permettait au moins d'affréter un navire pour mettre le cap sur les îles de...
— Je m'disais qu'il faisait peut-être sa distribution dans l'ordre alphabétique », le coupa Ridculle.
Une pluie de suie crépita dans l'âtre froid.
« C'est sûrement lui à présent, vous croyez pas ? reprit l'archichancelier. Oh, enfin... je m'disais qu'il fallait vérifier... »
Quelque chose atterrit dans les cendres. Les deux mages, immobiles, restèrent silencieux tandis que la silhouette se relevait. Ils entendirent un bruissement de papier.
« VOYONS VOIR... »
Il y eut un bruit sec lorsque la pipe de Ridculle lui tomba de la bouche. « Vous êtes qui, merde ? demanda-t-il. Monsieur Stibon, allumez une bougie ! » La Mort recula.
«JE SUIS LE PÈRE PORCHER, TIENS. EUH... HO. HO. HO. QUI D'AUTRE, D'APRÈS VOUS, DESCENDRAIT UNE CHEMINÉE PAR UNE NUIT PAREILLE, JE VOUS LE DEMANDE ?
— Non, vous êtes pas le père Porcher !
— SI. REGARDEZ, J'AI LA BARBE, L'OREILLER ET TOUT !
— Vous m'avez l'air d'avoir la figure très maigre !
— JE... JE... JE NE VAIS PAS TRÈS BIEN. C'EST... OUI, C'EST TOUS LES PETITS VERRES DE CHERRY. ET COURIR PARTOUT. JE SUIS UN PEU MALADE.
— A l'article de la mort, j'dirais. » Ridculle empoigna la barbe. Suivit un claquement lorsque la ficelle cassa.
« C'est une fausse barbe !
— NON, C'EST LA MIENNE, s'entêta la Mort.
— Voilà même les crochets pour les oreilles, ce qui a dû vous poser quelques problèmes, j'dois dire ! »
Ridculle brandit la pièce à conviction. « Quelle idée de descendre par la cheminée ! poursuivit-il. Pas d'un très bon goût, à mon avis. »
La Mort agita un petit bout de papier crasseux en un geste de défense.
« UNE LETTRE OFFICIELLEMENT ADRESSÉE AU PÈRE PORCHER. ELLE DIT... commença-t-il avant de consulter à nouveau le papier. MA FOI, BEAUCOUP DE CHOSES. C'EST UNE LONGUE LISTE. TAMPONS DE BIBLIOTHÈQUE, LIVRES DE RÉFÉRENCE, CRAYONS, BANANES...
— Le bibliothécaire a commandé ces trucs-là au père Porcher ? s'étonna Ridculle. Pourquoi ?
— JE N'EN SAIS RIEN », RÉPONDIT LA MORT EN FIN DIPLOMATE. IL AVAIT LE DOIGT SUR UNE ALLUSION À L'ARCHICHANCELIER. L'EXPRESSION « CONSTIPÉ DU PORTE-MONNAIE » SE TRADUISAIT EN ORANG-OUTAN PAR UN GRIBOUILLIS ASSEZ ÉLOQUENT.
« J'en ai plein le tiroir de mon bureau, fit Ridculle d'un ton songeur. J'demande pas mieux que d'en donner à tout l'monde, suffit de me prouver qu'on a usé les vieux jusqu'au bout.
— IL FAUT QU'ILS VOUS MONTRENT UNE ABSENCE DE CRAYON ?
— Evidemment. S'il avait besoin de fournitures de première nécessité, il avait qu'à venir me voir. Pour dire que j'abuse, faut pas être un homme normal. »
La Mort se reporta à la liste.
« C'EST PARFAITEMENT EXACT, confirma-t-il avec une précision anthropologique.
— Sauf pour les bananes, évidemment. J'garde quand même pas des poissons dans mon bureau. »
La Mort baissa les yeux sur la liste puis les releva sur Ridculle. « AH OUI ? » fit-il en espérant exprimer la bonne réaction.
Les mages savent quand ils vont mourir23. Ridculle n'avait pas eu de telles prémonitions et, à la grande horreur de Stibon, il enfonça son doigt dans l'oreiller de la Mort.
«Pourquoi vous ? demanda-t-il. Qu'est-ce qu'est arrivé à l'autre type ?
— JE VOUS DOIS DES EXPLICATIONS, J'IMAGINE. »
Dans la maison de la Mort, un murmure de sable en mouvement et un très léger tintement de verre qui s'agite quelque part dans le noir...
Et, dans les ténèbres sèches, l'odeur âcre de la neige et un piétinement de sabots.
Sidenet faillit avaler sa langue lorsque Leureduthé apparut près de lui. « Ça avance ?
— Gnk...
— Pardon ? » fit Leureduthé.
Sidenet se ressaisit. « Euh... un peu, répondit-il. On pense être venus à bout de... euh... d'une serrure. »
L'œil de Leureduthé renvoya un éclat de lumière.
« Il y en a sept, je crois ? fit l'Assassin.
— Oui, mais... elles sont à moitié magiques, à moitié réelles et à moitié ailleurs... J'veux dire... certains de leurs éléments n'existent pas tout le temps... »
Monsieur Lebrun, qui travaillait sur une des serrures, reposa son rossignol.
« Rien à faire, m'sieur, dit-il. Je ne trouve même pas de prise avec une pince-monseigneur. Peut-être que si je retournais en ville chercher deux dragons, on arriverait à quelque chose. On peut fondre l'acier quand on leur tord le cou comme il faut et qu'on les alimente au charbon.
— On m'avait affirmé que vous étiez le meilleur serrurier de la ville », fit Leureduthé.
Derrière lui, Banjo changea de position.
Monsieur Lebrun parut contrarié...
« Ben, oui, dit-il. Mais d'habitude les serrures ne se transforment pas pendant qu'on travaille dessus, voilà.
— Et moi qui vous croyais capable d'ouvrir toutes les serrures imaginables, fit Leureduthé.
— Imaginables par des humains, répliqua sèchement monsieur Lebrun. Et par la plupart des nains. Je ne sais pas ce qui a conçu celles-là. Vous ne m'avez jamais parlé de magie.
— Quel dommage. Je n'ai plus besoin de vos services, alors. Autant que vous rentriez chez vous.
— Pas de refus. » Monsieur Lebrun entreprit de ranger son attirail dans sa trousse à outils. « Et pour la note ?
— Je vous dois quelque chose ?
— Il y a le déplacement. Ce n'est pas de ma faute si tout ça relève de la magie. Normalement, j'ai droit à un petit défraiement.
— Ah oui, je comprends, dit Leureduthé. Evidemment, c'est normal que vous receviez ce que vous méritez. Banjo ? »
Banjo s'avança pesamment puis s'immobilisa.
La main de monsieur Lebrun était ressortie de la trousse, serrée sur une pince-monseigneur. « Tu me crois né de la dernière pluie, sale petit connard mielleux ? fit-il. Je les connais, les gars de ton espèce. Tu te figures qu'il s'agit d'une sorte de jeu. Tu lâches tes petites blagues, tu t'imagines que personne ne les remarque et tu te crois très malin. Eh bien, monsieur Tassedethé, je m'en vais, vu ? Tout de suite. Avec ce qui me revient. Et vous n'allez pas m'en empêcher. Et surtout pas Banjo. J'ai connu la vieille M'man Blandelys dans le temps. Tu te crois vachard ? Tu te crois un chameau ? M'man Blandelys t'aurait arraché les oreilles avec les dents et te les aurait recrachées dans l'œil, sale petite teigne suffisante. Et j'ai travaillé avec elle, alors tu ne me fais pas peur, pas plus que ce pauvre jeune couillon de Banjo. »
Monsieur Lebrun les gratifia tour à tour d'un regard noir en brandissant sa pince-monseigneur. Sidenet se recroquevilla devant les portes.
Il vit Leureduthé hocher gracieusement la tête, comme si le serrurier venait de lui adresser un petit discours de remerciement.
« Je comprends votre point de vue, fit l'Assassin. Et, je vous le répète, mon nom, c'est Le-re-dou-té. Bon, si vous voulez bien, Banjo. »
Banjo se dressa au-dessus de monsieur Lebrun, baissa le bras vers lui et le souleva si brutalement par la pince-monseigneur que les pieds du serrurier sortirent de ses chaussures.
« Hé-là, tu me connais, Banjo ! croassa le bonhomme en se débattant dans le vide. Je me souviens quand tu étais gamin, je te prenais sur mes genoux, je travaillais souvent pour ta ma...
— T'aimes bien ça, les colis ? » gronda Banjo.
Lebrun se débattit.
« Faut dire oui, dit Banjo.
— Oui !
— T'aimes bien ça, les maçons ? Faut dire oui.
— D'accord, oui !
— T'aimes bien ça, les escaliers en colimaçon ? »
Moyen David leva les mains pour imposer le silence.
Il lança un regard noir à la bande.
« Le coin vous porte sur le système, hein ? Mais on s'est déjà trouvés dans de sales coins, pas vrai ?
— Pas sales à ce point-là, fit Grillage. J'suis jamais allé nulle part où ça faisait mal de regarder le ciel. Ça me fout les chocottes.
— Grillou est un bébé, gna-gna gna-gna-gna », chantonna Œil-de-Chat.
Ils se tournèrent vers lui. Il toussa nerveusement.
« 'scusez-moi... Sais pas pourquoi j'ai dit ça...
— Si on reste ensemble, tout ira bien...
— Tra na na na nai-re... marmonna Œil-de-Chat.
— Quoi ? Qu'est-ce que tu racontes ?
— Pardon... ça m'a échappé...
— Ce que j'veux dire, fit Moyen David, c'est que si...
— Lapêche arrête pas de m'faire des grimaces !
— C'est pas vrai !
— Menteur, menteur, t'as ton nez qui s'allonge ! »
Deux phénomènes se produisirent alors. Moyen David se mit en colère et Lapêche hurla.
Il louchait sur son nez qui s'allongeait.
Il plaqua ses mains au bout et appuya afin de le ramener à sa taille normale.
« Qui a fait ça ? Qui a fait ça ? lança Moyen David.
— J'ai vu personne, répondit Grillage. Personne près de lui, en tout cas. Œil-de-Chat a dit "t'as ton nez qui s'allonge" et aussitôt...
— Maintenant il suce son pouce ! se moqua Œil-de-Chat. Gna-gna gna-gna-gna ! Il pleure pour avoir sa maman ! Tu sais ce qui arrive aux enfants qui sucent leur pouce ? Y a un gros monstre avec des ciseaux par...
— Vous avez pas fini de parler comme ça ? s'écria Moyen David. Merde alors, j'ai vraiment l'impression d'avoir affaire à une bande de... »
On cria, loin au-dessus d'eux. Le cri se poursuivit un moment et parut se rapprocher, mais il cessa soudain pour être remplacé par une rafale de coups sourds parfois entrecoupés d'un bruit de noix de coco qui rebondirait sur du dallage.
Moyen David atteignit la porte juste à temps pour voir monsieur Lebrun dévaler les marches cul par-dessus tête et l'allure débraillée. L'instant d'après, la trousse du serrurier vira en culbute à l'angle de l'escalier. Elle se fendit en deux en rebondissant; outils et rossignols s'en échappèrent dans un bruit de ferraille pour suivre le même chemin que leur propriétaire.
Le serrurier était passé en trombe. Il allait sûrement rouler jusqu'au bas des marches.
Moyen David leva la tête. Deux tours d'escalier au-dessus de lui, de l'autre côté de l'immense cage, Banjo l'observait.
Banjo ne faisait pas la différence entre le bien et le mal. Il avait toujours laissé son frère s'occuper de ces questions-là.
« Euh... le pauvre gars a dû glisser, marmonna Moyen David.
— Oh, ouais... glissé », dit Lapêche.
Il leva lui aussi la tête.
Marrant, ça. Il n'avait rien remarqué jusqu'à présent. La tour blanche avait donné l'impression de luire de l'intérieur. Mais maintenant il distinguait des ombres qui se déplaçaient sur la pierre. Non, dans la pierre.
« Qu'est-ce que c'est ? demanda-t-il. Ce bruit...
— Quel bruit ?
— Comme... des raclements de couteaux. Tout près.
— Y a que nous ici ! fit Moyen David. De quoi t'as peur ? D'une attaque de pâquerettes ? Allez, viens... on va lui donner un coup d'main... »
Impossible de passer à travers la porte. Elle résistait à toute tentative. Suzanne n'y gagna que des bleus. Elle finit donc par tourner le bouton.
Elle entendit l'oh bon dieu hoqueter. Mais les bâtiments plus grands au-dedans qu'au-dehors n'étonnaient pas la jeune femme. Son grand-père n'avait jamais su maîtriser le problème des dimensions.
Le deuxième détail qui attirait l'œil, c'était les escaliers. Ils démarraient en face l'un de l'autre dans ce qui était désormais une grande tour ronde dont le plafond se perdait dans la brume. Les colimaçons tirebouchonnaient à l'infini.
Le regard de Suzanne revint au premier détail.
Un gros tas conique par terre au milieu de la tour.
Un tas blanc. Il luisait dans la lumière froide qui tombait de la brume.
« Des dents, fit la jeune femme.
— Je crois que je vais vomir, dit l'oh bon dieu d'un air contrit.
— Ça ne fait pas peur, des dents. » Suzanne ne le pensait pas. Le monticule était franchement horrible.
« Est-ce que j'ai dit que j'avais peur ? La gueule de bois me reprend... Oh, bon dieu d'moi... »
Suzanne s'approcha d'un pas prudent.
C'étaient de petites dents. Des dents d'enfant. Celui qui les avait amassées ne s'était pas donné beaucoup de mal non plus. Certaines gisaient éparpillées ici et là. Elle le sut parce qu'elle marcha sur l'une, et le petit craquement glissant lui coupa toute envie de recommencer.
Celui qui les avait amassées était sûrement le même qui avait tracé le cercle à la craie autour du tas obscène.
« Il y en a une quantité incroyable, souffla Bilieux.
— Au moins vingt millions, vu la taille de la dent de lait moyenne», fit Suzanne. Elle constata avec horreur que la réponse lui était venue machinalement.
« Comment pouvez-vous savoir ça ?
— Le volume d'un cône, répondit Suzanne. Pi par le carré du rayon par la hauteur sur trois. Je parie que mademoiselle Derches n'a jamais imaginé que la formule servirait dans un cadre pareil.
— Je n'en reviens pas. Vous avez calculé ça de tête ?
— Ce n'est pas normal, dit doucement Suzanne. Je ne crois pas que la fée des dents soit dans ce coup-là. Tant d'efforts pour récupérer les dents puis les jeter en vrac comme ça ? Non. D'ailleurs, il y a un mégot par terre. Je vois mal la fée des dents se rouler des cigarettes. »
Elle examina les traces à la craie.
Des voix loin au-dessus lui firent lever les yeux. Elle crut apercevoir une tête qui regardait par-dessus la rambarde de l'escalier avant de se retirer. Elle ne distingua pas grand-chose du visage, mais assez pour constater qu'il ne s'agissait pas d'une fée.
Elle revint au cercle de craie autour des dents. Quelqu'un avait voulu toutes les dents en un point précis et tracé un cercle pour mieux le délimiter.
Quelques symboles étaient gribouillés autour du cercle.
Elle avait une bonne mémoire des petits détails. Encore un attribut de famille. Et un petit détail s'agitait dans sa mémoire comme une abeille dans son sommeil.
« Oh, non, souffla-t-elle. Personne ne voudrait quand même... »
Quelqu'un poussa un cri, quelqu'un dans les hauteurs immaculées.
Un inconnu roula au bas de l'escalier le plus proche. Un inconnu entre deux âges qui avait été maigre. Techniquement, il l'était encore, mais le long escalier en colimaçon n'avait pas été tendre avec lui.
Le cadavre roula encore sur le marbre blanc, glissa et s'arrêta mollement, comme désossé.
Puis, alors que Suzanne se précipitait vers lui, il disparut en ne laissant qu'une tache de sang.
Un tintement lui fit retourner la tête vers l'escalier. En tournoyant dans une succession de bonds de saumon, une pince-monseigneur sauta les douze marches restantes pour atterrir, pointe la première, sur une dalle où elle resta debout, parcourue de vibrations.
Grillage arriva en haut des marches, hors d'haleine.
« Y a du monde en bas, monsieur Leureduthé ! fit-il, la respiration sifflante. David et les autres sont descendus les choper, monsieur Leureduthé !
— Le-re-dou-té, rectifia l'Assassin sans quitter le mage des yeux.
— C'est ça, monsieur !
— Alors quoi ? fit Leureduthé. Liquidez-les... voilà.
— Euh... y a une femme, monsieur. »
Leureduthé ne se retourna toujours pas. Il agita distraitement la main.
« Alors liquidez-les poliment.
— Oui, monsieur... oui, d'accord... » Grillage toussa. « Vous voulez pas savoir ce qu'ils font ici, monsieur ?
— Grands dieux, non. En voilà une idée ! Maintenant, fichez le camp. »
Grillage resta un instant sur place puis déguerpit.
Alors qu'il dévalait l'escalier, il crut entendre un grincement comme en produirait une vieille porte de bois.
Il pâlit.
Ce n'était qu'une porte, lui disait le cortex raisonnable de son cerveau. Il y en avait des centaines dans ce bâtiment, même si, à la réflexion, aucune n'avait grincé.
Le thalamus, lui, qui traînait dans des recoins obscurs en haut de sa colonne vertébrale, répliquait : Mais ce n'est aucune de ces portes-là et tu le sais bien, tu sais de laquelle il s'agit...
Il n'avait pas entendu ce grincement depuis trente ans.
Il lâcha un petit glapissement et descendit les marches quatre à quatre.
Dans les renfoncements et les recoins, les ténèbres se firent plus profondes.
Suzanne monta en courant une volée de marches en remorquant l'oh bon dieu derrière elle.
« Vous savez ce qu'ils ont fait ? dit-elle. Vous savez pourquoi ils ont entassé toutes ces dents dans un cercle ? Le pouvoir... Oh ! bon sang... »
« Je refuse, dit catégoriquement le maître d'hôtel.
— Ecoutez, je vous en achèterai une paire plus belle après le Porcher...
— Deux Chaussons de plus, une Terre brûlée et trois autres Tourtes tourbées, lança un serveur en entrant en trombe.
— Des tourtes à la boue ! gémit le maître d'hôtel. Je n'arrive pas à croire qu'on vende ça. Et maintenant vous voulez mes chaussures !
— Avec de la crème et du sucre, je vous fais remarquer. Tout l'esprit d'Ankh-Morpork. Et on peut tirer au moins quatre portions de ces chaussures. Il n'y a pas de raison. On est tous en chaussettes...
— La table 7 a trouvé les steaks excellents mais un peu coriaces, dit un serveur en passant à toute allure.
— D'accord. Prenez un plus gros marteau la prochaine fois et faites-les bouillir plus longtemps. » Le directeur revint au maître d'hôtel. « Ecoutez, Gilles, fit-il en lui entourant l'épaule, ce n'est pas de la cuisine. Ce n'est pas ce qu'on nous demande. Si les clients avaient envie de cuisine, ils resteraient chez eux, non ? Ils viennent ici pour l'ambiance. Pour vivre une expérience. Ce n'est pas de la cuisine traditionnelle, c'est comme qui dirait de la nouvelle cuisine. Voyez ? Et ils en redemandent.
— Ouais, mais de vieilles chaussures...
— Les nains mangent des rats, fit le directeur. Et les trolls mangent des cailloux. Dans les terres d'Howonda, certains mangent des insectes, et d'autres sur le continent Contrepoids mangent de la soupe de crachat d'oiseau. Les chaussures, au moins, ça vient d'une vache.
— Et la boue ? insista le maître d'hôtel d'un air morne. Vous allez empoisonner tout le monde.
— Une expression ne dit-elle pas qu'il est plus digne de mourir de boue ?
— Oui, mais ça ne s'écrit pas de le même façon.
— Gilles ? fit le directeur d'une voix douce en empoignant une spatule.
— Oui, patron ?
— Otez-moi ces putain de godasses tout de suite, compris ? »
Lorsque Grillage atteignit le pied de la tour, il tremblait, et pas seulement à cause de l'effort fourni. Il se dirigea droit vers la porte, mais Moyen David l'attrapa.
« Laisse-moi sortir ! Il me poursuit !
— Vise-moi sa tête, fit Œil-de-Chat. On dirait qu'il a vu un fantôme !
— Ouais, ben, c'est pas un fantôme, marmonna Grillage. C'est encore pire... »
Moyen David le gifla. «Reprends-toi ! Regarde autour de nous ! Y a rien qui te poursuit ! Et puis c'est pas comme si une bagarre nous faisait peur, hein ? »
La terreur de Grillage avait eu le temps de se dissiper un peu. Il se retourna pour regarder en haut des marches. Il n'y vit personne.
«Bon, fit Moyen David en observant sa figure. Alors... qu'est-ce qui s'est passé ? »
Grillage se regarda les pieds. « J'ai cru que c'était l'armoire, grommela-t-il. Allez-y, rigolez... »
Ils ne rigolèrent pas.
« Quelle armoire ? demanda Œil-de-Chat.
— Oh, quand j'étais gamin... » Grillage agita vaguement les mains. « On avait une grosse armoire ancienne, si vous voulez savoir. En chêne. Elle avait un... un... Sur la porte, y avait un... comme qui dirait... un visage. » Il observa la tête que faisaient les autres, une tête aussi expressive que du bois elle aussi. «J'veux dire, pas un vrai visage, y avait... de la... décoration autour de la serrure, des espèces de fleurs, de feuilles et de machins, mais quand on regardait... d'une certaine façon... ça formait un visage, et ils avaient mis l'armoire dans ma chambre parce qu'elle était très grande, et... la nuit... la nuit... la nuit... »
C'étaient des adultes, du moins avaient-ils vécu plusieurs décennies, ce qui passe pour la même chose dans certaines sociétés. Mais on ne pouvait que fixer, les yeux ronds, un homme aussi décomposé par la peur.
« Oui ? fit Œil-de-Chat d'une voix rauque.
— ... elle murmurait des choses», répondit Grillage d'une toute petite voix qui évoquait un campagnol dans un cachot.
Ils échangèrent des regards.
« Quelles choses ? demanda Moyen David.
— J'en sais rien, moi ! J'avais toujours la tête sous l'oreiller ! N'importe comment, c'est des histoires de gamin, non ? Le père a fini par s'en débarrasser. L'a brûlée. Et je l'ai même regardée cramer. »
Ils se secouèrent intérieurement comme quand on a l'esprit qui ressort dans la lumière.
« C'est pareil que moi avec le noir, dit Œil-de-Chat.
— Oh, commence pas, fit Moyen David. De toute manière, t'as pas peur du noir. T'es connu pour ça. J'ai travaillé avec toi dans toutes sortes de caves et de machins. J'veux dire, c'est de là que vient ton nom. Œil-de-Chat. Tu vois comme un chat.
— Ouais, ben... faut bien compenser, non ? Quand on est adulte, on sait que c'est seulement des ombres, des trucs comme ça. Et puis c'est pas comme le noir qu'on avait dans la cave.
— Oh, y avait un noir spécial quand t'étais môme, c'est ça ? fit Moyen David. Pas comme celui qu'on a d'nos jours, hein ? »
Le sarcasme fut sans effet.
« Non, répondit simplement Œil-de-Chat. L'était pas pareil. Dans notre cave, il était pas pareil.
— M'man nous flanquait la raclée quand on y descendait, fit Moyen David. C'est là qu'elle avait son alambic.
— Ah ouais ? fit Œil-de-Chat de quelque part plus loin. Eh ben, mon p'pa, lui, il nous flanquait la raclée quand on voulait sortir. Maintenant, arrête de parler d'ça. »
Ils arrivèrent au pied de l'escalier.
Il n'y avait pas âme qui vive. Ni âme qui meure non plus.
« Il a pas pu survivre à un truc pareil, quand même ? fit Moyen David.
— Je l'ai vu passer, dit Œil-de-Chat. Normalement, un cou se tord pas autant... »
Il regarda en l'air, les yeux plissés.
« Qui sont ces gens qui bougent, là-haut ?
— Comment sont leurs cous ? chevrota Grillage.
— On se sépare ! fit Moyen David. Et cette fois on monte par des escaliers différents. Comme ça, ils pourront pas redescendre !
— Qui c'est ? Pourquoi ils sont là ?
— Pourquoi on y est, nous ? » répliqua Lapêche. Il se dirigea vers un escalier et regarda derrière lui.
« Pour nous prendre notre argent ? Après ce que l'autre nous a fait endurer ?
— Ouais... fit d'un ton distant un Lapêche à la traîne derrière les autres. Euh... vous avez rien entendu, là ?
— Quoi donc ?
— Comme des coups de ciseaux... ?
— Non.
— Non.
— Non. T'as dû rêver. »
Lapêche hocha une tête piteuse.
Tandis qu'il montait les marches, de petites ombres filaient dans la pierre et suivaient chacun de ses pas.
Suzanne déboucha en trombe de l'escalier et remorqua l'oh bon dieu dans un couloir flanqué de portes blanches.
«Je crois qu'ils nous ont vus, dit-elle. Et si ce sont des fées des dents, c'est suite à une politique d'égalité des chances franchement ridicule... »
Elle poussa une porte.
La salle était dépourvue de fenêtres, mais ses murs l'éclairaient parfaitement. Au milieu trônait ce qui ressemblait à une vitrine dont le couvercle béait. Des bouts de cartes de visite jonchaient le sol.
Suzanne se baissa, ramassa une carte et lut : « Thomas Fièvre, quatre ans presque trois quarts, 9, avenue du Château, Sto Lat. » L'écriture était ronde, appliquée.
Elle traversa le couloir vers une autre salle qui offrait le même spectacle de dévastation.
« Maintenant on sait où les dents étaient rangées, dit-elle. Ils ont dû les récupérer partout et les transporter en bas.
— Pour quoi faire ? »
Elle soupira.
« C'est de la magie tellement ancienne que ça n'a plus rien de magique, répondit-elle. Si on détient un cheveu de quelqu'un, ou une rognure d'ongle, une dent... on peut le gouverner à volonté. »
L'oh bon dieu s'efforça de se concentrer. « Ce tas impose sa volonté à des millions d'enfants ?
— Oui. Et aussi à des adultes à présent.
— Et on... on pourrait les obliger à penser et faire ce qu'on veut ? »
Elle opina. « Oui.
— On pourrait leur faire ouvrir le portefeuille de leur père et en poster le contenu à une adresse donnée ?
— Ben, je n'avais jamais pensé à ça, mais oui, j'imagine qu'on pourrait...
— Ou descendre casser toutes les bouteilles de l'armoire à alcools et promettre de ne jamais en boire quand ils seront grands ? demanda l'oh bon dieu d'une voix pleine d'espoir.
— De quoi parlez-vous ?
— Pour vous, ce n'est pas un problème. Vous ne vous réveillez pas le matin pour voir toute votre vie s'expulser sous votre nez. »
Moyen David et Œil-de-Chat coururent dans le couloir et s'arrêtèrent là où il se séparait en deux.
« Tu vas par là, et moi je...
— Pourquoi on reste pas ensemble ? fit Œil-de-Chat.
— Qu'est-ce qui vous prend, tous ? Je t'ai vu mordre à la gorge deux chiens de garde au cours d'un boulot à Quirm ! Tu veux que j'te tienne la main ? Tu vérifies les portes par là, et moi par ici. »
Il s'éloigna.
Œil-de-Chat fouilla des yeux l'autre couloir.
Il n'y avait pas beaucoup de portes de ce côté-là. Le couloir n'était pas très long. Et, comme l'avait dit Leureduthé, ce qu'il y avait de plus dangereux dans cette tour, c'était eux qui l'avaient amené.
Il entendit des voix s'échapper d'une entrée et s'affaissa de soulagement.
Des humains, ça ne lui faisait pas peur.
Tandis qu'il s'approchait, un bruit le fit se retourner.
Des ombres fonçaient dans le couloir derrière lui. Elles cascadaient le long des murs et recouvraient le plafond.
Là où elles se rejoignaient, elles devenaient plus épaisses. Toujours plus épaisses.
Elles grandirent. Et bondirent.
« Qu'est-ce que c'est ? fit Suzanne.
— On aurait dit une amorce de cri », répondit Bilieux.
Suzanne ouvrit la porte d'un coup.
Personne dehors.
Elle surprit pourtant un mouvement. Elle vit un pan d'ombre dans l'angle d'un mur se réduire avant de disparaître et une autre ombre s'éclipser derrière le tournant du couloir.
Et on avait abandonné une paire de chaussures au milieu du passage.
Elle ne se souvenait pas les y avoir vues plus tôt.
Elle flaira l'atmosphère. Elle reconnut une odeur de rat, d'humidité et de moisissure.
« Partons d'ici, dit-elle.
— Comment est-ce qu'on va trouver cette Violette dans toutes ces pièces ?
— Je ne sais pas. Je devrais pouvoir... la sentir, mais je n'y arrive pas. » Suzanne jeta un coup d'œil inquiet au bout du couloir. Elle entendait des hommes crier un peu plus loin.
Ils s'esquivèrent à nouveau en direction de l'escalier et se risquèrent dans une autre volée de marches. Il y avait davantage de pièces cette fois, et dans chacune une vitrine qu'on avait forcée.
Des ombres se mouvaient dans les coins. On avait l'impression qu'une source de lumière invisible se déplaçait doucement.
«Ça me rappelle beaucoup la maison de votre... hum... grand-père, dit l'oh bon dieu.
— Je sais, fit Suzanne. Sa maison n'obéit à aucune loi, sauf à celles qu'il impose au fur et à mesure. Je ne crois pas qu'il serait content si quelqu'un entrait et se mettait à démolir la bibliothèque... »
Elle s'interrompit. Lorsqu'elle poursuivit, sa voix avait changé.
« On est ici dans un monde d'enfant, fit-elle. Les lois sont ce que croient les enfants.
— Ouf, j'aime mieux ça.
— Ah oui ? On n'y rencontrera rien de normal. Au pays du canard du gâteau de l'âme, les canards pondent des œufs en chocolat, de la même façon que le pays de la Mort est noir et morne parce que c'est ainsi que l'imaginent les gens. Il est très conformiste de ce côté-là. Des décorations de crânes et de tibias partout. Et ici...
— De jolies fleurs et un drôle de ciel.
— Je pense qu'il faut s'attendre à bien pire. Et aussi à très bizarre.
— Plus bizarre que maintenant ?
— Je ne crois pas qu'il soit possible de mourir ici.
— Le type qui a dégringolé l'escalier m'a paru très mort, à moi.
— Oh, on meurt. Mais pas ici. On... voyons... oui... on disparaît ailleurs. Au loin. Hors de vue. C'est tout ce qu'on comprend quand on a trois ans. D'après grand-père, c'était différent il y a cinquante ans. D'après lui, souvent on ne voyait pas le lit parce que tout le monde pleurait un bon coup autour. Aujourd'hui, on dit seulement à l'enfant que grand-mère est partie. Pendant trois semaines, Twyla a cru son oncle enterré dans le carré tristounet derrière la cabane du jardin avec Loustic, Mipo et les trois Bouffi.
— Les trois Bouffi ?
— Des gerbilles. Elles ont tendance à mourir vite, dit Suzanne. Le truc, c'est de les remplacer sans que la petite s'en doute. Vous ne savez vraiment rien, hein ?
— Euh... hou-hou ? »
La voix venait du couloir.
Ils sortirent et se dirigèrent vers la salle suivante.
Là, assise par terre, attachée au pied d'une vitrine blanche, se trouvait Violette. Elle leva des yeux craintifs puis étonnés, qui s'éclairèrent peu à peu en reconnaissant Suzanne.
«Vous ne seriez pas... ?
— Oui, oui, on se croise de temps en temps aux Bières, et vous étiez tellement secouée quand vous êtes venue chercher la dent de Twyla que j'ai bien vu qu'il fallait vous donner un petit verre pour vous remonter, dit Suzanne en tripotant les cordes. On n'a pas beaucoup de temps, à mon avis.
— Et lui, qui c'est ? »
L'oh bon dieu voulut repousser en place ses cheveux raides et ternes.
« Oh, c'est un dieu, répondit Suzanne. Il s'appelle Bilieux.
— Est-ce que vous buvez ? demanda l'oh bon dieu.
— En voilà une ques...
— Il a besoin de le savoir avant de décider s'il vous déteste ou non, expliqua Suzanne C'est un truc de dieu.
— Non, je ne bois pas, répondit Violette. Quelle idée ! J'ai le ruban bleu ! »
L'oh bon dieu haussa les sourcils en direction de Suzanne.
« Ça veut dire qu'elle est membre de la Ligue antialcoolique d'Offler, le renseigna la jeune femme. Tous les adhérents signent l'engagement de ne pas toucher à l'alcool. Je ne vois pas pourquoi. Evidemment, Offler est un crocodile. Les crocodiles vont rarement au bistro. Ils vivent dans l'eau.
— Pas toucher du tout à l'alcool ? fit l'oh bon dieu.
— Jamais ! répondit Violette. Mon père est intransigeant sur ces choses-là ! »
Au bout d'un moment, Suzanne se sentit obligée d'agiter la main entre leurs deux regards rivés l'un à l'autre.
« Est-ce qu'on peut continuer ? demanda-t-elle. Bien. Qui vous a amenée ici, Violette ?
— Je ne sais pas, moi ! Je faisais ma récolte comme d'habitude, puis j'ai cru entendre quelqu'un me suivre, ensuite c'est devenu tout noir, et, quand je suis revenue à moi, on était... Vous avez vu à quoi ça ressemble, dehors ?
— Oui.
— Ben, c'est là qu'on était. Le plus grand me portait. Celui qu'ils appellent Banjo. Il n'est pas méchant, juste un peu... bizarre. Disons... lent d'esprit. Il me surveille, c'est tout. Les autres, ce sont des voyous. Méfiez-vous de celui à l'œil de verre. Ils ont tous peur de lui. Sauf Banjo.
— A l'œil de verre ?
— Il s'habille comme un Assassin. Il s'appelle Leureduthé. Je pense qu'ils veulent voler quelque chose... Ils ont passé un temps fou à ramasser les dents. Des petites dents partout... c'était horrible ! Merci, ajouta-t-elle à l'intention de l'oh bon dieu qui l'avait aidée à se relever.
— Ils les ont entassées dans un cercle magique en bas », dit Suzanne.
Les yeux et la bouche de Violette formèrent trois O. On avait l'impression de regarder une boule de bowling rose.
« Pour quoi faire ?
— A mon avis, ils s'en servent pour influencer les enfants. Par la magie. »
La bouche de Violette s'ouvrit encore plus grande.
« C'est vilain. »
Horrible, songea Suzanne. Le terme juste est « horrible ». « Vilain » est un mot qu'emploient les petites filles pour convaincre les mâles alentour de leur fragilité, si je ne me trompe pas. Elle trouvait cruel et inutile de sa part d'avoir de telles pensées. Elle savait aussi qu'elle voyait juste, ce qui n'arrangeait rien.
« Oui, dit-elle.
— Il y avait un mage ! Il a un chapeau pointu !
— Je crois qu'il faudrait sortir d'ici, fit l'oh bon dieu d'une voix aux accents que Suzanne jugea beaucoup trop dramatiques.
— Bonne idée, concéda-t-elle. Allons-y. »
Les chaussures d'Œil-de-Chat avaient leurs lacets cassés net. C'était comme si on avait soulevé leur occupant si vite qu'elles n'avaient pas pu suivre.
Elles inquiétaient Moyen David. Tout comme l'odeur. Il n'y avait aucune odeur dans le reste de la tour, mais ici subsistaient des relents de champignon.
Son front se plissa. Moyen David, étant voleur et meurtrier, jouissait d'un sens moral extrêmement développé. Il préférait ne pas voler les pauvres, et pas uniquement parce qu'ils n'avaient rien de valeur à barboter. S'il fallait faire du mal à quelqu'un, il s'arrangeait pour causer des blessures qui guériraient. Et quand ses activités exigeaient qu'il tue, il tâchait de ne pas trop infliger de souffrances à ses victimes, ou en tout cas faisait le moins de bruit possible.
Toute cette aventure commençait à lui porter sur les nerfs. D'habitude, il ne remarquait même pas qu'il en avait, des nerfs. Tout ici suait une étrangeté qui lui nouait les tripes.
Et tout ce qui restait de ce vieil Œil-de-Chat, c'était une paire de chaussures.
Il dégaina son épée.
Au-dessus de lui, les ombres rampantes s'agitèrent et s'éloignèrent.
Suzanne s'approcha tout doucement de l'entrée de l'escalier et y passa la tête pour se trouver nez à nez avec la pointe d'une arbalète.
«Maintenant, vous sortez tous là où j'peux vous voir, fit Lapêche sur le ton de la conversation. Et touche pas à cette épée, ma petite. Tu te ferais sûrement bobo. »
Suzanne tenta de se rendre invisible, mais en vain. C'était d'habitude si facile que ça se faisait tout seul, souvent avec des résultats embarrassants. Elle pouvait être en train de lire distraitement un livre pendant qu'on fouillait la salle à sa recherche.
Mais là, malgré tous ses efforts, elle restait obstinément visible.
« Vous n'êtes pas chez vous, dit-elle en reculant.
— Non, mais tu vois cette arbalète ? Elle est à moi, elle. Alors tu vas marcher devant moi, d'accord ? et on va aller voir monsieur Leureduthé.
— Excusez-moi, je voudrais juste vérifier quelque chose », dit Bilieux. Au grand étonnement de Suzanne, il se pencha et toucha la pointe de la flèche.
« Hé-là ! Pourquoi tu fais ça ? demanda Lapêche en reculant.
— Je l'ai sentie, mais un certain niveau de douleur doit forcément participer d'une réaction sensorielle normale, dit l'oh bon dieu. Je vous préviens, il y a une bonne chance pour que je sois immortel.
— Oui, mais nous ne le sommes sans doute pas, précisa Suzanne.
— Immortel, hein ? fit Lapêche. Alors, si je devais te tirer dans la tête, tu mourrais pas ?
— Formulé comme ça, j'imagine... Je sais que je sens la douleur...
— Tout juste. Alors t'avances.
— Quand il se passera quelque chose, fit Suzanne du coin de la bouche, vous tâchez tous les deux de descendre et de filer, d'accord ? En mettant les choses au pire, le cheval vous sortira d'ici.
— S'il se passe quelque chose, souffla l'oh bon dieu.
— Il se passera quelque chose », assura Suzanne.
Derrière eux, Lapêche regardait autour de lui. Il savait qu'il se sentirait beaucoup mieux dès qu'un de ses complices le rejoindrait. C'était presque rassurant d'avoir des prisonniers.
Du coin de l'œil, Suzanne surprit un mouvement sur les marches de l'autre côté du puits qu'était la tour. L'espace d'un instant, elle crut voir plusieurs éclats lumineux, comme des lames métalliques qui auraient renvoyé la lumière.
Elle entendit un hoquet derrière elle.
L'homme à l'arbalète, complètement immobile, fixait l'escalier d'en face. « Oh, noooon, fit-il tout bas.
— Qu'est-ce que c'est ? » demanda Suzanne.
Il la regarda, les yeux ronds. « Tu l'vois, toi aussi ?
— L'espèce de paquet de lames qui s'entrechoquent ?
— Oh, noooon...
— Ça n'est resté qu'un court instant, dit Suzanne. C'est parti maintenant. Ailleurs, ajouta-t-elle.
— C'est l'homme-ciseaux...
— Qui c'est ? demanda l'oh bon dieu.
— Personne ! répondit sèchement Lapêche qui s'efforçait de se ressaisir. L'homme-ciseaux, ça existe pas, vu ?
— Ah... oui. Quand vous étiez petit, est-ce que vous suciez votre pouce ? fit Suzanne. Parce que le seul homme-ciseaux que je connais, c'est celui dont on se servait pour faire peur aux enfants. On disait qu'il allait venir leur...
— Taistoitaistoitaistoi ! glapit Lapêche en la poussant de l'arbalète. Les gamins, ça croit toutes sortes de conneries ! Mais j'suis un adulte maintenant, vu ? J'ouvre les bouteilles avec les dents des autres et... Oh, dieux du ciel...»
Suzanne entendit les clic-clic. Ils avaient l'air tout près, à présent.
Lapêche gardait les yeux fermés.
« Y a quelque chose derrière moi ? » chevrota-t-il.
Suzanne écarta ses deux compagnons et leur fit des gestes frénétiques en direction de l'escalier.
« Non, répondit-elle tandis que les autres filaient.
— Est-ce qu'y a quelque chose sur les marches ?
— Non.
— Vu ! Si tu croises l'autre salaud de borgne, dis-lui qu'il peut garder l'fric ! »
Il fit demi-tour et s'enfuit.
Lorsque Suzanne pivota pour monter l'escalier, l'homme-ciseaux était là.
Il n'avait pas forme humaine. Il tenait de l'autruche, aussi du lézard dressé sur ses pattes arrière, mais par-dessus tout d'un assemblage de lames. A chacun de ses mouvements, un millier de lames cliquetaient : clic-clic.
Son long cou d'argent s'incurva, et une tête faite de cisailles se baissa pour fixer la jeune femme.
« Ce n'est pas moi que tu cherches, dit-elle. Tu n'es pas mon cauchemar. »
Les lames s'inclinèrent d'un côté puis de l'autre. L'homme-ciseaux essayait de réfléchir.
« Tu es venu pour Twyla, je m'en souviens, dit Suzanne en s'avançant. L'ancienne gouvernante, cette imbécile, lui avait raconté ce qui arrive aux petites filles qui sucent leur pouce, tu te rappelles ? Tu te rappelles le tisonnier ? Je parie que tu as eu besoin d'une bonne séance d'affûtage après ça... »
L'être baissa la tête, passa auprès d'elle d'un pas prudent et aussi poli que possible, puis reprit sa descente cliquetante à la poursuite de Lapêche.
Suzanne reprit sa montée au pas de course vers le sommet de la tour.
Sidenet recouvrit sa lanterne d'un filtre vert et appuya sur une petite tige d'argent à l'extrémité sertie d'une émeraude. Un élément de la serrure se déplaça. Un ronronnement se fit entendre dans l'épaisseur de la porte, puis un déclic.
Le mage s'affaissa, soulagé. On prétend que la perspective d'une pendaison active prodigieusement la concentration intellectuelle, mais c'était du Valium à côté de la surveillance de monsieur Leureduthé.
«Je... euh... crois que c'est la troisième serrure, dit-il. Elle s'ouvre à la lumière verte. Je me souviens de la serrure fabuleuse de la salle de Morgueule que seul le vent du Moyeu pouvait ouvrir, mais c'était...
— Je vous félicite pour vos compétences, le coupa Leureduthé. Et les quatre autres ? »
Sidenet leva un regard nerveux sur la masse silencieuse de Banjo et se passa la langue sur les lèvres. « Ben, évidemment, si je ne me trompe pas - et les serrures sont tributaires de certaines conditions -, ben... ça pourrait prendre des années... se risqua-t-il à suggérer. Supposez que seul puisse l'ouvrir, disons, un petit gamin blond qui tient une souris ? Un mardi ? Sous la pluie ?
— Vous pouvez déterminer la nature du sortilège ? demanda Leureduthé.
— Oui, oui, évidemment, oui. » Sidenet agita précipitamment les mains. « C'est comme ça que j'ai procédé pour celle-ci. Inverser la thaumaturgie, oui, sûrement. Euh... avec du temps.
— Du temps, ce n'est pas ce qui manque, fit Leureduthé.
— Peut-être un petit peu plus de temps que ça, chevrota Sidenet. Le processus est très, très, très... compliqué.
— Oh là là. Si c'est au-dessus de vos compétences, vous n'avez qu'à le dire, fit l'Assassin.
— Non ! glapit Sidenet qui parvint alors à recouvrer un peu de sang-froid. Non. Non. Non, je peux... Je suis sûr que je vais vite trouver...
— A la bonne heure », fit Leureduthé.
L'étudiant en magie baissa les yeux. Un filet de vapeur s'échappait de l'interstice entre les battants.
« Vous savez ce qu'il y a là-dedans, monsieur Leureduthé ?
— Non.
— Ah. Bien. » Sidenet fixa d'un œil sinistre la quatrième serrure. Incroyable tout ce qu'on arrivait à se rappeler quand quelqu'un comme monsieur Leureduthé se trouvait à proximité. Il jeta à l'Assassin un regard nerveux. « Il n'y aura pas d'autres morts violentes, dites ? fit-il. Je ne supporte pas les morts violentes ! »
Leureduthé lui entoura les épaules d'un bras rassurant. « Ne vous inquiétez pas, dit-il. Je suis de votre côté. Une mort violente, c'est bien la dernière chose qui vous arrivera.
— Monsieur Leureduthé ? »
L'Assassin se retourna. Moyen David prit pied sur le palier. « On est pas tout seuls dans la tour, dit-il. Ils ont pris Œil-de-Chat. J'sais pas comment. J'ai mis Lapêche à surveiller les escaliers et j'suis pas sûr où s'trouve Grillage. »
Leureduthé revint à Sidenet qui se remit à asticoter la quatrième serrure dans un effort fébrile pour ne pas mourir.
« Pourquoi me raconter ça à moi ? Je croyais payer une somme rondelette à votre bande de costauds pour régler ce genre d'affaire. »
Les lèvres de Moyen David formèrent certains mots, mais ceux qui sortirent furent : « D'accord, mais qui on a en face de nous, ici ? Hein ? Le père la Tuile, le croque-mitaine ou quoi ? »
Leureduthé soupira. « Des employés de la fée des dents, je présume, répondit-il.
— Ça ressemble pas à ceux que j'ai vus tout à l'heure, fit Moyen David. C'étaient de simples civils. On dirait que le sol s'est ouvert et a englouti Œil-de-Chat. » Il réfléchit. « Le plafond, j'veux dire », rectifia-t-il. Une image horrible venait de traverser son imagination sous-employée.
Leureduthé se rendit à l'escalier et regarda en bas. Loin en dessous, le tas de dents ressemblait à un cercle blanc.
« Et la fille s'est enfuie, dit Moyen David.
— Vraiment ? Je croyais avoir dit qu'il fallait la tuer. »
Moyen David hésita. M'man Blandelys avait habitué ses fils à respecter les femmes, créatures délicates et fragiles, et elle les corrigeait copieusement dès que son radar extrêmement sensible détectait des tendances irrespectueuses. M'man entendait ce qu'on faisait à trois chambres de distance, une véritable horreur pour un garçon en pleine croissance.
Ces habitudes-là laissent des traces. Et on pouvait compter sur M'man Blandelys pour qu'elles s'incrustent profondément. Les autres, eux, ne voyaient en pratique aucune objection à éliminer quiconque s'interposait sur le chemin de grosses sommes d'argent, mais ils ressentaient intérieurement un certain dégoût quand Leureduthé leur demandait de tuer quelqu'un uniquement parce qu'il avait cessé d'être utile. Ce qui n'entachait pas leur professionnalisme, non. Il n'y avait que les Assassins pour croire ça. Seulement il y avait des choses qui se font et d'autres qui ne se font pas. Et celle-là était de celles qui ne se font pas.
« On s'est dit... ben, on sait jamais...
— Elle n'était pas utile, fit Leureduthé. Peu de gens le sont. »
Sidenet feuilletait à la hâte ses carnets.
«N'importe comment, cette tour est un vrai labyrinthe... dit Moyen David.
— C'est hélas vrai, fit Leureduthé. Mais je suis sûr qu'ils arriveront à nous trouver. Il ne faut sans doute pas trop espérer les voir tenter un acte héroïque. »
Violette et l'oh bon dieu descendaient promptement l'escalier.
« Vous savez comment repartir ? demanda Violette.
— Pas vous ?
— Je crois qu'il y a... une espèce de point faible. Si on se dirige dessus en sachant qu'il est là, on passe à travers.
— Vous savez où ?
— Non ! Je ne suis encore jamais venue ici ! Ils m'ont mis un sac sur la tête pour m'amener ! Tout ce que j'ai jamais fait, moi, c'est prendre les dents sous les oreillers ! » Violette se mit à pleurnicher. «Ils nous donnent une liste et pas plus de cinq minutes de formation, ils nous retiennent même dix sous par semaine pour l'échelle, et je sais bien que j'ai commis une erreur avec le petit Billy Rubine, mais ils auraient dû le signaler, on est censées prendre toutes les dents qu'on...
— Euh... une erreur ? fit Bilieux en s'efforçant de la faire avancer plus vite.
— Juste parce qu'il dormait la tête sous l'oreiller, mais ils nous donnent les tenailles, de toute façon, et personne ne m'a jamais dit qu'il ne fallait pas... »
Elle avait assurément une jolie voix, se disait Bilieux. Mais, curieusement, elle agaçait les nerfs elle aussi. C'était comme écouter une flûte parler. « Je crois qu'on ferait mieux de sortir, suggéra-t-il. Au cas où ils nous entendraient.
— Vous êtes dans quelle branche divine ? demanda Violette.
— Euh... oh, je... bricole... je... euh... » Bilieux s'efforça de réfléchir à travers le mal de tête qui lui martelait le crâne. Il eut alors une idée, de celles qu'on trouve excellentes seulement après une dose copieuse d'alcool. Quelqu'un d'autre avait peut-être bu les verres, mais c'est lui qui attrapa l'idée au vol.
« Je travaille en réalité en indépendant, dit-il aussi joyeusement qu'il le put.
— En quoi ça consiste, le travail de dieu indépendant ?
— Ah, ben, vous voyez, si un autre dieu a envie, disons, vous comprenez, de vacances ou autre chose, je le remplace. Oui. Voilà ce que je fais. »
Imprudemment, étant donné les circonstances, il laissa son esprit inventif lui faire de l'épate.
« Oh, oui. Je suis très pris. Débordé. On me réclame sans arrêt. Vous n'avez pas idée. Ils n'hésitent pas à filer pendant un mois sous forme d'un gros taureau blanc, d'un cygne ou n'importe quoi, et c'est toujours : "Oh, Bilieux, mon vieux, fais donc tourner la boutique pendant mon absence, tu veux ? Réponds aux prières et ainsi de suite." J'ai à peine une minute à moi, mais évidemment, par les temps qui courent, du travail, ça ne se refuse pas. »
Violette, fascinée, écarquillait les yeux.
«Et vous remplacez quelqu'un, là, maintenant ? demanda-t-elle.
— Hum... oui... le dieu des gueules de bois pour tout dire...
— Un dieu des gueules de bois ? Mais c'est affreux ! »
Bilieux baissa les yeux sur sa toge en loques pleine de taches.
« J'imagine, oui... marmonna-t-il.
— Vous ne vous en sortez pas très bien.
— A qui le dites-vous !
— Vous êtes davantage taillé pour être un dieu important, dit Violette avec admiration. Je vous verrais bien en Io ou en Destin, un de ceux-là. »
Bilieux la fixait, bouche bée.
« J'ai compris tout de suite que vous n'étiez pas à votre place, poursuivit-elle. Pas en intérim d'un horrible petit dieu. Vous pourriez même faire Offler avec des mollets comme les vôtres.
— Ah bon ? Je veux dire... oh, oui. Ça m'arrive des fois de le remplacer. Evidemment, je suis obligé de porter des crocs... »
Une épée lui menaça alors la gorge.
« C'est quoi, ça ? fit Grillage. Le chemin des Amoureux ?
— Laissez-le tranquille, vous ! s'écria Violette. C'est un dieu ! Vous allez drôlement le regretter ! »
Bilieux déglutit, mais tout doucement. C'était une épée affûtée.
« Un dieu, hein ? fit Grillage. Un dieu de quoi ? »
Bilieux essaya de déglutir une nouvelle fois.
« Oh, un peu de ci, un peu de ça, marmonna-t-il.
— Hou-là, fit Grillage. Ben, là, j'suis impressionné. A ce que j'vois, va falloir que j'fasse vachement gaffe, hein ? J'tiens pas à ce que tu m'foudroies à coups d'éclairs, hein ? Ça te gâche ta journée, un truc pareil... »
Bilieux n'osait pas bouger la tête. Mais il était certain de voir du coin de l'œil des ombres courir à toute vitesse sur les murs.
« Mince alors, à court d'éclairs, c'est ça ? ricana Grillage. Ben, t'sais, j'ai jamais... »
Un grincement l'interrompit.
La figure de Grillage se trouvait tout près de Bilieux. L'oh bon dieu vit son expression changer.
Les yeux de l'homme tourneboulèrent dans ses orbites. Ses lèvres murmurèrent : « ... j'mais... »
Bilieux se risqua à reculer. L'épée de Grillage ne bougea pas. Le malandrin, figé, tremblait légèrement, comme le froussard qui a envie de se retourner pour voir ce qui se trouve derrière lui mais n'ose pas, des fois qu'il le verrait.
En ce qui concernait Bilieux, ce n'était qu'un grincement.
Il leva les yeux vers le meuble sur le palier supérieur.
« Qui a mis ça là ? » fit Violette.
Ce n'était qu'une armoire. En chêne sombre, rehaussée de quelques boiseries fantaisie collées dessus dans le but de camoufler l'incamouflable, savoir qu'il ne s'agissait que d'une caisse verticale. Une armoire.
« Vous n'auriez pas, vous savez, voulu lancer un éclair et vous vous êtes trompé de lettre dans votre répertoire alphabétique ? reprit-elle.
— Huh ?» fit Bilieux qui regardait tantôt l'homme décomposé, tantôt l'armoire. C'était un meuble si ordinaire qu'il en devenait... étrange.
«Je veux dire, éclair commence par un... E, et armoire par... »
Les lèvres de Violette remuèrent en silence. Quelques neurones de Bilieux songeaient : Je suis attiré par une jeune femme forcée d'interrompre toutes ses autres fonctions cérébrales pour réfléchir à l'ordre des lettres dans l'alphabet. D'un autre côté, elle est attirée par un gars habillé d'une toge dans laquelle une famille de belettes auraient pu faire la fête, alors peut-être que je vais arrêter tout de suite de penser des trucs pareils.
Mais la plus grosse partie de son cerveau songeait : Pourquoi ce type émet-il de petits gargouillis ? Ce n'est qu'une armoire, nom de moi !
« Non, non, marmonnait Grillage. J'veux pas ! »
L'épée tinta par terre.
Il gravit une marche à reculons, mais très lentement, comme s'il le faisait malgré tous les efforts dont ses muscles étaient capables.
« Vous ne voulez pas quoi ? » fit Violette.
Grillage pivota sur place. Bilieux n'avait encore jamais vu ça. Des gens qui se retournaient vite, oui, mais Grillage avait réellement pivoté comme si une main géante s'était posée sur son crâne pour opérer une torsion de cent quatre-vingts degrés.
« Non. Non. Non, gémit Grillage. Non. »
Il escalada les marches en titubant.
« Faut m'aider, murmura-t-il.
— Qu'est-ce qui se passe ? demanda Bilieux. Ce n'est qu'une armoire, non ? On y range tous les vieux vêtements, si bien qu'on n'a plus de place pour les neufs. »
Les portes de l'armoire s'ouvrirent.
Grillage parvint à tendre brusquement les bras et saisit le meuble de chaque côté; l'espace d'un instant, il resta parfaitement immobile.
Puis il fut aspiré dans l'armoire d'un coup et les portes se refermèrent en claquant.
La petite clé de laiton tourna dans la serrure avec un déclic.
« Il faut le sortir de là-dedans, dit l'oh bon dieu en se ruant à l'assaut des marches.
— Pourquoi ? demanda Violette. Ce ne sont pas des gens très sympathiques ! Je le connais, celui-là. Quand il m'a apporté à manger, il a fait... des commentaires suggestifs.
— Oui, mais... » Bilieux n'avait jamais vu de figure pareille ailleurs que dans un miroir. Grillage avait l'air très, très malade.
Il fit tourner la clé et ouvrit les portes.
«Oh là là...
— Je ne veux pas voir ! Je ne veux pas voir ! » dit Violette en regardant par-dessus l'épaule de l'oh bon dieu.
Qui se baissa et ramassa une paire de chaussures abandonnées presque au milieu du fond de l'armoire.
Puis il les reposa soigneusement et fit le tour du meuble. C'était du contre-plaqué. Un tampon à l'encre délavée disait dans un angle Sélago et fils, rue Phèdre, Ankh-Morpork.
« C'est de la magie ? demanda Violette avec inquiétude.
— Je ne sais pas si un meuble magique aurait l'estampille du fabricant, répondit Bilieux.
— Ça existe, les armoires magiques, fit une Violette nerveuse. Quand on entre dedans, on en ressort dans un pays magique. »
Bilieux regarda une nouvelle fois les chaussures.
« Hum... oui », dit-il.
« JE CROIS QU'IL FAUT QUE JE VOUS METTE AU COURANT, dit la Mort.
— Oui, je crois, fit Ridculle. Mon établissement grouille de p'tits démons qui boulottent des chaussettes et des crayons, plus tôt dans la soirée on a dessoûlé un type qui se prend pour le dieu des gueules de bois, et la moitié d'mes mages essayent de remonter le moral à la fée Bonne Humeur. On s'est dit qu'il a dû arriver quelque chose au père Porcher. On a raison, hein ?
— Sort a raison, archichancelier; corrigea Cogite Stibon.
— SORT ? QU'EST-CE QUE C'EST, SORT ?
— Euh... Sort pense - enfin, il a calculé - qu'un changement important s'est opéré aujourd'hui dans la nature de la croyance », répondit Cogite. Il sentait, sans savoir pourquoi, que la Mort ne devait pas être partisan des objets inanimés qui pensaient.
« MONSIEUR SORT EST REMARQUABLEMENT ASTUCIEUX. LE PÈRE PORCHER EST... » La Mort marqua un temps. « IL N'EXISTE PAS DE MOT HUMAIN ADÉQUAT. MORT, D'UNE CERTAINE FAÇON, MAIS PAS EXACTEMENT... ON NE PEUT PAS TUER UN DIEU. JAMAIS COMPLÈTEMENT. ON L'A, DIRONS-NOUS, TERRIBLEMENT DIMINUÉ.
— Par tous les dieux ! s'exclama Ridculle. Qui voudrait éliminer ce vieux bonhomme ?
— IL A DES ENNEMIS.
— Qu'est-ce qu'il a fait ? Il a raté une cheminée ?
— TOUS LES ÊTRES VIVANTS ONT DES ENNEMIS.
— Quoi, tous ?
— OUI. TOUS. DES ENNEMIS PUISSANTS. MAIS ILS SONT ALLÉS TROP LOIN, CETTE FOIS. MAINTENANT, ILS SE SERVENT DES GENS.
— C'est qui ?
— CEUX QUI PENSENT QUE L'UNIVERS DEVRAIT ÊTRE UN TAS DE CAILLOUX DÉCRIVANT DES ORBITES. AVEZ-VOUS DÉJÀ ENTENDU PARLER DES CONTRÔLEURS ?
— J'imagine que l'économe a peut-être fait...
— PAS DES CONTRÔLEURS DES FINANCES. DES CONTRÔLEURS DE LA RÉALITÉ. ILS VOIENT LA VIE COMME UNE TACHE SUR L'UNIVERS. UNE PESTE. UN DÉSORDRE. UN OBSTACLE.
— Un obstacle à quoi ?
— A LA BONNE MARCHE DE L'UNIVERS.
— Moi j'croyais qu'on le faisait marcher pour nous... Enfin, rien que pour le professeur d'anthropie appliquée, à vrai dire, mais il nous permet d'en profiter un peu », dit Ridculle. Il se gratta le menton. «Et c'est sûr, en ce qui me concerne, que j'pourrais assurer la bonne marche d'une merveilleuse université si on avait pas sans arrêt ces foutus étudiants dans nos pattes.
— EXACTEMENT.
— Ils veulent se débarrasser de nous ?
— ILS VOUS VEULENT... MOINS... ZUT, J'AI OUBLIÉ LE MOT. AFFABULATEURS ? LE PÈRE PORCHER SYMBOLISE... » La Mort claqua des doigts et les murs renvoyèrent les échos du claquement. «... CETTE AFFABULATION NOSTALGIQUE ? ajouta-t-il.
— Affabulateur ? fit Ridculle. Moi ? Je suis aussi franc que les jours sont longs. Oui, qu'est-ce qu'y a encore ? »
Cogite venait de lui tirer sur la robe et lui chuchotait à présent quelque chose dans le creux de l'oreille. Ridculle se racla la gorge.
« On me rappelle qu'on vit en ce moment les jours les plus courts de l'année, dit-il. De toute façon, ça change rien à ce que j'ai dit, même si je remercie mon collègue de son soutien précieux et de son empressement constant à corriger des erreurs mineures voire carrément sans le moindre intérêt. Je dis toujours la vérité, monsieur. Les propos tenus au conseil de l'Université, ça compte pas.
— JE PARLE DE L'HUMANITÉ EN GÉNÉRAL. EUH... LE FAIT DE DIRE À L'UNIVERS QU'IL EST DIFFÉRENT DE CE QU'IL EST RÉELLEMENT ?
— Là, ça m'dépasse, fit Ridculle. Et puis pourquoi c'est vous qui faites le boulot ?
— IL FAUT BIEN QUE QUELQU'UN LE FASSE. C'EST D'UNE IMPORTANCE VITALE. IL FAUT QU'ON LES VOIE, LE PÈRE PORCHER ET LES AUTRES, ET QU'ON CROIE EN EUX. IL FAUT QU'AVANT L'AUBE IL Y AIT SUFFISAMMENT DE CROYANCE DANS LE PÈRE PORCHER.
— Pourquoi ?
— POUR QUE LE SOLEIL SE LÈVE. »
Les deux mages regardèrent la Mort, bouche bée.
« JE PLAISANTE RAREMENT », fit-il.
A cet instant éclata un cri d'horreur.
« On dirait l'économe, dit Ridculle. Lui qui allait si bien ces derniers temps. »
Ce qui avait provoqué le cri de l'économe gisait sur le plancher de sa chambre.
C'était un homme. Mort. Aucun vivant n'aurait une telle expression.
Quelques autres mages étaient arrivés les premiers. Ridculle s'ouvrit un chemin dans l'attroupement.
« Par tous les dieux, dit-il, la tête qu'il fait ! Comme s'il était mort de peur ! Qu'est-ce qui s'est passé ?
— Ben, répondit le doyen, pour autant que je sache, l'économe a ouvert son armoire et trouvé le type à l'intérieur.
— Ah oui ? J'aurais jamais cru que le pauvre économe était aussi effrayant.
— Non, archichancelier. Le cadavre lui est tombé dessus. » L'économe, debout dans un angle, affichait son air habituel de dérangement bon enfant. « Ça va, vieille branche ? fit Ridculle. C'est quoi, onze pour cent de mille deux cent soixante-seize ?
— Cent quarante virgule trente-six, répondit aussitôt l'économe.
— Ah, comme un charme, conclut joyeusement Ridculle.
— Je ne vois pas pourquoi, objecta le titulaire de la chaire des études indéfinies. Ce n'est pas parce qu'il fait des tours avec les chiffres que tout le reste fonctionne.
— Pas la peine. Son boulot, c'est les chiffres. Le pauvre vieux est p't-être un peu gaga, mais j'ai lu des bouquins sur la question. Certains enfants précoces et éjaculateurs prodiges peuvent rester des crétins toute leur vie comme lui.
— Vous voulez dire calculateurs prodiges, rectifia le doyen d'un ton patient. Votre langue a dû fourcher, Ridculle.
— Si vous voulez. En tout cas, ces gars-là peuvent vous dire quel jour de la semaine était le premier gruin il y a cent ans...
— ... un mardi... fit l'économe.
— ... mais sont incapables de lacer leurs chaussures, termina l'archichancelier. Qu'est-ce qu'un cadavre fichait dans son armoire ? Et que personne me réponde "pas grand-chose" ni une autre bêtise déplacée. On a pas eu de cadavre dans une armoire depuis cette histoire avec l'archichancelier Bouclebit.
— On l'avait tous prévenu, Bouclebit, que la serrure était trop dure, fit le doyen.
— Juste pour savoir, qu'est-ce que l'économe traficotait avec son armoire à cette heure de la nuit ? » demanda Ridculle.
Les mages prirent un air penaud.
« On... jouait aux sardines en boîte, archichancelier, répondit le doyen.
— C'est quoi, ça ?
— C'est comme à cache-cache, mais quand on trouve quelqu'un il faut se serrer avec lui dans sa cachette, expliqua le doyen.
— Est-ce que j'ai bien compris ? fit Ridculle. Mes mages de l'encadrement ont passé la soirée à jouer à cache-cache ?
— Oh, pas toute la soirée, dit le titulaire de la chaire des études indéfinies. On a d'abord joué à "un, deux, trois, soleil" et à "je vois", jusqu'au moment où le major de promo a piqué sa crise parce qu'on refusait qu'il orthographie fauteuil p-h-a-u.
— Des jeux de société ? Vous, les gars ? »
Le doyen se rapprocha discrètement. «C'est mademoiselle Lefèvre, marmonna-t-il. Quand on ne joue pas avec elle, elle se met à pleurer.
— Qui c'est, mademoiselle Lefèvre ?
— La fée Bonne Humeur, répondit l'assistant des runes modernes d'une voix désolée. Si on ne dit pas oui à tout ce qu'elle propose, ses lèvres se mettent à trembler comme une assiettée de gelée. C'est insupportable.
— On a accepté seulement pour qu'elle arrête de pleurer, dit le doyen. Ce n'est plus une femme, c'est une soupe, c'en est incroyable.
— Si on n'est pas de bonne humeur, elle fond en larmes, dit le titulaire de la chaire des études indéfinies. Le major de promo lui fait du jonglage en ce moment.
— Mais il sait pas jongler !
— Je crois que ça la déride un peu.
— Ce que vous m'dites, alors, c'est que mes mages font les zigotos et se livrent à des jeux de gamins uniquement pour mettre une fée déprimée de bonne humeur ?
— Euh... oui.
— J'croyais qu'il fallait battre des mains et dire qu'on croyait en elles, fit Ridculle. Corrigez-moi si je m'trompe.
— Ça, c'est pour les petites fées qui brillent, dit l'assistant des runes modernes. Pas pour celles en gilet de laine informe avec une demi-douzaine de mouchoirs dans les manches. »
Ridculle regarda une nouvelle fois le cadavre. « Quelqu'un sait qui c'est ? M'a un peu l'air d'un voyou. Et où sont ses chaussures, dites-moi ? »
Le doyen sortit un petit cube de verre de sa poche et le passa au-dessus du cadavre.
« Un niveau thaumique assez élevé, messieurs, annonça-t-il. Je pense qu'il est arrivé ici par magie. »
Il fouilla les poches de l'homme et en retira une poignée de petits objets blancs.
« Beurk, lâcha-t-il.
— Des dents ? fit Ridculle. Qui peut se balader avec des dents plein les poches ?
— Un gars qui ne sait pas se battre ? fit le titulaire de la chaire des études indéfinies. Je vais aller chercher Modo pour qu'il nous débarrasse de ce malheureux, d'accord ?
— Si on a des résultats avec le thaumomètre, peut-être que Sort... commença Ridculle.
— Attendez, Ridculle, le coupa le doyen, je crois vraiment qu'on peut résoudre certains problèmes sans passer par cette saleté d'engin à penser. »
La Mort regarda Sort.
« UNE MACHINE À PENSER ?
— Euh... oui, monsieur, fit Cogite Stibon. Vous voyez, quand vous dites... Ben, vous voyez, Sort croit tout ce qu'on... Mais, sans blague, le soleil va bien se lever, hein ? C'est son boulot.
— LAISSEZ-NOUS. »
Cogite recula puis déguerpit de la salle.
Les fourmis cavalaient dans les tubes. Des roues dentées pivotèrent. Le gros rouage hérissé de bouts de rames tourna lentement en grinçant. Une souris couina quelque part dans le mécanisme.
« ALORS ? » fit la Mort.
Au bout d'un moment, la plume se mit à écrire.
+++ Heure du Grand Levier Rouge +++ Point d'Interrogation +++
« NON. TU PENSES, À CE QU'ON DIT. CALCULE LOGIQUEMENT À QUOI ON ABOUTIRA SI L'ESPÈCE HUMAINE CESSE DE CROIRE AU PÈRE PORCHER. EST-CE QUE LE SOLEIL SE LÈVERA ? RÉPONDS. »
Plusieurs minutes furent nécessaires. Les roues tournèrent. Les fourmis cavalèrent. La souris couina. Un sablier descendit sur un ressort. Il rebondit sans raison un moment puis remonta d'une secousse.
Sort écrivit : +++ Le Soleil ne Se Lèvera Pas +++
« EXACT. COMMENT PEUT-ON EMPÊCHER ÇA ? RÉPONDS. »
+++ Croyance Régulière et Constante +++
« BIEN. J'AI UN TRAVAIL POUR TOI, MACHINE À PENSER. »
+++ Oui. Je Prépare un Champ de Mémoire d'Ecriture Seule +++
«QU'EST-CE QUE C'EST ?»
+++ Vous Diriez : Savoir dans Vos Os +++
« BIEN. VOICI TES INSTRUCTIONS. CROIS AU PÈRE PORCHER. »
+++ Oui +++
« EST-CE QUE TU Y CROIS ? RÉPONDS. »
+++ Oui +++