De nouveau Mrs C... interrompit son récit. Elle s’était levée et elle était allée à la fenêtre ; elle regarda dehors et resta debout longtemps, sans bouger : je voyais comme un léger tremblement dans la silhouette de son dos. Brusquement elle se retourna avec fermeté : ses mains, jusqu’alors calmes et indifférentes, eurent tout à coup un mouvement violent, un mouvement tranchant, comme si elle voulait déchirer quelque chose. Puis elle me regarda durement, presque avec audace, et elle reprit d’un seul coup :
– Je vous ai promis d’être entièrement sincère. Et je m’aperçois combien nécessaire était cette promesse, car c’est à présent seulement, en m’efforçant de décrire pour la première fois d’une manière ordonnée tout ce qui s’est passé dans cette heure-là et en cherchant des mots précis pour exprimer un sentiment qui alors était tout replié et confus, c’est maintenant seulement que je comprends avec netteté beaucoup de choses que je ne savais pas alors, ou que peut-être je ne voulais pas savoir ; c’est pourquoi je veux dire, à moi-même comme à vous, la vérité, avec énergie et résolution : alors, à cette heure-là, quand le jeune homme quitta la chambre et que je restai seule, j’eus (ce fut comme un évanouissement qui s’empara lourdement de moi), j’eus la sensation d’un coup venant frapper mon cœur. Quelque chose m’avait fait un mal mortel, mais je ne savais pas (ou bien je refusais de savoir) de quelle manière l’attitude à l’instant si attendrissante et pourtant si respectueuse de mon protégé m’avait blessée si douloureusement.
Mais aujourd’hui que je m’efforce de faire surgir tout le passé du fond de moi-même, comme une chose inconnue, avec ordre et énergie, et que votre présence ne tolère aucune dissimulation, aucune lâche échappatoire d’un sentiment de honte, aujourd’hui je le sais clairement : ce qui alors me fit tant de mal, c’était la déception... la déception... que ce jeune homme fût parti si docilement... sans aucune tentative pour me garder, pour rester auprès de moi... qu’il eût obéi humblement et respectueusement à ma première demande l’invitant à s’en aller, au lieu... au lieu d’essayer de me tirer violemment à lui... qu’il me vénérât uniquement comme une sainte apparue sur son chemin... et qu’il... qu’il ne sentît pas que j’étais une femme.
Ce fut pour moi une déception... une déception que je ne m’avouai pas, ni alors ni plus tard ; mais le sentiment d’une femme sait tout, sans paroles et sans conscience précise. Car... maintenant je ne m’abuse plus..., si cet homme m’avait alors saisie, s’il m’avait demandé de le suivre, je serais allée avec lui jusqu’au bout du monde ; j’aurais déshonoré mon nom et celui de mes enfants... Indifférente aux discours des gens et à la raison intérieure, je me serais enfuie avec lui, comme cette Mme Henriette avec le jeune Français que, la veille, elle ne connaissait pas encore... Je n’aurais pas demandé ni où j’allais, ni pour combien de temps ; je n’aurais pas jeté un seul regard derrière moi, sur ma vie passée... J’aurais sacrifié à cet homme mon argent, mon nom, ma fortune, mon honneur... Je serais allée mendier, et probablement il n’y a pas de bassesse au monde à laquelle il ne m’eût amenée à consentir. J’aurais rejeté tout ce que dans la société on nomme pudeur et réserve ; si seulement il s’était avancé vers moi, en disant une parole ou en faisant un seul pas, s’il avait tenté de me prendre, à cette seconde j’étais perdue et liée à lui pour toujours.
Mais... je vous l’ai déjà dit... cet être singulier ne jeta plus un regard sur moi, sur la femme que j’étais... Et combien je brûlais de m’abandonner, de m’abandonner toute, je ne le sentis que lorsque je fus seule avec moi-même, lorsque la passion qui, un instant auparavant, exaltait encore son visage illuminé et presque séraphique, fut retombée obscurément dans mon être et se mit à palpiter dans le vide d’une poitrine délaissée. Je me levai avec peine ; mon rendez-vous m’était doublement désagréable. Il me semblait que mon front était surmonté d’un casque de fer lourd et oppressant, sous le poids duquel je chancelais : mes pensées étaient décousues et aussi incertaines que mes pas, lorsque je me rendis enfin à l’autre hôtel, auprès de mes parents.
Là je restai assise, morne au milieu d’une causerie animée, et j’éprouvais un sentiment d’effroi chaque fois que par hasard je levais les yeux et que je rencontrais ces visages inexpressifs qui (comparés à l’autre, animé comme par les ombres et les lumières d’un jeu de nuages) me paraissaient glacés ou recouverts d’un masque. Il me semblait être au milieu de personnes mortes, si terriblement dépourvue de vie était cette société ; et tandis que je mettais du sucre dans ma tasse et que je disais quelques mots, l’esprit absent, toujours au-dedans de moi-même surgissait, comme sous la poussée brûlante de mon sang, cette figure dont la contemplation était devenue pour moi une joie ardente et que (pensée effroyable !) dans une ou deux heures je verrais pour la dernière fois. Sans doute, malgré moi, j’avais poussé un léger soupir ou un gémissement, car soudain la cousine de mon mari se pencha vers moi pour me demander ce que j’avais et si je ne me trouvais pas bien, car j’avais l’air toute pâle et toute soucieuse. Cette question inattendue fut vite saisie par moi comme l’occasion de déclarer aussitôt qu’effectivement je souffrais d’une migraine ; et je demandai la permission de me retirer discrètement.
Ainsi rendue à moi-même, je rentrai en toute hâte à mon hôtel. À peine y fus-je et m’y trouvai-je seule que de nouveau j’éprouvai un sentiment de vide et d’abandon, et que le désir d’être auprès de ce jeune homme que je devais quitter aujourd’hui pour toujours m’étreignit avec fureur. J’allais et venais dans ma chambre, j’ouvrais sans motif des tiroirs, je changeais de costume et de rubans, pour me retrouver brusquement devant le miroir, me demandant d’un œil inquisiteur si, ainsi parée, je ne pourrais pas attacher son regard sur moi. Subitement, je me compris : faire tout pour ne pas le quitter ! Et dans une seconde, toute de véhémence, ce désir devint une résolution.
Je courus trouver le portier de l’hôtel, lui annonçant que je partais aujourd’hui même par le train du soir. Et maintenant il s’agissait de faire vite : je sonnai la femme de chambre pour qu’elle m’aidât à préparer mes bagages, car le temps pressait ; tandis qu’avec une commune hâte, nous entassions à qui mieux mieux dans les malles les vêtements et les menus objets usuels, je me représentais par avance tout ce que serait cette surprise : comment je l’accompagnerais jusqu’au train, et, lorsqu’au dernier, au tout dernier moment il me tendrait déjà la main pour l’adieu final, comment je suivrais brusquement dans le wagon le jeune homme étonné, pour être avec lui cette nuit-là, la nuit suivante et tant qu’il me voudrait.
Une sorte d’ivresse ravie et enthousiaste tourbillonnait dans mon sang, parfois je riais très fort, à l’improviste, tout en jetant les robes dans mes malles, au grand étonnement de la femme de chambre : mon esprit, je le sentais bien, n’était plus dans son assiette ; lorsque le commissionnaire vint pour prendre les malles, je le regardai d’abord d’un air de surprise : il m’était trop difficile de penser aux choses positives, tandis que l’exaltation faisait déborder entièrement mon âme.
Le temps pressait ; il pouvait être près de sept heures, il restait tout au plus vingt minutes jusqu’au départ du train. Je me consolai en songeant que ce n’était plus à une séparation et à un adieu que j’allais, puisque j’étais résolue à l’accompagner dans son voyage tant qu’il me le permettrait. Le commissionnaire prit mes malles et je me précipitai au bureau de l’hôtel pour acquitter ma note. Déjà le gérant me rendait l’argent, déjà j’étais prêté à sortir lorsqu’une main toucha délicatement mon épaule. Je sursautai. C’était ma cousine qui, inquiète de mon prétendu malaise, était venue me voir. Mes yeux s’obscurcirent. Je n’avais vraiment que faire d’elle ; chaque seconde de délai signifiait un retard fatal ; cependant la politesse m’obligeait à l’écouter et à lui répondre, au moins pendant un moment.
« Il faut que tu te couches, insista-t-elle, à coup sûr, tu as de la fièvre. »
Et c’était fort possible, car je sentais mes tempes battre avec une extrême violence, et parfois passaient sur mes yeux ces ombres bleues qui annoncent l’approche d’un évanouissement. Mais je protestai, je m’efforçai d’avoir l’air reconnaissante, tandis que chaque parole me brûlait et que j’aurais aimé repousser d’un coup de pied cette sollicitude si inopportune. Mais l’indésirable personne restait, restait, restait toujours ; elle m’offrit de l’eau de Cologne et voulut elle-même m’en rafraîchir les tempes, pendant que moi je comptais les minutes, que ma pensée était pleine du jeune homme et que je cherchais un prétexte quelconque pour échapper à ces soins torturants. Et plus je devenais inquiète, plus je lui paraissais suspecte : c’est presque avec rudesse que finalement elle voulut m’obliger à aller dans ma chambre et à me coucher.
Alors, au milieu de ces exhortations, je regardai soudain la pendule qui était au milieu du hall : il était sept heures vingt-huit et le train partait à sept heures trente-cinq. Brusquement, d’un trait, avec la brutale indifférence d’une désespérée, je tendis la main à ma cousine, sans autre explication, en disant :
« Adieu, il faut que je parte. »
Et sans me soucier de son regard de stupéfaction, sans me retourner, je me précipitai vers la porte de sortie, sous les yeux étonnés des employés de l’hôtel, puis je courus dans la rue, vers la gare.
À la gesticulation animée du commissionnaire qui attendait là avec les bagages, je compris déjà de loin qu’il était grand temps. Avec une fureur aveugle je m’élançai vers la grille d’accès au quai, mais là l’employé m’arrêta. J’avais oublié de prendre mon billet. Et pendant que, presque avec violence, j’essayais de l’amener à me laisser malgré tout aller jusqu’à la voie, le train se mettait déjà en marche : je regardai fixement, en tremblant de tous mes membres, pour saisir au moins encore un regard, de l’une des fenêtres des wagons, au moins un geste d’adieu, un salut. Mais par suite de la marche rapide du train, il ne m’était plus possible d’apercevoir son visage. Les voitures roulaient toujours plus vite et au bout d’une minute, il ne resta plus devant mes yeux obscurcis qu’un nuage de fumée noire.
Sans doute je restai là comme pétrifiée, Dieu sait combien de temps, car le commissionnaire m’avait vainement adressé la parole à plusieurs reprises avant d’oser toucher mon bras. Ce dernier geste me fit tressauter de frayeur. Il me demanda s’il devait remporter les bagages à l’hôtel. Il me fallut quelques minutes pour me ressaisir ; non, ce n’était pas possible : après ce départ ridicule et plus que précipité, je ne pouvais plus y revenir, je ne le voulais pas – jamais plus. Aussi, impatiente d’être seule, je lui ordonnai de mettre les bagages à la consigne.
Ce n’est qu’ensuite, au milieu de la cohue sans cesse renouvelée des gens qui se pressaient bruyamment dans le hall et dont le nombre peu à peu diminua, que j’essayai de réfléchir, de réfléchir avec clarté aux moyens d’échapper à cette douloureuse et atroce obsession de colère, de regret et de désespoir, car (pourquoi ne pas l’avouer ?) l’idée d’avoir, par ma propre faute, manqué cette dernière rencontre me déchirait le cœur, avec une acuité brûlante et impitoyable. J’aurais presque crié, tellement me faisait mal cette lame d’acier chauffée à blanc qui pénétrait en moi, toujours plus implacable.
Seuls peut-être des gens absolument étrangers à la passion connaissent, en des moments tout à fait exceptionnels, ces explosions soudaines d’une passion semblable à une avalanche ou à un ouragan : alors, des années entières de forces non utilisées se précipitent et roulent dans les profondeurs d’une poitrine humaine. Jamais auparavant (et jamais par la suite) je n’éprouvai une telle surprise et une telle fureur d’impuissance qu’en cette seconde où, prête à toutes les extravagances (prête à jeter d’un seul coup dans l’abîme toutes les réserves d’une vie bien administrée, toutes les énergies contenues et accumulées jusqu’alors), je rencontrai soudain devant moi un mur d’absurdité, contre lequel ma passion venait inutilement buter.
Ce que je fis ensuite ne pouvait qu’être absurde également ; c’était une folie, même une bêtise, j’ai presque honte de le raconter – mais je me suis promis et je vous ai promis de ne rien vous celer : je... cherchai à le retrouver... c’est-à-dire j’essayai d’évoquer chaque moment que j’avais passé avec lui... J’étais attirée violemment vers tous les endroits où la veille, nous avions été ensemble, vers le banc du jardin public d’où je l’avais entraîné, vers la salle de jeu où je l’avais vu pour la première fois, et même jusque dans cet hôtel borgne, simplement pour revivre encore une fois, encore une fois, le passé. Et le lendemain, je voulais parcourir en voiture le même chemin le long de la Corniche, afin que chaque parole, chaque geste pût encore une fois revivre en moi. Tellement insensée, tellement puérile était la confusion de mon âme ! Mais songez que ces événements s’étaient abattus sur moi comme la foudre : je n’avais guère senti autre chose qu’un coup brusque, un coup unique, qui m’avait étourdie. Mais maintenant, brutalement sortie de ce tumulte, je voulais encore une fois revivre, pour en jouir rétrospectivement, bribe par bribe, ces émotions fugitives, grâce à cette façon magique de se tromper soi-même que nous appelons le souvenir... À vrai dire, ce sont là des choses que l’on comprend ou que l’on ne comprend pas. Peut-être faut-il avoir un cœur brûlant, pour les concevoir.
Ainsi je me rendis d’abord dans la salle de jeu, pour chercher la table où avait été sa place et pour y revoir, par l’imagination, parmi toutes ces mains, les siennes. J’entrai : la table où je l’avais aperçu pour la première fois était, je le savais bien, celle de gauche, dans le second salon. Je revoyais chacun de ses gestes avec précision : comme une somnambule, les yeux fermés et les mains tendues, j’aurais retrouvé sa place. J’entrai donc et je traversai aussitôt la salle. Et là... lorsque, après avoir franchi la porte, mon regard se fut tourné vers cette foule bruyante... il se produisit quelque chose de singulier... Là, exactement à l’endroit que je m’étais représenté, là, il se trouvait assis (hallucination de la fièvre !)... lui-même, en personne... Lui... lui... exactement tel que je venais de le voir en songe... exactement tel qu’il était la veille, les yeux fixement dirigés sur la boule, blême comme un spectre... mais lui... lui... indéniablement lui...
Je fus sur le point de crier, si grand était mon effroi. Mais je contins ma frayeur devant cette vision insensée et je fermais les yeux.
« Tu es folle... tu rêves... tu as la fièvre, me disais-je. C’est absolument impossible, tu es hallucinée... il est parti d’ici en chemin de fer, il y a une demi-heure. »
Alors je rouvris les yeux. Mais, horreur ! exactement comme avant, il était assis là en chair et en os, indéniablement... J’aurais reconnu ces mains-là parmi des millions d’autres... Non, je ne rêvais pas, c’était bien lui. Il n’était pas parti, comme il me l’avait juré ; l’insensé était resté ; il avait porté ici, au tapis vert, l’argent que je lui avais donné pour rentrer chez lui et, oubliant tout dans sa passion, il était venu le jouer à cette table, tandis que mon cœur au désespoir se brisait pour lui.
Un sursaut de tout mon être me poussa en avant... La fureur remplit mes yeux, une fureur enragée dans laquelle je voyais rouge, un désir de saisir à la gorge le parjure qui avait si misérablement trompé ma confiance, mon sentiment, mon dévouement. Mais je me contraignis encore. Avec une lenteur voulue (quelle énergie ne me fallut-il pas !) je m’approchai de la table, juste en face de lui ; un monsieur me fit place poliment. Deux mètres de drap vert étaient entre nous deux et je pouvais, comme au théâtre du haut d’un balcon, observer tout à mon aise son visage, ce même visage que deux heures auparavant j’avais vu rayonnant de gratitude, illuminé par l’auréole de la grâce divine et qui, maintenant, était redevenu la proie frémissante de tous les feux infernaux de la passion. Les mains, ces mains que cet après-midi encore, j’avais vues étreindre pour le plus sacré des serments le bois du prie-Dieu, elles agrippaient à présent de nouveau, en se crispant, l’argent qui était autour d’elles, comme des vampires luxurieux. Car il avait gagné, il devait avoir gagné une forte, très forte somme : devant lui brillait un amas confus de jetons, de louis d’or et de billets de banque, un pêle-mêle de choses placées n’importe comment, dans lesquelles les doigts, ses doigts nerveux et frémissants, s’allongeaient et se plongeaient avec volupté. Je les voyais tenir et plier en les caressant les divers billets, retourner et palper amoureusement les pièces de monnaie et ensuite, brusquement, en saisir une poignée et la jeter sur l’un des rectangles. Et aussitôt, les narines recommençaient à frémir par intervalles ; l’appel du croupier détournait du tas d’argent ses yeux brillants de cupidité, qui suivaient le mouvement furibond de la boule, et il était comme arraché à lui-même, tandis que ses coudes paraissaient littéralement cloués au tapis vert. La possession dont il était victime se manifestait d’une façon encore plus terrible et plus effrayante que la veille, car chacun de ses mouvements assassinait en moi l’image brillant comme sur un fond d’or, que j’avais emportée avec crédulité et qui m’habitait.
Nous respirions donc, à deux mètres l’un de l’autre. Je le regardais fixement sans qu’il s’aperçût de ma présence. Il ne levait les yeux ni sur moi ni sur personne ; son regard glissait seulement du côté de l’argent et vacillait avec inquiétude en observant la boule qui roulait : ce cercle vert et furibond accaparait et affolait tous ses sens. Le monde entier, l’humanité entière s’étaient fondus, pour lui, dans ce rectangle de drap tendu. Et je savais que je pourrais rester là des heures et des heures sans qu’il se doutât seulement de ma présence.
Mais je ne pus y tenir davantage ; dans une brusque résolution je fis le tour de la table, j’allai derrière lui, et ma main saisit brusquement son épaule. Son regard chavira ; pendant une seconde, il me dévisagea, les prunelles vitreuses et comme quelqu’un qu’on ne connaît pas, absolument pareil à un ivrogne qu’on a de la peine à secouer de son sommeil et dont les yeux sont encore brouillés par les vapeurs grises et fumeuses qu’il y a en lui ? Puis il sembla me reconnaître ; sa bouche s’ouvrit en tremblant ; il me regarda d’un air heureux et balbutia tout bas avec une familiarité où il y avait à la fois de l’égarement et du mystère :
« Ça marche bien... Je l’ai senti tout de suite en entrant et en voyant qu’il était là... je l’ai senti tout de suite... »
Je ne compris pas ce qu’il voulait dire. Je remarquai seulement que le jeu l’avait enivré, que cet insensé avait tout oublié, son serment, son rendez-vous, l’univers et moi. Mais même dans cet état de possession, la lueur d’extase qu’il venait d’avoir en me voyant était si séduisante que, malgré moi, je suivis le mouvement de ses paroles et que je lui demandai avec intérêt de qui il voulait parler.
« Du vieux général russe qui est là, qui n’a qu’un bras, murmura-t-il, en se pressant tout contre moi pour que personne n’entendît le secret magique. Là, celui qui a des côtelettes blanches et un laquais derrière lui. Il gagne toujours, hier déjà je l’ai remarqué. Il a sans doute une martingale, et je joue toujours comme lui... Hier aussi il a toujours gagné, seulement j’ai commis la faute de continuer à jouer lorsqu’il est parti : ce fut ma faute... Hier il doit avoir gagné vingt mille francs, et aujourd’hui aussi il gagne chaque fois... maintenant je mise toujours d’après lui... Maintenant... »
Au milieu de sa phrase, il s’interrompit brusquement, car le croupier cria son ronflant « Faites vos jeux ! » Et son regard se détourna, comme aimanté, dévorant la place où était assis, grave et paisible, le Russe à barbe blanche, qui posa avec circonspection d’abord une pièce d’or, puis, après un moment d’hésitation, une seconde sur le quatrième rectangle. Aussitôt les mains brûlantes qui étaient devant moi plongèrent dans le tas d’argent et jetèrent une poignée de pièces d’or au même endroit. Et lorsque, une minute après, le croupier cria « zéro ! » et que son râteau balaya d’un seul mouvement tournant toute la table, le jeune homme regarda stupéfait, comme si c’eût été un miracle, tout cet argent qui s’en allait. Vous penserez peut-être qu’il s’était retourné vers moi : non, il m’avait complètement oubliée ; j’étais disparue, perdue, effacée de son existence ; tous ses sens exacerbés étaient fixés sur le général russe, qui, complètement indifférent, tenait dans sa main deux nouvelles pièces d’or, incertain encore du numéro sur lequel il les placerait.
Je ne saurais vous décrire mon amertume, mon désespoir. Mais vous pouvez imaginer ce que je ressentais ; pour un homme à qui l’on a donné toute sa vie, n’être pas plus qu’une mouche, qu’une main indolente chasse avec lassitude ! De nouveau une vague de fureur enragée passa sur moi. J’étreignis son bras avec tant de violence qu’il sursauta.
« Vous allez vous lever tout de suite ! lui murmurai-je tout bas, mais d’un ton d’autorité. Rappelez-vous le serment que vous avez fait aujourd’hui dans l’église, misérable parjure que vous êtes ! »
Il me regarda, touché et tout pâle. Ses yeux prirent soudain l’expression d’un chien battu. Ses lèvres tremblèrent. Il sembla se rappeler brusquement tout le passé, et être saisi par une sorte d’horreur de lui-même.
« Oui... oui..., bégaya-t-il. Ô mon Dieu, mon Dieu... Oui... je viens, pardonnez-moi... »
Et déjà sa main rassemblait tout l’argent, rapidement d’abord, avec des mouvements larges et énergiques, mais ensuite avec une indolence de plus en plus grande, et comme s’il eût été retenu par une force contraire. Son regard était retombé sur le général russe, qui précisément était en train de miser.
« Un moment encore... fit-il en jetant très vite cinq pièces d’or sur le même rectangle. Rien que cette seule partie... Je vous jure qu’ensuite je m’en irai... Rien que cette seule partie... Rien que... »
Et de nouveau sa voix expira. La boule avait commencé à rouler, l’emportant dans son mouvement. De nouveau le possédé venait de m’échapper, il s’était échappé à lui-même, entraîné par la giration de la boule minuscule qui sautait et bondissait dans la cuvette polie.
Le croupier cria un numéro ; le râteau agrippa devant lui les cinq pièces d’or ; il avait perdu. Mais il ne se retourna pas. Il m’avait oubliée, ainsi que son serment, ainsi que la parole qu’il venait de me donner une minute auparavant. Déjà sa main avide plongeait en se crispant dans le tas d’argent diminué, et son regard ivre était entièrement accaparé par son vis-à-vis, porte-bonheur qui magnétisait sa volonté.
Ma patience était à bout. Je le secouai encore une fois, mais maintenant avec violence :
« Levez-vous immédiatement ! À l’instant même... vous avez dit que ce serait la dernière partie... »
Alors se produisit quelque chose d’inattendu. Il se retourna soudain ; cependant le visage qui me regardait n’était plus celui d’un homme humble et confus, mais celui d’un furieux, ivre de colère, dont les yeux brûlaient et dont les lèvres frémissaient de rage.
« Fichez-moi la paix ! rugit-il, comme un tigre. Allez-vous-en ! Vous me portez malheur. Toujours, quand vous êtes là, je perds. Ç’a été le cas hier, et aujourd’hui encore. Allez-vous-en ! »
Je fus un moment comme sidérée. Mais ensuite devant sa folie, ma colère déborda elle aussi.
« Je vous porte malheur, moi ? l’apostrophai-je. Menteur, voleur, vous qui m’avez juré !... »
Mais je m’arrêtai là, car l’enragé bondit de sa place et me poussa en arrière, indifférent au tumulte qui s’élevait.
« Fichez-moi la paix, s’écria-t-il d’une voix forte, sans aucune retenue. Je ne suis pas sous votre tutelle... Voici, voici... voici votre argent, et il me jeta quelques billets de cent francs... Mais maintenant laissez-moi tranquille. »
Il avait crié cela très fort, comme un fou, indifférent à la présence des centaines de gens qui étaient autour de lui. Tout le monde regardait, chuchotait, insinuait des choses, riait, et même de la salle voisine s’approchaient de nombreux curieux. Il me semblait que l’on m’arrachait mes vêtements et que j’étais là toute nue devant ces gens pleins de curiosité.
« Silence, madame, s’il vous plaît[10] » dit d’une voix forte et autoritaire le croupier, en frappant sur la table avec son râteau. C’était à moi que s’adressaient les paroles de ce médiocre personnage. Humiliée, couverte de honte, j’étais là exposée à cette curiosité murmurante et chuchotante, comme une prostituée à qui l’on vient de donner de l’argent. Deux cents, trois cents yeux insolents étaient là à me dévisager. Et... comme en m’écartant, courbant le dos sous cette averse immonde d’humiliation et de honte, je tournais les regards de côté, voici que devant moi je rencontrai deux yeux que la surprise rendaient presque tranchants. C’était ma cousine qui me regardait d’un air égaré, la bouche ouverte et la main levée comme sous l’effet de la terreur.
Cela me donna comme un coup de fouet : avant qu’elle eût pu bouger, se remettre de sa surprise, je me précipitai hors de la salle ; j’eus encore assez de force pour aller tout droit jusqu’au banc, le même banc où la veille ce possédé s’était effondré. Et aussi faible, aussi épuisée et brisée que lui, je me laissai tomber sur le bois dur et impitoyable...
Il y a maintenant vingt-quatre ans de cela, et cependant, quand je pense à ce moment où j’étais là, fustigée par ses insultes, sous les yeux de mille inconnus, mon sang se glace dans mes veines. Et je sens de nouveau avec effroi quelle substance faible, misérable et lâche doit être ce que nous appelons, avec emphase, l’âme, l’esprit, le sentiment, la douleur, puisque tout cela, même à son plus haut paroxysme, est incapable de briser complètement le corps qui souffre, la chair torturée, – puisque malgré tout, le sang continue de battre et que l’on survit à de telles heures, au lieu de mourir et de s’abattre, comme un arbre frappé par la foudre.
La douleur ne m’avait rompu les membres que pour un moment, le temps de recevoir le choc, de sorte que je tombai sur ce banc, hébétée, à bout de souffle avec pour ainsi dire l’avant-goût voluptueux de ma mort nécessaire. Mais, je viens de le dire, toute souffrance est lâche : elle recule devant la puissance du vouloir-vivre qui est ancré plus fortement dans notre chair que toute la passion de la mort ne l’est dans notre esprit.
Chose inexplicable à moi-même, après un tel écrasement des sentiments, je me relevai malgré tout, à vrai dire sans savoir que faire. Et soudain je me rappelai que mes malles étaient à la gare ; dès lors je n’eus plus qu’une pensée : partir, partir, partir d’ici, simplement partir, loin de cet établissement maudit, infernal. Je courus à la gare sans faire attention à personne ; je demandai l’heure du premier train pour Paris ; à dix heures, me dit l’employé, et aussitôt je fis enregistrer mes bagages.
Dix heures : il y avait donc exactement vingt-quatre heures depuis cette affreuse rencontre ; vingt-quatre heures tellement remplies par une tempête qui avait déchaîné les sentiments les plus insensés, que mon âme en était brisée pour toujours. Mais d’abord je ne sentis qu’une seule parole dans ce rythme éternellement martelé et vibrant : partir ! partir ! partir ! Les pulsations de mes tempes enfonçaient sans cesse comme un coin ce mot-là dans ma tête : partir ! partir ! partir ! Loin de cette ville, loin de moi-même, rentrer chez moi, retrouver les miens, ma vie d’autrefois, ma vie véritable !
Je passai la nuit dans le train ; j’arrivai à Paris ; là, j’allai d’une gare à l’autre et directement je gagnai Boulogne, puis je me rendis de Boulogne à Douvres, de Douvres à Londres et de Londres chez mon fils, tout cela avec la rapidité d’un vol, sans réfléchir, sans penser à rien, pendant quarante-huit heures, sans dormir, sans parler, sans manger ; quarante-huit heures pendant lesquelles toutes les roues ne faisaient que répéter en grinçant ce mot-là : partir ! partir ! partir ! partir.
Lorsque, enfin, sans être attendue par personne, j’entrai dans la maison de campagne de mon fils, tout le monde eut un mouvement d’effroi : il y avait sans doute dans mon être, dans mon regard, quelque chose qui me trahissait. Mon fils s’avança pour m’embrasser, j’eus un mouvement de recul devant lui : la pensée m’était insupportable qu’il touchât des lèvres que je considérais comme souillées. J’écartai toute question, je demandai seulement un bain, car c’était un besoin pour moi de purifier mon corps (abstraction faite de la crasse du voyage) de tout ce qui paraissait encore y rester attaché de la passion de ce possédé, de cet homme indigne. Puis je me traînai jusque dans ma chambre et je dormis pendant douze ou quatorze heures d’un sommeil de bête ou de pierre, comme je n’en ai jamais eu ni avant, ni depuis, un sommeil qui m’a appris ce que c’est que d’être couché dans un cercueil et d’être mort. Ma famille s’inquiétait pour moi, comme pour une malade. Mais leur tendresse ne réussissait qu’à me faire mal ; j’avais honte ; j’étais honteuse de leur respect, de leur prévenance, et je devais sans cesse me surveiller pour ne pas leur crier soudain combien je les avais tous trahis, oubliés, presque abandonnés, sous le coup d’une passion folle et insensée.
Ensuite, je me rendis dans une petite ville française, au hasard, où je ne connaissais personne, car j’étais poursuivie par l’obsession que tout le monde pouvait, à mon aspect, au premier coup d’œil, s’apercevoir de ma honte et de mon changement, tellement je me sentais trahie et salie jusqu’au plus profond de l’âme. Parfois, en m’éveillant le matin, dans mon lit, j’avais une crainte terrible d’ouvrir les yeux. Le souvenir m’assaillait brusquement de cette nuit où je m’éveillai soudain à côté d’un inconnu, d’un homme demi-nu, et alors, tout comme la première fois, je n’avais plus qu’un seul désir, celui de mourir aussitôt.
Malgré tout, le temps a un grand pouvoir, et l’âge amortit de façon étrange tous les sentiments. On sent qu’on est plus près de la mort ; son ombre tombe, noire, sur le chemin ; les choses paraissent moins vives, elles ne pénètrent plus aussi profond et elles perdent beaucoup de leur puissance dangereuse. Peu à peu, je me remis du choc éprouvé ; et quand, de longues années après, je rencontrai un jour en société l’attaché de la légation d’Autriche, un jeune Polonais, et qu’à une question que je lui posai sur sa famille, il me répondit qu’un fils de l’un de ses cousins, précisément, s’était suicidé, dix ans auparavant à Monte-Carlo, je ne sourcillai même pas. Cela ne me fit presque plus mal : peut-être même (pourquoi nier son égoïsme), cela me fit-il du bien, car ainsi disparaissait tout danger de le rencontrer encore : je n’avais plus contre moi d’autre témoin que mon propre souvenir. Depuis, je suis devenue plus paisible. Vieillir n’est, au fond, pas autre chose que n’avoir plus peur de son passé.
Et maintenant, vous comprendrez pourquoi je me suis décidée brusquement à vous raconter ma destinée. Lorsque vous défendiez Mme Henriette et que vous souteniez passionnément que vingt-quatre heures pouvaient changer complètement la vie d’une femme, je me sentis moi-même visée par ces paroles : je vous étais reconnaissante parce que, pour la première fois, je me sentais, pour ainsi dire, confirmée, et alors j’ai pensé que peut-être, en libérant mon âme par l’aveu, le lourd fardeau et l’éternelle obsession du passé disparaîtraient et que, demain, il me serait peut-être possible de revenir là-bas et de pénétrer dans la salle où j’ai rencontré ma destinée, sans avoir de haine ni pour lui, ni pour moi. Alors la pierre qui pèse sur mon âme sera soulevée, elle retombera de tout son poids sur le passé, et l’empêchera de resurgir encore une fois.
Cela m’a fait du bien d’avoir pu vous raconter cela. Je suis maintenant soulagée et presque joyeuse... Je vous en remercie.
À ces mots je m’étais levé soudain, voyant qu’elle avait fini. Avec un peu d’embarras, je cherchai à dire quelque chose, mais elle s’aperçut sans doute de mon émotion, et rapidement elle coupa court :
– Non, je vous en prie, ne parlez pas... Je ne voudrais pas que vous me répondiez ou me disiez quelque chose... Soyez remercié de m’avoir écoutée, et faites bon voyage.
Elle était debout en face de moi et elle me tendit la main, en manière d’adieu. Sans le vouloir, je regardai son visage, et il me parut singulièrement attendrissant, le visage de cette vieille dame qui était là devant moi, affable et en même temps légèrement gênée. Était-ce le reflet de la passion éteinte ? Était-ce la confusion, qui soudain colorait d’une rougeur inquiète et croissante ses joues jusqu’à la hauteur de ses cheveux blancs ? Toujours est-il qu’elle était là comme une jeune fille, pudiquement troublée par le souvenir et rendue honteuse par son propre aveu. Ému malgré moi, j’éprouvais un vif désir de lui témoigner par une parole ma déférence. Mais mon gosier se serra. Je m’inclinai profondément et baisai avec respect sa main fanée, qui tremblait un peu comme un feuillage d’automne.